Alphonse Daudet (Léon Daudet, 1898)/Avant-propos

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Bibliothèque Charpentier (p. vii-x).

AVANT-PROPOS

Sa tombe est à peine fermée et je me mets à écrire ceci. Je le fais d’un cœur vaillant, brisé par une douleur atroce, car celui dont je parlerai ne fut pas seulement un père et un mari exemplaire. Il fut aussi mon éducateur, mon conseiller et mon grand ami. Il n’est pas une ligne de moi que je ne lui aie lue aussitôt écrite, il n’est pas une de mes pensées dont je ne lui aie demandé la valeur, il n’est pas un de mes sentiments dont je lui aie caché la force ou la naissance.

Cette vie que je tenais de lui et dont il me faisait chaque jour comprendre la dignité et l’importance, cette vie ardente d’amour pour sa beauté intellectuelle et morale, cette vie qu’il guidait scrupuleusement, jalousement, et qu’il enorgueillissait par son exemple, je la lui présentais à mesure pour qu’il la jugeât et la fortifiât. Maintenant même qu’il n’est plus, mon chéri, et par cette nuit doublement noire où je marche vers sa lumière, c’est d’après le son de sa voix, d’après le feu tendre de ses regards que je persévère en ma tâche.

Mon cœur déborde ; je l’ouvrirai. Tant de choses belles et nobles, qu’il m’a dites, frémissent en moi cherchant une issue ; je les laisserai s’éparpiller vers ses admirateurs innombrables. Ceux-ci n’ont rien à craindre. Leur doux consolateur fut sans tache. Si je me retourne en arrière sur la route âpre déjà, quoique brève de mon existence, je le vois calme et souriant, malgré ses tortures, d’une indulgence qui, à certaines heures graves, m’a jeté tremblant d’admiration à ses pieds.

Et ce n’est pas seulement par ce qu’il fut pour moi, pour mon frère, ma sœur, ou ma mère que je l’aime, c’est aussi et surtout pour son humanité si profonde qu’il en brillait d’une splendeur sereine, pour sa large et pitoyable compréhension de toutes choses et de toutes gens, telle que rarement certes elle parut ici bas, jamais dans un plus beau modèle.

C’est pour vous que j’écris, jeunes gens, pour vous aussi vieillards, hommes faits ou femmes, pour vous, de préférence, déshérités que le monde rebute, vagabonds, malheureux ou incompris. La merveille de cet écrivain fut qu’à tous autres il préféra les humbles. C’est de leurs pâles fleurs qu’il fit sa grande couronne. C’est en soulageant leur détresse par le verbe et l’action discrète qu’il ferma le circuit des cœurs et créa, pour sa dure époque, comme une compréhension nouvelle.

Circuit du sang le plus généreux ! Je n’ai vu mon père irrité que lorsqu’on faussait la justice. Or, il n’abandonnait celle-ci que par l’entraînement de la pitié. Et son école enfin venait de la douleur qu’il supporta héroïquement pour l’amour des siens et l’honneur de la vie humaine.

Ne rien gâcher, ne rien détruire, c’était son habituelle devise. Je m’en inspire auprès de son tombeau. Je ne dois point être le seul à bénéficier de son expérience. Je ne dois point être le seul à me diriger d’après son exemple. Je crois l’imiter aujourd’hui en écartant ces voiles obscurs qui s’étendent après l’agonie, laissant l’œuvre seule lumineuse. D’ailleurs son œuvre venait de lui, comme son souffle ou son geste. Et pour que vous le connaissiez mieux, pour que vous l’aimiez davantage, vous tous, petits ou grands dont il enchanta la misère, j’abandonne en partie mon privilège filial, je vais laisser parler ces voix dont l’hérédité et l’affection paternelle ont empli mon âme respectueuse.