Amélie de Saint-Far, ou la fatale erreur/Texte entier

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chez les Marchands de Nouveautés (Tome 1 ; Tome 2p. 1-236).

AMÉLIE DE SAINT-FAR,
ou
LA FATALE ERREUR.


[PREMIERE PARTIE]



M. de Saint-Far, dont la noblesse des sentimens égalait celle de l’origine, avait mené jusqu’à trente ans ce qu’on appelle la vie de garçon. Sa franchise, sa probité, sa bravoure, lui avaient acquis l’estime de tous les hommes ; sa belle tournure, son esprit enjoué, son extrême galanterie l’avaient fait rechercher de toutes les femmes. Il avait, pendant sa jeunesse, goûté de tous les plaisirs : son penchant pour le beau sexe l’avait rendu le héros de plusieurs aventures très-scandaleuses, qui avaient achevé de le mettre à la mode ; il n’avait plus qu’à jeter le mouchoir, on le recevait avec orgueil.

M. de Saint-Far était enivré de ses triomphes ; une imagination naturellement très-vive, jointe à l’effervescence de la jeunesse, lui faisait saisir avec avidité les nombreux plaisirs qui naissaient sous ses pas ; leur variété semblait devoir prévenir le dégoût ; car, chaque jour, quelque beauté nouvelle excitait en lui de nouveaux desirs, et le payait de son inconstance. Mais de quoi l’homme ne se lasse-t-il pas ? Après avoir eu des femmes de tout âge, de tout caractère, M. de Saint-Far finit par trouver que ses nouvelles conquêtes n’étaient plus que de mauvaises copies des femmes qu’il avait aimées.

Revenu de ses premières erreurs, M. de Saint-Far pensa qu’une compagne aimable et vertueuse contribuerait plus à son bonheur que toutes les prêtresses de la Folie. Quoique homme du monde dans toute l’étendue du terme, il n’avait pu se défaire de certains préjugés que l’on conserva rarement sur un aussi grand théâtre ; il voulait être aimé de sa femme et l’être exclusivement ; cette bizarrerie à laquelle il tenait d’une manière étrange, ne lui permit pas d’attendre, pour faire un choix, que les rides fussent venues remplacer les charmes de la jeunesse ; il savait que, pour plaire, il faut être aimable ; que, pour posséder un cœur tout entier, il faut aimer sans partage. M. de Saint-Far ne desirait rien modérément ; cette union paisible, dans laquelle il se promettait un bonheur sans mélange, devint bientôt sa chimère favorite : à force de la caresser, tous les plaisirs bruyans, qui jusqu’alors avaient fait le charme de sa vie, lui devinrent à charge : il résolut enfin de réaliser ce songe enchanteur, et se mit sérieusement à chercher ce que bien des gens prétendent imaginaire : une femme belle, spirituelle et sage.

Ce n’était pas dans ces cercles nombreux où le plaisir est le seul dieu qu’on encense, que M. de Saint-Far pouvait rencontrer cet être parfait, enfant de son imagination. Il voulait une beauté simple et modeste, que le souffle corrupteur de la flatterie n’eût point encore atteint ; il ne prétendait pas que sa femme ignorât toujours qu’elle était belle, mais il voulait du moins le lui apprendre.

Parmi ses nombreuses conquêtes, M. de Saint-Far n’avait jamais rien trouvé qui ressemblât à ce portrait ; sa réputation, trop éclatante dans la carrière de la galanterie, avait rendu les mères vigilantes ; les unes écartaient avec soin de sa vue leurs filles dont les attraits naissans leur causaient de la jalousie ; les autres les soustrayaient avec non moins de prudence, quoiqu’avec des motifs plus louables. Mais lorsqu’on se fut aperçu de la réforme de M. de Saint-Far, et qu’il eut déclaré d’une manière positive qu’il voulait se marier ; lorsqu’on eut vainement employé l’arme du ridicule pour le détourner d’un projet qui allait ravir à la société son plus bel ornement, la tendresse maternelle reprit ses droits, et chaque mère voulut donner à sa fille l’époux qu’elle eût choisi, si elle eut été libre encore.

Parmi l’essaim des jeunes beautés que l’on semblait offrir aux vœux du trop heureux Saint-Far, l’aimable Adèle obtint bientôt sur ses rivales une préférence décidée. Adèle avait dix-sept ans ; elle joignait à la fraîcheur de cet âge des formes délicieuses et la figure la plus aimable ; elle sortait du couvent d’où elle avait rapporté un air de candeur et d’innocence, qui répandait sur elle un charme irrésistible ; elle rougissait chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, et pourtant cette bouche charmante ravissait en même temps les yeux, l’oreille et l’esprit.

Adèle n’avait pas de fortune ; mais M. de Saint-Far était trop riche, et surtout trop généreux, pour que ce motif pût être un obstacle ; il ne desirait qu’une chose, c’était d’obtenir le cœur de sa naïve Adèle. Cette tâche ne lui fut pas difficile ; ce cœur simple se donna sans s’en douter. Adèle sentait déjà tous les feux de l’amour, et ne savait pas encore que l’on pût en éprouver.

Bien certain de plaire par ses agrémens personnels, M. de Saint-Far demanda la main de son Adèle qui lui fut accordée avec joie. Trop impatient pour différer son bonheur, il hâta la célébration de son mariage. Ne voulant conserver aucune de ses anciennes liaisons, il résolut de s’absenter de Paris pour quelque temps, et emmena sa femme dans une très-belle terre qu’il possédait en Bourgogne.

M. de Saint-Far goûta pendant quelques mois un bonheur qui surpassait encore son espérance ; il trouvait tout réuni dans sa femme. La douceur d’Adèle tempérait la sévérité de ses principes, qui peut-être eussent effarouché un homme qui semblait n’avoir suivi jusqu’alors que la morale d’Épicure. Adèle s’y prit si bien, que, loin d’effrayer son époux, elle lui fit aimer cette vertu qu’elle pratiquait sans s’en apercevoir, et qu’elle savait rendre séduisante, en lui prêtant une partie de ses grâces.

M. de Saint-Far ne voulant pas priver sa femme des plaisirs que Paris seul procure, et trop pénétré de ses vertus pour croire que ce séjour pût être dangereux pour elle, la ramena au sein de sa famille, plus amoureux que le premier jour.

Adèle portait dans son sein un gage de l’amour le plus tendre ; elle jouissait en espérance du bonheur d’être mère : son cœur palpitait à l’idée de serrer dans ses bras un petit être charmant auquel elle aurait donné le jour ; son imagination, échauffée par l’amour maternel, lui traçait les tableaux les plus séduisans ; son époux n’attendait pas avec moins d’impatience le moment d’être père : tous deux desiraient un fils avec ardeur ; on ne parlait plus que du petit Saint-Far ; son éducation occupait déjà ses bons parens ; il devait être un jour l’orgueil de sa famille. Enfin, le moment tant desiré arriva. Madame de Saint-Far accoucha, sans accident ; et lorsqu’elle demanda à voir son fils, on lui présenta la plus jolie petite fille du monde.

La petite Amélie, quoique très-peu attendue, et trompant, dès sa naissance, le vœu le plus cher de ses parens, fut reçue avec ivresse ; on ne songea plus au noble et brave héritier des Saint-Far, mais on s’occupa avec délices des grâces et des vertus qui devaient un jour parer Amélie.

Les premières années de son enfance furent une longue chaîne de jours heureux : elle ne trompa pas l’espoir de ses parens, chaque jour on lui découvrait une grâce, une vertu nouvelle. Elle était le vivant portrait de sa mère ; elle en avait la douceur, et semblait promettre plus de vivacité. Madame de Saint-Far ne voulut pas se séparer de sa fille ; elle la fit élever sous ses yeux, afin de pouvoir former son cœur, et de lui inspirer cette piété ardente dont elle se sentait embrasée.

Les femmes donnent toujours dans les excès ; vices et vertus deviennent chez elles des espèces de fureurs. Madame de Saint Far, malgré les louanges que sa jolie figure lui attirait sans cesse, n’avait jamais aimé le monde ; on le lui avait dépeint, dès son enfance, sous les plus sombres couleurs ; et ce préjugé, en l’empêchant de chercher à le bien connaître, était peut-être la seule cause de l’éloignement qu’elle ressentait pour lui ; cependant comme il faut aimer quelque chose, les sentimens de madame de Saint-Far s’étaient dirigés avec ferveur vers la divinité ; elle ne quittait pas son mari pour des plaisirs profanes, mais elle lui dérobait des mois entiers pour les passer dans la retraite. C’était dans ce même couvent, où elle avait été élevée, qu’Adèle allait se séquestrer du monde : là, prosternée aux pieds des autels, son ame semblait se détacher de tous ses liens, et s’élever jusqu’à son créateur.

Qu’une femme que les remords poursuivent, et que les plaisirs abandonnent, aille, pour se soustraire aux uns, et se consoler des autres, s’enterrer toute vive, on le conçoit ; mais que jeune, belle, riche et pure comme l’être qu’elle adorait, madame de Saint-Far quittât volontairement le monde qui la recherchait, et son époux qui l’adorait, pour se consacrer aux jeûnes et aux prières, voilà ce qui doit paraître extraordinaire, et ce qui faisait faire aux gens oisifs beaucoup de conjectures. M. de Saint-Far lui-même s’en étonnait, et ne savait trop s’il devait louer ou blâmer cet excès de dévotion ; mais Adèle avait pris sur lui un tel empire, quoiqu’elle n’employât que la douceur pour le subjuguer, qu’il n’osait pas se permettre la moindre plainte, et ce n’était que par le témoignage du plus tendre amour, qu’il s’efforçait de la retenir auprès de lui.

Madame de Saint-Far emmenait toujours sa fille lorsqu’elle allait au couvent ; elle n’épargnait rien pour lui faire partager sa ferveur ; l’ame tendre d’Amélie se ployait avec facilité à toutes les impressions qu’on se plaisait à lui donner : elle dédaignait les plaisirs de son âge, pour travailler à mériter ceux qu’on lui vantait sans cesse ; sa mère se glorifiait de lui voir des sentimens si élevés ; et, quoiqu’elle n’eût pas d’autres enfans, elle eût consenti volontiers à faire une religieuse de sa fille.

C’est ainsi qu’Amélie fut élevée jusqu’à l’âge de neuf ans : elle passait, dans une cellule ou dans l’oratoire de sa mère, tous les momens dont elle pouvait disposer ; elle avait quelques maîtres que son père avait exigé qu’on lui donnât ; mais comme les arts agréables lui paraissaient inutiles pour gagner le ciel, elle ne s’en occupait que faiblement, et dans la seule vue de plaire à son père.

Madame de Saint-Far, sans égard pour sa santé, s’imposait les jeûnes les plus rigoureux, et passait des nuits entières à prier : son époux s’aperçut trop tard des conséquences fatales qu’avait eues son indulgence ; pour la première fois il osa parler en maître, il défendit les visites au couvent, et diminua autant qu’il était en son pouvoir les austérités qu’Adèle ne cessait de s’imposer. Soumise aux ordres de son époux, elle cessa d’aller adorer Dieu dans son temple, et s’en consola par l’espoir d’augmenter bientôt le nombre des esprits bienheureux. Adèle sentait approcher sa fin, et nul regret ne venait la troubler ; certaine d’avoir rempli tous ses devoirs, elle attendait, avec un calme qui approchait du desir, le moment où son ame s’éleverait vers les régions célestes.

Adèle, en fermant les yeux pour ne les rouvrir jamais, eut l’air de se livrer à un sommeil rafraîchissant ; le sourire errait sur ses lèvres, sa figure n’avait rien perdu de ses charmes ; elle semblait presser encore la main de son époux, qu’elle avait posée sur son cœur.

La douleur de M. de Saint-Far fut immodérée ; il avait conservé pour sa femme un attachement vif et sincère, et presque l’effervescence de son premier amour ; cette séparation cruelle le jeta dans le désespoir. La présence de sa fille parvenait seule à soulager sa peine, et souvent elle l’aigrissait encore par son extrême ressemblance avec l’objet dont il déplorait la perte.

Le temps, qui calme tout, finit par appaiser la douleur de M. de Saint-Far ; il fit rejaillir toute sa tendresse sur sa fille unique ; et l’éducation d’Amélie, qui jusqu’alors avait été très-négligée, devint le principal objet de ses soins. Amélie, malgré ses prières, ne retourna plus au couvent. La fin prématurée de sa mère faisait redouter à M. de Saint-Far l’influence que les religieuses avait déjà prise sur l’esprit de sa fille ; la piété lui semblait une chose nécessaire au bonheur, mais il en craignait l’excès.

L’extrême ferveur d’Amélie se ralentit peu à peu ; elle se convainquit de l’utilité des talens, et s’y livra avec une ardeur qui tenait à son caractère. Son père voyait avec transport ses progrès rapides, et s’enorgueillissait de son ouvrage. Il lui parlait souvent de sa mère ; il lui rappelait ses vertus, c’était l’engager à l’imiter ; mais pour lui ressembler en tout, Amélie n’avait qu’à suivre l’impulsion de son cœur.

M. de Saint-Far n’avait que quarante ans lorsqu’il perdit sa femme ; à cet âge, les passions des hommes sont encore dans toute leur vigueur ; il aurait pu facilement contracter un second hymen, et s’y promettre la même félicité ; mais craignant que le partage de sa tendresse ne devînt funeste à sa fille, il résolut de lui sacrifier son propre bonheur.

Lorsque le deuil de M. de Saint-Far fut terminé, le goût qu’il avait pour la dissipation se réveilla ; il reparut de nouveau dans les cercles les plus brillans ; et il vit avec plaisir qu’il ne tenait qu’à lui d’être aussi couru qu’il l’avait été dans sa jeunesse. Cependant son amour-propre en fut seul flatté ; la raison qui lui faisait redouter le mariage, lui faisait craindre également une liaison ; son Amélie était tout pour lui ; ses goûts, ses pensées, ses desirs, tout lui était subordonné ; en un mot, sa fille était son idole.

M. de Saint-Far s’applaudissait de ses bonnes résolutions, et trouvait une espèce de gloire à résister aux séductions dont il était environné. Il voyait chaque jour des femmes charmantes qui cherchaient à le captiver, sans être dupe de leur manège ; bientôt il se crut invincible, et se félicita sur un excès de froideur qu’il ne concevait pas lui-même. L’étonnement de M. de Saint-Far aurait cessé s’il avait réfléchi qu’après avoir eu les plus jolies femmes de Paris, et les avoir quittées pour la plus belle et la plus aimable d’entre elles, dont il avait été l’heureux époux pendant dix ans, il ne pouvait plus ressentir d’amour que pour une femme extraordinaire. Son mauvais génie la lui fit rencontrer au moment où il se croyait le plus sûr de lui-même, et son excessive sécurité assura sa défaite, en l’empêchant de fuir l’objet charmant qui devait le subjuguer à jamais.

Un soir, étant au spectacle, M. de Saint-Far remarqua une femme qui lui parut extrêmement jolie ; tous les regards étaient tournés vers la loge qu’elle occupait, et l’on semblait se demander quelle était cette étrangère. Non moins curieux que les autres, M. de Saint-Far fit tous ses efforts pour savoir son nom ; mais ils furent inutiles, personne ne la connaissait. Après avoir passé la soirée à la regarder, à la lorgner, à parler d’elle, il la vit enfin sortir ; il marcha sur ses pas, et donna l’ordre à l’un de ses gens de suivre la voiture de la belle inconnue, et de lui donner, le lendemain, sur son compte, tous les détails qu’il brûlait de savoir.

Le lendemain, à son réveil, M. de Saint-Far fit appeler le domestique qu’il avait chargé de l’importante mission. Il apprit que cette dame s’appelait Durancy ; qu’elle était depuis peu de temps à Paris, où elle était appelée par un procès qu’elle avait avec les héritiers de son mari. Ces détails ne satisfirent point M. de Saint-Far, car ils ne lui procuraient point les moyens de voir madame Durancy. Il fit de nouvelles recherches ; et apprit que non seulement elle ne recevait personne, mais qu’elle ne faisait que des visites du matin, qui toutes étaient relatives à son procès. Il se désespérait, et ne savait comment se faire présenter à la belle madame Durancy ; il la voyait quelquefois aux spectacles ; il ne cessait de la contempler ; il la suivait jusqu’à sa voiture, mais c’est tout ce qu’il osait faire.

Enfin il apprit un jour, par l’un de ses émissaires, que madame Durancy devait dîner chez le président P*** ; c’était un des amis de M. de Saint-Far : il y vole, s’y invite, et quelques momens après on annonce madame Durancy ; ce nom seul fait palpiter son cœur, et son trouble pense le trahir lorsqu’il s’aperçoit qu’à sa vue les joues de madame Durancy se colorent du plus vif incarnat.

Madame Durancy semblait n’être parée que de ses charmes ; une mise élégante et simple faisait paraître avec avantage tous les dons extérieurs que lui avait prodigués la nature. Elle avait vingt-six ans, elle était grande, élancée, sa gorge à peine voilée offrait aux regards avides les appas les plus séducteurs, ses bras d’une blancheur éblouissante semblaient formés par l’amour ; sa figure était charmante, son regard assuré souvent même dédaigneux. Mais lorsqu’elle voulait plaire, rien n’était si dangereux que ce regard, car ses yeux peignaient avec une expression, extraordinaire tout ce qu’elle voulait persuader. On ne s’étonnera pas qu’avec autant d’avantages madame Durancy eût fait une vive impression sur M. de Saint-Far, mais il n’était encore séduit que par les yeux, et chez un homme de son caractère un pareil sentiment n’est dangereux que lorsqu’il se trouve justifié par des charmes plus desirables encore.

Mad. Durancy semblait posséder tout ce qu’il fallait pour faire perdre entièrement la raison à M. de Saint-Far ; son esprit éminent réunissait les charmes de la saillie, la gaîté de l’innocence, le sérieux de la sagesse et l’abandon du sentiment. Quoiqu’il y eût beaucoup de monde chez le président, madame Durancy captiva presque exclusivement les hommages des hommes ; elle ne disait pas un mot qu’on n’eût voulu avoir dit soi-même, mais elle était trop supérieure et surtout le laissait trop paraître pour plaire généralement ; les hommes eux-mêmes la trouvaient au-dessus d’eux. L’orgueil ne pardonne pas un semblable triomphe ; et l’instant où l’on est forcé de se l’avouer est celui où l’on jure une haine éternelle. Il fallait l’égaler en esprit, pour l’apprécier et l’aimer ; tel était M. de Saint-Far : ce qui repoussait les autres fut pour lui un aimant irrésistible, il sentit qu’il ne pourrait plus vivre sans madame Durancy.

Quoiqu’on soit piqué de rencontrer sur son passage une personne qu’on ne peut égaler, cependant celui qui lui porte le plus d’envie est toujours le plus empressé à relever ce qu’on appelle un bon mot ; il semble que la louange soit dans ce cas une preuve de discernement : voilà pourquoi l’on en est si prodigue. Madame Durancy dont on n’avait cessé de vanter les saillies, et qui sentait qu’un mot perd infiniment de son prix, étant répété isolément, répondit à l’un de ses admirateurs qui paraissait dans l’enthousiasme : « Monsieur serait moins surpris s’il avait plus l’habitude de m’entendre». Ce mot, qui peignait l’excès de son amour-propre, circula de bouche en bouche. M. de Saint-Far fut le seul qui n’en fut pas choqué, il trouvait au contraire extrêmement piquant d’avouer ainsi, sans paraître s’en enorgueillir, une chose que tout le monde désavoue avec le desir d’éprouver de la contradiction.

M. de Saint-Far, pendant toute la soirée, avait fait assidument la cour à madame Durancy, qui paraissait en être flattée. Il lui demanda la permission de la reconduire, elle lui fut accordée après quelques légères objections. Vous savez, lui dit-il au moment de la quitter, qu’une faveur enhardit toujours à en demander une autre. Me sera-t-il permis, madame, de me présenter chez vous ? Madame Durancy répondit d’une manière évasive, mais polie ; les offres de services que lui avait faites M. de Saint-Far et les soins qu’il lui avaient prodigué lui faisaient desirer vivement de le revoir, son plan était fait. Certaine d’avoir su plaire, elle voulait affermir sa conquête, et la difficulté lui semblait avec raison un moyen de rendre plus forte l’envie que M. de Saint-Far avait d’être reçue chez elle.

Madame Durancy était bretonne, elle était bien née, mais elle avait reçu une éducation aussi mauvaise que bizarre ; sa mère, femme galante autant qu’impérieuse, n’avait jamais exigé d’elle qu’une seule vertu, la discrétion ; elle parlait devant sa fille de ses intrigues, et quelquefois même la faisait servir à ses projets, Souvent la jeune Alexandrine, c’est ainsi qu’on appelait madame Durancy, faisait à sa mère les lectures les plus libres, et se trouvait témoin des scènes les plus lubriques. Naturellement ardente et passionnée, son tempérament se développa avec une force prodigieuse. Confidente de sa mère, elle n’en devait craindre aucuns reproches ; celle-ci ne songea même pas à lui faire des représentations qui n’eussent été que ridicules dans sa bouche ; elle conseilla seulement à sa fille de jouir dans l’ombre du mystère, afin de ne pas nuire à son établissement.

