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Alsace : 1871-1872/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 120-168).

V

STRASBOURG

Aussi longtemps que je vivrai, ce beau nom, ce cher nom de Strasbourg, éveillera le plus radieux souvenir de ma jeunesse. La douleur et la honte n’ont pas pu l’assombrir, les larmes et le sang n’en ont pas effacé un seul trait.

C’était au milieu des vacances de 1846 ; j’étais un grand collégien vif et robuste. Après avoir couru les Vosges à pied, le sac au dos, j’entrais, tout palpitant d’impatiente curiosité, dans cette grande ville, et je la trouvais en fête. L’Alsace tout entière s’y était donné rendez-vous pour saluer le duc de Montpensier, dernier fils du roi, et fiancé d’une princesse espagnole. On se foulait à la porte des hôtels, où le service des tables d’hôtes recommençait d’heure en heure. Les places et les rues étaient encombrées de longs chariots pavoisés et fleuris, où les plus belles filles des villages étalaient leurs costumes éblouissants.

Autour de ces députations virginales, des milliers de grands gars aux cheveux blonds, espoir de la cavalerie française, faisaient caracoler leurs bêtes bien râblées. Quelques gros maires, au visage écarlate, drapaient fièrement leurs écharpes sur des habits du siècle dernier. C’était un joyeux carnaval de jupes vertes et rouges, de corsages brodés, de larges rubans étalés en ailes de papillon, de culottes courtes, de souliers à boucles, de gilets ruisselants de boutons, de harnais où le cuivre poli brillait en larges plaques aux rayons du soleil.

Les réjouissances se continuèrent durant deux jours et deux nuits, sans un intervalle de repos. Il y eut petite guerre au polygone, grand bal à la mairie, pont jeté sur le Rhin, spectacle de gala au grand théâtre avec Robert le Diable. Naturellement, nos amis nos bons amis du grand-duché de Bade, prirent leur part de ces plaisirs ; il n’y avait pas de belles fêtes sans eux. Je vois encore le fils du grand-duc, un beau garçon de vingt ans, entrer en ville avec notre jeune prince : ils passent le pont-levis côte à côte et les tambours battent aux champs.

On m’aurait, certes, bien scandalisé ce jour-là si l’on m’eût dit que notre vieux roi, le roi bonhomme, serait détrôné dans dix-huit mois, comme le plus odieux tyran de l’histoire ; mais ce qui m’eût semblé plus incroyable encore, c’est que ce prince allemand, à la figure honnête et douce, reconnaîtrait un jour l’hospitalité de Strasbourg en faisant bombarder la ville. Non, jamais mon esprit ne se serait ouvert à une si monstrueuse hypothèse, et, si quelque Cagliostro m’avait montré dans son miroir magique 565 maisons brûlées ou effondrées, 515 bourgeois de tout âge tués, 2,000 autres blessés ou mutilés chez eux ou dans la rue par les canons de ce jeune homme, que nous acclamions à l’envi, j’aurais brisé le miroir en l’appelant menteur infâme. Qui pouvait deviner la fermentation d’une haine implacable sous l’apparente cordialité de ces Badois ?

Il paraît que nous sommes leurs ennemis héréditaires, mais du diable si l’on s’en doutait alors ! et ils ne semblaient pas s’en douter plus que nous. Bien des fois, depuis cette époque, je les ai vus chez eux, je me suis assis à leur table en payant ; j’ai couché dans leurs lits d’auberge, qui sont chers et mauvais, je leur ai donné des pourboires qu’ils serraient sur leur cœur comme les souvenirs d’un ami. Quels hommes sont-ils donc pour cacher si longtemps et si bien une rancune si féroce ! Ces sauvages patelins, ces Peaux-Rouges fardés d’honnête bonhomie, nous ont trompés jusqu’à la dernière heure. Je me rappelle fort bien qu’au début de cette malheureuse guerre on se flattait de les trouver sinon favorables, au moins neutres. La France ne leur voulait aucun mal. Le seul dissentiment entre eux et nous, c’est que nous ne souhaitions point qu’ils fussent mangés par la Prusse, tandis qu’ils avaient faim d’être mangés.

Ils ont brûlé Strasbourg pour plaire à celui qu’ils appellent, dans leur admiration naïve, l’homme de fer et de sang. Ils ont été les valets du bourreau, et, suivant un usage vénérable, ils se sont adjugé la chemise et les souliers du condamné. Aussitôt que l’Alsace a été vaincue et désarmée, on a vu les honnêtes citadins et les braves paysans badois accourir en pantoufles à la conquête des mobiliers français. Ils traînaient des fourgons derrière eux, comme au temps des grandes invasions germaniques, et ils dévalisaient de préférence leurs anciens amis, ceux dont ils avaient essayé le piano, dégusté la cave, admiré les armoires, envié le beau linge blanc. Estimables Badois, si ces biens mal acquis vous faisaient le profit que vous en espérez, la divine Providence perdrait son nom ; il faudrait l’appeler Complicité divine !

Mais c’est du présent qu’il s’agit. Voyons ce qu’ils ont fait de la plus vaillante, de la plus studieuse, de la plus hospitalière, de la meilleure cité qui fût en France. Je ne connais personne qui ait habité ou simplement traversé Strasbourg sans s’y plaire ; pas un homme qui n’en ait emporté une impression d’estime et d’amitié. La ville neuve et la vieille, et la citadelle elle-même, avaient une physionomie cordiale. Cette pauvre citadelle, dont on montre aujourd’hui les ruines pour de l’argent, je me souviens d’y être allé un jour à sept heures du matin pour défendre un brave garçon devant le conseil de guerre. Elle me fit l’effet d’une chartreuse, avec sa grande place aux trois quarts déserte, ses bâtiments du dix-septième siècle, ses petits jardins de curé, où des colonels en robe de chambre secouaient gravement leurs pruniers, et l’activité mécanique des soldats qui s’en allaient deçà, delà, mal éveillés. Pour la première fois, j’entrevis les douceurs inertes de la vie méthodique et cloîtrée ; j’enviai le sort des vieux officiers du service des places, demi-clos dans les trous à rats que le génie leur a creusés partout.

Il faut dire aussi que Strasbourg, lorsqu’il ne s’écrivait pas Strassburg, était le paradis des militaires : ils y vivaient pour rien ; ils y tenaient le haut du pavé ; ils y étaient reçus dans toutes les familles, parce que les plus illustres et les plus riches avaient au moins un fils sous les drapeaux. L’uniforme fleurissait sur les places, dans les rues, dans les salons, comme une plante qui a trouvé son vrai terrain. Et les bonnes filles du cru, qui auraient pu être blasées sur ces splendeurs, s’en montraient si naïvement éblouies ! Un homme qui avait savouré les délices de cette heureuse garnison en conservait le goût jusqu’à l’heure de la retraite, et toute une population d’anciens officiers venaient finir la vie à Strasbourg. On les reconnaissait à la moustache grise, au ruban rouge, à la tournure, au pas cadencé, à la voix. Et si on ne leur ôtait pas son chapeau, ce qui eût été fatigant, pour les chapeaux surtout, on les saluait au fond du cœur, et l’on se disait : Voilà encore un brave homme qui a dépensé trente années, ses meileures, au service de notre pays !

Je vais faire un aveu qui semblera peut-être puéril au moment où le train qui me ramenait à Strasbourg, après quatorze mois d’absence, franchit l’enceinte des remparts, j’étais moins occupé des ruines qui m’attendaient que de la physionomie nouvelle des rues. Je pensais en moi-même que Strasbourg, sans soldats français, devait être bien triste. Eh bien, l’impression fut encore plus poignante que je ne l’avais cru. J’avais oublié la garnison allemande ! Pour sentir toute la honte et toute l’horreur de notre sort, il faut avoir vu Strasourg peuplé de soldats ennemis, Strasbourg avec un billet de logement placardé sur toutes les portes Strasbourg avec une botte de prussien sur chaque pavé !

Je ne décrirai pas les ruines, à quoi bon ? Tout le monde sait maintenant à quoi ressemble une maison bombardée. Les Allemands, après leurs victoires de Forbach et de Wœrth, ont pu s’approcher impunément et établir presque sans danger leurs batteries d’attaque. La ville n’avait pas dix mille hommes de garnison et, dans le nombre, il faut compter une foule de soldats débandés, abattus, démoralisés, qui s’y étaient réfugiés le 7 août. Avec des éléments si peu solides, il était difficile de défendre un seul jour les abords de la place. On ferma les portes, et l’on attendit un destin désormais inévitable si l’on n’était secouru à temps.

L’ennemi dirigea son principal effort sur la Porte-de-Pierre, qui est au nord, entre la gare et cette caserne de la Finckmatt où Louis-Napoléon se fit prendre comme dans une souricière. Établi fortement et en nombre dans les villages qui s’étendent du nord à l’ouest, entre Schiltigheim et Kœnigshofen, il avança ses parallèles jusqu’au pied du rempart, tandis qu’à l’est les batteries de Kehl couvraient de feux la citadelle, l’esplanade et l’arsenal.

Je ne vous ai promis que les notes d’un observateur attentif et véridique. On pourrait me taxer de présomption si j’entreprenais au pied levé l’histoire du siége de Strasbourg. Mais cette histoire se raconte elle-même au passant par tant de témoignages en tout genre, elle envahit si fortement son âme, il en est tellement saturé au bout de vingt-quatre heures, qu’à son tour, il la laisse échapper par tous les pores. Sans faire concurrence aux écrivains qui ont traité et traiteront encore ce noble sujet, je vous livre mes impressions dans leur vivacité native.

Le siége de Strasbourg, envisagé du point de vue où je suis, est un chef-d’œuvre de froide cruauté et un miracle d’héroïsme passif. Cruauté allemande, cela s’entend de reste, aux prises avec l’héroïsme français.

Pour les généraux assiégeants, la place aussitôt investie était prise d’avance, à moins d’un secours imprévu, peu vraisemblable après Reichshofen, et tout à fait impossible après Sedan. Werder avait le choix de la réduire par famine comme Paris, ou d’y entrer par la brèche, au bout d’un mois ou deux. Le bombardement des maisons fut donc un luxe de barbarie aussi inutile que l’envoi des boulets qui ont touché Saint-Sulpice et le Panthéon.

Il fut bien autrement odieux, car il dura trente et un jours ; et ce n’est pas par un accident plus ou moins justifiable qu’une ville reçoit deux cent mille obus dans ses rues. Pour faire tout le mal qu’ils ont fait, les Allemands n’avaient pas d’autre excuse que la hâte d’en finir, l’espérance de lasser la population civile et d’exercer par elle une pression sur les chefs militaires. Ils réussirent à rendre les rues impraticables, à refouler quelques habitants dans leurs caves, à blesser ou à tuer beaucoup d’enfants, de femmes, de bourgeois inoffensifs, à détruire ou à mutiler les monuments les plus précieux, à raser tout un quartier, à en dévaster plusieurs autres ; mais leur but principal fut manqué, car le moral du peuple s’exaltait à mesure qu’ils s’efforçaient de l’abattre.

Je crois qu’il serait puéril de leur imputer à crime la destruction de tel ou tel édifice, comme la Bibliothèque, le Théâtre et la Préfecture. C’est malgré eux, j’en suis certain, qu’ils ont incendié le Théâtre, car ils le regrettent beaucoup, et ils pressent la municipalité de le rebâtir au plus vite. La Préfecture a pu brûler par accident le lendemain du jour où M. Valentin en avait pris possession ; rien ne prouve qu’ils fussent avertis de l’arrivée du nouveau préfet. C’est peut-être aussi le hasard qui attirait une pluie de projectiles sur le conseil municipal, en quelque lieu qu’il se réunît, et quelque soin qu’il prît de changer l’heure de ses séances. Si la cathédrale a servi de point de mire aux canons ennemis, la faute en est un peu aux chefs de la défense, qui avaient mis leur observatoire en vue sur la plate-forme, au lieu de la cacher dans une tour. Mais le crime des assiégeants, leur crime barbare et stupide, est d’avoir criblé de mitraille une population qu’ils se proposaient d’annexer.

En faisant éclater des milliers de boîtes à balles au milieu des rues de Strasbourg, ils ont trahi leur profonde ignorance du caractère français ; ils ont prouvé qu’ils nous jugeaient d’après eux-mêmes. Les Allemands, grands et petits, ont le respect et le culte de la force : ils lèchent la main qui les assomme. Plus un vainqueur leur a fait de mal, plus leur bassesse naturelle les porte à l’admirer, à le servir, à lui complaire : témoin ces misérables Bavarois, qui se sont fait hacher, en 1870, pour l’homme qui les avait battus à coups de crosse en 1866 ; témoin l’Autriche allemande, qui, cinq ans après Sadowa, rampe ostensiblement vers la Prusse. Nos Alsaciens sont d’autres hommes, Dieu merci !

On peut se rendre compte des dangers qu’ont courus les Strasbourgeois, si l’on suit le bord du canal depuis l’angle de quai Kellermann, en face de la gare, jusqu’aux ruines de la Préfecture. Les murailles qui restent debout sont criblées de balles et d’éclats, comme à Paris l’angle d’une maison où les insurgés ont tenu tête à la troupe. Sur toute cette longueur il n’y a pas une place de 2 mètres de haut sur 50 centimètres de large où l’on eût pu se tenir debout sans risquer la mort. Une brigade d’infanterie, alignée en permanence sur ce front de bataille, eût péri jusqu’au dernier homme.

Parcourez en tous sens cette ville de 84,000 âmes, vous ne trouverez pas une rue où la mitraille du roi Guillaume n’ait frappé quelque chose ou quelqu’un, tandis que les remparts ont relativement peu souffert, et que la brèche ouverte à la Porte-de-Pierre n’a jamais été praticable. Tout le faubourg de Pierre était rasé jusqu’à l’angle de la Finckmatt ; il n’en restait pas une maison à droite, pas une à gauche, quand le mur d’enceinte était encore debout et solide. C’est donc aux habitants, à la population civile, à ses futurs sujets, que le héros de l’Allemagne a fait la guerre. Il a voulu leur inculquer le patriotisme allemand par la terreur, devenir à leurs yeux une sorte de Jupiter tonnant, dieu de la poudre et de la mitraille.

Mauvais calcul, en somme : les Allemands s’en aperçoivent, mais trop tard. À leur approche, le moral des citoyens n’était peut-être pas unanimement héroïque. Tous ces fuyards de l’aile droite de Mac-Mahon qui se jetèrent dans la ville avaient communiqué à plus d’un habitant la terreur dont ils étaient pleins. On se comptait, on raisonnait, quelques-uns osaient dire à demi-voix que la résistance était impossible, et que le plus court serait d’ouvrir les portes. Le matin du 10 août, lorsque le général Uhrich déclara que la ville se défendrait tant qu’il resterait un soldat, une cartouche et un biscuit, bien des gens murmurèrent à la lecture de son affiche, et jugèrent qu’il allait un peu loin.

La garde nationale prit les armes sans hésiter, un corps de francs-tireurs s’organisa, prêt à bien faire ; on vit des êtres doux et pacifiques comme cet excellent Liès-Bodard, professeur de chimie à la Faculté, endosser l’uniforme et conduire brament de petites sorties. Toutefois les premiers obus qui tombèrent en ville le 13, le 14 et le 15 août, la vue de pauvres gens blessés dans leur lit ou dans la rue, un carnage de petites filles à l’orphelinat, quelques incendies isolés, la mort du vaillant colonel Fiévet et la perte de trois canons dans une sortie malheureuse, troublèrent bien des cœurs et amollirent quelques courages.

Mais quand une nouvelle affiche signée du général, du maire et du préfet annonça, le 23 août, que le moment solennel était arrivé ; quand les ennemis commencèrent ce qu’ils nommaient dans leurs sommations officielles, le bombardement régulier ; quand une grêle de projectiles s’abattit sans interruption sur les maisons, les hôpitaux, les ambulances, les églises, tuant à tort et à travers les vieillards, les enfants, les femmes, les blessés, un héroïque désespoir s’empara de tout le peuple, et chacun fit sans marchander le sacrifice de sa vie. Les plus tièdes devinrent les plus ardents ; l’indignation, le mépris et la haine enivrèrent les plus timides.

Durant un mois entier, cette honnête, paisible et douce population vécut au milieu des flammes, et elle s’y acclimata comme les salamandres de la fable. Les oreilles s’habituèrent au sifflement des obus, au fracas des explosions, les cœurs s’endurcirent à l’idée de cette mort subite qui pleuvait çà et là, frappant aujourd’hui l’un, demain l’autre. Lorsqu’un éclat de quelques kilogrammes venait briser le miroir d’une jeune fille à sa toilette, couper le livre entre les mains d’un vieux savant, la jeune fille achevait de se coiffer devant un débris, en disant : Je l’ai échappé belle : le vieux savant prenait un autre livre.