Alexandrine sentit tout le prix de ce conseil ; elle n’avait que très-peu de fortune, et son ambition était sans bornes : elle voulait un époux riche et noble, le reste lui était indifférent. Elle avait appris depuis long-temps le secret de se dédommager des contraintes de l’hymen.

Depuis quatorze ans jusqu’à dix-huit, Alexandrine goûta sans réserve tous les plaisirs de l’amour ; naturellement fine et dissimulée, elle eut peu de peine à voiler sa conduite, d’autant plus que sa mère s’y prêtait avec une complaisance sans égale. Elle n’avait pas encore rencontré d’homme qui flattât son orgueil au point de le lui faire desirer pour époux ; elle s’étonnait que, belle, jeune et spirituelle, les hommes les plus distingués ne vinssent pas mettre leur fortune à ses pieds. Alexandrine résolut d’aller au-devant de ce qui n’arrivait pas assez vite au gré de ses desirs. M. Durancy venait quelquefois chez sa mère ; il était vieux, d’un physique presque repoussant, mais on le disait très-riche : en repassant cette considération dans son esprit elle s’étonna de n’avoir pas songé plus tôt à s’assurer cette conquête ; si ce n’était pas l’homme qu’elle desirait, c’était du moins celui qu’il lui fallait. Pénétrée de cette idée, elle combla d’attention le vieux M. Durancy ; elle étudia ses goûts, ou plutôt ses faiblesses, et les flatta avec une adresse dont elle seule était susceptible. M. Durancy, qui de sa vie n’avait été amoureux et qui n’était plus d’âge à l’être, fut d’abord surpris d’inspirer un sentiment si tendre à une jeune personne sur laquelle il n’aurait pas même osé lever les yeux ; à la surprise succéda la reconnaissance, et la reconnaissance fit naître l’amour, ou du moins un sentiment de prédilection auquel sa vanité fut bien aise de donner ce nom.

M. Durancy vint plus assidument que jamais chez la mère d’Alexandrine. Enfin, croyant découvrir dans celle-ci toutes les vertus qui pourraient adoucir les amertumes de la vieillesse, il se décida à demander sa main. Alexandrine avait prévenu sa mère ; elles se félicitèrent toutes deux de leurs succès ; on accepta l’offre de M. Durancy ; et les noces se célébrèrent peu de temps après, aux grands regrets des collatéraux qui se virent, par cette union, dépouillés d’un très-riche héritage.

Devenu madame Durancy, Alexandrine, sans lever le masque au public, cessa de se contraindre aux yeux de son époux ; au lieu de cette femme douce, ingénue, attentive, qui avait su captiver sa raison, M. Durancy ne trouva plus qu’une femme hautaine, aux volontés de laquelle tout devait ployer. Les anciens domestiques furent renvoyés, et remplacés par des créatures qui ne savaient que flatter et voler leurs maîtres ; le luxe le plus grand succéda à la modeste élégance ; on renouvela les équipages ; on eut table ouverte : enfin, au bout de quelques mois, la maison de monsieur Durancy eut entièrement changé de face, et ses dépenses excédèrent de beaucoup ses revenus. Il fit à sa femme des représentations dictées par la sagesse ; mais Alexandrine n’était pas de caractère à s’y conformer ; elle voulait briller, éclipser toutes les femmes, attirer tous les hommes ; son moyen était infaillible : donc son moyen était bon.

La présence de M. Durancy nuisait aux plaisirs de madame ; ses remontrances l’excédaient ; pour éviter ces inconvéniens, elle finit par cesser de le voir : il fut relégué dans son appartement, et confié aux soins d’un ancien valet de chambre qu’on avait eu la bonté de ne pas renvoyer avec les autres. Cependant, au milieu de ses plaisirs, une chose inquiétait madame Durancy ; il était stipulé dans son contrat de mariage que toute la fortune de M. Durancy lui reviendrait dans le cas où elle lui donnerait un héritier ; mais son douaire devait être très-peu de chose, s’il mourait sans enfant. Alexandrine avait aisément consenti à cette clause, parce qu’elle savait qu’il n’était pas nécessaire que cet enfant fût de son mari, et qu’elle se croyait très-propre à lui donner une nombreuse postérité. Cependant, quoiqu’elle n’épargnât rien pour parvenir à son but, Alexandrine, après plusieurs années de mariage, n’avait encore eu aucuns symptômes de grossesse.

La maison de madame Durancy était la plus délicieuse de la ville, tous les hommes lui adressaient leurs hommages, et pour être heureux il ne fallait qu’attendre son tour. Les femmes la détestaient ; mais certaines de rencontrer tous les plaisirs réunis chez elle, en la déchirant elles lui faisaient la cour. Alexandrine savait que l’on plaît d’abord par les charmes de sa personne, mais que ceux de l’esprit parviennent seuls à fixer. Pénétrée de cette vérité, elle profita de son heureuse mémoire pour ajouter de nouveaux trésors à ceux de sa brillante imagination. Elle avait une bibliothèque nombreuse et bien choisie, où elle allait puiser des ressources contre l’ennui, et de sûrs moyens d’enchaîner. Les lectures les plus graves ne l’effrayaient pas, elles lui apprenaient à connaître le cœur humain, à réprimer, du moins en apparence, les mouvemens du sien ; enfin, ce qui pour tout autre eût été peut-être un moyen de se corriger, ne faisait que développer ses vices ; l’amabilité qu’elle acquérait n’était que de nouvelles armes pour faire des malheureux.

Jusqu’alors Alexandrine avait inspiré de l’amour sans en ressentir ; l’amant qui semblait lui promettre le plus de plaisir, était celui auquel elle jetait le mouchoir ; mais toujours trompée dans son attente, la satiété venait bientôt rompre un lien qui n’était que l’ouvrage du caprice.

Toute sa philosophie vint échouer contre la jolie tournure d’un jeune officier qui venait de rejoindre la garnison. Il était rempli de grâces, d’esprit et de vivacité ; sa bravoure et le crédit de sa famille lui avaient fait obtenir, dans un âge encore très-tendre, le grade de colonel ; mais ses brillantes qualités, qui le faisaient adorer des femmes, étaient obscurcies par des vices qui leur avaient fait répandre bien des larmes. Il passait avec raison pour le plus roué de son régiment. Charles, c’était son nom, vit Alexandrine au bal ; il en avait beaucoup entendu parler comme d’une femme coquette et galante à l’excès ; on prétendait même qu’elle était dangereuse. Cette dernière circonstance fut la seule que Charles ne voulut pas croire ; il n’avait jusqu’alors connu de dangers que ceux qu’il avait fait courir ; il pensait qu’une femme qui se rend est toujours au pouvoir du maître auquel elle se donne, et que les hommes n’ont d’autres chances à courir que celle d’avoir plus ou moins de plaisir.

Charles, accoutumé à plaire lorsqu’il en avait le desir, ne fit, auprès de madame Durancy, que les frais nécessaires pour en être remarqué ; elle avait rencontré peu d’hommes dont l’extérieur fût aussi séduisant : le sort de Charles fut à l’instant fixé ; elle se promit de le mettre au nombre de ses conquêtes, et pendant tout le bal elle ne cessa de s’occuper du charmant colonel.

Peu de jours après, madame Durancy donna une fête superbe à laquelle elle ne manqua pas d’inviter Charles, qui, à sa grande surprise, ne s’était pas encore fait présenter chez elle ; son amour propre était vivement offensé de ce peu d’empressement ; elle se promit de s’en venger en employant tous ses moyens de plaire pour lui faire perdre la raison.

Le colonel fut surpris de rencontrer autant d’esprit et de charmes réunis dans une seule femme ; il vit clairement qu’il avait plu ; mais cette conquête était si facile, qu’il n’était pas pressé d’en profiter. Il avait résolu de posséder Alexandrine ; mais il la voulait posséder en maître, et non pas en amant. La rendre fidèle et constante était un triomphe bien fait pour enorgueillir ; mais la posséder un moment, ce n’était qu’ajouter à ses propres triomphes.

Alexandrine ne concevait pas qu’un homme aussi galant que le colonel refusât de lui rendre les armes ; elle n’avait rien négligé pour plaire, et pourtant elle n’avait reçu aucun des aveux qu’elle n’avait cessé de provoquer. Elle passa toute la nuit à s’occuper de la conduite singulière du jeune officier ; elle était piquée contre lui, elle était mécontente d’elle-même ; elle ne savait si elle devait l’attirer chez elle, ou l’en exclure. Enfin l’amour, ou plutôt les desirs qu’il lui inspirait, triomphèrent de sa vanité : elle résolut de voir Charles le plus tôt possible ; et, réfléchissant à tous les charmes qu’elle possédait, elle ne douta plus de parvenir à l’enflammer.

Le rusé colonel se laissa courtiser par Alexandrine avec un flegme dont il s’amusait intérieurement. Irrités par la résistance, les desirs de madame Durancy ne connurent plus de frein ; elle entendait dire chaque jour à son amant que la seule femme capable de lui plaire serait celle dont les vertus et la simplicité égaleraient l’esprit et les grâces. Alexandrine voulant être aimée, n’importe à quel prix, renonça, en apparence, à tous les goûts frivoles qui faisaient le fond de son caractère ; sa maison fut fermée à presque tous les hommes ; sa coquetterie disparut ; enfin, son changement subit fut un sujet d’étonnement pour la ville entière. Chaque réforme était payée par un éloge de Charles ; déjà même il commençait à parler d’amour. Alexandrine, enivrée du sien, ne songeait pas à regretter ses sacrifices ; elle eût voulu pouvoir en faire de plus grands encore ; un sourire de son amant, un mot passionné, étaient pour elle le comble du bonheur.

Le colonel parvint à l’asservir tellement à ses volontés, qu’elle n’osait plus faire une démarche sans son aveu. Sa vanité étant satisfaite, il ne songea plus qu’à ses plaisirs ; et la brûlante Alexandrine reçut enfin le prix de tant d’amour.

Le colonel possédait vraiment des qualités faites pour charmer la plus insensible ; et s’il avait rarement fixé, c’est que son caractère inconstant ne le lui avait jamais fait desirer. Tourner la tête à toutes les femmes, désunir les époux les plus fidèles, les amans les mieux assortis, avaient été jusqu’alors son but unique et son plus grand plaisir. Il savait feindre l’amour et s’en garantir : voilà ce qui le rendait si dangereux. Il n’était pas plus amoureux d’Alexandrine, qu’il ne l’avait été de ses autres conquêtes ; mais comme l’amour propre le dirigeait toujours, et qu’il ne pouvait avoir de plus grands triomphes que de fixer une femme aussi légère, il résolut de profiter de cette occasion pour connaître si la constance offrait vraiment quelques plaisirs.

Cette liaison dura pendant près de trois années, à la grande surprise de tous ceux qui avaient connu les deux amans. L’amour d’Alexandrine subsistait toujours avec la même violence, ce n’était plus cette femme altière et coquette, dont les nombreux caprices étaient toujours satisfaits ; elle était devenue tendre et modeste, son amant seul attirait ses regards. Madame Durancy avait fait des sacrifices de plus d’un genre au colonel ; une partie de la fortune de son époux était passée dans les mains de son amant ; elle aurait fini par être tout-à-fait victime de ses folies, si la mort de M. Durancy n’était venu mettre un terme à ses prodigalités.

Aussitôt après cet événement, les héritiers se présentent pour faire valoir leurs droits à la succession. Madame Durancy n’ayant pas eu d’enfans, n’avait que son douaire à réclamer : le peu d’égards qu’elle méritait personnellement, et surtout la mauvaise humeur qu’eurent les héritiers, en voyant qu’elle avait dissipé plus des trois quarts de la fortune qu’ils venaient recueillir, la firent traiter sans ménagemens. Le colonel lassé d’une constance de trois années, et n’étant plus retenu par l’intérêt, prétexta la nécessité indispensable d’aller rejoindre son régiment qui depuis six mois avait quitté la ville, et laissa Alexandrine doublement veuve, et doublement désespérée de perdre à la fois sa fortune et son amant.

Les héritiers de M. Durancy trouvèrent le moyen de disputer à sa veuve le douaire qui lui avait été promis ; ils voulurent en conséquence entrer en arrangement avec elle, et ne lui en donner qu’une partie. Madame Durancy, outrée d’un pareil procédé, ne voulut rien entendre, et préféra courir la chance d’un procès, ne doutant pas que ses grâces et son esprit ne lui rendissent ses juges favorables. Effectivement elle gagna sa cause ; mais les héritiers, de plus en plus acharnés contre elle, en appelèrent à Paris. Alexandrine croyant toujours sa présence nécessaire, se détermina à en faire le voyage ; elle vendit tout, et munie d’autant d’argent qu’elle avait pu s’en procurer, elle se mit en route pour la Capitale, déterminée à y jouer un grand rôle, dût-elle n’y briller qu’un moment.

Alexandrine arrivée à Paris, monta sa maison à peu près sur le même pied qu’en Bretagne ; ses moyens étaient bien éloignés de répondre à un pareil luxe ; mais elle comptait sur ses charmes pour le soutenir. Dès les premiers jours, le hasard offrit à sa vue M. de Saint-Far : non moins intéressée que lui à connaître la personne dont elle avait si exclusivement fixé l’attention, elle le fit suivre le même soir par l’un de ses gens, et apprit que la conquête qu’elle venait de faire était de nature à mériter tous ses soins. Depuis ce jour, Alexandrine évita de donner prise sur elle, et renonça au systême de coquetterie qu’elle s’était formé, jugeant que pour captiver un homme du caractère de M. de Saint-Far, il fallait commencer par lui faire prendre d’elle une haute opinion.

Voilà quelle était la femme qui venait d’enflammer M. de Saint-Far. Charmé de ses grâces, de sa décence, de cet air de fierté qui lui allait si bien, il crut n’avoir jamais rien rencontré de comparable à madame Durancy. Les sentimens qu’il éprouvait pour elle étaient si vifs, qu’ils semblaient faire partie de son existence. Quoiqu’il n’eût pas précisément obtenu la permission de se présenter chez elle, il ne put résister au desir d’y aller le lendemain ; il se fit annoncer, et n’essuya pas de refus. Alexandrine était à sa toilette dans le négligé le plus galant ; elle plaisanta M. de Saint-Far sur les manières dont il savait éviter aux femmes la peine d’un consentement. « Je suis bien aise, ajouta-t-elle en souriant, d’avoir hier résisté à vos instances, puisque je n’en éprouve aucune privation ».

M. de Saint-Far en prenant congé d’Alexandrine, sentit encore plus de regrets que la veille, et plus d’empressement à la revoir. En rentrant chez lui, il vit Amélie qui accourait l’embrasser ; il rougit, en pensant que depuis plusieurs jours il avait à peine passé quelques heures près de sa fille ; elle le lui reprocha en lui faisant mille caresses. M. de Saint-Far les lui rendit en soupirant, et d’un air si distrait, que la sensible Amélie craignant d’avoir offensé son père, se retira pour lui dérober ses larmes.

M. de Saint-Far, resté seul, réfléchit sur la force de ses nouveaux sentimens, et fut épouvanté de l’empire qu’ils avaient pris sur lui ; il avait fait vœu de ne pas se remarier pour se consacrer entièrement au bonheur de sa fille ; et déjà cette fille chérie avait été négligée, et pour qui ? pour une femme qu’il ne connaissait point, qui peut-être était indigne de son amour, qui peut-être en aimait un autre ! — À cette idée, il sentit tout son sang se glacer. Si Alexandrine en aimait un autre, il ne lui restait plus qu’à mourir. — Mais si au contraire elle était digne de la passion qu’elle lui avait inspirée, si elle y était sensible, pourquoi hésiter à devenir le plus fortuné des hommes ? Amélie ! que deviendrait-elle alors ? Soumise aux caprices d’une belle-mère ; dépouillée de sa fortune par des enfans qui viendraient peut-être lui ravir jusqu’à la tendresse de son père ! quel tableau ! — Non, s’écria M. de Saint-Far, dans un accès d’enthousiasme ; non, je ne serai pas assez barbare pour sacrifier mon Amélie à mes plaisirs ; et, dussé-je être à jamais malheureux, je jure, ô ma chère Adèle, poursuivit-il en fléchissant un genou devant un portrait de sa femme, je jure par ton ame céleste de ne jamais former d’autres liens !

Amélie, après avoir séché ses larmes accourait demander à son père le pardon de sa chimérique offense ; elle ouvre la porte, et le voit à genoux devant le portrait de sa mère. La surprise la rend immobile, son émotion redouble en l’entendant prononcer son serment ; et ne pouvant plus réprimer les divers sentimens qui l’agitent, elle court se jeter dans les bras de son père. M. de Saint-Far, interdit, mais glorieux de l’effort qu’il vient de faire sur lui-même, la presse sur son cœur, et lui demande mille pardons dont elle ne conçoit pas le sens. Amélie s’efforce de le calmer, il l’embrasse, il lui sourit, et le plaisir vient enfin chasser de son front les soucis qui l’assiégeaient quelques instans avant.

Quel que fût le triomphe passager de la tendresse paternelle, l’amour ne perdit pas ses droits. Deux jours après, M. de Saint-Far retourna chez Alexandrine, croyant avoir fait un effort héroïque en passant un jour sans la voir. Il en fut reçu avec un abandon si plein de charmes, qu’il oublia la nouveauté de leur liaison, et ne vit plus en elle que la femme qui devait le fixer pour le reste de sa vie. Madame Durancy lui parla de son procès, et le fit de manière à exciter l’intérêt le plus vif. M. de Saint-Far lui promit d’employer tout son crédit pour elle, et lui présagea un plein succès ; il n’avait jamais fait de promesses plus sincères, ni desiré avec autant d’ardeur de réussir dans ses démarches.

Ces démarches lui fournirent des prétextes pour aller journellement chez Alexandrine ; celle-ci le recevait comme un protecteur, comme un ami ; elle écoutait avec complaisance les aveux qu’il ne pouvait plus retenir ; il semblait même lui en échapper d’enchanteurs. M. de Saint-Far, hors de lui-même, voulait la presser dans ses bras ; mais un regard sévère d’Alexandrine, en arrêtant son transport, ne lui laissait que la honte de l’entreprise et la crainte d’avoir déplu.

C’est ainsi qu’Alexandrine se plaisait à exciter et réprimer tour à tour les transports de M. de Saint-Far ; souvent elle brûlait de les partager, non pas qu’elle eût conçu pour lui le moindre amour, mais ses sens parlaient vivement en sa faveur ; la voix de l’intérêt venait alors imposer silence à celle des passions. Madame Durancy sentait qu’une longue résistance était le seul moyen d’obtenir sur M. de Saint-Far l’empire absolu qu’elle desirait avoir ; son intention n’était pas de résister toujours, mais elle voulait lui persuader qu’elle ne cédait qu’au délire de l’amour.

Alexandrine redoutait si vivement les récits qui pouvaient parvenir de Bretagne à M. de Saint-Far, qu’elle voulait que sa conduite fût un démenti formel à toutes les noirceurs qu’on débiterait sur son compte, afin qu’il les regardât comme inventées à plaisir : effectivement le censeur le plus sévère n’aurait pu blâmer une seule de ses actions depuis qu’elle était à Paris ; elle ne recevait que M. de Saint-Far, elle ne sortait qu’avec lui ; quelquefois Amélie était en tiers. Madame Durancy n’épargnait rien pour captiver la confiance de cette aimable enfant ; mais Amélie se sentait pour elle une aversion qu’elle ne pouvait définir : souvent elle s’efforçait de la surmonter, afin de plaire à M. de Saint-Far, qui lui répétait sans cesse qu’elle devait aimer madame Durancy à l’égal de lui-même. Amélie se reprochait de ne pouvoir obéir à son père, et de répondre par tant d’indifférence à la vive tendresse que lui témoignait Alexandrine.

Un soir que M. de Saint-Far avait ramené madame Durancy chez elle après avoir fait une promenade charmante, et s’être enivré de plaisirs de la voir et de l’entendre, il causait familièrement avec elle sur un sopha, et puisait dans ses yeux un délire dont il pouvait à peine se rendre maître. Alexandrine avait ôté son schall et ses gants, et laissait voir, sans paraître y faire attention, les formes les plus desirables. M. de Saint-Far avait un bras passé autour de sa jolie taille, et pressait doucement sa main dans la sienne. Alexandrine pencha languissamment sa tête sur l’épaule de M. de Saint-Far ; celui-ci, sans penser encore à devenir téméraire, posa ses lèvres sur celles de sa maîtresse ; l’électricité ne produit pas de commotion plus vive ni plus forte que celle que causa ce dangereux baiser. M. de Saint-Far ne se connaît plus, ses mains dévorent à leur tour ce que ses yeux ont si long-temps dévoré ; la faible résistance qu’on lui oppose ; ne fait que l’irriter davantage ; il ne respecte plus rien, et tout ce qu’il découvre est fait pour aiguillonner les desirs. À peine Saint-Far peut-il admirer les attraits enchanteurs qui s’offrent à sa vue. Son délire est trop grand ; il ne caresse pas, il ravage. Alexandrine brûlante de desirs, se souvient à peine de l’importance du rôle qu’elle s’est imposé : accoutumée à provoquer le plaisir, à s’y livrer avec fureur, où trouverait-elle le courage de lui résister ? — Ses transports sont d’autant plus vifs, que depuis long-temps elle est sevrée de ces jouissances que l’habitude lui a rendu nécessaires ; elle repousse Saint-Far, et le serre dans ses bras ; elle évite ses baisers, et le moment d’après les appelle ; ce n’est plus du sang qui circule dans ses veines, c’est du feu ; ses sens, enfin, font taire sa raison ; elle veut jouir, n’importe à quel prix. Saint-Far non moins ardent, non moins empressé qu’elle, est prêt à consommer le sacrifice ! — Il entend du bruit dans la pièce voisine ; il s’arrête, en ouvre la porte, c’est Amélie ! —

La crainte d’être surpris par sa fille dans une situation aussi équivoque, et de détruire en un instant, par son mauvais exemple, l’innocence de celle que le ciel et la nature avaient mise sous sa protection, fit frémir M. de Saint-Far, et succéder le calme le plus complet à la fièvre de l’amour. La candeur d’Amélie était si parfaite qu’elle ne conçut aucun soupçon du désordre qu’on ne put lui cacher : son entrée subite n’avait rien que de fort naturel ; elle avait accompagné son père et madame Durancy dans la promenade, d’où elle avait rapporté des fleurs qu’elle s’était amusée à tresser dans une pièce voisine. Elle venait de finir une guirlande qu’elle apportait à son père ; et, comme la scène qui venait d’avoir lieu n’avait pas été préméditée, on n’avait pas pris le soin de mettre les verroux. Alexandrine, d’abord très-contrariée de ce contre-temps, finit par s’en consoler en pensant qu’il valait mieux pour elle que Saint-Far ne fût pas sitôt heureux.

Après s’être convaincu que sa fille n’avait aucune idée de ce qui s’était passé, M. de Saint-Far prit congé d’Alexandrine, se promettant bien d’être une autre fois plus circonspect, ou de prendre mieux ses précautions. Amélie avait treize ans, et sous beaucoup de rapports, elle était très-avancée pour son âge ; mais n’ayant jamais lu de romans, n’ayant jamais été entourée que de personnes sages et discrètes, elle était, sur tout ce qui concerne l’amour, dans une parfaite ignorance. Son père poussait le scrupule jusqu’à lui interdire toute espèce d’intimité avec les jeunes personnes de son âge. Une vieille gouvernante sévère, mais douce, était chargée de la veiller sans cesse ; et la fille de cette femme qui avait environ deux ans de plus qu’Amélie, et qui avait été la compagne de son enfance, la servait en qualité de femme de chambre. Cette jeune personne, pour laquelle Amélie avait conçu la plus tendre amitié, était la confidente de ses peines et de ses plaisirs : elles avaient toutes deux une égale candeur ; mais Élise, c’était son nom, commençait à trouver singulières des choses auxquelles Amélie ne faisait pas encore la moindre mention. Au nombre des choses qui la faisaient rêver, était la tendresse extrême que M. de Saint-Far montrait à madame Durancy, pour laquelle Élise sentait autant d’éloignement qu’Amélie.

Le lendemain de cette aventure M. de Saint-Far fut chez Alexandrine, se promettant de se dédommager avec usure des plaisirs dont il avait été privé la veille. Il la trouva sur ce même sopha où il avait été près de devenir le plus heureux des hommes ; il en tira un bon augure ; et s’asseyant auprès de sa maîtresse, au lieu de lui baiser la main, comme il le faisait toujours, il voulut cueillir un baiser sur ses lèvres. Alexandrine le repoussa doucement, mais avec froideur et dignité : « Saint-Far » lui dit-t-elle en levant ses beaux yeux qui semblaient encore tout humides de larmes, « après ce qui s’est passé hier entre nous, je ne sais quelle idée vous aurez conçue de moi ; mais je crains bien qu’elle ne me soit défavorable. Les hommes, en pareilles circonstances, ne savent jamais distinguer le délire du sentiment d’avec celui des passions. Une femme qui cède est toujours une femme qui se déshonore ; elle perd son plus grand charme, même aux yeux de celui qui la subjugue. Il a la faiblesse, l’injustice de croire qu’un autre aurait pu réussir comme lui, et cette fausse idée émousse et détruit souvent le prestige de l’amour. Quant à moi, je n’ai pas assez d’orgueil pour croire qu’il soit en ma puissance de résister sans cesse au penchant qui m’entraîne vers vous ; mais j’en ai trop pour supporter l’idée de mon déshonneur. Il faut donc, mon cher Saint-Far ; il faut, quoi qu’il m’en coûte… ne plus nous voir ». »

Ô ciel, s’écria M. de Saint-Far ! Alexandrine, pouvez-vous me tenir un pareil discours ? croyez-vous que je consente jamais à vous perdre, et que la terre puisse recéler un endroit assez obscur pour vous soustraire à mes yeux ? Non, mon amie, n’essayez pas de me livrer au désespoir, cet effort serait inhumain, et vous n’en remporteriez pas même l’affreux triomphe de vous dérober à mon amour ; et d’ailleurs que pouvez-vous craindre ? est-ce une passion comme la mienne qui doit vous alarmer ? Certaine d’être adorée, de l’être toujours, pourquoi refuseriez-vous de me rendre le plus heureux des hommes ? Ce pouvoir irrésistible qui nous attire l’un vers l’autre, qui nous fait éprouver les mêmes desirs, qui nous égare par les mêmes transports ; croyez-moi, ma chère Alexandrine, ce pouvoir est plus qu’humain. Vous chercheriez en vain à nous y soustraire ; et s’il est écrit que nous devons être heureux l’un par l’autre, à quoi bon y mettre obstacle ? pourquoi différer l’instant de notre bonheur ? »

« Saint-Far », reprit madame Durancy, « tous les hommes à votre place tiendraient le même langage ; ils ne peuvent aimer une femme sans desirer avec fureur la posséder tout entière ; son ame, son cœur, ses sentimens les plus tendres, ses pensées les plus secrètes, tout est à vous, tout est pour vous, et ce tout ne vous suffit pas ; c’est moins encore l’attrait du plaisir qui vous guide que la gloire du triomphe. Vous savez que, lorsque nous avons accordé ce que vous sollicitez avec tant d’ardeur, notre félicité, notre repos, jusqu’à notre existence sont en votre pouvoir, et ce n’est que cette domination sans borne qui peut contenter votre humeur altière ; mais non moins altière que vous, je ne puis supporter l’idée d’avoir un maître, et peut-être après avoir regretté la perte de ma liberté, de pleurer la fin de mon esclavage.

« Ô mon amie », reprit M. de Saint-Far, « vous ne pensez pas que je puisse jamais cesser de vous aimer. Où pourrais-je trouver une femme qui vous égalât ? Chaque jour je vous vois, et chaque jour je vous chéris davantage ; j’ai vu peu de femmes aussi belles que vous, je n’en ai jamais rencontrées que l’on pût vous comparer pour l’esprit et les grâces. Oui, mon Alexandrine, vous êtes la seule femme qui m’ayez inspiré ce sentiment ardent et délicieux ; cédez aux vœux de votre amant, cédez aux vœux de la nature, et je jure à vos pieds une constance éternelle… »

M. de Saint-Far, emporté par sa passion, dérobait de nouvelles faveurs. Alexandrine, qui se défiait d’elle-même, et qui ne jugeait pas encore le moment favorable pour se rendre, se défendait de bonne foi ; elle parvint enfin à se dégager des bras de son amant ; et, se levant avec un air de courroux : « Saint-Far », lui dit-elle, « tout-à-l’heure je voulais vous fuir, parce que je vous trouvais trop séduisant ; sans avoir altéré ma volonté, vous en avez changé le motif ; je ne saurais continuer de voir un homme que j’ai cessé d’estimer. »

« Pardonnez, Alexandrine, pardonnez à l’excès de mon égarement », s’écria M. de Saint-Far au désespoir ! « j’ai mérité votre colère, je sais qu’un homme délicat doit obtenir les faveurs et non pas les arracher ; punissez-moi, je supporterai tout, excepté votre absence. Alexandrine, n’irritez pas ma douleur par vos dédains ; oubliez ce qui vient de se passer, promettez-moi de ne pas me fuir, et je jure à vos genoux de ne plus rien entreprendre qui puisse vous déplaire. »

« Eh bien », répondit Alexandrine, de l’air le plus tendre, « je consens à tout pardonner, à tout oublier ; je sens qu’en m’arrachant à vous, je détruirais tout ce qui fait le charme de mon existence ; je n’aurai pas le cruel courage de nous rendre tous deux malheureux pour une crainte peut-être chimérique. Il est une autre manière d’éviter le mal que je redoute ; c’est entre vos mains que je remets le soin de ma gloire ; c’est vous qui me défendrez contre vous et contre moi-même ; vous avez pu sans crime chercher à m’obtenir lorsque je ne pensais qu’à vous combattre, mais vous ne pourriez, sans vous avilir, profiter de ma faiblesse, lorsque je me repose entièrement sur votre honneur ».

Que votre confiance est cruelle, ma douce amie ! où trouver la force de la mériter ? Il faudra donc m’interdire jusqu’aux libertés les plus innocentes ; car si je presse votre main, si je la porte à mes lèvres, je sens une vive chaleur qui s’empare de tout mon être ; mes desirs n’ont plus de bornes, et la crainte de vous déplaire peut seule en arrêter la fougue ; mais si plus téméraire j’ose respirer votre douce haleine, alors je ne me connais plus, et le ciel lui-même n’oserait me rendre responsable des excès que je pourrais commettre. N’importe, je suis trop glorieux de cette marque de confiance pour ne pas chercher à la mériter. Je vous promets, Alexandrine, de m’immoler à votre repos ».

Pourquoi le vice peut-il employer l’air et le langage de la vertu ? Quels sont donc les avantages de l’innocence ? d’être plus facilement séduite, et d’avoir moins de moyens de plaire. — Rien n’était plus propre à enflammer que le discours et la conduite d’Alexandrine, et le piége adroit qu’elle venait de tendre à M. de Saint-Far lui laissait la liberté de se rendre, et le droit d’en rejeter le blâme sur celui qui trahissait sa prétendue confiance.

Madame Durancy commençait à être embarrassée sur les moyens de soutenir le luxe qu’elle avait affiché. M. de Saint-Far, jugeant de sa fortune par l’état de sa maison, aurait cru l’offenser en lui offrant plus que son cœur, et l’orgueil d’Alexandrine ne lui avait pas permis, jusqu’alors, de le désabuser. La fin de son procès vint mettre un terme à ses anxiétés ; grâces aux soins de M. de Saint-Far, elle eut un entier succès ; il vint lui annoncer cet heureux événement avec plus de plaisir qu’il n’en aurait éprouvé, si l’affaire lui eût été personnelle. Alexandrine ne dissimula pas sa joie, et son amant profita de sa belle humeur pour prendre avec elle les plus douces familiarités ; mais la crainte de déplaire l’empêcha de profiter d’une circonstance aussi favorable ; il se souvint qu’Alexandrine avait promis de ne se défendre qu’à la dernière extrémité, et n’attribua son humeur facile qu’à l’excès de la confiance. Le véritable amour rend donc maladroits ceux qui sont le moins susceptibles de l’être ?

Le président P***, chez lequel M. de Saint-Far avait fait la connaissance d’Alexandrine, devait donner un très-beau bal, auquel ils étaient tous les deux invités. Le président ayant chargé M. de Saint-Far de faire agréer son invitation à mad. Durancy, il vola aussitôt chez elle, et s’acquitta de sa commission. Alexandrine ayant hésité quelques momens, lui dit qu’elle n’irait point au bal. M. de Saint-Far, surpris de ce refus, lui en demanda la raison ; après avoir rougi, balbutié, fait enfin toutes les petites minauderies nécessaires, elle lui dit que ce bal devant être très-brillant, elle ne pouvait pas y paraître sans diamans, et que des pertes qu’elle avait essuyées, ne lui permettant pas de se satisfaire sur cet objet, elle aimait mieux se priver de ce plaisir, que de s’exposer à faire une folie ou à mortifier son amour-propre. M. de Saint-Far trouva son excuse excellente, et lui dit que lui-même serait vivement blessé de voir une femme qui s’éclipsât ; après s’être assuré que c’était là sa seule objection, il la quitta, la laissant réfléchir sur la manière singulière dont il avait adopté son avis.

Quelques jours se passèrent sans qu’il fût question du bal. Alexandrine craignant d’avoir été devinée, se reprochait de n’avoir pas employé plus d’adresse : mais quelles furent sa surprise et sa joie, lorsque le jour où le bal devait avoir lieu, elle trouva sur sa toilette l’écrin le plus beau et le plus complet. Elle était encore à examiner ces bijoux précieux lorsque M. de Saint-Far entra ; il lui demanda en souriant s’il devait la venir prendre le soir ; quand on sait comme vous lever les obstacles, lui répondit-elle sur le même ton, on est bien sûr d’être obéi. Le soir même, madame Durancy parut chez le président avec tout l’éclat que sa vanité pouvait lui faire desirer : non seulement elle éclipsait, par sa parure, les femmes les mieux mises ; mais ce qui devait lui paraître un triomphe plus flatteur encore, elle les surpassait toutes pour la beauté. M. de Saint-Far jouissait intérieurement de l’enthousiasme que causait sa maîtresse ; il voyait sans jalousie les desirs qu’elle excitait ; lui-même il ne l’avait jamais trouvée si séduisante ; il n’avait jamais éprouvé tant de plaisir à la contempler que depuis qu’il la voyait embellie de ses dons.

Alexandrine, après avoir passé la soirée la plus délicieuse, se retira l’imagination exaltée par les louanges qu’on lui avait prodiguées. M. de Saint-Far l’accompagna, et lui tint pendant la route les discours les plus tendres ; il était trois heures du matin ; et sans autre intention que de la voir un moment de plus, il lui donna la main jusqu’à son appartement : il s’assit nonchalamment sur le sopha où il avait été si près d’être heureux. Alexandrine avait sonné sa femme de chambre, et s’amusait, en l’attendant, à détacher ses bijoux qu’elle examinait les uns après les autres. M. de Saint-Far s’applaudissait du plaisir qu’il causait à sa maîtresse, et se disait tout bas que ce plaisir était d’un heureux présage.

Sophie, étant arrivée, déshabilla sa maîtresse qui mettait une adroite lenteur à se dépouiller de ses vêtemens, afin de laisser à l’œil attentif de M. de Saint-Far le temps de parcourir les charmes qui, successivement et comme par hasard, s’offraient à sa vue. Après s’être débarrassée des fleurs qui ornaient sa tête, elle laissa retomber sur ses épaules de longs cheveux noirs et bouclés dont elle fut entièrement couverte. Sophie, en la déchaussant, découvrit la moitié d’une jambe faite au tour. Le corset fut ôté sans que leurs formes délicieuses qu’il recelait parussent en être altérées ; ensuite Alexandrine passa une robe de mousseline claire, plutôt faite pour dessiner les contours que pour les voiler, et cette robe était son unique vêtement. Sophie, n’ayant plus rien à faire, sortit, et madame Durancy alla s’asseoir auprès de M. de Saint-Far.

Il serait difficile de décrire les divers mouvemens qui l’avaient agité pendant cette scène muette ; il avait été vingt fois sur le point de se jeter aux pieds d’Alexandrine, il maudissait le témoin importun qui le forçait de réprimer ses transports ; et maintenant qu’il se trouvait seul avec elle, il semblait comme anéanti par le nombre et la force de ses sensations. Alexandrine, après l’avoir fixé quelques momens, lui prit la main et lui dit avec un air d’intérêt : « Il est bien tard, vous devez être fatigué ? » La pression de cette jolie main tira M. de Saint-Far de sa rêverie, il posa la sienne sur le genou d’Alexandrie et tressaillit en sentant sa douce chaleur qui pénétrait au travers de la légère mousseline.

Madame Durancy était à demi-couchée sur le sopha, et ses yeux languissans semblaient plutôt appeler le plaisir que le sommeil. M. de Saint-Far se pencha vers elle, la prit dans ses bras ; et, la tête placée sur le même coussin, il aspirait son haleine embaumée ; il restait immobile sur le sein palpitant d’Alexandrine ; il semblait craindre de troubler son bonheur en cherchant à l’accroître. Alexandrine voulut poser son pied sur le sopha ; son amant se dérangea pour lui faire place : en se rebaissant, leurs bouches se rencontrèrent et restèrent collées l’une à l’autre ; les battements précipités de leurs cœurs semblaient se répondre ; leurs bras s’enlacèrent, tant leurs corps frémirent : l’amour lui-même leva la simple bannière qui les séparait encore, et la nature acheva son ouvrage.

― Hé quoi ! s’écria madame Durancy après être revenue de son ivresse, est-ce donc là le prix de la confiance aveugle que j’avais placée dans votre honneur ? Me voilà coupable et … — Non, vous n’êtes pas coupable, interrompit M. de Saint-Far avec vivacité, et malgré les apparences je ne mérite aucuns reproches, car je n’ai pas même eu l’idée de manquer à ma parole : mon bonheur est complet, et je m’en étonne encore ; c’est l’ouvrage du hasard, ou plutôt c’est un miracle de l’amour. Mais de grâce ne troublez pas ma félicité par d’inutiles regrets : puisque vous êtes à moi, soyez-y toute entière.

Non, mon ami, répondit Alexandrine de l’air le plus tendre, je n’empoisonnerai pas mon plaisir par des regrets trop tardifs ou des reproches que j’aurais à peine le courage de vous faire. Je n’ai combattu que trop long-temps un penchant irrésistible : puisque, malgré mes efforts et votre délicatesse, l’amour à su triompher de nous, profitons des délices qu’il nous offre, et ne songeons plus qu’à nous en rendre dignes.

M. de Saint-Far, surpris et charmé du discours d’Alexandrine, l’en remercia par les plus vives caresses : Il trouvait, peut-être avec raison, que ce langage était plus naturel que celui que tiennent ordinairement les femmes en pareilles circonstances ; effectivement, pourquoi se plaindre d’avoir cédé lorsqu’on est prêt à céder encore ? Il faut ne pas se repentir ou n’être coupable qu’une fois.

Nos deux amans ne se séparèrent qu’après avoir scellé leurs sermens d’éternelle constance par de nouveaux plaisirs. Le jour vint les surprendre dans les bras l’un de l’autre. Alexandrine parut très-alarmée de l’atteinte qu’une pareille imprudence pouvait porter à sa réputation, et de la nécessité de mettre sa femme de chambre dans la confidence, afin de faire évader M. de Saint-Far.

Autant il est difficile d’obtenir la première faveur, autant les autres coûtent peu de peine. M. de Saint-Far continua à s’enivrer des plus doux plaisirs ; mais Alexandrine avait tant d’esprit, elle était si voluptueuse, que son amour, quoique satisfait, ne se ralentit point. Les fantaisies de madame Durancy étaient si multipliées, qu’un homme moins épris ou moins généreux que M. de Saint-Far se serait lassé de les satisfaire ; mais quoiqu’il vît avec une espèce d’inquiétude que tous les jours les desirs de sa maîtresse étaient d’un genre plus élevé, il ne pouvait se résoudre à lui rien refuser.

Amélie, qui partageait avec madame Durancy toute la tendresse de son père ; touchait au moment le plus intéressant de la vie ; elle allait avoir, quinze ans, elle avait toute la fraîcheur, toute la modestie de cet âge ; elle était d’une taille moyenne, mais si bien prise et si bien proportionnée, que l’œil le plus exercé n’eût pu lui trouver un défaut ; ses cheveux d’un blond cendré offraient le plus heureux contraste avec ses sourcils d’un noir d’ébène qui surmontaient de grands yeux bleus, plus tendres que languissans ; sa bouche petite et vermeille laissait voir, en s’entrouvrant, deux rangées de perles d’une blancheur éclatante ; sa peau était un doux mélange de lis et de roses ; la nature n’avait jamais broyé de si belles couleurs.