Je connais des familles qui ont fui leurs maisons incendiées en courant sur les toits, et qui parlent de cette promenade comme d’un événement tout naturel. Une mère dont le fils était garde mobile à la citadelle est allée le voir chaque jour, en traversant l’esplanade où les obus tombaient à toute heure. Quoiqu’il fût impossible de faire cent pas dans la rue sans voir éclater une bombe, on sortait, on allait à ses devoirs, à ses affaires, et même à ses plaisirs. Je sais une maison où trois ou quatre amis venaient faire le whist pour se distraire. Les enterrements étaient suivis du cortége accoutumé. Les pompiers éteignaient les incendies sous une pluie de projectiles, et luttaient corps à corps avec la destruction.

Lorsque, le 11 septembre, les Suisses, nos seuls amis en Europe, obtinrent du général ennemi l’autorisation d’emmener les femmes, les enfants, les vieillards et les malades, la ville accueillit leurs honorables et courageux délégués avec une ardente reconnaissance ; mais des milliers de femmes refusèrent de quitter leurs maris. Quant aux hommes, ils s’affermirent dans leur devoir et flétrirent, par une résolution du conseil municipal, tout citoyen valide qui s’était soustrait au danger. Plus la ville devenait inhabitable, plus on se cramponnait à ses ruines, et plus on repoussait l’idée d’ouvrir la porte aux destructeurs.

Cependant la garnison était à bout de forces : elle comptait 700 morts, 1300 blessés ou malades, beaucoup de canons hors de service ; et les chefs militaires, moins enflammés que la population civile, pensaient qu’il était temps d’en finir. Le difficile fut de convaincre les habitants. Au premier mot de capitulation, les femmes elles-mêmes bondirent : « Nous n’avons pas assez souffert, nous pouvons endurer mille fois plus de maux, nous voulons mourir ici ! Tout plutôt que de rendre la place aux Allemands ; dès qu’ils seront entrés à Strasbourg, ils n’en voudront plus sortir, et nous serons perdus pour la France ! »

Parmi les conseillers municipaux qui refusèrent le plus énergiquement de se rendre, le brasseur Lipp mérite une mention spéciale. Il habitait le faubourg de Pierre ; l’incendie méthodique des assiégeants n’était plus qu’à deux portes de sa maison. Ce digne homme repoussa de toutes ses forces les premières ouvertures relatives à la capitulation ; deux jours après, sa fortune était réduite en cendres.

Les Allemands entrèrent le 28 septembre avant midi. Toute la ville protestait : hommes et femmes juraient à l’unisson qu’on pouvait, qu’on devait tenir encore ; que la France viendrait au secours. L’événement a fait voir qu’une plus longue résistance n’eût rien sauvé, et pourtant le patriotisme de Strasbourg murmure encore contre le vaillant et malheureux Uhrich.

On rend justice à son courage, mais on ne lui en sait pas gré, parce que tout le monde a été brave et que la plus précieuse denrée s’avilit quand elle surabonde. Qui est-ce qui avait peur de la mort ? Ce n’était pas le maire Humann, épicurien assez vulgaire en d’autres temps ; il a fort bien payé de sa personne. Ce n’était pas le petit baron Pron, préfet des plus salés, des plus fringants et des plus capricants sous l’empire : en présence de l’ennemi, ce danseur administratif fit des miracles d’intrépidité gaie ; ses ennemis eux-mêmes confessent qu’il fut un héros, trop régence peut-être et presque gamin par moments, mais solide comme la vieille garde. N’est pas gamin qui veut devant la mort, et ce tempérament n’est pas des plus communs, même en France. Le conseil municipal, composé, en très-grande majorité, d’hommes tranquilles et froids, d’honnêtes buveurs de bière, ne fut ni moins stoïque, ni moins grand, dans sa simplicité bourgeoise, que les sénateurs romains du bon temps. Des jeunes gens obscurs, voués aux professions les plus pacifiques, mêlaient leur sang avec joie au sang des soldats et des marins.

Le général Uhrich s’est exposé comme les autres défenseurs, et même un peu plus que les autres : on ne l’accuse pas d’avoir pris trop grand soin de sa vie. S’il a commis quelque péché de négligence, oublié de tenir un journal des opérations du siége, et violé ainsi l’article 253 du règlement sur le service des places, c’est un détail que les Alsaciens ne prennent pas la peine d’éclaircir. Non, son seul tort aux yeux du peuple est de n’avoir pas fait tuer assez de monde, d’avoir hissé le drapeau blanc lorsque la brèche n’était qu’à moitié praticable, et qu’on avait encore de la poudre et du pain pour quelques jours. Voilà pourquoi la ville est presque ingrate envers ce loyal vieillard et conteste un peu les honneurs qu’on lui a prodigués à Paris. J’ai dû noter cette impression, parce qu’elle montre à quel point le patriotisme est encore nerveux et frémissant dans Strasbourg.

Si le lecteur est curieux d’apprendre ce que tant de braves gens sont devenus, leur ville prise, les choses se passèrent tout simplement, personne ne demanda au voisin ce qui restait à faire. Comme la guerre n’était pas finie, tous les jeunes gens et bon nombre d’hommes mûrs s’échappèrent, malgré l’étroite surveillance du vainqueur, et rejoignirent l’armée française. Les uns ont assisté aux combats de la Loire, les autres ont défendu le terrain pied à pied, jusqu’au dernier moment, dans le Jura ou dans les Vosges : tous ont fait deux campagnes, et Dieu sait si la deuxième fut rude ! Ces défenseurs obstinés d’une cause perdue n’étaient pas endurcis dès l’enfance au froid, à la fatigue, aux privations. C’étaient des avocats, comme Victor Mallarmé : des magistrats ; comme Edgar Kolb ; de gros bourgeois, comme le brasseur Lipp, du faubourg de Pierre, celui qui a sacrifié sa maison pour retarder la capitulation de huit jours. Ils s’engageaient comme simples soldats, sous le premier drapeau qui se rencontrait sur leur route : régiment de marche ou corps franc, tout leur était bon, pourvu qu’ils pussent risquer leur vie et lutter jusqu’au bout pour l’indépendance du sol natal. Le corps où M. Edgar Kolb, juge suppléant, gagna ses galons de capitaine, a perdu 450 hommes sur 600.

Le dentiste Wisner, de Strasbourg, a cinq fils, dont voici l’histoire édifiante : 1o Philippe Wisner, 27 ans, incorporé au 84e de ligne le 27 juillet 1870, blessé d’un coup de feu à Gravelotte le 16 août, soldat troisième secrétaire au trésorier le 14 septembre, caporal-fourrier le 16 octobre, évadé de Metz le 29, sergent-fourrier le 4 septembre, sergent-major le 26, blessé grièvement par un éclat d’obus le 10 décembre, sous-lieutenant proposé pour la croix le 19 décembre ; a quitté le service aussitôt la paix signée. — 2o Arthur Wisner, 24 ans, engagé volontaire du 4 août 1870, campagne de Sedan et siége de Paris. — 3o Ferdinand Wisner, engagé volontaire du 14 octobre, campagne de la Loire. — 4o Maurice Wisner, 21 ans, garde mobile du Bas-Rhin ; siége de Strasbourg, échappé après la capitulation, entre au 16e de ligne et fait la campagne de l’Est sous Bourbaki. — 5o Léon Wisner, 19 ans, garde mobile ; siége de Strasbourg, échappé après la capitulation, rentré aussitôt en campagne avec le 45e de ligne. Le père de ces jeunes gens a été mis en prison comme complice de l’évasion des deux derniers, et condamné à une amende de 1500 francs qu’il n’a jamaisvoulu payer

Un pays où la bourgeoisie donne de tels exemples, un pays où l’on trouve encore des familles uniformément héroïques comme les Wisner, n’est pas un pays pourri, n’en déplaise à M. de Bismarck et à ses moralistes gagistes.