Amélie joignait à tant d’avantages de l’esprit, de la finesse et des talens ; elle aimait son père à l’idolâtrie, il était le centre de toutes ses affections ; elle n’avait jamais éprouvé une sensation agréable dont il ne fût l’objet, toutes ses pensées se rapportaient à lui, toutes ses actions étaient dirigées par le desir de lui plaire. Sans avoir pour madame Durancy une amitié bien vive, elle était du moins parvenue à vaincre l’aversion qu’elle lui avait inspirée d’abord. Amélie avait souvent soupiré en voyant l’attachement extrême que son père avait pour Alexandrine, non pas qu’une honteuse jalousie vint souiller une si belle ame, mais Amélie n’était heureuse que lorsqu’elle était avec son père, et elle n’y avait jamais été si peu que depuis qu’il avait formé cette liaison.

Amélie épanchait souvent ses chagrins dans le sein de sa fidèle Élise, et lui demandait pourquoi son père aimait tant une femme qui n’était pas la sienne. Élise, qui avait fait souvent cette réflexion, était enfin, après bien des recherches, parvenue à le savoir ; plus âgée, plus vive, et surtout plus curieuse que sa maîtresse, la jeune Élise, malgré la surveillance de sa mère, commençait à avoir beaucoup plus de science, que son air ingénu ne permettait de le supposer ; mais la crainte d’affliger Amélie, en lui apprenant quelle était la nature de sentimens de M. de Saint-Far pour Alexandrine, lui avait jusqu’alors fait garder le silence.

M. de Saint-Far avait depuis longtemps formé le projet de donner une fête magnifique le jour où sa fille aurait quinze ans. Il voulait faire connaître le trésor qu’il possédait, et donner à Amélie l’occasion de déployer toutes ses grâces et tous ses talens. Au jour marqué, l’on se rendit en foule chez M. de Saint-Far, bien déterminé à admirer sa fille, qu’elle fût ou non digne de l’être, et surtout à profiter des plaisirs qui devaient se trouver rassemblés, chez lui. Madame Durancy s’était chargée de l’ordonnance de cette fête ; c’est assez dire qu’on y voyait régner le luxe et la profusion.

On avait mis en évidence de très-beaux dessins de la main d’Amélie, et elle devait exécuter sur la harpe et sur le piano les morceaux les plus difficiles. Après un concert où la réunion des meilleurs artistes n’avait pu garantir de l’ennui, Amélie ouvrit le bal ; et la légèreté de ses pas, la grâce de tous ses mouvemens n’excitèrent pas moins de plaisir que la douce harmonie qui s’était échappée de ses doigts.

Un jeune homme de vingt-deux ans, grand, bien fait, d’une figure agréable et distinguée, ouvrit le bal avec Amélie ; il avait admiré ses dessins avec une attention minutieuse ; il l’avait entendu chanter avec transport, il la regardait avec délices ; pendant toute la soirée il n’avait pas perdu un des mouvemens d’Amélie, il ne voyait, il n’entendait qu’elle ; il parvint enfin à s’en faire remarquer : il s’en aperçut avec une joie extrême. Amélie, surprise d’être l’objet de tant d’attentions, jetait en rougissant des regards furtifs sur le bel inconnu ; elle rencontrait toujours les siens, et baissait aussitôt les yeux en rougissant encore davantage : quelle que fût sa timidité, le plaisir qu’elle éprouvait à voir ce jeune homme lui faisait malgré elle tourner sans cesse la tête de son côté : une fois même elle essaya de le fixer tandis qu’il avait les yeux attachés sur les siens ; un trouble inconnu, mais extrême, fut le résultat de cette témérité ; tous les feux dont brûlait déjà l’aimable Ernest vinrent embraser l’ame d’Amélie.

Confuse des sentimens qu’elle éprouvait, et croyant que tout le monde pouvait lire ce qui se passait dans son cœur, Amélie se réfugia vers une fenêtre, sous prétexte de respirer le frais. Ernest l’y suivit bientôt, et l’aborda avec ce trouble et cet égarement qu’on n’éprouve qu’auprès de ce qu’on aime avec transport. Il voulut lui parler, sa voix expira sur ses lèvres. Amélie lui adressa d’un air embarrassé, quelques paroles insignifiantes qu’Ernest trouva très-spirituelles. Encouragé par le bon exemple, il eut enfin la force de prononcer quelques mots sans suite qui firent tressaillir Amélie ; elle entendait sa voix pour la première fois. Revenu de ce trouble, la conversation s’anima, et devint aussi intéressante qu’elle peut l’être entre deux personnes qui ne se connaissent pas, mais qui desirent vivement de se connaître. Amélie apprit qu’Ernest était le fils d’un ancien ami de son père ; elle fut charmée de cette découverte, et trouva que cette liaison l’autorisait à le traiter d’une manière particulière.

La bienséance les obligea de se séparer ; ils se suivirent des yeux en s’éloignant l’un de l’autre. Amélie fut aussitôt entourée d’un groupe de jeunes gens qui venaient lui prodiguer des louanges méritées, chose bien rare dans le monde. Parmi les hommes qui environnaient Amélie, il y en avait un dont la mise élégante, la jolie figure, et surtout l’air suffisant, le faisaient distinguer des autres. Il fixait Amélie de manière à lui faire baisser les yeux, et lui tenait des propos si galans, qu’elle avait peine à les comprendre ; il laissait à peine aux autres le temps de placer un mot. Amélie, plus ennuyée qu’embarrassée, cherchait à se défaire de cet importun ; mais la chose n’était pas facile : elle aperçut enfin madame Durancy qui traversait le salon ; elle l’appela : le cercle s’ouvrit pour laisser passer Alexandrine, qui souriait avec complaisance à tous ceux qui l’entouraient. Elle ouvrait la bouche pour demander ce qu’on desirait d’elle, lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur le persécuteur d’Amélie ; une pâleur soudaine vint effacer les roses de son teint, et elle sembla prête à tomber sans connaissance. Madame se trouve mal, s’écria celui qui venait de lui causer une si vive impression ! la chaleur sans doute en est cause, il faut la faire sortir à l’instant. En disant ces mots, il l’avait retenue dans ses bras. Alexandrine le fixa de nouveau, et paraissait faire un effort sur elle-même pour cacher une partie de son émotion. Elle passa dans le jardin en continuant de s’appuyer sur lui. Amélie la suivit, et lui proposa d’aller appeler son père. Alexandrine, avec un mouvement de crainte qu’elle ne put retenir, la supplia de ne lui rien dire. Pourquoi l’inquiéter inutilement, ajouta-t-elle ? vous voyez que je suis mieux. Je vais me promener quelques momens ; vous, ma bonne amie, retournez au salon où votre présence est nécessaire. Amélie obéit, doublement heureuse de s’être débarrassée d’un homme qui l’ennuyait, et d’aller retrouver Ernest dont elle aurait déjà voulu ne plus se séparer.

Hé quoi ! madame, s’écria l’inconnu aussitôt après le départ d’Amélie, vous que j’ai vue si pleine de courage, bravant le monde et ses opinions ; vous dont j’ai tant admiré, dans maintes circonstances, la présence d’esprit et le sang-froid, vous vous troublez aujourd’hui à la vue d’un homme qui n’a rien d’effrayant, j’espère ; et vous risquez de vous compromettre pour n’avoir pas su réprimer un premier mouvement !

Colonel, reprit madame Durancy, sans répondre à vos railleries, je vous prierai seulement de vous ressouvenir qu’avec vous je n’ai jamais été moi ; maîtresse de mes mouvemens, de mes sensations, au-dessus de mon sexe avec tous les hommes, avec vous je n’ai jamais été qu’une femme ordinaire, c’est-à-dire aimant à l’excès, soumise jusqu’à la faiblesse, confiante jusqu’à la sottise ; et si tout ce qui me concerne est effacé de votre mémoire, j’ajouterai, colonel, que pour prix de tant d’amour, et je puis dire de tant de bienfaits, vous m’avez abandonnée sans ménagemens à l’instant où l’honneur et la délicatesse devaient le plus fortement vous attacher à moi.

Que de grands mots ! s’écria le colonel avec un sourire impertinent, et comme cet air de dignité vous sied bien ! Mais puisque nous sommes en train de nous rafraîchir la mémoire, souvenez-vous, ma belle Alexandrine, que cet amour ardent, dont vous avez brûlé pour moi, n’était qu’une preuve évidente de mon mérite, puisque je remplaçais auprès de vous une ville entière ; quant à vos prétendus bienfaits, je ne crois pas que quelques légers services puissent entrer en comparaison avec l’honneur de m’avoir fixé pendant trois ans ; et quant à mon dernier crime, qui sans doute est le plus grand, dites-moi franchement, dans le fond de votre ame, ne me sûtes-vous pas bon gré de vous avoir débarrassée, sous un prétexte honnête, d’un homme auquel vous ne teniez plus que par l’habitude ? Trois années de constance pour des êtres comme nous, accoutumés à répandre leur bénigne influence sur tout ce qui les environnait, c’était un vol fait à la société ; il était temps que je vous rendisse aux hommes que je faisais mourir de jalousie, et que j’allasse consoler les femmes qui, malgré mon indifférence, daignaient encore soupirer pour moi.

Ce ton léger me blesse sans me surprendre, répondit madame Durancy ; mais brisons là, colonel, une conversation également désagréable à tous deux ; nous nous aimions, l’indifférence est venue remplacer notre amour ; nous nous sommes trop bien appréciés pour devenir jamais amis : évitons donc avec soin les occasions de nous rencontrer, et promettez-moi de ne jamais reparaître chez M. de Saint-Far. — Non, ma charmante Alexandrine, je ne vous ferai pas une semblable promesse ; la maison de M. de Saint-Far est agréable, sa fille est charmante, sa maîtresse adorable ; je veux profiter de la première, séduire la seconde, et lui enlever la troisième ; voilà mon plan qui sera bientôt une réalité, car la seule personne qui pourrait en retarder l’exécution est en mon pouvoir. — Ô ciel ! quel comble d’infamie ! Comment ai-je pu aimer un pareil homme ? — Parce qu’un pareil homme est charmant quand il veut l’être ; et ne doutez pas, Alexandrine, que cette volonté ne lui revienne bientôt auprès de vous. Je vous ai trouvée délicieuse lorsque vous m’apparteniez ; mais aujourd’hui que vous êtes le bien d’un autre, et qu’une longue absence vous a rendu tout le piquant de la nouveauté, je sens que vous me feriez faire toutes les folies imaginables.

— Vos folies seraient inutiles, répondit madame Durancy d’un air dédaigneux, je veux bien vous en avertir, afin de vous les épargner ; mais sortons d’ici, je crains déjà que mon absence n’ait été remarquée. — Un seul mot, et je vous quitte : mais réfléchissez-y sérieusement ; je sens renaître tous mes desirs, n’importe à quel prix il faut qu’ils soient satisfaits ; si vous voulez y répondre de bonne grâce, je ne troublerais pas votre liaison avec M. de Saint-Far ; il ignorera même que je vous ai connue ; mais si j’éprouve la moindre résistance de votre part, aussitôt il apprendra qui vous êtes ; je puis vous perdre, et vous ne sauriez douter qu’en pareil cas je n’en aie la volonté. Demain matin je serai chez vous, d’ici là différez votre réponse.

En achevant ces mots, le colonel s’éloigna avec vivacité. Madame Durancy resta quelques instans comme pétrifiée de ce qu’elle venait d’entendre ; l’émotion dont elle avait été saisie à la vue de Charles était plutôt l’effet de l’amour que du ressentiment, et elle aurait volontiers repris ses chaînes s’il n’avait, dès le premier mot, blessé sa vanité. Mais l’ordre absolu de céder à ses desirs, et surtout celui de ne point s’opposer aux desseins qu’il paraissait avoir sur Amélie, la révoltaient ; mais que n’avait elle pas à redouter de sa résistance ! Le colonel pouvait aisément effectuer ses menaces, il n’hésiterait pas à le faire ; alors il fallait renoncer à M. de Saint-Far, et c’est ce qu’elle redoutait par dessus tout, non pas qu’elle eût pour lui beaucoup d’attachement, ses richesses seules faisaient son mérite à ses yeux. Mais ce mérite était d’autant plus grand, que chaque jour par sa coupable adresse elle envahissait une partie de cette fortune, qui lui faisait faire tant de bassesse. Lorsque madame Durancy fut tout-à-fait remise, elle rentra dans le salon où son premier soin fut de chercher le colonel ; elle le vit assis auprès d’Amélie, à laquelle il semblait parler avec feu. Ernest était de l’autre côté, et paraissait écouter impatiemment cette conversation ; effectivement le colonel était venu troubler le plus doux entretien pendant lequel Ernest et Amélie oubliaient la foule qui les entourait pour ne s’occuper que d’eux seuls.

Le venin de la jalousie s’empara du cœur d’Alexandrine ; elle ne douta pas qu’Amélie ne vît le colonel avec les yeux dont elle-même l’avait vu, et que son inexpérience ne rendît sa défaite certaine. L’orgueil s’unit à la jalousie pour réveiller un sentiment qu’avait éteint l’absence. Madame Durancy pensa que le seul moyen de détourner le colonel de ce nouveau caprice était de lui rendre ses bonnes grâces, et elle ne douta pas que toute rivalité cesserait au moment où elle voudrait prendre la peine de plaire.

Le reste de la soirée, Amélie fut obsédée par le colonel qu’elle aurait trouvé fort aimable, si quelqu’un avait pu lui paraître tel auprès d’Ernest. Mais ce dernier avait touché son cœur : pour la première fois il venait de s’ouvrir aux douces impressions de l’amour ; ce qu’elle éprouvait était délicieux, et elle s’y livrait avec d’autant plus d’abandon et de plaisir qu’elle en ignorait le danger.

On ne se sépara qu’au grand jour. Amélie se coucha remplie de pensées agréables et de desirs inconnus. Un doux sommeil vint rafraîchir ses membres délicats que la fatigue avait épuisés ; et des rêves enchanteurs lui représentèrent Ernest lui parlant d’amour.

Tout le monde ne dormait pas. M. de Saint-Far avait reconduit Alexandrine ; et, toujours amoureux comme le premier jour, il s’exprimait avec une éloquence qui ne pouvait manquer de la toucher. Alexandrine s’était mise au lit ; son heureux amant dévorait avec ivresse les charmes que lui soumettait l’amour ; il baisait tout ce qu’il voyait, puis il admirait de nouveau ce qu’il avait baisé ; ses mains inquiètes, avides de saisir, s’égaraient partout, et pressaient avec une voluptueuse fureur ce que ses yeux et sa bouche avaient parcouru ; il suçait avec délice les jolies fraises qui couronnaient son sein ; il semblait y puiser une nouvelle existence ; l’excès du desir vint mettre un terme à ces charmans préliminaires. Alexandrine en donna le signal par le baiser le plus expressif ; son amant, fier de lui voir demander grâce, s’empressa de la satisfaire, et l’on n’entendit plus que le bruit de leurs soupirs.

M. de Saint-Far s’arracha avec peine des bras de sa maîtresse pour aller prendre quelque repos que les fatigues de la nuit et celles de l’amour lui rendaient fort nécessaires : il donna à madame Durancy le baiser d’adieu, ferma ses rideaux, les rouvrit pour l’embrasser encore, et partit enfin après avoir juré sur sa bouche entrouverte de l’aimer jusqu’au dernier soupir.

Alexandrine avait à peine goûté quelques heures de sommeil, lorsqu’elle fut réveillée par un léger bruit que l’on faisait dans la chambre ; c’était le colonel qui, ponctuel à son rendez-vous, venait demander la réponse de madame Durancy, ou plutôt reprendre ses droits. Convenez, Alexandrine, s’écria-t-il d’un air cavalier en s’asseyant sur son lit, que je suis d’une complaisance incroyable ? Je sais que Saint-Far est venu goûter dans vos bras des plaisirs que je lui enviais, et je l’ai laissé tranquillement retourner chez lui : il est vrai que je ne craignais pas qu’il satisfît vos desirs au point de les éteindre ; de pareils miracles n’appartiennent qu’à moi ; et je trouvais, je l’avoue, un certain piquant à penser que tous ses efforts n’aboutiraient peut-être qu’à me faire recevoir de meilleure grâce.

Toujours avantageux, colonel ; et qui vous a dit que je consentirais à renouer avec vous ?

C’est moi, mon bel ange, et vous allez bientôt le confirmer.

Non pas, s’il vous plaît, j’estime M. de Saint-Far, il m’adore ; cette liaison me convient à tous égards, et je ne fais rien qui puisse la rompre.

Loin de la rompre, je prétends la resserrer, je serrai la chaîne qui vous attachera l’un à l’autre ; mais ne croyez pas que je souffre que vous lui soyiez fidèle ; vous me l’avez été, du moins vous me l’avez fait croire ; si cette gloire était partagée, elle cesserait d’en être une. Épargnez-vous donc de vaines simagrées : je ne viens pas ici en humble soupirant implorer des faveurs que l’on peut me refuser avec dédain ; je viens faire valoir mes droits, mais en maître généreux, qui payera par les plaisirs les plus vifs la soumission qu’il exige.

Charles avait prononcé ces mots d’un air tout à la fois impérieux et badin. Il faisait à madame Durancy mille agaceries dont elle avait peine à se défendre ; elle ne savait encore que résoudre ; le parti de la rigueur lui semblait très-dangereux, et son imagination lui retraçait avec force les plaisirs enchanteurs qu’elle avait goûtés dans les bras du colonel ; après de pareilles réminiscences il était bien difficile que la balance ne penchât pas en sa faveur.

Le colonel, bien différent de M. de Saint-Far, n’était pas de ces hommes délicats qui savourent jusqu’à la plus légère faveur ; il savait prendre toutes les formes, et dans l’occasion jurer le sentiment et la délicatesse de manière à en imposer à l’œil le plus exercé ; mais son caractère était un mélange de luxure et d’égoïsme, qui n’était tempéré que par la nécessité de cacher de pareils vices. L’ardeur de son tempérament en le portant à se livrer à de fréquentes débauches, lui avait en même temps donné la force d’y résister, et son physique était moins blasé que son imagination. Une jouissance ordinaire à ses yeux ne méritait plus ce nom, il lui fallait un objet nouveau ou bien des plaisirs bizarres. Dès que Charles sentait l’aiguillon du desir, il s’y serait livré s’il n’avait su par expérience que ces accessoires qu’il dédaignait par eux-mêmes servaient à rendre plus vive la crise du plaisir.

Charles, après avoir donné à madame Durancy quelques vigoureux baisers, se dépouilla de ses vêtemens, et dans un instant présenta à sa vue un modèle parfait de beautés masculines, que relevait encore quelque chose de plus qu’humain.

Les voiles furent inventés par la laideur et la difformité, s’écria gaîment le colonel en mettant Alexandrine dans un état pareil au sien ; et quand on a vos charmes, ma belle amie, on ne doit pas craindre la nudité ; j’aime à voir ces charmans contours que la nature a pris plaisir à former, et que le ciseau d’un Pigmalion essaierait vainement de surpasser.

Alexandrine sentant que la résistance serait inutile, se décida à se soumettre de bonne grâce ; elle répondit à ces agaceries avec une vivacité qui faisait assez voir qu’elles ne lui déplaisaient pas. Le colonel, après l’avoir baisée partout, se coucha sur le lit ; il enlaçait ses membres dans les siens, s’en détachait, la défiait au combat ; puis il prenait les postures les plus voluptueuses, qu’il s’amusait à voir représenter dans tous les sens par les glaces qui tapissaient l’alcôve. Alexandrine, s’écria le colonel avec une espèce de délire, tu ne m’as jamais paru si belle, tu ne m’as jamais inspiré de pareils desirs. Je ne sais par quelle bizarrerie l’idée que tu sors des bras de Saint-Far ajoute à tes charmes un nouveau piquant ; ton amant a échauffé la place que j’occupe : ce lit est encore humide de la rosée du plaisir ; qu’il soit témoin de nouveaux hommages. Viens, ma douce amie, viens confondre mon ame avec la tienne, et tu me diras après qui des deux t’a le mieux mérité.

Alexandrine volant toujours au-devant du plaisir, se précipite dans les bras du colonel ; et, mesurant le temps d’après l’ardeur de ses desirs, elle se hâte de l’identifier avec lui ; ses soupirs entrecoupés s’exhalent dans les airs ; elle s’agite avec volupté, elle prodigue à son amant tous ces noms emportés que l’amour inspire ; elle fait succéder l’indolence à la fureur, la vivacité à l’abattement. Le colonel expire enfin, et sa maîtresse qui jamais ne demande grâce le serre contre son sein avec une force nouvelle, en s’écriant : Ne me quitte pas encore !

En vérité, ma charmante amie, s’écrie le colonel dans un intervalle lucide, je ne te reconnais plus ! je t’ai vue plus tendre peut-être, mais jamais si emportée, si voluptueuse ; maintenant rien ne t’effraie, tu saisis tout avec une conception qui m’étonne, tu exécutes avec un art qui m’enchante, tu as même des idées neuves ; en un mot, tu as atteint un degré de perfection que je n’avais pas encore rencontré. Qui donc t’a si bien stylée ? serait-ce M. de Saint-Far ? Il s’en faut bien que ce soit lui, répondit Alexandrine, je me souviens à peine d’avoir été novice dans cet art charmant, et je crois que la nature m’en a plus appris que les meilleurs maîtres ; je n’étais ni moins habile ni moins ardente lorsque je t’ai connu ; mais alors je t’aimais avec une telle passion, que le plaisir de te voir et de te presser dans mes bras suffisait pour me rendre heureuse ; et je craignais, en rendant tes jouissances trop vives, de faire naître la satiété.

Je serais tenté, reprit le colonel, de rendre grâce à l’indifférence que maintenant tu ressens pour moi, car jamais indifférence n’a ressemblé davantage au plus ardent amour. Semblable au reste des hommes, tu confonds l’amour avec le desir, et pourtant rien n’est si différent ; le premier est aussi rare que le second est commun : l’amour pénètre rarement jusqu’au cœur, mais il est dans toutes les bouches ; c’est un prétexte honnête dont on se sert auprès des femmes pour excuser les tentations les plus impertinentes, et les femmes s’en servent à leur tour pour déguiser des desirs qu’elles auraient honte d’avouer, quoiqu’elles ne rougissent pas de les satisfaire. Je suis trop au-dessus des préjugés pour désavouer les miens ; tu viens de les exciter au plus haut degré. Lorsque je t’aimais davantage, Charles, je ne te desirais pas autant. — Je préfère ce sentiment d’aujourd’hui. — Il sera moins durable. — N’importe, il est plus vif, il est plus de mon goût. — Mais les desirs sont quelquefois insatiables. — Je veux l’essayer.

La lutte recommence, et madame Durancy force enfin le colonel d’avouer que cette manière d’aimer peut avoir des inconvéniens.

Le colonel, exténué de fatigue et ayant autant regagné dans l’esprit d’Alexandrine par ses valeureux exploits qu’elle venait de perdre dans le sien par son extrême condescendance, la quitte en lui promettant de revenir bientôt la voir, et de ne rien faire qui pût nuire à sa liaison avec monsieur de Saint-Far.

Amélie avait reposé avec le calme de l’innocence ; elle avait vu Ernest en songe, elle le voyait encore à son réveil ; son image était si bien gravée dans son cœur, qu’il ne sortait plus de sa pensée. Elle trouvait un plaisir extrême à se rappeler tout ce qu’il lui avait dit ; ses moindres paroles avaient du prix pour elle, aucune n’était sortie de sa mémoire. Elle ne savait quand elle reverrait Ernest, mais elle espérait le revoir bientôt, car elle ne doutait pas qu’il ne partageât son empressement : elle était encore livrée à ces douces rêveries, lorsqu’Élise entra dans sa chambre. As-tu vu Ernest, s’écrie la naïve Amélie ? dis-moi, l’as-tu trouvé bien joli ? — Quel est cet Ernest ? demanda la curieuse Élise ; je ne connais ni ce nom, ni celui qui le porte ! — Ah ! tu le connaîtras bientôt, répondit Amélie avec des yeux pleins de vivacité, c’est un jeune homme charmant qui était hier au bal ; j’ai dansé avec lui, j’ai causé avec lui, je n’ai vu que lui pendant toute la soirée, et je crois le voir encore maintenant qu’il est loin de moi ! — Il est donc bien beau, bien aimable cet Ernest ? — Ah ! ma chère Élise, j’essayerais vainement de te faire son portrait ; ce n’est pas précisément sa beauté qui m’a touchée, quoiqu’il fût assurément le cavalier le mieux fait du bal ; c’est son air, c’est son regard qui m’allaient au cœur ; j’ai d’abord éprouvé, en le voyant, un embarras si grand… Il a dû me trouver bien gauche ! mais aussi indulgent qu’aimable, loin de se moquer de mon embarras, il a feint de le partager, sans doute afin de m’en sauver la honte : j’ai été si reconnaissant de cet excès de délicatesse, que je me suis remise peu à peu ; et chaque instant, en dissipant mon trouble, semblait accroître le plaisir que j’éprouvais à la vue d’Ernest ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est que ma présence produisait sur lui le même effet ; il ne pouvait me quitter, il ne se lassait ni de me regarder, ni de m’entendre ; il me disait que jamais pareilles sensations ne l’avaient agité, qu’il m’aimait déjà comme sa sœur, et que bientôt il m’aimerait davantage ; moi je lui ai répondu qu’après mon père, c’était lui que j’aimais le mieux, et que je craignais bien, si cela continuait, de ne savoir plus auquel donner la préférence. Imagine-toi, ma chère Élise, que cela lui a fait tant de plaisir que j’ai cru qu’il allait en devenir fou. —

Mais, mademoiselle, vous ne savez donc pas que vous avez fait là des déclarations qu’une jeune personne ne doit jamais se permettre, et que M. votre père vous gronderait s’il en savait quelque chose ? — Que dis-tu donc là ? moi je ferais du mal en aimant Ernest ! Mon père est l’ami du sien : comment pourrait-il m’en vouloir de l’amitié que je ressens pour le fils de son ami, et quoi de plus naturel que de dire à Ernest ce qui lui faisait tant de plaisir, puisqu’il usait de la même franchise envers moi ? — Si votre Ernest était une fille, vous n’auriez rien fait que de fort naturel : mais ce que vous éprouvez pour lui est bien autre chose que de l’amitié ! — Eh ! qu’est-ce que c’est donc, ma chère Élise ? En quoi le titre d’homme peut-il influer sur le sentiment qu’il m’inspire ? — Ce sont là de ces secrets que je ne devrais peut-être pas vous révéler ; mais autant vaut-il que vous les appreniez de ma bouche que de celle d’Ernest ; sachez donc que ce que vous sentez c’est… c’est de l’amour ! Et quelle différence existe-t-il entre l’amour et l’amitié ? — Ah ! voilà précisément ce qu’il est plus facile de sentir que d’expliquer ; mais pour vous en citer un exemple, M. votre père a de l’amitié pour vous, et de l’amour pour madame Durancy. — Ah ! s’il en est ainsi, je lui pardonne de me quitter si souvent pour elle, s’écria vivement Amélie ; car je sens déjà qu’il doit être impossible de résister à la force d’un pareil sentiment ; mais me voilà entièrement rassurée. Comment voudrais-tu que mon père condamnât l’amour, puisque lui-même il s’y livre ?

Vous vous abusez, mademoiselle, j’en sais sur cet article beaucoup plus que je n’ose vous en dire ; mais je puis vous assurer que, bien que M. votre père soit amoureux et ne se contraigne point, il trouverait très-mauvais que vous l’imitassiez. — Va, chère Élise, tu ne connais pas mon père, il est trop juste pour défendre à sa fille ce qu’il se permet à lui-même, et trop bon pour vouloir troubler mon bonheur. —

Élise secoua la tête avec un air qui disait : Vous verrez, mais trop tard, que j’avais raison. Elle n’osa pas en dire davantage dans la crainte de fâcher Amélie, ou de se mettre dans la nécessité de lui faire des confidences qu’elle jugeait dangereuses. Le jour se passa sans rendre Ernest au vœu d’Amélie ; elle s’y attendait, et s’en consola en parlant sans cesse de lui à sa chère Élise, qui venait de lui devenir plus chère encore par cette confidence : le lendemain lui sembla plus long ; car, selon elle, les bienséances ne demandaient pas plus de vingt-quatre heures de délai ; mais lorsqu’elle vit se passer trois, quatre, cinq jours, sans qu’Ernest reparût, sa douleur devint insupportable : Eh quoi ! disait-elle à Élise, m’aurait-il trompée, ou le plaisir qu’il avait à me voir se serait-il sitôt effacé de sa mémoire ? —

Le colonel, dont Amélie avait oublié jusqu’aux importunités, vint dès le second jour rendre sa visite ; il fut très-bien accueilli par M. de Saint-Far, mais il le fut très-froidement de sa fille, quoiqu’il déployât pour lui plaire toutes les grâces de sa personne et de son esprit. Amélie entendit avec regret son père inviter le colonel à venir souvent chez lui, l’assurant qu’il mettrait au nombre des jours heureux ceux où il aurait le plaisir de l’avoir pour convive. Le colonel promit de montrer par son empressement combien de telles offres lui étaient agréables ; effectivement il devint bientôt l’hôte journalier de M. de Saint-Far.

Que faisait le pauvre Ernest pendant qu’Amélie déplorait son absence ? Il se désolait de son côté de ne pouvoir céder au desir de voler près d’elle ; mais plus il avait à cœur de se procurer la libre entrée de la maison de M. de Saint-Far, et plus il jugeait la discrétion nécessaire. Enfin, après avoir laissé s’écouler une semaine, la plus longue de sa vie, il jugea qu’il était temps d’aller présenter ses respects à M. de Saint-Far, et son amour à son aimable fille. La crainte de ne plus voir Ernest et les pleurs qu’elle versait en secret avaient terni les roses qui paraient les joues d’Amélie : on la croyait malade, elle n’osait dire le contraire. Mais son extrême pâleur fit place au plus vif incarnat, lorsqu’on annonça son bien-aimé ; elle n’eut pas la force de quitter son siége, elle craignait même de lever les yeux sur Ernest, non pas cette fois pour ne point rencontrer les siens, mais de peur de laisser paraître son trouble. Malheureusement pour Amélie, on était en petit comité, et plus malheureusement encore le colonel était près d’elle ; sa rougeur ne lui échappa pas, et l’instruisit en un moment de la cause de ses dédains ; il vit que le seul moyen de réussir auprès d’Amélie était de se défaire de ce dangereux rival, se promit d’employer contre lui l’arme du ridicule qu’il savait manier avec une adresse merveilleuse.

La conversation s’engagea. Ernest s’exprimait avec une aisance et une modestie qui défiaient les traits de la satire ; il rappela à M. de Saint-Far la liaison qui avait existé entre lui et son père. M. de Saint-Far, toujours bon, toujours aimant, serra affectueusement la main du jeune homme, et lui dit que, malgré la différence de leurs âges, il sentait qu’il aurait bientôt pour le fils une amitié non moins tendre que celle qu’il avait éprouvée pour le père. Amélie fut transportée de joie en entendant ces paroles qui lui semblaient du plus heureux augure pour son amour.

Ernest parlait peu, mais tout ce qu’il disait était marqué au coin de l’esprit et du jugement. Le colonel pensa que s’il l’obligeait à se déployer davantage, il paraîtrait sans doute sous un jour moins favorable, surtout s’il l’avait pour antagoniste ; il s’établit entre eux une petite guerre dans laquelle le colonel n’épargna rien pour terrasser ou du moins embarrasser son adversaire. Mais il ne réussit qu’à faire briller Ernest et à le faire dès le premier jour apprécier à sa juste valeur, chose que sa modestie, sans cette occasion, aurait rendue longue et difficile. M. de Saint-Far paraissait s’amuser beaucoup de cette lutte et s’intéresser vivement au jeune Ernest ; car il souriait chaque fois que celui-ci, par un mot heureux, échappait au piége que lui avait tendu le colonel. Madame Durancy n’était pas moins charmée de l’esprit d’Ernest ; et sans la crainte de piquer Charles, elle se serait déclarée ouvertement en faveur du premier ; la contrainte qu’elle était obligée de s’imposer ne fit qu’exciter son enthousiasme. Elle examina l’aimable Ernest avec une attention scrupuleuse, et fut surprise de trouver autant d’agrémens dans les détails que de noblesse dans l’ensemble ; elle se dit qu’un pareil homme devait faire passer de bien doux momens, et que sa jeunesse, qui le rendait un objet d’envie, devait lui faire trouver les tentations irrésistibles.

Alexandrine se regarda devant une glace, et sourit en pensant qu’avec autant de charmes on ne risquait pas de refus. Elle retourna s’asseoir auprès d’Ernest auquel elle fit pendant le reste de la soirée l’accueil le plus flatteur. Ernest connaissant le pouvoir qu’elle avait sur l’esprit de M. de Saint-Far, fut charmé de se voir dès le premier jour si avant dans ses bonnes grâces, et n’épargna rien pour soutenir la bonne opinion qu’elle paraissait avoir conçue de lui. Madame Durancy prit aisément le change, et s’imagina qu’Ernest briguait ses faveurs lorsqu’il ne cherchait que sa protection.

Amélie était mécontente, elle aurait desiré avec ardeur le retour d’Ernest ; et, loin de trouver dans cette visite le plaisir qu’elle y attendait, son mal semblait s’augmenter encore par une sensation pénible dont elle ignorait la cause, c’était la jalousie. Effectivement Ernest, malgré le desir qu’il éprouvait de s’occuper exclusivement d’Amélie, pouvait à peine lui adresser quelques mots insignifians. Le colonel s’était d’abord emparé de lui de manière à ne lui laisser aucune liberté, et lorsque las d’une lutte où il n’y avait rien à gagner pour lui, il avait enfin quitté la partie. Alexandrine s’était à son tour saisie du pauvre Ernest, et c’est alors qu’Amélie ne pouvant plus supporter l’excès de sa douleur, se promit de ne plus avoir d’amour, puisque cela faisait tant de mal.

Lorsqu’Ernest prit congé de monsieur de Saint-Far, il en reçut l’invitation la plus pressante de venir souvent le voir. Madame Durancy y joignit les choses les plus flatteuses, et lui dit qu’elle se promettait de disputer bientôt à M. de Saint-Far le plaisir de le recevoir. Amélie ne lui dit rien, mais ses yeux parlèrent pour elle, et l’on sait combien ce langage est expressif.

Le colonel devenait chaque jour plus assidu chez M. de Saint-Far qui, charmé de trouver en lui un convive toujours aimable, et d’une gaité que rien n’altérait, se félicitait de cette liaison. Jamais il ne lui était venu à l’esprit que cet homme qu’il recevait si bien, pût être son rival ou le séducteur de sa fille.

L’amour que Charles avait conçu pour Amélie s’irritait par la difficulté ; il avait vainement tout employé pour lui plaire, il ne se flattait plus d’y réussir tant qu’il aurait Ernest pour concurrent, car il ne doutait pas d’avoir en lui un rival, et un rival aimé ; il fallait, à quelque prix que ce fût, se débarrasser du dangereux Ernest ; mais celui-ci avait su gagner l’estime de M. de Saint-Far, captiver le cœur d’Amélie et exciter les desirs de madame Durancy ; il ne donnait aucune prise à la médisance, et l’on ne pouvait, sans danger, employer la calomnie auprès de gens si intéressés à connaître la vérité. Le colonel ne vit qu’un moyen de parvenir à son but ; ne pouvant réussir par adresse, il imagina que la force lui serait plus favorable ; il alla donc trouver madame Durancy à laquelle il déclara que les visites d’Ernest lui déplaisaient, et qu’il n’entendait plus le voir ni chez elle ni chez M. de Saint-Far. Rien n’est si facile, répondit Alexandrine avec un extrême sang froid : cessez d’y venir, et vous serez sûr de ne plus l’y voir. — Ce n’est pas ainsi que je l’entends, répondit le colonel d’un ton absolu ; vous savez que je n’ai pas l’habitude de céder la place ; c’est Ernest qui doit être exclu, la chose est en votre pouvoir, et vous entendez trop bien vos intérêts pour oser me résister. — Si vous m’avez vu céder une fois à la nécessité, n’en concluez point que vous pouvez toujours me parler en maître. Lorsque j’avais tout à craindre et vous rien à risquer, j’eusse fait preuve de folie et non de caractère en vous résistant ; mais aujourd’hui la partie est égale : si vous me perdez dans l’esprit du père, je vous éloigne à jamais de la fille ; et puisque c’est pour l’obtenir que vous voulez sacrifier Ernest, vous n’emploierez pas, pour y parvenir, un moyen qui vous ôterait tout espoir.

Le colonel plaisanta madame Durancy sur sa logique, et tâcha d’obtenir par ses caresses ce qu’il ne pouvait gagner par la crainte ; tous ses efforts furent inutiles. L’homme qu’on a aimé ne l’emporte jamais sur celui qui commence à plaire.

Ernest s’apercevait de l’envie que lui portait le colonel, il s’en affligeait sans s’en inquiéter beaucoup. La tendre et naïve Amélie lui parlait de son amour avec un abandon si doux, que le cœur le plus soupçonneux n’aurait pu concevoir la moindre alarme. Ernest, sans blesser les bienséances, était enfin parvenu à voir Amélie presque tous les jours ; il avait eu l’art, en multipliant ses visites, de se faire engager à les rendre plus fréquentes encore ; il n’était jamais seul avec Amélie, mais souvent ils n’avaient qu’Élise pour témoin. Élise, confidente de leurs amours, n’était ni d’âge ni de caractère à montrer de la sévérité. Devant elle, nos amans pouvaient, sans contrainte, parler du sentiment qui les occupait tout entiers, se donner les noms les plus tendres, se serrer la main, se donner un baiser, lorsqu’à dessein Élise détournait la tête. Que leur fallait-il de plus ? Amélie était trop innocente pour croire qu’il existât un plus grand bonheur. Ernest était trop amoureux pour en desirer davantage.

Quoiqu’Alexandrine eût refusé au colonel de lui sacrifier Ernest, elle voyait avec un dépit égal au sien l’amour qui régnait entre les deux jeunes gens ; elle s’était flattée de plaire à l’aimable Ernest, et elle voyait avec douleur que l’attachement qu’il avait pour Amélie le rendait insensible au reste des femmes. Alexandrine, toujours ardente, toujours desirant avec fureur, ne pouvait endurer ce phlegme avec lequel Ernest recevait ses nuances ; il avait l’air de ne pas les apercevoir ; ou, lorsqu’elles étaient tellement marquées qu’il ne pouvait avoir recours à la feinte, il la remerciait de la protection dont elle l’honorait et l’assurait de sa reconnaissance. Ce mépris coloré n’en imposait pas à madame Durancy ; souvent l’humeur qu’elle en concevait lui faisait croire que la haine avait pris dans son cœur la place de l’amour ; et, ne voulant pas laisser jouir Amélie d’un bien qu’elle ne pouvait lui enlever, elle se décida à avertir M. de Saint-Far de leur intelligence ; mais l’amour qu’elle ne pouvait dompter venait toujours adoucir sa colère, et l’espoir achevait d’en triompher. Alexandrine s’accusait de maladresse pour excuser la froideur d’Ernest, et elle épargnait sa rivale pour ne pas perdre son amant.

Le colonel ne savait plus quel parti prendre pour s’assurer la possession d’Amélie ; c’était la première femme qu’il eût desirée avec passion sans l’obtenir ; cette nouveauté le piquait, et lui semblait d’un mauvais augure. Eh quoi ! disait-il, c’est un enfant qui me résiste ! c’est un enfant qui me l’enlève ! Non, je ne puis soutenir un pareil outrage ; si j’échoue, ma réputation est perdue. À force de rêver, il lui vint à l’esprit qu’en séduisant Élise, tâche qui lui paraissait assez facile, il se procurerait près d’Amélie un appui très-zélé, et peut-être même les moyens de s’introduire dans son appartement, et d’obtenir par la ruse ce qu’il ne pouvait plus espérer du sentiment.

Plein de cette idée, il devint familier avec la jeune Élise, lui fit quelques agaceries auxquelles elle répondit sans se fâcher, et quelques cadeaux quelle reçut de fort bonne grâce ; femme qui accepte, prend l’engagement de ne rien refuser ; le colonel, pénétré de cette maxime, l’attendit plus qu’une occasion favorable pour se faire payer de ses dons.

Cette occasion arriva bientôt ; M. de Saint-Far fut invité par le président P*** à venir dîner à la campagne. Comme l’endroit qu’il habitait était assez éloigné de Paris, M. de Saint-Far partit de bonne heure, accompagné de sa fille et de madame Durancy ; les domestiques profitèrent de l’absence de leur maître pour aller courir ; et la mère d’Élise, qui se piquait d’une grande dévotion, s’en fut droit à l’église entendre les offices. Élise était restée presque seule à l’hôtel avec la recommandation très-positive de n’en point sortir. Elle n’avait garde, l’amour l’attendait là.

La jeune Élise n’avait pas besoin du motif qui attirait près d’elle le colonel pour exciter des desirs ; c’était une petite brune de dix-sept ans aussi fraîche que piquante ; son minois chiffonné plaisait au premier coup d’œil, et son air fripon attachait sur elle le regard ; elle était blanche et potelée ; sa gorge, un peu volumineuse, mais ferme et rondelette, offrait aux amateurs, selon l’occasion, de quoi éveiller le desir ou se reposer des fatigues de l’amour.