On me contait hier l’histoire de deux fils de famille, MM. Hecht, dont le père dirige une grande usine auprès de Naples. À la première nouvelle de l’invasion, ils accourent en France et s’engagent. L’aîné, qui est ingénieur, entre dans le génie, fait la campagne de l’Est et mérite les galons de lieutenant. Le cadet, débarqué à Toulon, se laisse prendre, comme un enfant qu’il est, par l’infanterie de marine : on l’envoie à la Martinique en passant par le Sénégal ! Il a beau dire qu’il est Alsacien, que s’il s’est engagé pour la durée de la guerre, c’est dans l’espoir de combattre les Allemands et de sacrifier sa vie à la défense de son pays ; on lui répond qu’il est soldat pour obéir, et que la France a besoin de lui à la Martinique. Il y est bel et bien allé : ces Alsaciens sont vraiment l’élite de l’armée française, car ils ont autant de respect pour la discipline que de mépris pour le danger.

Toutefois, comme la perfection n’est pas de ce monde, ils ont un grand défaut, que je cacherais avec soin si je ne m’étais engagé à tout dire, le bien et le mal : depuis que le traité de paix les a livrés à l’Allemagne, ils sont affreusement gambettistes.

Pardonnez-leur : ils jugent le grand chef de la République radicale avec le cœur plutôt qu’avec la raison ; ils n’ont pas vu de près les fautes de sa dictature. Ce qu’ils ont su par les journaux, c’est que le citoyen Gambetta ne s’est jamais lassé de décréter la victoire ; qu’il a voté contre la paix ; qu’il eût laissé brûler la France entière plutôt que d’en céder une parcelle à l’ennemi… Cette obstination les touche. Ils n’examinent pas si le gouvernement de Tours a bien ou mal employé les ressources du pays ; s’il a conduit la guerre par principes ou par boutades ; s’il a fait acte de courage ou de témérité insensée ; si c’était véritablement résister aux Prussiens que d’accumuler sur leur route de grands troupeaux d’hommes mal nourris, mal chaussés, armés pour la forme, exercés en huit jours, et commandés en dépit du sens commun. Ce qu’ils voient clairement, c’est que la guerre est finie et que Gambetta voulait la pousser à outrance ; c’est que leur province est livrée, et que Gambetta voulait la garder à tout prix ; c’est qu’ils sont les plus malheureux des hommes, et que Gambetta s’est flatté, jusqu’à la dernière heure, de les sauver, sans dire comment. Voilà pourquoi le dictateur de Tours et de Bordeaux sera toujours un grand citoyen en Alsace.

Les Allemands n’ont rien compris à cette exaltation des âmes. Quelques-uns demandent encore naïvement pourquoi on les reçoit si mal : « Est-ce que vous ne nous avez pas appelés ? disent-ils. Tous nos journaux affirment depuis dix ans que vous êtes opprimés par la France, et que vos bras se tendent vers nous. »

D’autres s’étonnent que l’Alsace n’accepte pas plus docilement la loi du plus fort : « Quant à nous, nous étions tout prêts à devenir Français dans le Palatinat ; c’était une affaire arrêtée. Nous ne le désirions pas, mais on se serait résigné : c’est la guerre. Est-ce que nous nous sommes fait prier sous le premier empire ? avons-nous fait des simagrées ? Napoléon nous avait battus et conquis : nous sommes devenus Français, très-bons Français, et même le goût de la France nous est resté assez longtemps encore après 1815. »

Une dame de Strasbourg, qui est née en Allemagne, mais qui aime la France à cœur perdu, me faisait part des remontrances de sa famille. On lui écrit : « Que signifie ce patriotisme ? Est-ce que nous t’avons enseigné des sentiments si farouches ? Rappelle-toi donc, malheureuse enfant, que ton grand-père était un des meilleurs Allemands de Mayence, et qu’aussitôt après la cession de la ville, il a été charmé de devenir fonctionnaire français. Et il a mis ses fils au lycée de Metz, quand il pouvait si bien les faire instruire en Allemagne ! »

Les Bavarois, les Wurtembergeois, le gens du Sud, quand on leur reproche d’avoir trompé nos espérances en servant le roi de Prusse, leur ennemi d’hier, contre nous, répondent naïvement : « C’est que la guerre a été mal engagée. Si vous aviez gagné les premières batailles, il y avait bien des chances pour que nous fussions vos alliés. » Toujours le culte de la force.

La grande-duchesse de Bade, fille du roi de Prusse, est venue à Strasbourg peu de temps après la capitulation. Elle a joué son rôle de princesse et de femme avec assez de grâce, mais sans aucun succès. À l’hôpital, tous les blessés, tous les malades qui pouvaient se remuer sur leurs lits se retournèrent à son entrée, et elle n’en vit pas un en face. Malgré ce rude accueil, l’encombrement des salles et l’insalubrité du lieu l’émurent de pitié ; elle offrit de faire transporter et de soigner à ses frais, dans une maison plus commode, tous ceux qui ne se trouvaient pas bien. Pas un seul n’accepta l’hospitalité allemande. La princesse exprima devant une dame de Strasbourg le chagrin qu’elle en éprouvait : « Je croyais que le peuple avait de meilleurs sentiments pour nous.

— Madame, lui répondit-on, nos sentiments ont été trop bombardés pour qu’ils s’en relèvent jamais. L’Allemagne doit en faire son deuil. »

Je viens de parcourir en tous sens cette grande ville populeuse où, l’an dernier encore, il m’était difficile de faire vingt pas dans la rue sans rencontrer un ami. Je n’y reconnais pas un visage, et certain mot de Chateaubriand me revient en mémoire : il me semble, en vérité, que je parcours un désert d’hommes. Ceux qui rentrent dans leur pays après une absence de vingt ans doivent éprouver le vertige qui m’éblouit par moments : on croit se noyer dans la foule, on saisit au hasard, çà et là, quelque ressemblance trompeuse, comme une branche morte qui se brise dans la main. Ce n’est pas sans raison que la superstition populaire désignait autrefois les revenants sous le nom d’àmes en peine : il est pénible d’errer à l’aventure dans un monde dont on n’est plus. Cependant, sur la place Gutenberg, j’ai été abordé par un homme. Je ne sais pas son nom, mais son visage ne m’était pas tout à fait nouveau. C’est, je pense, un brocanteur juif, à qui j’aurai acheté quelque chose en passant. Il m’a dit à brûle-pourpoint : « Est-ce que ça peut durer longtemps, à votre avis ? Que voulez-vous que je devienne ? J’ai deux fils qui m’aident à gagner ma vie ; si je les garde ici, les Prussiens en feront des soldats contre la France. Et si je les envoie en France, je ne les aurai plus. Nous avons bien la ressource de nous en aller tous ensemble, mais où ? D’ailleurs on n’emporte pas sa clientèle et son crédit avec soi. »

Le faubourg de Pierre, par où j’ai commencé ma triste promenade, est encore une vaste ruine. On a rebâti quelques maisons en façade dans le voisinage du quai ; mais les trois quarts des terrains semblent abandonnés par leurs propriétaires. Ce n’est pas faute d’argent, puisque les ennemis ont offert de payer et payent en effet la reconstruction à mesure qu’on l’exécute ; mais la main-d’œuvre fait défaut. Les ouvriers de Strasbourg ont été de tout temps bons Français et honnêtes gens ; s’ils avaient eu la colonne Vendôme à garder, ils ne l’auraient pas abattue sur un lit de fumier. Le contact des Prussiens leur soulève le cœur : ils vont en France. On ne s’accorde pas ici sur le total de l’émigration : les uns la portent à 30,000 âmes, les autres la réduisent à 8 ou 10,000. Il sera toujours impossible d’obtenir un renseignement exact, car les pères de famille qui envoient leurs fils à l’intérieur ne vont pas, et pour cause, le déclarer à la police. Mais on sait plus exactement le compte des étrangers qui s’installent à la place de nos émigrants ; et s’il est vrai, comme on me l’assure, que 17,000 Allemands ont élu domicile à Strasbourg, c’est qu’autant d’Alsaciens ont laissé leurs logements vides. Il faudrait ajouter à ce chiffre un nombre de 4 à 5,000 personnes, représentant la population des maisons détruites. Je crois donc, sans l’affirmer trop positivement, que la ville a perdu 21 ou 22,000 Français sur 84,000. Combien en restera-t-il l’an prochain, au 1er octobre, lorsque les lois prussienne sur le recrutement deviendront applicables en Alsace ? On n’ose y penser.