Le colonel, fort content de sa petite Élise, et desirant n’avoir, pour obtenir Amélie, que de pareils obstacles à vaincre, guetta le départ de la mère, et la vit sortir enveloppée dans une grande coiffe noire, un gros livre sous le bras. Dès qu’elle fut à une distance assez grande pour ne pas le voir, il se glissa dans l’hôtel, et monta légèrement jusqu’à la chambre de sa belle, qui peut-être l’attendait, mais qui feignit une surprise extrême en l’apercevant.

Hé quoi ! c’est vous, monsieur le colonel, lui dit Élise en rougissant ! Qui vous amène ici ?… — Toi exactement, Élise, le desir de te voir, de t’embrasser, de te dévorer ! — Ah ! mon dieu ! que faites-vous donc ? — Je prélude ; la jolie gorge ! ce joli cou, le dos d’une blancheur extrême !… — Ne vous gênez pas, monsieur. — Je profiterai de la permission. — Mais êtes-vous fou ? — Ah ! oui, je suis fou de toi ! Ne détourne donc pas la tête ; ta bouche est si fraîche ! laisse moi la baiser. — Vous m’étouffez ! — Je suis trop léger pour cela ; tu me mets en feu, donne-moi ta main. — Ciel ! je n’ai jamais vu un pareil homme ! — Je le crois bien, les hommes comme moi sont rares. — Mais, monsieur, finissez donc ! — Je cède à ton empressement ; viens dans mes bras, ma chère Élise ! viens, idole de mon cœur ! que je t’enivre de plaisir !… Mais d’où vient ce transport ? Pourquoi refuser une chose que tu demandes ? — Monsieur le colonel, vous feignez d’avoir pris le change ; mais je n’accorde pas des faveurs pour des railleries ; un pareil marché vous ferait rire à mes dépens. — Peste soit de la friponne ! et que faut-il donc pour obtenir les faveurs de mademoiselle ? — Cela ne s’accorde à personne ; ma mère me recommande mille fois le jour d’être sage, de fuir tous les hommes ; je l’ai promis, et je tiens ma parole ; aussi, à moins qu’on ne me viole… Ah ! mais dans ce cas-là je n’aurais rien à me reprocher. — S’il ne tient qu’à cela, je vais te violer… Ah ! les belles formes ! que tout cela est appétissant ! quel plaisir que de violer ainsi ! ne te défends donc pas si fort, tu me déranges ! — Ah ! monsieur, par grâce arrêtez ; vous me froissez, vous m’abîmez ! tenez, j’aime mieux vous laisser faire ! mais vous voyez bien que c’est malgré moi. —

Mademoiselle Élise, dit le colonel en se rajustant, il me semble que vous avez l’habitude de faire des accommodemens avec votre conscience, car je ne suis sûrement pas le premier qui vous ai violée ? — Vraiment, si j’avais eu quelque chose à perdre, je ne vous aurais pas laissé faire. — L’aveu est fort naïf ; et quel est donc celui qui vous a mis dans le cas de n’avoir plus rien à perdre ! — Un jeune homme charmant qui possédait un trésor égal au mien ; depuis long-temps je lui avais donné mon cœur, et j’avais reçu le sien ; il nous prit envie de faire un second échange, mais le résultat en fut bien différent, car j’ai toujours un cœur à donner, et je n’ai plus de rose à laisser prendre. — Je m’en suis aperçu. Ah, çà, ma belle enfant, il est juste que je te rende confidence pour confidence ! tu sauras donc que j’aime ta maîtresse à la folie, et que… — Et que c’est pour l’amour d’elle que vous m’avez violée ? — Non pas précisément, tu mérites bien qu’on en prenne la peine ; mais, outre le plaisir que j’étais sûr de trouver dans tes bras, j’étais bien aise de m’assurer de ta discrétion. — Vous pouvez compter, monsieur, que je ne dirai rien de ce qui s’est passé. — Ce n’est pas là mon inquiétude ; mais, je te prie, écoute-moi sans m’interrompre. Je t’ai déjà dit que j’aimais ta maîtresse, je la vois souvent, mais toujours devant témoins, et j’ai besoin de lui parler en secret ; il faut que par ton moyen je m’introduise dans la chambre d’Amélie, afin d’avoir avec elle une explication très-nécessaire à tous les deux ; j’aurais pu m’adresser à elle, et je ne doute pas que je n’eusse obtenu son aveu pour cette entrevue, mais j’ai craint d’effaroucher sa pudeur, et j’aime mieux user d’adresse, que de lui épargner la peine d’un consentement. — Je vois, monsieur, l’excès de votre délicatesse, et il ne sera pas dit qu’une soubrette aura cédé sur cet article à un officier ; cette vertu est assez nouvelle aux gens de votre sorte et de la mienne, pour que nous en donnions un grand exemple. Je vous dirai donc, pour mon dernier mot, que vous vous arrangerez avec mademoiselle comme vous l’entendrez, mais que je ne m’en mêlerai pas. — Élise me plaisante ! c’est charmant ! au surplus, je savais bien, ma chère, que ton attachement pour ta maîtresse te rendrait un peu récalcitrante. Je savais qu’on ne parviendrait jusqu’à elle qu’en te passant sur le corps, voilà pourquoi je n’ai rien ménagé ; mais maintenant que j’ai su me frayer un passage, rien ne doit plus, rien ne peut plus m’arrêter, et toi-même me servira de guide ; car, si tu me refusais, j’en sais long sur ton compte ; et, sans parler de mes hauts faits, l’histoire du jeune homme charmant suffirait, je pense, pour te mettre à la raison. — S’il vous convient, monsieur, de dire à mes maîtres que, ne dédaignant pas de vous abaisser jusqu’à moi, vous m’avez dit que j’étais jolie ; que vous avez joint à des louanges, des présens qui flattaient ma vanité ; qu’abusant de ma jeunesse et de mon inexpérience, vous m’avez ravi un trésor que j’ignorais posséder ! Il ne tient qu’à vous, monsieur : je ne vous démentirai pas ; mais je ne crains nullement que vous parliez d’un homme dont vous ne connaissez ni le nom ni l’état, car vous n’avez pas l’intention sans doute de m’appeler en témoignage. Allez, monsieur, je me rends trop de justice pour imaginer que je suis un sujet digne d’exercer votre médisance. — Quelle femme êtes-vous donc, Élise ? et que ce langage s’accorde peu avec votre condition ! — Je conçois votre étonnement, monsieur ; mais élevée près de mademoiselle, ayant en partie partagé son éducation, je n’ai conservé de soubrette que le tablier ; et je sens que si mademoiselle ne me traitait pas comme une amie, je ne pourrais pas supporter l’état humiliant où le ciel m’a placé.

Le colonel allait répliquer, lorsqu’on entendit la voix de la mère d’Élise : il fallut s’enfuir aussitôt ; le colonel prit un dernier baiser sur la bouche de la tremblante Élise, et sortit de l’hôtel aussi heureusement qu’il y était entré.

Le colonel qui n’avait jamais vu dans Élise qu’une fille fort simple et fort ingénue, fut très-surpris de la découverte qu’il venait de faire ; il en conclut qu’Élise lui serait beaucoup plus utile qu’il ne l’avait pensé d’abord, si elle lui était favorable ; mais que si Ernest l’avait prévenue, elle ferait naître pour lui de nouveaux obstacles.

Tandis que le colonel conspirait vainement contre l’innocence d’Amélie, l’Amour lui tendait des piéges bien plus dangereux encore, car elle ne s’en défiait pas. Amélie était partie pour la campagne avec cette espèce de langueur qui ne la quittait pas en l’absence d’Ernest. Elle soupirait en pensant qu’elle ne le verrait pas de la journée. Que les jours où je ne le vois pas sont longs, se disait-elle, et que les momens où je le vois sont courts !

Qu’on juge du plaisir d’Amélie, lorsqu’en arrivant à la campagne, le premier objet qu’elle aperçut fut Ernest qui avait quitté la voiture et qui accourait lui offrir la main ! Jamais plaisir imprévu ne fut mieux senti : les joues d’Amélie se colorèrent du plus vif incarnat, et la joie la plus pure éclata dans ses yeux. Alexandrine, attentive aux mouvemens d’Amélie, découvrait avec une fureur concentrée tout ce qui se passait dans son ame : elle lisait dans les regards d’Ernest l’amour le plus ardent, les plus impétueux desirs, et ces desirs et cet amour étaient pour une odieuse rivale ! — À peine Alexandrine pouvait-elle se contenir ; mais, forcée d’étouffer sa rage, elle jura que jamais Ernest ne connaîtrait le bonheur dans les bras d’Amélie.

Nos deux amans, charmés de se voir, étaient bien éloignés de penser que tant de gens conspiraient contre eux ; l’envie, étrangère à leurs cœurs, leur paraissait une chimère ; s’aimer, s’adorer était là leur unique étude : l’orage grondait autour d’eux sans pouvoir les en distraire.

À la campagne, la promenade est un des plus grands plaisirs ; le maître de la maison aime à montrer son jardin, son parc, jusqu’à son potager ; il ne vous épargne pas le moindre carré de terre ; et ses convives, soit dans le dessein de lui faire la cour en s’émerveillant sur tout ce qu’il a fait faire, soit dans l’espoir de s’égarer, ne refusent jamais de l’accompagner. Le président avait rassemblé chez lui une société nombreuse ; il proposa une promenade dans le parc, qui fut aussitôt acceptée. Tout le monde sortit ensemble ; peu à peu on se sépara, et bientôt on ne fut plus que deux à deux.

On devine aisément qu’Ernest s’était emparé du bras d’Amélie ; et, soit que les autres les aient quittés, soit qu’ils aient quitté les autres, ils se trouvèrent, sans trop savoir comment, tête à tête, dans un bosquet touffu, où un banc de gazon, qui n’était pas placé là pour rien, les invita à s’asseoir. L’air était embaumé par les arbustes qui formaient le berceau ; de belles grappes d’or se balançaient mollement agitées par un doux zéphir, et des oiseaux voltigeaient de branches en branches, chantaient le plaisir, et donnaient l’envie de mieux faire.

Quel plaisir j’éprouve ici, s’écrie la naïve Amélie, en serrant la main d’Ernest qu’elle tenait dans la sienne ! Pourquoi les hommes sont-ils assez fous pour habiter des villes ; on est bien loin d’éprouver les vives sensations que l’on éprouve à la campagne : une chaumière et vous, mon aimable ami, et je serais sûre d’être heureuse à jamais ! — Je sens, comme vous, lui répondit Ernest, une émotion délicieuse ; mais je crains, ma chère Amélie, que la campagne y contribue moins que votre présence ; car lorsque je vous vois à Paris, je me dis, ainsi qu’à présent, que mon bonheur est à son comble. — Le bonheur de vous voir est toujours le même ; il est trop grand pour que rien puisse l’accroître, mais ce que j’éprouve est encore autre chose : mon cœur bat avec une violence… Sentez plutôt, mon ami.

Ernest se laissa conduire la main sur un sein charmant qui n’avait jamais été touché ; cette main chérie le fit battre encore davantage. Amélie s’en aperçut et renouvela l’épreuve en appuyant plus fort la main d’Ernest, comme pour arrêter le battement de son cœur. Ernest éprouvait une agitation extrême, et craignait de ne plus pouvoir maîtriser ses desirs ; son respect pour Amélie égalait son amour, mais il avait vingt-deux ans, un cœur tendre, un tempérament de feu ; il était seul au fond d’un bois avec une femme qu’il adorait, et qui, loin de chercher à se défendre, irritait encore ses desirs par ses innocentes caresses. Ernest vit le péril, il en frémit ; l’amour lui fit envisager les plaisirs qui l’attendaient ; la première image s’affaiblit. Ernest ne vit plus que sa maîtresse, que sa beauté, que ses grâces ; il l’embrassa comme il l’avait déjà fait mille fois à la dérobée ; mais n’ayant pas la crainte d’être aperçu, sa bouche resta collée sur celle d’Amélie ; il la prit dans ses bras, et, après l’avoir serrée contre son cœur, il l’étendit sur ce banc de gazon ; il lui donna de nouveau le baiser le plus tendre et le plus savoureux, écarta le voile qui couvrait son sein, le baisa, répara le désordre, le rendit plus grand encore, et ne songea plus à le réparer. Amélie, tout entière à l’amour, ignorait ce qu’elle avait à craindre, et partageait, sans le savoir, tous les desirs de son amant.

Ernest, après avoir vainement lutté contre ses transports, cède enfin à leur impétuosité ; sa main s’égare et parcourt les charmes les plus ravissans, il n’ose encore provoquer les caresses qu’il prodigue. Amélie lui sourit ; ce sourire fait évanouir le reste de ses scrupules ; il se décide à tout braver… — Une femme, ou plutôt une furie, s’élance dans le berceau, saisit Amélie par le bras et la traîne à terre avec violence en l’accablant des plus sanglans reproches. Amélie éperdue, se connoissant à peine, demande en même temps sa grâce ; et quel est son crime ? Ernest, rempli de fureur à ce spectacle inattendu, arrache la tremblante Amélie des mains d’Alexandrine, et lui dit, avec des yeux étincelans de rage, qu’il connaît assez la cause de sa colère, et que ce n’est point l’amour de la vertu qui la fait agir. Épargnez Amélie, madame, ajouta-t-il ; je suis le seul coupable, et je rends grâce au ciel de ce qu’il ne m’a pas permis de détruire son innocence ; gardez-vous donc de l’instruire, par vos injustes reproches, de ce qu’elle ne doit apprendre que de l’amour.

Je consens, répondit madame Durancy, à taire les horreurs dont j’ai été témoin ; mais souvenez-vous que vous êtes l’un et l’autre à ma discrétion, et conduisez-vous en conséquence.

Ernest ne répondit que par un regard d’indignation, et tous trois quittèrent le bosquet en gardant un morne silence. Alexandrine, qui savait par expérience qu’on ne s’égare pas impunément avec sa maîtresse, avait suivi les deux amans, les avait vus entrer dans le berceau, et s’était cachée sous un épais feuillage, d’où elle avait entendu tout ce qui s’était passé. Le dépit qu’elle ressentait ne lui aurait pas permis d’attendre si long-temps pour se découvrir, sans le dessein qu’elle avait formé de les surprendre dans un moment critique, afin de les mettre dans sa dépendance et de forcer Ernest de se rendre à ses desirs, dans la crainte de perdre Amélie. Le reste de la journée se passa d’une manière assez triste ; Amélie n’osa plus se promener avec Ernest, et madame Durancy les veillait de si près, qu’elle ne put pas même lui demander pourquoi cette dernière s’était mise dans une si grande colère. Malgré cette contrainte, Amélie ne vit pas arriver sans regrets la fin du jour ; il fallut se séparer d’Ernest, et ce moment était toujours pénible pour son cœur.

De retour chez son père, Amélie fit à Élise le récit de ce qui s’était passé, et lui demanda si elle devinait ce qui avait excité la colère de madame Durancy ; Élise sourit et lui répondit qu’elle croyait le savoir, mais qu’elle n’osait pas le lui dire ; Amélie la pressa si vivement de s’expliquer, que ne pouvant plus se défendre, elle lui dit qu’Alexandrine avait de la jalousie. — Et de qui serait-elle jalouse ? demanda Amélie. — De vous. — Et pourquoi jalouse de moi ? — Parce qu’Ernest vous aime. — Mais puisqu’elle a de l’amour pour mon père, elle ne peut en avoir pour Ernest. — L’amour se passe comme il vient, sans trop savoir pourquoi ; et je suis bien sûre que maintenant elle en ressent pour Ernest, car je l’ai surprise le regardant et lui parlant de manière à n’en laisser aucun doute. — Et penses-tu qu’Ernest partage ses sentimens ? — Oh ! non vraiment, Ernest vous aime et n’aime que vous ; vous pouvez m’en croire.

Amélie se sentit soulagée par cette assurance. Mais l’idée que madame Durancy aimait Ernest lui laissa dans l’ame une tristesse extrême.

M. de Saint-Far, depuis quelque temps, semblait en proie aux plus vives douleurs ; son caractère aimable avait fait place à une humeur maussade qui ne le quittait presque plus ; la vue de sa fille semblait surtout l’affecter d’une manière pénible, et lorsqu’elle essayait à chasser de son front les nuages qui l’assiégeaient, au lieu de répondre à ses caresses, il l’arrosait de ses larmes et la suppliait de le laisser seul. Amélie se désespérait de ce fatal changement, et remarquait avec douleur que chaque jour la santé de son père devenait plus chancelante.

Le médecin de M. de Saint-Far lui ordonna d’aller passer quelques mois à la campagne. Il avait un château très-beau dans les environs de Paris ; et malgré la répugnance qu’il paraissait avoir pour l’habiter, les instances d’Alexandrine et d’Amélie l’y déterminèrent. Il fut décidé que sous quinze jours on partirait.

En attendant, madame Durancy recommanda à la mère d’Élise de veiller de très-près sur les actions d’Amélie, et surtout de prendre bien garde qu’elle ne se trouvât seule avec Ernest, lui faisant entendre qu’elle avait des motifs secrets pour lui faire cette recommandation. La vieille gouvernante l’assura qu’elle redoublerait de vigilance, et que ni M. Ernest ni d’autres n’entretiendraient Amélie hors de sa présence.

La contrainte irrite les esprits, et semble redoubler d’amour. Amélie qui, jusqu’alors, avait joui de beaucoup de liberté, n’avait jamais eu l’idée d’en mésuser ; la surveillance importune de sa gouvernante lui parut insupportable, et lui fit apprécier tous les charmes de l’indépendance qu’elle avait perdue. Il lui semblait que de voir Ernest devant Élise ne pouvait que blesser les bienséances, et elle n’avait jamais desiré qu’Élise les laissât seuls ; mais avoir sans cesse pour témoin une femme dont l’âge et les manières ne lui inspiraient que du respect et de la crainte, c’était une gêne à laquelle elle ne pouvait se soumettre, et elle se surprit pour la première fois avoir un vif desir de se soustraire à la contrainte qu’on lui imposait.

Amélie, aidée des conseils d’Élise, serait sûrement parvenue à tromper la surveillance de son argus, et aurait fait quelque étourderie, si, au moment où elle était résolue de tout entreprendre pour voir son amant en secret, on ne l’avait emmenée à la campagne. Madame Durancy se doutant que l’on méditait quelque ruse, avait à dessein hâté le jour du départ, et la pauvre Amélie eut la douleur amère de quitter Paris sans avoir pu faire d’adieux à son bien-aimé.

Le colonel qui, par son extrême enjouement, avait seul le talent de ranimer quelques étincelles de gaieté chez M. de Saint-Far, fut de la partie ; il vivait toujours avec madame Durancy sur le même pied : mais on se figure aisément qu’épris l’un et l’autre d’un objet qu’il desirait vainement posséder, cette liaison était fort languissante. Le colonel ne recherchait plus les faveurs d’Alexandrine que pour éteindre des desirs qu’Amélie avait fait naître, et madame Durancy ne recevait les caresses du colonel que parce que son tempérament les lui rendait nécessaires.

Alexandrine n’avait pas voulu qu’Ernest les accompagnât, parce qu’à la campagne il lui semblait impossible de l’empêcher de se trouver seul avec Amélie ; elle avait mieux aimé se priver de sa présence, que de leur fournir l’occasion de recommencer la scène du bosquet.

On passa quelques jours au château d’une manière assez maussade ; la santé de M. de Saint-Far, loin de s’améliorer, s’altérait de plus en plus, et sa tristesse s’augmentait visiblement. Amélie se désespérait de voir souffrir son père, et de ne plus voir Ernest. Alexandrine souffrait presque aussi vivement qu’elle de cette privation. Charles, seul, semblait avoir conservé son caractère aimable ; on apercevait même dans ses regards une joie qui semblait déplacée, et qu’il s’efforçait, mais en vain, de dissimuler ; cette joie provenait d’un plan qu’il avait conçu pour parvenir à posséder Amélie, et la réussite lui paraissait si sûre qu’il pouvait à peine contenir les transports que cette idée lui causait.

L’appartement de madame Durancy était situé à l’une des extrémités du château ; celui de Charles était à peu de distance du sien, Amélie occupait l’extrémité opposée, et M. de Saint-Far habitait une aile du côté de madame Durancy, qui n’avait en apparence aucune communication avec ce château. Il n’y avait dans l’appartement d’Amélie, qui était assez vaste, que la seule Élise qui couchait dans la première pièce. Le colonel s’était d’abord flatté qu’Élise consentirait à le faire parvenir jusqu’à sa maîtresse ; mais il n’avait pu s’y déterminer ni par ses carresses, ni par ses menaces ; la seule chose qu’il en avait obtenu à force de supplications, était la promesse d’être absolument passive dans tout ce qu’il entreprendrait. Content de cette promesse, le colonel résolut de faire servir Alexandrine à ses projets ; il trouvait que tenir Amélie de sa main, ce serait compléter sa jouissance.

Un soir, après être convenu avec Alexandrine qu’il irait la trouver à minuit, il se munit d’un pistolet, et se rendit dans son appartement à l’heure convenue ; tout le monde s’était retiré de bonne heure ; le colonel avait pris la précaution de faire un tour de jardin pour voir si tout était tranquille, et s’il apercevait encore quelque lumière ; le silence et l’obscurité régnaient partout, Alexandrine et lui étaient les seuls qui veillassent.

Lorsque Charles fut entré chez madame Durancy, il referma soigneusement la porte ; cette précaution n’avait rien que de fort naturel : ensuite il s’approcha d’elle ; et après lui avoir fait quelques caresses très-vives, il l’exhorta à se déshabiller. Alexandrine ne se le fit pas répéter ; et le colonel, tout en folâtrant, lui ôta jusqu’à son dernier vêtement.

Ma belle amie, s’écria le colonel après avoir mis Alexandrine dans l’état où il la desirait, la vue de tant de charmes me fait regretter l’injure que je vais leur faire ; mais vous qui connaissez si bien toutes les bizarreries de l’amour, vous excuserez sans doute une victime de ses caprices. Je vois l’étonnement où ce discours vous jette, je ne me plairai pas à le prolonger. Sachez donc que vous êtes destinée à jouer cette nuit un rôle très-inattendu et très-indigne de vous, celui de confidente. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que j’aime Amélie ; mais ce que vous ne pouvez concevoir, c’est l’impétuosité des desirs qu’elle m’inspire ; je volerais dans ses bras avec la certitude d’être écrasé par la foudre, pourvu qu’elle ne me frappe qu’après l’avoir possédée. Il faut que cette nuit même j’éteigne dans les plaisirs une partie du feu qui me dévore ; et c’est vous, belle Alexandrine, qui m’en fournirez les moyens. Vous avez une clef de l’appartement d’Amélie ; vous allez me conduire à l’instant près d’elle.

Ma surprise est si grande, colonel, qu’elle ne m’a pas permis de vous interrompre ; mais vous avez perdu l’esprit, car vous n’avez jamais pu croire que vous obtiendriez de moi une chose aussi ridicule.

J’ai si peu perdu l’esprit, reprit le colonel en posant froidement un pistolet sur la table, que j’ai prévu toutes vos objections ; et vous verrez que je me suis pourvu de ce qu’il fallait pour y répondre. Cependant je me verrais avec peine forcé d’user de violence, et j’aime mieux vous convaincre par de bonnes raisons que, nos intérêts étant communs, vous gagnerez à me servir. Si j’aime Amélie avec idolâtrie, vous aimez Ernest avec fureur ; elle seule vous prive de votre amant : mettez donc Amélie en ma puissance, et je vous garantis de mettre Ernest à vos pieds.

Vos menaces sont trop frappantes pour produire l’effet que vous en attendez ; et, loin de m’émouvoir, elles me font pitié ! Avez vous cru m’en imposer avec ce pistolet, et ne sais-je pas bien que mes jours sont en sûreté quand les vôtres m’en répondent ?

D’un mot je vais détruire votre sécurité ; vous savez qu’afin de passer avec vous une nuit plus tranquille, après avoir fait mes adieux à M. de Saint-Far, j’ai feint de partir pour Paris ; ma chaise m’attend au bout du parc ; et s’il arrivait cette nuit quelque accident au château, assurément personne ne songerait à m’en rendre responsable. Votre vie est donc entre mes mains sans aucun risque pour la mienne ; et, malgré l’horreur que j’éprouve à la seule idée d’attenter à vos jours, j’ai été trop loin pour m’arrêter maintenant.

Une louve vous a donc porté dans son flanc, vous a donc nourri de son lait, s’écria madame Durancy avec l’accent de la rage : je vous connaissais tous les défauts, tous les vices, vous m’en avez donné des preuves ; mais j’aurais rougi de voir un assassin !…

Puisque les raisonnemens vous mettent en fureur, la force vous appaisera : obéissez, Alexandrine, venez m’ouvrir l’appartement d’Amélie, vous me faites perdre des instans trop précieux.

Souffrez au moins que je m’habille ; non, c’est dans cet état que vous me conduirez ; il le faut, pour que vous partagiez la crainte que j’ai d’être découvert.

Alexandrine, les yeux étincelant de fureur, précéda le colonel d’un pas chancelant ; vingt fois elle s’arrêta et le conjura d’un air qu’elle s’efforçait de rendre suppliant, de la laisser retourner chez elle. Mais le colonel, trop exaspéré pour se laisser émouvoir, se contentait de lui faire signe de poursuivre son chemin. Ils arrivèrent enfin à l’appartement d’Amélie. Alexandrine ouvrit la porte d’une main tremblante, et voulait se retirer : Entrez, lui dit le colonel ; il faut que vous me conduisiez jusqu’à son lit, après quoi je vous ramenerai chez vous.

Alexandrine ouvrait toutes les portes avec les précautions que sa situation exigeait. Amélie dormait profondément et n’entendit rien. Le colonel, après l’avoir admirée quelques instans, fit signe à madame Durancy de sortir ; ils laissèrent les portes ouvertes, et furent bientôt rendus dans l’appartement d’Alexandrine. Le colonel s’empara de tous ses vêtemens ; et, après lui avoir recommandé d’une manière ironique l’oubli des injures, il l’enferma à double tour.

Charles regagna d’un pas léger la chambre d’Amélie ; il mit doucement les verroux, ouvrit une fenêtre qui donnait sur le parc, y attacha une corde, souffla sa bougie, et se précipita sur le lit de sa victime. Charles, qui avait remarqué combien Amélie dormait tranquillement, voulut jouir quelques instans encore de son sommeil ; il réprima ses transports et modéra ses caresses. Il respira son haleine embaumée ; ce souffle si pur sembla régénérer son ame. Cet homme, qui le moment d’avant, menaçait les jours d’une femme, fut, par un miracle de l’amour, métamorphosé en amant délicat et tendre. Charles, qui n’avait jamais su apprécier ces faveurs délicieuses qui sont le principal ou l’accessoire du plaisir, selon celui qui les reçoit, pour la première fois, les savourait avec délices. La peau satinée d’Amélie, ses chairs fermes, sa gorge arrondie, offraient à la main connaisseuse des trésors inépuisables. Quelles que fussent les précautions du colonel, le sommeil d’Amélie fut bientôt troublé par ses caresses : elle jeta un cri perçant en se sentant entre les bras de quelqu’un qui la serrait avec force. Le colonel, afin de l’empêcher de crier, lui ferma la bouche avec la sienne. Ernest était le seul qui jusqu’alors eût approché ses lèvres de celles d’Amélie. Ce mouvement lui fit croire que c’était son amant ; et, presque rassurée par cette erreur, elle demanda en adoucissant sa voix : « Ernest, est-ce toi ? — » Oui, lui répondit très bas le colonel, c’est ton amant qui, désespéré de ton absence, vient chercher dans tes bras le remède à tous ses maux. — Mon cher Ernest, qui a pu t’introduire ici ? conçois-tu bien le danger auquel tu t’exposes, et ne redoutes-tu pas les fureurs de madame Durancy ? — J’ai tout prévu, mon Amélie, sois tranquille, ne songeons qu’au bonheur de nous revoir, et consacrons à l’amour ces précieux instans.

Laissons le colonel profiter, bien ou mal, de l’erreur de la trop crédule Amélie, et retournons à madame Durancy, que la rage a pour quelques instans privée de toutes ses facultés. Alexandrine haïssait Amélie et l’aurait livrée elle-même entre les bras d’un homme qui n’eût pas été son amant ; mais le colonel qu’elle avait si long-temps, si ardemment aimé, que peut-être elle aimait encore, le colonel prodiguant à sa rivale des caresses qui lui appartenaient, s’enivrant de plaisirs qui lui étaient si chers, cette idée était déchirante et révoltait tous ses sens. Lorsqu’elle fut revenue de l’état de stupeur où l’étonnement et la rage l’avaient mise, elle songea aux moyens de faire manquer l’entreprise du colonel. Il avait cru s’enfermer ; mais il ignorait qu’il existait une porte secrète qui communiquait à l’appartement de M. de Saint-Far ; le premier mouvement d’Alexandrine fut de courir l’avertir de ce qui se passait ; sa nudité l’arrêta. Comment se présenter à M. de Saint-Far dans un pareil état ? que lui dire ? que faire ? Alexandrine, désespérée, se jette sur son lit, en poussant de profonds mugissemens. — En étendant les bras, elle sent un morceau de mousseline, c’est une robe du matin, heureusement échappée aux recherches du colonel ; malgré l’obscurité, elle s’en affuble ; et, prenant la muraille pour guide, elle arrive à la porte secrète, enfile un long corridor et se trouve enfin dans la chambre à coucher de M. de Saint-Far. Le bruit l’avait réveillé. Surpris d’entendre Alexandrine venir chez lui à une pareille heure, il se lève pour aller au-devant d’elle ; mais sa surprise redouble en la voyant pâle, échevelée, les yeux hagards, et s’écriant avec l’accent de la terreur et du désespoir : Un assassin ! un monstre ! Amélie ! Courez chez Amélie !

Que voulez-vous dire, lui demande M. de Saint-Far, avec la plus cruelle anxiété ? Expliquez-vous : où est ma fille ? — Elle est chez elle, courez-y. — M. de Saint-Far, sans en demander davantage, volait au secours de sa fille, lorsque madame Durancy l’arrêta en lui disant qu’on était venu l’enfermer chez elle, et qu’il ne pourrait traverser son appartement. Voilà une clef qui ouvrira toutes les portes, répond M. de Saint-Far, et une épée qui vengera ma fille.

M. de Saint-Far traverse tous les appartemens avec la rapidité de l’éclair. Alexandrine le suit, tremblante, éperdue, et craignant pour les jours du colonel qu’elle aurait voulu trancher elle-même un moment auparavant. Ils arrivent à la porte d’Amélie, ils écoutent ; le plus profond silence règne autour d’eux. M. de Saint-Far veut faire usage de sa clef, la serrure cède ; mais les verroux résistent. Il demande du secours à grands cris, ses gens trop éloignés ne peuvent l’entendre ; il appelle Élise : celle-ci qui s’intéresse au colonel, au lieu de répondre, court à la chambre d’Amélie l’avertir du danger qui la menace ; Charles, qui se croyait assuré d’une nuit tranquille, au lieu de précipiter le moment décisif, s’était livré au doux plaisir d’entendre des aveux charmans, qui, quoique adressés à son rival, le transportaient par leur naïveté et leur tendresse ; il n’avait fait à Amélie que de ces simples caresses qu’Ernest lui avait prodiguées mille fois ; mais, profitant de son erreur, il allait s’initier aux plus doux mystères de l’amour, lorsque l’officieuse Élise vint l’avertir que M. de Saint-Far enfonçait la porte. Amélie, à moitié morte de frayeur, l’engage de se sauver, et ne sait comment il pourra s’y prendre. Le colonel, sans lui répondre, la quitte, et vole à la fenêtre où la corde est attachée ; il la saisit, il se glisse ; à peine est-il en bas, que la porte cède aux efforts redoublés de M. de Saint-Far ; il jette en passant un regard sur Élise qui semble profondément endormie ; il court au lit de sa fille, elle dort ! Pendant qu’il demande à madame Durancy, qui a pu faire naître des alarmes en apparence si peu fondées, Élise se lève doucement et va détacher la corde qui pendait à ses croisées. La corde tombe dans des broussailles sans causer le moindre bruit, et avec elle se perd le seul indice qui pouvait constater un attentat.

Alexandrine, confondue de trouver tout si tranquille, ne doute plus qu’Amélie ne soit d’intelligence avec le colonel. Cette pensée ranime toute sa colère. Elle est prête à nommer le coupable ; mais elle ne peut fournir les preuves de ce qu’elle avance sans risquer de se compromettre ; cette pensée l’arrête. Elle garde le silence. M. de Saint-Far redouble ses questions ; l’embarras d’Alexandrine augmente. Que voulez-vous, dit-elle enfin, que je vous réponde ? Un fait incontestable, c’est qu’on est venu fermer ma porte en dehors ; quelques instans après j’ai cru entendre des cris qui partaient de l’appartement d’Amélie : je vois que je me suis trompée ; mais ma surprise n’en est pas moins extrême. Pourquoi m’enfermer chez moi ? Quel est l’insolent qui a osé se le permettre ? — Mon étonnement est égal au vôtre, répondit M. de Saint-Far : assurément ce n’est pas l’un de mes gens qui aurait eu pareille effronterie ; mais ce que je ne puis concevoir, c’est le but qu’on se proposait en vous enfermant ainsi !… Au reste, peut-être, avec d’exactes recherches, découvrirons-nous le coupable. Venez, nous visiterons tous les appartemens. Pendant que M. de Saint-Far faisait d’inutiles recherches, et qu’Alexandrine se perdait en conjectures, le colonel, moins inquiet des suites de cette aventure que piqué de n’avoir pas mieux profité de l’occasion, avait regagné sa chaise, et volait vers Paris avec une vélocité surprenante,

M. de Saint-Far, après s’être convaincu qu’il n’y avait personne dans le château qui pût en troubler la tranquillité, alla se remettre au lit, très-persuadé qu’Alexandrine avait été la dupe de son imagination ; celle-ci, bien sûre de son fait, ne concevait pas par où le colonel avait pu s’évader ; elle se coucha, mais ne dormit pas ; elle comparait sans le vouloir les plaisirs qu’elle s’était promis aux vexations qu’elle avait éprouvées ; la colère, la jalousie, l’amour et la haine venaient l’agiter tour à tour ; cette nuit lui sembla d’une longueur extrême, et le jour reparut sans soulager ses ennuis.

Dès qu’Élise n’entendit plus de bruit, elle passa dans la chambre de sa maîtresse, très-curieuse d’apprendre comment tout cela s’était passé, et non moins surprise de la facilité avec laquelle Amélie avait souffert la visite du colonel. Mademoiselle, dormez-vous, demanda doucement Élise ? — Peux-tu le croire, lui répondit Amélie, comment dormirai-je avec l’inquiétude qui m’agite ? mais qu’est-il devenu ? est-il en sûreté ? — Il est maintenant hors de toutes poursuites, grâce à son agilité ; il a franchi toutes les barrières ; il s’est glissé par la croisée comme un singe ; et comme il n’y avait personne dans le parc, il aura gagné la grande route sans courir le risque d’être découvert. — Tu me rassures ! je n’ai jamais éprouvé de pareilles frayeurs, mon pauvre Ernest ! — Oui, votre pauvre Ernest, s’il savait ce qui vient de se passer, il aurait bien du chagrin ! Oh ! mais, on n’est pas obligé de tout dire. — Pourquoi donc le lui cacherai-je ? Crois-tu qu’il ne s’en doute pas ? — Lui, s’en douter ! Vous voudriez le lui dire ? à lui, à Ernest ? assurément. Mademoiselle, vous voulez rire. — Je ne suis pas en train de plaisanter, Élise, et je ne te comprends pas. — Comment, Mademoiselle, vous voudriez dire à M. Ernest que le colonel a couché avec vous ? — Le colonel ! as-tu perdu l’esprit, Élise ? Le colonel… je ne puis achever ! — Comment ! le colonel ne sort pas d’avec vous ? il n’y était pas depuis une demi-heure ? je ne suis pas venue l’avertir que M. votre père enfonçait la porte ! Le colonel ne s’est pas sauvé par la croisée en me recommandant d’en détacher la corde ! assurément, Mademoiselle, je n’ai pas rêvé tout cela. — Mais, chère Élise, c’était Ernest et non pas le colonel ! — Comment auriez-vous pris ce change ? Le colonel vous aurait-il persuadé qu’il était Ernest ? — Ah ! ma chère Élise, quelle horreur tu me fais entrevoir ! — Serait-il bien possible que le colonel ait eu cette audace ? Quoi ! je lui aurais prodigué des baisers et des caresses qui n’appartiennent qu’à mon Ernest, qui mourrait, m’a-t-il dit mille fois, si je les accordais à d’autres ! Mais es tu bien sûre que ce soit le colonel ? il est parti hier soir : qui aurait pu l’introduire jusqu’à moi ? — C’est le colonel lui-même, je l’ai vu de mes propres yeux. Madame Durancy l’a conduit ici ; mais il semblait que c’était bien malgré elle, car elle pleurait. Lorsque j’ai su le colonel dans votre chambre, j’ai cru que vous alliez m’appeler, et j’aurais aussitôt crié au secours ; mais quand j’ai vu que vous ne faisiez aucun bruit, j’ai pensé que vous étiez d’accord, et je n’ai pas soufflé : quant au désespoir de M. Ernest, vous n’en devez rien craindre ; on ne s’afflige pas d’un mal qu’on ignore, et tout le monde est payé pour garder le secret,

Lorsqu’Amélie fut convaincue que c’était le colonel qu’elle avait serré dans ses bras, auquel elle avait livré le secret de ses amours, son désespoir fut inexprimable ; elle fondit en larmes, et sa douleur s’exhala en regrets pleins d’amertumes. Élise resta près de sa maîtresse, et s’efforça de lui persuader que le mal n’était pas si grand qu’elle se l’imaginait, et qu’elle n’avait surtout aucun reproche à se faire, puisqu’elle avait été la dupe d’une illusion. La douleur d’Amélie s’appaisa insensiblement ; elle céda enfin aux bonnes raisons que lui donnait Élise, et lui promit de renoncer au projet qu’elle avait formé de tout dire à Ernest, afin d’en obtenir son pardon.

Le lendemain, M. de Saint-Far railla Madame Durancy sur sa prétendue frayeur : ne sachant trop comment y répondre, elle le fit avec humeur ; c’était une manière sûre d’écarter ce sujet. M. de Saint-Far n’en parla plus.

On resta à la campagne le temps prescrit par le médecin. M. de Saint-Far, loin de se trouver mieux, se sentant plus mal que jamais, préféra retourner à Paris. Alexandrine et Amélie le desiraient avec une égale vivacité ; on se hâta de quitter un séjour qui n’offrait plus que de l’ennui.

Avec quel plaisir Ernest et Amélie se revirent ! que de feu dans leurs regards ! que de tendresse dans leurs discours ! L’amour propice à leur vœux, avait écarté les argus et les jaloux. Élise seule était près d’Amélie lorsque son amant vint la voir ; sa présence ne diminua rien de la douceur de leurs épanchemens. Que je vous aime, lui disait Ernest ! quelle ivresse j’éprouve lorsque je suis auprès de vous ! tout alors devient pour moi une source de bonheur. Si je regarde votre charmant visage, j’y vois l’expression du plus tendre amour ; si je vous écoute, votre organe enchanteur porte le trouble dans tous mes sens : si je vous presse contre mon cœur, je sens le battement du vôtre, et tout mon corps tressaille de plaisir ! — Que j’aime à vous entendre, lui répondit Amélie ! est-il une félicité comparable à celle de se voir adoré par l’objet que l’on chérit ? parlez-moi de votre amour, mon cher Ernest, parlez m’en sans cesse. Quel bonheur de pouvoir se dire : Je l’aimerais toute ma vie, et je n’ai rien à redouter de son inconstance.

Ernest, charmé d’un discours aussi tendre, baisait avec vivacité les mains de sa maîtresse ; les yeux fixés l’un sur l’autre, ils y puisaient de nouveaux feux, en y lisant l’expression de la plus vive tendresse. Nos deux amans, malgré la présence d’Élise, agités d’un trouble secret, enivrés de mille délices, ne sentaient plus que leurs desirs.

M. de Saint-Far, qui avait été faire une visite avec Alexandrine, rentra au moment où sa présence était la plus nécessaire et la moins desirée ; les joues d’Amélie, embellies des roses du plaisir, se colorèrent encore davantage par la crainte que son père ne le remarquât. M. de Saint-Far s’en aperçut sans le laisser paraître, et fit à Ernest un accueil tellement gracieux, qu’il fit disparaître à l’instant le trouble que son entrée subite avait causé.

Madame Durancy, non moins connaisseuse que M. de Saint-Far, avait jugé, dès le premier moment, que leur entretien avait été fort tendre ; elle aurait même été plus loin que la réalité, si la présence d’Élise ne l’avait rassurée sur le point principal. Elle fit de son mieux pour cacher son dépit ; la conversation fut d’abord un peu froide ; quelques momens après il survint du monde. Alexandrine fit, selon son usage, les honneurs de la maison, et n’eut pas l’air de s’apercevoir qu’Ernest et Amélie séparés de la société causaient familièrement dans un coin du salon.