La Toussaint, quoiqu’elle touche au malheureux faubourg de Pierre, est encore debout : j’en suis bien aise. Couvent, refuge, hospice, hôpital, sous quelque titre qu’on la désigne, cette maison a sa place marquée dans l’histoire de la chirurgie française. C’est là qu’Eugène Kœberlé a fait ses miracles d’ovariotomie ; c’est là que le plus audacieux des praticiens et le plus timide des hommes a sauvé cinquante incurables par une opération de boucherie transcendante, dont la seule idée épouvantait les grands maîtres de Paris. Depuis une dizaine d’années qu’il y dissèque le corps vivant, il y a su créer autour de lui, à son usage, des aides incomparables. Que deviendra cet atelier de guérisons fabuleuses, de résurrections inouïes ? Et Kœberlé lui-même, où ira-t-il, maintenant que la Prusse confisque tout, sans excepter la Faculté des sciences ? On parle d’une grande école indépendante que les vainqueurs ont promis de tolérer, mais la foi germanique est sujette à caution, et il n’y a pas de lendemain assuré pour les savants français, sous le bon plaisir de Guillaume.

Dans la rue de la Nuée bleue (un joli nom, n’est-il pas vrai ?), je rencontre à ma gauche les ruines du Palais de Justice. C’est très-correctement brûlé ; les communeux de Paris n’ont rien fait de plus achevé. Je cherche en vain quelque vestige d’une rampe en ferronnerie que j’admirais autrefois en allant au jury. Triste fragilité des belles choses qui semblaient faites pour durer ! Plus triste vanité des opinions qui nous étaient chères, et que nous nous flattions de professer jusqu’au dernier soupir ! Ces feuillages et ces bouquets de fer forgé, qui n’existent plus que dans ma mémoire, sont étroitement enchaînés, pour moi du moins, à tous les arguments qui combattent la peine de mort. Dans la session où je fis à Strasbourg mon apprentissage de juré, trois assassins devaient comparaître ensemble. Ils étaient à peu près aussi intéressants que leur compatriote Troppmann : l’accusation établissait qu’un beau jour ils étaient entrés chez un vieillard dans une maison isolée ; qu’ils lui avaient demandé l’hospitalité ; que ce bonhomme, cordialement, leur avait donné le vivre et le couvert, et qu’ils l’avaient assassiné à coups de hache pour lui voler son argent. Je n’en aurais pas fait autant, et peut-être me croirez-vous sur parole si je dis que j’abo minais leur crime. Mais j’abominais presque autant la peine de mort. L’idée qu’un matin, à sept heures, le bourreau couperait froidement ces trois têtes, fort ignobles d’ailleurs, et répandrait sur le pavé plusieurs litres de sang humain me faisait frisonner comme M. Jules Simon lui-même. Dans les temps calmes, au milieu de la paix et de la sécurité générales, la vie humaine prend une valeur tout à fait exorbitante ; c’est une affaire énorme que de tuer en public une créature plus ou moins semblable à soi. Les dernières rigueurs de la justice semblent alors non-seulement barbares et surannées, mais inutiles et lâches : est-ce que la société n’est pas invincible ? est-ce que le bon ordre n’est pas assuré pour toujours ? N’avons-nous pas des prisons si bien construites et si fidèlement gardées, qu’elles seront inviolables jusqu’à la fin des siècles ? Cela étant, que sert-il d’égorger les assassins, qui sont des fous furieux, lorsqu’on a tout en main pour les mettre dans l’impossibilité de nuire ?

Je croyais à cet évangile selon Victor Hugo et quelques autres rêveurs, et je fis les efforts les plus méritoires pour convertir mes collègues du jury. Que de fois, dans le vestibule, au pied de cet escalier qui n’est plus, je serrai le bouton aux plus tenaces et je réfutai, bien ou mal, le célèbre argument d’Alphonse Karr ! Mon zèle fut récompensé, et quoique le ministère public eût pris soin de me récuser, mes trois horribles scélérats obtinrent le bénéfice des circonstances atténuantes.

Aujourd’hui, l’avouerai-je ? rien ne me semble plus naturel et plus logique que la peine de mort appliquée aux assassins. La guerre a renversé mes idées, la vue du sang versé à flots m’a guéri de cette sensibilité tant soit peu maladive que les délices énervantes d’une longue paix développent dans les âmes. Qu’est-ce que la guerre, sinon la peine de mort appliquée sur une grande échelle à des milliers d’innocents ? Comment ! nous avons vu périr de mort violente, en quelques mois, plus de cent mille hommes de cœur, l’élite de la nation, la fleur de la jeunesse, l’espérance du pays, et nous pourrions nous apitoyer sur le sort d’un infâme gredin qui a tué son père ou sa mère ! Nous voyons que la fin du dix-neuvième siècle sera ensanglantée par des luttes gigantesques, meurtrières, formidables : les Prussiens, en foulant aux pieds l’éternelle justice et le droit sacré des nations, nous condamnent à élever nos fils pour tuer et pour être tués ; et l’on perdrait son temps, on userait son éloquence à disputer au bourreau quelques litres de sang inhumain ! Autres temps, autres idées… j’allais dire : autres vérités !

Les Allemands ne se hâtent pas de reconstruire le Palais de Justice ; mais, en revanche, nos avocats et nos avoués eux-mêmes s’empressent de le quitter. Je l’ai vu très-brillant, au temps des Engelhardt, des Masse, des Pfortner, des Kugler, des Mallarmé père et fils. Il eût fallu courir bien loin pour trouver dans les tribunaux de province un barreau comparable au nôtre. Le ministère public semblait assez petit garçon en face de tels avocats. Ils émigrent tous à la file : aujourd’hui l’un, demain l’autre. J’ai sous les yeux le tableau de l’ordre pour l’année judiciaire 1870-71 : il comprend 26 avocats et 22 stagiaires, en tout 48. Le tableau de l’année 1871-72, tel qu’un l’avait dressé la semaine dernière, ne portait plus que 12 avocats et 6 stagiaires, total 18. Mais M. Popp, l’ober-procurator allemand, a su le réduire encore.

Le jour où les nouveaux magistrats ont prêté serment en séance publique, ce M. Popp a jugé bon de prononcer un discours d’énergumène où il insultait si grossièrement la France, où il piétinait si lourdement sur la malheureuse Alsace, que plusieurs avocats, résolus de tout temps à ; opter l’an prochain pour la nationalité française, ont avancé leur décision et quitté la partie hic et nunc. En tête de ces bons citoyens, on cite deux anciens bâtonniers, MM. Mallarmé père et Kugler. Quant au fils Mallarmé, il plaide depuis longtemps devant la cour d’Alger.

L’arrogance du ministère public allemand fut prodigieuse, que le renégat Traut, ancien conseiller de préfecture, chevalier de la Légion d’honneur, disait en sortant de l’audience : « Ce discours m’a serré la gorge ; je le sens encore là. » Quelqu’un lui répondit : « Cela vous passera, monsieur ; vous avez avalé bien autre chose… »

En somme, le barreau de Strasbourg parait définitivement réduit à treize membres, stagiaires compris, et la bazoche ne compte plus que quatre avoués : tous les autres ont purement et simplement fermé leurs études, sans demander ni attendre un sou d’indemnité. Un notaire, M. Momy, a fait de même ; il ne sera pas le seul, dit-on.

Ce qu’on peut encore prévoir dès aujourd’hui, c'est une grève des plaideurs, qui épuiseront tous les moyens de conciliation avant de réclamer la justice allemande. Il y a des précédents. Par exemple, à Sarreguemines, durant plusieurs mois, M. Richert, ancien président du tribunal français, a été contraint de juger plus de quarante procès civils. Les plaideurs le relançaient dans son domicile privé, ils lui disaient : « Nous n’acceptons pas la juridiction de l’ennemi. Nés citoyens français, fermement résolus à vivre et à mourir dans le culte de la patrie, nous ne nous soumettrons qu’à la justice française, et c’est vous qui la représentez ici : jugez-nous ! Celui que vous aurez condamné exécutera de bonne grâce, et sans appel. » Cette touchante illégalité n’a pris fin que le jour où la police prussienne expulsa le brave Richert.

Les bureaux de la recette générale sont occupé par une banque d’Alsace-Lorraine, établissement tout neuf, mais déjà digne de respect.

Le gouvernement français a voulu que les rentiers et les pensionnaires de l’État pussent toucher leurs arrérages et leurs revenus comme par passé, sans sortir de la Lorraine et de l’Alsace. Pour atteindre ce but, il a pris des arrangements avec les maisons les plus honorables de la Suisse et du pays annexé, qui feront désormais les opérations de trésorerie, moyennant la commission qu’on allouait jadis aux receveurs généraux.

Il suffit de jeter les yeux sur la liste du conseil d’administration pour estimer à sa valeur la banque d’Alsace-Lorraine ; voici les noms qui la composent : Oswald, Kauffmann, Ringwald et Stœhlin, de Bâle ; Chenevière, de Genève ; Klose, Grouvel, Bastien, Blum, E. Lauth et Œsinger, de Strasbourg ; Mégière, de Blamont ; Paganetto, de Haguenau ; J. Sée, de Colmar ; R. de Turckheim, de Niederbronn ; J. Salles et H. Thors, de la banque de Paris et des Pays-Bas.

Je côtoie, sans le saluer, l’hôtel de la « Ville de Paris, » le plus cher et le plus mauvais de l’Europe. De tout temps, on y a mal dormi et dîné pour la forme, mais le voyageur qui s’y égare est passé en revue par douze ou quinze patauds en cravate blanche, qui prennent des airs de diplomate en se fourrant les doigts dans le nez. Les Allemands sont très sensibles à ce luxe de valetaille, ils envahissent la « Ville de Paris », ils y sont en majorité et rendent la circulation dangereuse pendant la nuit, car les souliers placés devant leurs portes se croisent au milieu des couloirs.

Ces hôteliers n’ont pas donné, dit-on, l’exemple du plus ardent patriotisme. Cela s’explique ; ils sont un peu cosmopolites par état. Mais les limonadiers, qui auraient pu alléguer les mêmes excuses, ont fait des efforts méritoires pour repousser l’ennemi. Par exemple, le propriétaire d’un des cafés les plus élégants et les plus confortables de Strasbourg, a su parfaitement éliminer la clientèle prussienne en élevant ses prix outre mesure. Les Allemands se récriaient à pleins poumons : « C’est impossible, disaient-ils ; on n’a jamais payé si cher que ça !

— En effet, ce sont des tarifs spéciaux, à votre usage, messieurs. Vous avez bombardé ma maison. J’ai d’autres prix pour les Français, mes concitoyens, qui ne l’ont pas bombardée. D’ailleurs, rien ne vous force à subir ces conditions vexatoires. Voici justement à ma porte un établissement de troisième ordre où vous serez comme chez vous. »

Bon gré mal gré, les Prussiens ont fini par quitter la place. L’honnête limonadier pouvait s’enrichir à leurs dépens, comme tant d’autres l’ont fait à Versailles et ailleurs ; il aime mieux se ruiner et rester bon Français.

On peut dire que tout le commerce de Strasbourg, sauf quelques rares exceptions, a tenu la même conduite. Les Allemands n’ont pas le droit de dire qu’on spécule sur eux, que nous exploitons l’ennemi ; car on fait ouvertement tout ce qu’on peut pour ne rien leur vendre et les tenir à l’écart des moindres boutiques. Sur un mot d’ordre parti on ne sait d’où, tantôt les étalages se pavoisent des trois couleurs nationales ; tantôt, pour célébrer quelque anniversaire douloureux, les magasins se drapent de crêpe noir et prennent le grand deuil. La police allemande a beau proscrire les cocardes et les nœuds tricolores, il est toujours facile de rapprocher, comme par hasard dans une même vitrine, des tissus ou des papiers bleus, blancs et rouges.

L’acheteur allemand qui se fourvoie dans un magasin français s’expose à mille impertinences, d’autant plus sensibles qu’elles sont souvent spirituelles et de bon goût. Un marchand qui est forcé de répondre à un Prussien baisse les yeux avec persistance, et fixe ses regards sur les longs pieds de son interlocuteur. Il n’en faut pas davantage pour que l’autre, attaqué par son côté faible, se trouble, bégaye et quelquefois sorte furieux sans rien acheter. Un cordonnier qui s’agenouille devant une nouvelle cliente n’a qu’à pousser un cri d’admiration : « Oh ! oh ! » pour la mettre en fuite. Michel Carré, le poëte dramatique, a un frère qui vend des nouveautés à Strasbourg. Une Allemande entre chez lui pour choisir une robe et quelques garnitures, et ajoute malicieusement : « Vous entendez ? je ne veux pas avoir l’air d’une Française. » On lui répond avec beaucoup de politesse : « N’ayez pas peur, madame, cet air-là, nous ne pourrions jamais vous le donner. »

Ces jours derniers, la femme d’un fonctionnaire prussien sortait d’une boutique en mordant son mouchoir. Elle rencontre une amie, éclate en sanglots, et lui dit : « C’est horrible ! je ne vivrai jamais ici, il faut que mon mari demande son changement, ou donne sa démission.

— Eh ! que vous a-t-on fait ?

— Rien, et tout. J’entre là, j’aperçois une fillette de seize ans, gentille, accorte et gracieuse, qui servait une Française avec force révérences. À ma vue, elle grandit de deux pieds, prend des airs de reine offensée, m’écoute en détournant la tête, me jette sa marchandise comme un os à un chien, et pousse mon argent avec un chiffon de papier jusqu’à l’ouverture du comptoir ! »

Voilà comment les Alsaciens vendent aux Allemands. Voici comment ils leur achètent. La semaine passée, le voyageur d’un grand droguiste de Carlsruhe entre chez M. Daur, pharmacien de Niederbronn, pour faire ses offres de service. On lui répond poliment qu’on a besoin de bien des choses, mais qu’on ne lui demandera rien.

« Cependant, répond-il, vous auriez tout profit à prendre nos marchandises ; la douane…

— Il est vrai, les produits français coûteront désormais bien plus cher que les vôtres, mais j’aime mieux les payer cher.

— Que diable ! monsieur Daur, nous sommes de vieilles connaissances, et tout Allemand que je suis, j’ai eu l’honneur de vous vendre souvent.

— Je m’en souviens, mais en ce temps-là vous n’étiez ni mon ennemi, ni mon vainqueur, et vous n’aviez pas conquis l’Alsace.

Tu quoque ! Eh bien, puisque vous êtes si résolu, je vais vous faire un aveu. Il y a deux mois que j’ai repris mes voyages, deux mois que je parcours l’Alsace en tous sens, et dans toutes les maisons où je suis entré, j’ai reçu le même accueil. Autrefois je faisais beaucoup d’affaires avec votre pays ; je vais retourner à Carlsruhe sans avoir pris une seule commission. Voulez-vous voir mon carnet ? Il est blanc. »

La promenade du Broglie était jadis animée et brillante à toute heure, mais surtout à l’heure de la musique. Depuis qu’elle s’étend entre les ruines de la maison Fietta et les ruines du théâtre, elle est peu fréquentée le matin, et absolument vide de Français à l’heure de la musique prussienne. On ne cite que deux dames de Strasbourg qui se soient fourvoyées à trois heures dans la foule des officiers ennemis, et je ne citerai pas leurs noms, car les maris ne sont peut-être pas complices de ces honteuses faiblesses.

Ce matin, j’ai vu quelques Français dont deux ou trois portaient l’ordre de la Légion d’honneur à leur boutonnière. On assure que ce petit bout de ruban agace les nerfs du vainqueur, et que la chancellerie allemande va soumettre nos légionnaires au régime de l’autorisation préalable. Le côté plaisant de l’affaire est que M. de Bismark vise le décret de Napoléon III sur le port des décorations étrangères. La Légion d’honneur est devenue un ordre étranger en Alsace, comme l’ordre du Honduras à Paris !

Les ruines du théâtre seront relevées d’urgence, paraît-il. Nos Allemands s’ennuient ; ils n’ont pas la ressource de passer leur soirée dans le monde ; et la brasserie, toujours la brasserie ! finit par lasser l’estomac. On a donc invité la mairie à livrer dans les cinq jours les plans et les devis d’une restauration du théâtre, sous peine de perdre tous ses droits à l’indemnité. La mairie s’est exécutée en toute hâte ; mais qu’arrivera-t-il quand l’édifice sera réparé ? Une troupe prussienne en prendra possession, rien de plus simple : reste h savoir si elle y gagnera sa vie. Les officiers allemands ont l’habitude d’aller à l’Opéra pour dix ou douze sous ; les fonctionnaires sont chiches ; ils ne manqueront pas de s’adjuger les bonnes places à prix réduit ; quant à l’ancienne clientèle du théâtre, la seule qui puisse soutenir une entreprise dramatique ou lyrique, il n’y faut pas compter. Une population en deuil ne va pas au spectacle.

Il y a quelque temps, on put croire que les vainqueurs et les vaincus se rencontreraient dans un concert au profit d’une œuvre pie : toute la ville avait souscrit. Mais, à l’heure indiquée par les affiches, nos honnêtes et bons Strasbourgeois se contentèrent de sortir dans les rues avec leur billet au chapeau, à la boutonnière ou à la main. Chacun salua ses amis, on échangea des politesses, on parla un peu de la France et l’on rentra chez soi. La bonne œuvre était faite, et, par surcroît, on s’était donné le plaisir d’isoler les Allemands dans une salle aux trois quarts vide.

Entre les ruines du théâtre et les ruines de la préfecture, on rencontre les ruines d’une statue. C’est le marquis de Lesay-Marnésia, préfet du premier empire. Les projectiles allemands l’ont criblé sur son piédestal, dans son costume officiel ; ou dirait qu’il a été fusillé en culotte courte, comme le maréchal Ney.

Ici, le hasard ou la pente des vieilles habitudes me pousse un moment hors de la ville. Lorsque Strasbourg était à nous, je n’y venais guère sans aller jusqu’au Contades, qui continue vaguement le Broglie, comme à Paris les Champs-Elysées font suite au boulevard. Le rempart et les ouvrages extérieurs qui séparent ces deux belles promenades ne m’ennuyaient jamais : d’abord, la vieille architecture militaire est pittoresque à sa façon, et puis ces remparts sans canons, ces fossés pleins de longues herbes, et les soldats désœuvrés qu’on rencontrait par-ci par-là, tout respirait la confiance, le sentiment de notre force. Les défenses d’une ville imprenable, ou qui se croit telle, ont une honnête et bonne physionomie de gros chien.

Aujourd’hui les remparts et ceux qui les gardent ont l’air uniformément rébarbatif. Quant à la zone militaire, elle est lugubre ; on n’y voit que les fondations des maisons rasées et la souche des arbres abattus. Cette banlieue immédiate de Strasbourg brillait surtout par un grand luxe de végétation : la richesse du sol et l’humidité du climat entretenaient partout une verdure admirable ; les assiégeants et les défenseurs de la place ont tout fauché à qui mieux mieux. Le regard, déconcerté par la triste nouveauté des objets, cherche en vain, sur la gauche, les avenues et les ombrages de la Robertsau : il n’en reste pas même une trace.

Je ne sais par quel privilège les vieux arbres du Contades sont encore debout ; on dirait que les belligérants ont respecté, d’un commun accord, leur majesté un peu caduque. Voici même le jardin Lips, ce paradis de la marmaille, avec les jeux et les curiosilcs qui l’encombraient au vieux temps, et la très-confor(able guinguette du bonhomme K…, où les bacheliers se donnaient des récréations plus viriles. Ces deux jolis coins sont intacts, il me semble que j’en jouirais pleinement et que leur ombre me rajeunirait de quelques années, si la présence des ennemis ne gâtait tout. Le jardin Lips fourmille de Prussiens ; un grand concert militaire est affiché contre la porte. Dans le jardin du père K…, je vois des officiers prussiens en partie fine ; ils vont casser les reins à quelque hareng saur. Ô vieux K…, est-ce vous qui prostituez votre incomparable cuisine à ces estomacs de pacotille ? Dieu vous punira, mon brave ; il flétrira le nez radieux dont il lui avait plu de décorer votre visage en récompense de vos longs et patriotiques services !

Au milieu de cette belle imprécation, trois officiers prussiens passent au grand galop, et m’obligent à me ranger dans une haie. C’en est assez, et même trop. Adieu, Contades ! nous ne nous reverrons que le jour où le pantalon rouge refleurira dans tes massifs.

À cinq cents pas de la ville, un maraîcher, qui a surpris mes regards curieux et mon air badaud, me dit :

« Vous cherchez probablement la lunette où les marins se sont si bien battus ? C’est là-bas, du côté de la Robertsau. Ils étaient soixante-dix ; il n’en est pas resté quarante ; mais il ont fait du mal aux Prussiens, ceux-là ! Si seulement nous en avions eu beaucoup ! Nous nous souviendrons de l’amiral Exelmans et du commandant Dupetit-Thouars. Voilà des hommes ! »

Il paraît que décidément la marine a donné le même exemple partout. Cela me rappelle le fâcheux de Molière qui voulait mettre en ports de mer toutes les côtes de France, et je me demande, chemin faisant, s’il n’y aurait pas un moyen de transformer en marins tous nos soldats de l’armée de terre. Pourquoi la discipline est-elle restée si forte dans les corps de marins débarqués, quand elle faiblissait à vue d’œil dans les autres troupes ? Ne serait-ce point parce que le marin est forcé de reconnaître la supériorité morale de ses chefs ? Quand il se trouve à trois cents lieues au large, il sait que, par lui-même, il serait incapable de manier le sextant, de déterminer la position du navire et de diriger sa marche. Le sentiment de son ignorance le soumet à l’officier comme un enfant à son père. Il est sûr que personne à bord ne porte l’épaulette sans avoir étudié beaucoup et attesté par des examens sérieux une instruction supérieure. Ses officiers sont donc, à ses yeux, d’autres hommes que lui, son ignorance rend hommage à leur savoir ; il trouve tout naturel qu’un enseigne de vingt ans le tutoie et le traite avec une familiarité amicale. Il n’entrera jamais dans son esprit que l’inégalité des conditions à bord ait sa source dans le hasard ou la faveur ; vous ne l’entendrez pas murmurer, et dire comme les frondeurs de corps de garde : « La seule différence entre nos officiers et nous, c’est qu’ils vont au café et nous au cabaret ; nommez-moi capitaine et j’irai au café tout comme un autre ! » Veut-on que le respect de la hiérarchie soit aussi profond dans l’armée que dans la marine, il faut creuser entre les officiers et les soldats un fossé large et profond, que le mérite seul puisse franchir dans une épreuve publique. Il faut instruire les officiers pour discipliner les soldats.

La discipline prussienne, dont je rencontre un nouvel exemple au coin de toutes les rues, chaque fois qu’un soldat s’arrête comme pétrifié à la vue d’un officier, cette discipline de fer et de bois, toute mécanique et passive, a son principe dans l’inégalité des castes. Il ne faut donc pas espérer de l’introduire en France, mais la démocratie n’a pas encore aboli, grâce à Dieu, l’inégalité des talents.

En ruminant ces graves questions, je suis arrivé sur la place du Dôme. On dit que les Prussiens, lorsqu’ils entrèrent dans la ville, furent tout étonnés de voir la cathédrale debout. « Comment ! disaient-ils, nous n’avons pas fait plus de mal ? » Il est certain que la beauté de l’édifice survit entièrement au désastre, quoique mille et mille détails aient péri. Les grandes choses comme celle-là valent surtout par leur ensemble, et notre esprit les voit telles que l’artiste les a conçues, sans s’arrêter outre mesure aux lacunes de l’exécution. Mais lorsqu’il faudra tout remettre en état, remplacer les statues que les obus ont dénichées, refaire les angles écornés, réparer les dentelles de pierre, renouveler ces merveilleuses colonnettes qui sont tombées en mille morceaux sur le pavé de la place, nos ennemis rendront justice à M. Krupp, et avoueront que le canon d’acier est un destructeur sans rival.

Le culte catholique est encore en possession des autels que Louis XIV lui a donnés par la capitulation de 1681 ; mais, patience ! je serai bien surpris si l’empereur Guillaume, en mémoire de Louis XIV, ne les rend pas un de ces jours au culte réformé.

Les Allemands ont installé la direction des postes impériales dans les bâtiments de l’École de médecine militaire. Strasbourg regrettera longtemps ces petits soldats carabins qui étaient la jeunesse et la gaieté de la ville, et qui ont si bravement versé leur sang pour la défendre.

On ne sait pas encore à quel usage est réservé le château impérial ; j’y ai vu transporter des équipements militaires. Les vainqueurs n’auront pas de peine à en tirer meilleur parti que nous. Sous le règne de Napoléon III, ce beau palais n’a servi, si je ne me trompe, qu’à justifier la petite pension de Marco Saint-Hilaire. Il y était bibliothécaire sans livres aux appointements de 2,000 francs.

Le lycée impérial n’a pas changé de nom. Seulement, on y compte 12 internes au lieu de 200, et 145 élèves en tout, au lieu de 6 ou 700. Les Allemands, qui y professent par droit de conquête, ne seront pas surchargés d’ouvrage. En revanche, le gymnase protestant, où les cours se font en français, ne sait où fourrer ses élèves, et une petite école française qui végétait sur la place Saint-Pierre le Jeune, s’est vue prise d’assaut le jour de la rentrée par cent gamins qu’elle n’attendait pas.

Les professeurs de notre vieille université ont été à Strasbourg, comme partout, admirables. Les ennemis, en conséquence, les ont indignement traités. Après leur avoir prodigué sans succès les offres les plus séduisantes, on les a, non-seulement jetés sur le pavé, mais chassés de la ville et de l’Alsace, non pas en huit jours, comme des laquais, mais dans les vingt-quatre heures, comme des pestiférés. L’un d’eux, Alsacien, marié à une honnête et courageuse Allemande, était retenu au chevet d’un enfant malade ; il sollicitait un répit de quelques jours. Les Allemands ont cru qu’ils le tenaient ; on est venu à lui, on lui a dit d’un air aimable : « Pourquoi quitteriez-vous Strasbourg ? Vous avez des parents chez nous, votre femme est Allemande ; nous vous ferons un sort que M. Jules Simon n’oserait pas même vous promettre. » Il n’a rien écouté, il a laissé son fils, il s’est fait expulser ; il est venu attendre en France, sans argent, avec une nombreuse famille, le bon plaisir du ministère de l’instruction publique, qui s’est fait attendre longtemps. Ce brave homme et ce bon Français s’appelle Rieder ; je m’honore d’avoir été à l’École normale avec lui.

Il est impossible de citer tous les fonctionnaires publics qui ont fait leur devoir en refusant de servir l’ennemi ; le plus simple est de dire que tous ceux de Strasbourg, sauf M. de Turckheim, sous-inspecteur des forêts, ont repoussé avec dégoût le Méphistophélès allemand : plusieurs ont dédaigné des offres magnifiques, comme M. Hugot, directeur des contributions directes, qui n’avait qu’à rester en place pour voir son traitement triplé.

Mais il n’est malheureusement pas inutile de répéter sur tous les tons à nos ministres que beaucoup d’employés alsaciens sont encore à la disposition du gouvernement ; que plusieurs ont épuisé leurs dernières ressources ; que les bureaux ne daignent pas répondre à leurs lettres désespérées, et que la politique est d’accord avec la justice et l’humanité pour conseiller une autre conduite. Gardons-nous de justifier les Allemands qui disent à ces loyaux fonctionnaires : « La France se moque bien de votre fidélité ! »

Les quelques actes de faiblesse ou de défection qu’on a pu relever à la charge des indigènes sont des phénomènes si rares et si prodigieux, ils tranchent tellement sur le fond du sentiment général, qu’ils prennent une importance énorme dans le tableau par un inévitable effet d’optique.

Qu’un polisson de pasteur protestant, nommé Reichardt, dans un discours public, glorifie l’armée de Werder et la loue d’avoir arrêté les hordes de Bourbaki, le sentiment public se soulève en tempête, et tous les protestants en masse seront battus par le flot pendant trois jours. Mais on se calme, on réfléchit, on se rappelle que la population protestante et ses pasteurs, et M. Braun, le digne président du directoire, ont donné les exemples du plus fier patriotisme. Bientôt les communions rivales se réconcilient ; on s’embrasse, et les catholiques avouent qu’ils étaient fous de condamner tout le troupeau pour une brebis galeuse.

Que M. Jules Sengenwald, un niais et un important du plus piètre caractère, s’en aille saluer le roi de Prusse à Berlin, au nom de la chambre de commerce, voilà tout le haut commerce suspect d’intelligences avec le vainqueur. Pensez donc, c’est le président de la chambre, l’homme qui personnifie le commerce de Strasbourg ! Les journaux allemands abondent en détails sur son ambassade : il a visité celui-ci, dîné chez celui-là, rempli Berlin de ses courbettes… Mais tout s’explique au bout de quelques jours : on apprend que M. Jules Sengenwald ne s’est inspiré que de sa propre sottise, qu’il a tout pris sur lui, que la chambre de commerce le désavoue officiellement, et tout rentre dans l’ordre accoutumé, sauf notre ambassadeur fantaisiste, qui reste au ban de l’opinion publique.

Les faiblesses dont la France pourrait se plaindre sont strictement personnelles ; elles ne s’étendent pas même à une famille. On cite un M. Hecht qui a mal tourné ; mais tous les autres Hecht, et Dieu sait s’ils sont nombreux ! le renient. Un père de famille qui se laisse prussifier par ambition, par avarice, ou simplement par faiblesse, n’entraîne pas sa femme et ses enfants dans sa chute. Par exemple, M. Jules Sengenwald, qui n’est pas un méchant homme, a jadis adopté la fille d’un ouvrier de Paris ; il l’a parfaitement élevée, et l’on sait qu’il s’apprête à la doter richement. Eh bien, à l’heure où j’écris, cette jeune Française ne craint pas d’afficher les sentiments les plus patriotiques ; elle est prête à renoncer à tout plutôt que d’épouser un Prussien.

J’avais entrepris de dresser la statistique complète des défections qui ont ému Strasbourg ; je n’en ai pas trouvé dix, et je me suis rappelé la phrase de Bossuet sur les clous plantés dans une muraille : on les arrache, on les rassemble, et l’on n’en a pas plein la main.

L’intérêt, un invincible attachement à des propriétés héréditaires, la longueur et la difficulté des liquidations, décideront sans doute un certain nombre de familles à subir, l’an prochain, la nationalité allemande. Mais M. de Bismark aurait tort de faire grand fond sur la sincérité de semblables conversions. Les Alsaciens ne seront pas meilleurs Allemands que les juifs convertis par l’inquisition espagnole ne devenaient bons catholiques.

Je prends la liberté de recommander aux vainqueurs un excellent critérium du sentiment populaire. Le jour où un soldat vêtu de l’uniforme français traversera Strasbourg dans sa longueur sans être acclamé, applaudi, entouré, fêté, embrassé par tous les passants, Strasbourg pourra compter parmi les villes allemandes.

Mais nous n’en sommes pas là, Dieu merci ! Le feu latent qui couve dans les âmes éclate chaque jour en gerbes éblouissantes, il se rallume à tout propos : la plus futile occasion, un enterrement, un mariage français, donne carrière aux manifestations patriotiques. Les libraires ont déjà commandé à Paris des milliers de livres d’étrennes : ils savent qu’au 1er janvier de l’an prochain les seuls présents autorisés par le bon goût seront des livres français.

Il serait superflu d’indiquer à nos ennemis l’épreuve qui consiste à promener un traître dans la ville pour mesurer l’intensité des fureurs populaires en les provoquant. Ce système, plus ingénieux que moral, leur est connu ; ils l’ont déjà mis en pratique, à Strasbourg même, avec tout le succès désirable. Un déserteur, ancien chef de musique dans notre armée, était dressé à parcourir les promenades publiques pour récolter les injures et les soufflets. Quatre Prussiens en uniforme le suivaient sans affectation pour empoigner les délinquants : ils en prirent beaucoup, quoique le piège fût d’une simplicité biblique, et le conseil de guerre eut le plaisir de condamner quelques patriotes trop vifs. On m’a cité, entre autres victimes, un officier qui rentrait de captivité, et qui obtint un supplément de vingt jours de prison pour avoir regardé avec mépris ce traître infâme !

Les sentences des conseils de guerre prussiens seront un jour coordonnées et publiées pour l’édification de l’Europe. Il est bon que les étrangers connaissent la moralité d’un peuple auquel ils ont sacrifié la France. Ce renseignement intéresse surtout la Hollande, la Belgique et l’Angleterre, qui pourront être envahies après nous.

Quoique le colportage des journaux français soit interdit dans les rues de Strasbourg, quoiqu’ils soient proscrits à la gare, et que les employés de la poste allemande ne se fassent pas scrupule de confisquer souvent le service des abonnés, j’espère que ces lignes passeront sous les yeux des amis que j’ai laissés dans la ville. Ils verront que j’ai fait un usage discret de leurs confidences, et que je me suis même interdit de rendre hommage à leur patriotisme : il était impossible de signaler leurs noms à la reconnaissance des Français sans les désigner aux rancunes de l’ennemi.

On lit sur la porte Nationale une inscription du quinzième siècle ainsi conçue :

« Par ma foi ! nul ne saurait sonder la miséricorde de Dieu, la cupidité des clercs et la méchanceté des paysans ! » Un jour viendra, j’en ai la ferme espérance, où la nation écrira sous cette vieillerie satirique : « Par ma foi ! la France a sondé le courage et le dévouement de Strasbourg, et elle n’en a pas trouvé le fond ! »