Ils venaient pour la première fois de concevoir l’espérance d’une union qui était le but de tous leurs desirs. La naissance d’Ernest égalait celle d’Amélie ; mais sa fortune était très-bornée, et la fille unique de M. de Saint-Far était, par ses richesses, un parti auquel il ne pouvait prétendre ; cependant l’accueil flatteur que venait de lui faire M. de Saint-Far dans un moment où leur trouble décelait leur amour, semblait leur présager un heureux succès. Amélie avait la première parlé de son espoir, Ernest le partageait et n’osait l’avouer ; il aurait voulu pouvoir changer leurs sorts pour un seul moment : mettre aux pieds d’Amélie une fortune immense, qui aurait été pour lui le comble du bonheur, mais sa délicatesse était blessée d’être obligé de recevoir ce qu’il lui aurait été si doux d’offrir.

Amélie, remplie de l’idée délicieuse que son père approuverait son amour, quitta son amant avec moins de peine qu’à l’ordinaire ; elle venait d’être délivrée d’un poids insupportable, celui de croire criminel un sentiment qu’elle ne pouvait dompter.

Le colonel, fort inquiet d’apprendre s’il pouvait se présenter de nouveau chez M. de Saint-Far, s’empressa d’aller chez Alexandrine, dès qu’il la sut de retour. Elle lui avait fait interdire sa porte, mais cette précaution n’empêcha pas le colonel de pénétrer jusqu’à elle. Vous me boudez donc, s’écrie Charles en entrant ; d’honneur, je le mérite ; aussi, je viens, ma belle amie, dans l’intention de réparer mes torts. — Cette peine était inutile, lui répondit Alexandrine d’un air où la colère était peinte ; il est de certains torts que rien ne peut faire oublier. — Les miens sans doute sont des plus graves ; je me suis conduit comme un insensé, quand je songe surtout à ce que je vous préférais… Voilà ce qui augmente ma honte ! un enfant, sans esprit, sans grâces, sans tournure, aussi incapable de m’apprécier qu’indigne du caprice que j’avais pour elle ; je me suis répété cela mille fois depuis : mais avant l’épreuve que j’en ai fait, on me l’aurait dit sans succès ; c’était une folie, une fureur, d’autant plus forte, qu’elle était peu fondée, et j’ai pu, pour cette petite sotte, poursuivit le colonel en se rapprochant d’Alexandrine et lui saisissant la main, négliger une femme adorable que j’aime avec idolâtrie, qui possède tous les charmes qui peuvent plaire et fixer ! Ah ! ma charmante amie, plaignez plutôt mon aveuglément que de le condamner.

Alexandrine, adoucie par ces éloges, répondit d’un ton moins sévère ; le colonel les redoubla, y joignit de tendres caresses que l’on repoussa d’abord, que l’on souffrit ensuite, et que bientôt l’on rendit. Les caresses excitent les desirs ; et les desirs, lorsqu’ils ne rencontrent pas d’obstacles, ne s’éteignent que dans les plaisirs. Le colonel reprit ses droits sans qu’Alexandrine s’en offensât : la paix signée par l’Amour fut ratifiée par la Volupté, et les soupirs des deux amans remplacèrent les chants de triomphe.

Lorsque le calme fut rétabli, le colonel demanda à madame Durancy comment elle avait pu sortir de sa prison, et quel en avait été le résultat ; elle le lui raconta avec assez de détail, supprimant seulement la porte mystérieuse dont elle avait intérêt à ne pas faire mention. Après avoir satisfait la curiosité du colonel, elle lui demanda à son tour comment il se faisait qu’Amélie eût gardé le silence : Vous étiez donc d’accord, ajouta-t-elle, car les femmes ne taisent jamais de pareilles injures que lorsque l’insolent leur plaît. — Amélie, répondit Charles, a été la dupe de son cœur ; elle m’a fourni elle-même l’heureuse et singulière idée de me faire passer pour son amant ; elle a cru recevoir Ernest dans ses bras, et sous ce nom supposé j’ai reçu les aveux les plus tendres, les caresses les plus vives que l’Amour ait jamais faits : je vous avoue qu’en jouant le rôle d’Ernest, j’en ai pris toute l’imbécillité au lieu de profiter des instans précieux que m’accordait l’Amour pour enlever à cet heureux Ernest la rose chérie qu’on lui destine. Je n’ai fait que causer, qu’embrasser, que caresser, et pour la première fois une fille charmante est sortie vierge de mes bras.

Le tour est délicieux, s’écria madame Durancy en éclatant de rire ; il faut que la conversation d’Amélie soit bien intéressante pour que vous, toujours si pressé d’arriver au but, oubliiez, pendant une demi-heure, le motif de votre visite nocturne.

Je mérite que vous riiez à mes dépens, reprit le colonel ; mais au surplus je sais bien auprès de qui cet oubli me serait impossible.

Il fut convenu que le colonel retournerait, selon sa coutume, chez M. de Saint-Far dont il n’avait rien à redouter, puisque l’ombre du soupçon n’avait pas même plané sur lui.

Le lendemain Charles alla dîner chez M. de Saint-Far, qui le reçut avec sa grâce ordinaire ; il n’en fut pas de même d’Amélie : la présence du colonel lui causa une telle révolution, qu’elle fut prête à se trouver mal ; elle alla se renfermer dans sa chambre, où, prétextant un très-grand mal de tête, elle resta jusqu’au soir.

Élise, qui seule consolait Amélie lorsqu’elle était affligée, eut bien de la peine à lui faire entendre qu’il fallait s’accoutumer à la présence du colonel, et surtout éviter de laisser paraître son aversion, dans la crainte qu’on ne l’interprétât et qu’on ne parvînt à deviner une partie de la vérité. La fine Élise engagea sa maîtresse à retourner au salon. Son éloquence aurait été vaine sans l’espoir d’y trouver Ernest ; mais cette idée eut plus de poids que les meilleurs raisonnemens. Amélie s’essuya les yeux et se laissa conduire, guidée par l’espérance de revoir son amant, et tremblante de se retrouver avec un homme qu’elle abhorrait. Elle ne regretta pas d’avoir cédé aux prières d’Élise, ou plutôt à l’impulsion de son cœur ; elle trouva Ernest qui déplorait son absence ; le premier regard qu’ils se lancèrent fit concevoir leur tristesse ; les amans sont comme les enfans, un rien les afflige, un rien les rend heureux.

Quelques mois se passèrent pendant lesquels Amélie acquit la presque certitude de voir son amour approuvé par son père ; rien n’aurait égalé la joie que lui causait cette heureuse decouverte, si le dépérissement visible de M. de Saint-Far n’avait eu fermé son cœur à tous les sentimens de plaisir.

Le Colonel, convaincu de l’impossibilité de posséder Amélie, de son propre aveu, et désespérant d’y réussir par la ruse, finit par renoncer aux projets qu’il avait sur elle. Il n’en fut pas de même de madame Durancy ; l’amour qu’elle avait pour Ernest s’était augmenté par la difficulté de lui plaire ; son amour-propre offensé ne lui laissait aucun moment de repos ; ne pouvant inspirer d’amour, elle voulut au moins inspirer des desirs ; elle se persuada que l’âge d’Ernest, en rendant cette tâche plus facile, le mettrait dans l’impossibilité d’y résister.

Il fallait, pour exécuter ce dessein, qu’Alexandrine se trouvât seule avec Ernest à une heure où elle n’eût aucune crainte d’être surprise : la prudence de celui-ci rendait une pareille entrevue bien difficile ; car ne pouvant se dispenser d’aller chez madame Durancy, il choisissait les jours où il y avait cercle chez elle, et il évitait, avec un soin extrême, de rester un des derniers.

Alexandrine, voyant qu’elle n’avait rien à espérer du hasard, résolut de faire naître l’occasion qu’elle attendait en vain. Causant un soir avec Ernest chez M. de Saint-Far, elle lui dit, avec un ton qui ne permettait pas un refus : Mon jeune ami, j’ai demain quelques visites à faire. M. de Saint-Far ne peut me donner la main, il faut que vous le remplaciez ; je vous attendrai à neuf heures, n’y manquez pas.

Ernest fut très-surpris de recevoir une semblable prière, ou plutôt un pareil ordre. M. de Saint-Far avait eu jusqu’alors le privilége exclusif d’accompagner madame Durancy ; cette distinction, qui eût charmé tout autre qu’Ernest, l’accabla d’un mortel déplaisir ; mais ne pouvant s’y soustraire sans une impolitesse marquée, il répondit à madame Durancy qu’il serait à ses ordres.

Le lendemain, quoiqu’Ernest ne fût pas très-exact à l’heure que lui avait indiquée madame Durancy, il arriva avant que sa toilette fût commencée ; elle s’excuse de sa négligence, et lui dit que les charmes d’un roman nouveau, qu’elle s’était mise à lire, lui avait fait oublier l’heure du rendez-vous, mais qu’elle allait s’habiller en diligence, afin de le faire attendre moins long-temps. Ernest voulut se retirer par discrétion. Non, restez, lui dit Alexandrine, vous ne me gênez en rien. Je ne vous crois pas, mon cher Ernest, ajouta-t-elle en riant, du nombre des hommes dont on ait à redouter quelque chose.

Ernest se pinça les lèvres, et fut prêt à répondre un mot piquant. Les hommes supportent impatiemment une raillerie de ce genre, lors même qu’ils n’ont pas la moindre envie de désabuser. Alexandrine se mit à sa toilette, et remarquait qu’Ernest restait assis loin d’elle d’un air distrait : Je pense, lui dit-elle, que vous n’osez pas lever les yeux dans la crainte du sort d’Actéon. — Non, madame, répondit-il, car Diane ne l’eût pas puni s’il eût été là par son ordre. — Vous avez raison, ma comparaison ne vaut rien, vous n’aurez jamais aucun rapport avec un téméraire. — Je ne le ferai jamais de sang-froid. — Et je pense qu’il est difficile de vous le faire perdre. — Oui, quand on l’essaie. — Je ne crois pas qu’on en ait pris souvent la peine, reprit Alexandrine d’un ton piqué. — Madame sait à quoi s’en tenir. — J’ai pitié de votre embarras, reprit Alexandrine après quelques momens de silence ; et, pour vous délivrer de la contrainte où la nouveauté de votre situation vous jette, prenez ce livre, et lisez-m’en quelques pages. — Très-volontiers, dit Ernest en examinant ce titre ; c’est Julie, ou j’ai sauvé ma rose[1] ! cette lecture est très-édifiante ! — Ne va-t-elle pas vous faire rougir ? Mais, dites-moi, ne trouvez-vous pas beaucoup d’analogie entre vous et le marquis de Belgrade ? — Avec un peu plus de mémoire, madame se rappellerait que je suis loin d’atteindre une aussi grande vertu. — L’air de la campagne sans doute produisait son effet. — Non, madame ; ce n’était point l’air de la campagne. — Lisez donc, Ernest, reprit Alexandrine avec impatience ; je ne vois que ce moyen d’entendre sortir de votre bouche des choses supportables.

Ernest obéit ; il tombe sur un passage où les délices de l’amour étaient décrits avec tant de feu ; les peintures en étaient si voluptueuses, qu’elles auraient excité des desirs chez l’homme le plus froid, et notre Ernest n’était pas de ce nombre. À peine eut-il lu quelques pages, que sa figure s’anima, ses yeux devinrent brillans ; et, loin d’éviter ceux d’Alexandrine, il les reposait, avec un plaisir qu’il ne dissimulait point, sur les charmes qu’elle offrait à sa vue. Vous êtes distrait, lui dit Alexandrine en souriant, et vous vous interrompez si souvent qu’il est impossible d’y rien comprendre. — Je lis pour vous amuser, madame, et je cesse de lire pour vous contempler ; mes distractions n’ont rien qui doivent vous surprendre. — Ernest, il est plus de dix heures, et ma toilette n’est pas finie ; si nous remettions ces visites à un autre jour, vous sentiriez-vous le courage de passer avec moi le reste de la soirée ? — Si vous m’en trouvez digne, vous n’en pouvez douter. —

Alexandrine renvoya sa femme de chambre, et resta dans le plus grand négligé ; c’est-à-dire, dans le plus galant. Elle s’assit sur un sopha, et fit mettre Ernest à côté d’elle. Les desirs, qui, pendant un moment, avaient triomphé de sa raison, se calmèrent en voyant que ce rendez-vous n’était qu’un piége qu’Alexandrine lui avait tendu pour le rendre infidèle à son Amélie. Ernest, en apercevant le danger, se promit de le braver ; mais cette tâche était bien difficile !

Mon cher Ernest, s’écria madame Durancy en jetant sur lui des regards passionnés, vous n’aimez donc pas les femmes ? — Je crois que, pour en bien aimer une, il ne faut pas les aimer toutes. — Vous êtes dans l’erreur ; on en aime une pour les plaisirs du cœur, on aime les autres pour les plaisirs des sens. — Je crois que quand le cœur n’est pas de la partie, les plaisirs des sens sont peu de chose. — Vous avez donc toujours été amoureux des femmes que vous avez eues ? — Non. — Et ces femmes que vous n’aimiez pas ne vous ont donc donné aucun plaisir ? — Je mentirais en disant non. — Vous voyez donc que l’on peut jouir sans aimer, comme on peut aimer sans jouir. Ce point est résolu ; mais je gage que, parmi les préjugés dont vous êtes rempli, la fidélité est une de vos chimères favorites ? — Oui, madame, je suis grand partisan de cette chimère, et je ne vois pas pourquoi j’exigerais une chose à laquelle je ne voudrais pas me soumettre. — Pour deux raisons : étant dans l’impossibilité de savoir si la femme que vous aimez vous est fidèle, votre obligation n’est qu’illusoire, car la vertu ne gît que dans l’opinion que vous en avez. Si vous n’adoptez pas cette idée, vous conviendrez au moins que lorsqu’on ne possède pas la femme dont on est amoureux, il n’existe aucun motif pour se priver d’une jouissance qu’elle dédaigne ce qu’elle ne peut partager. Je vais plus loin, je prétends que celle qui exigerait un semblable sacrifice n’aimerait point son amant, ou n’aurait qu’un amour égoïste. — J’ai vu des hommes libertins, j’en ai vu quelques-uns chercher à cacher leurs vies licencieuses ; mais vous êtes sans doute la première de votre sexe, madame, qui vouliez justifier les vices du nôtre. — Croyez-vous manquer de foi à votre maîtresse, en fixant avec attention une statue parfaite ? Supposons pour un moment que le feu de vos regards anime le marbre, qu’il sorte de sa bouche des sons mélodieux, que sa main se soulève avec grâce, qu’elle saisisse la vôtre, qu’elle la porte sur son sein, comme je fais là ; le marbre a perdu sa froideur, mais ces contours gracieux que vous admiriez sont toujours les mêmes ! Les yeux de la statue perdent leur immobilité, ils vous contemplent, ils vous admirent à leur tour, ils se remplissent de volupté : surpris de ce prodige et ne craignant rien d’une statue, vous cherchez si toutes les parties de son corps ressemblent à la main qui vous caresse ; mais à mesure que la vôtre se promène, elle opère de nouveaux miracles, elle communique la plus douce chaleur à tout ce qu’elle touche ; et bientôt la statue sentant que le souffle qui l’anime s’est émané de votre ame, s’efforce de s’identifier de nouveau avec elle. Elle vous enlace, elle vous baise, elle vous prodigue ses charmes ; et vous, sensible au prodige que vous avez opéré, vous achevez votre ouvrage !

À moins de doubler la métamorphose et d’être à son tour changé en statue, qui eût pu garantir Ernest de l’effet de ces ingénieuses caresses ? La nouvelle Galatée, pourvue de tous les charmes qui peuvent émouvoir les sens, y joignoit encore les attitudes les plus voluptueuses ; tantôt passant ses beaux bras au cou d’Ernest, elle se collait sur sa bouche et lui donnait les baisers les plus savoureux. Tantôt se couchant à moitié, elle laissait voir dans tout leur avantage deux globes charmans qui semblaient vouloir, s’envoler vers Ernest. Ravi de tant d’attraits, il ne peut plus résister au feu qui le dévore ; il se jette sur cette gorge divine faite pour servir de trône au plaisir ; il la presse, il la serre avec transport. Alexandrine éprouve un frémissement délicieux, elle s’agite, elle se retourne en cent façons ; semblable à la vigne qui s’unit à l’ormeau, tous ses membres s’enlacent autour de ceux d’Ernest : elle lui demande un baiser, il quitte à regret le sein qu’il dévore, et bientôt l’oublie sur une bouche dont rien n’égale la fraîcheur. Alexandrine, heureuse de respirer l’haleine de son amant lui prodigue les baisers les plus voluptueux ; leurs langues se rencontrent, s’excitent, se caressent, se quittent pour se chercher encore. Alexandrine est prête à se pâmer. Ernest, hors de lui-même, cède enfin à la vivacité de ses desirs. Le temple s’ouvre, Ernest se précipite sur sa victime qui vole au-devant de ses coups ; leurs âmes se confondent, ils nagent dans une mer de délices, et l’excès de leurs sensations leur fait enfin perdre le sentiment.

Ah ! cher Ernest, s’écria madame Durancy après un long silence ! de quel plaisir tu viens de m’enivrer ! je n’avais jusqu’alors rien éprouvé de comparable ; c’était à toi, à toi seul au monde, qu’il était réservé de me faire connaître dans toute son étendue l’ivresse de l’amour ! le plaisir s’était tellement emparé de mon être, que je ne pouvais plus distinguer le siége de la volupté ; le calme a succédé à ton délire, et moi je jouis encore ! — Alexandrine, répondit Ernest en poussant un soupir, ne parle pas de ce que je t’ai fait éprouver, notre bonheur est ton ouvrage, et tu peux t’en enorgueillir, car tes charmes ont triomphé de ma raison, et j’ai goûté sans le vouloir une félicité qui surpasse tout ce que j’avais imaginé. — Que cet aveu me charme, et qu’il est doux de rendre heureux ce qu’on aime ! — Cette idée est pour moi si délicieuse, qu’elle a seule assuré ta victoire : j’aurais pu résister à mes propres desirs, je n’ai pu résister à ceux que je faisais naître. — Et pourquoi te refusais-tu aux délices qui t’attendaient ? — Alexandrine, que sert-il de réveiller en moi un sentiment que vous avez pu me faire un instant oublier, mais que rien ne pourra jamais effacer de mon cœur ? J’aime Amélie, vous le savez, et l’amant d’Amélie ne saurait être le vôtre. — Mais cette Amélie est-elle donc plus belle que moi ? — Non. — T’aime-t-elle davantage ? — Je le crois. Vous n’êtes que voluptueuse, Alexandrine, et vous devez l’être avec tous ceux qui vous plaisent. Amélie est tendre, elle ne l’est que pour moi ; vous vous êtes fait une étude de plaire, Amélie s’en fait une d’aimer. Enfin, lorsque vous avez daigné jeter les yeux sur moi, vous avez eu le plaisir pour but ; et l’attachement d’Amélie serait éternel, lors même que ce dieu ne viendrait pas resserrer nos liens. — Que résulte-t-il de ce long discours ? Qu’Amélie est faite pour l’amour platonique, et moi formée pour le plaisir. Soupire donc pour l’une, puisque tel est ton destin ; mais fais fumer sur l’autel de l’autre l’encens profane que l’honneur te défend d’offrir à la première.

En achevant ces mots, Alexandrine fit de nouvelles agaceries à son amant ; l’infidélité d’Ernest était complète, c’était la chose et non pas le nombre qui faisait son crime ; d’ailleurs, après ce qui s’était passé, les scrupules auraient eu mauvaise grâce en se refusant à ce nouveau combat : on le soupçonnerait peut-être de manquer de pouvoir plutôt que de volonté ? Ernest faisait ces réflexions, en recevant avec assez d’indolence les caresses de madame Durancy ; bientôt le souvenir de son ivresse vint réveiller ses desirs, et les desirs une fois dans la balance ne manquent jamais de l’emporter. Ernest rendit caresse pour caresse, il parcourut avec ravissement tous les charmes qu’il n’avait fait qu’entrevoir ; enfin l’imagination exaltée, la bouche desséchée à force de desirs, il se convainquit que l’on peut jouir sans aimer, et la brûlante Alexandrine s’enivra de l’encens dont elle était avide.

Ernest employa si bien le reste de la soirée, qu’en se séparant d’Alexandrine, il la laissa plus éprise que jamais ; et, bien convaincue qu’il s’accoutumerait facilement à sa double manière d’aimer : Qu’Amélie garde son cœur, se disait-elle, et nous serons toutes deux contentes de notre lot.

Ernest fut quelques jours sans oser se présenter devant Amélie ; son cœur lui reprochait vivement une erreur dont il n’avait pu le garantir. Il se disait qu’il aurait dû résister ; mais n’était-ce pas une chose impossible ? — Enfin l’amour triompha de la honte. Ernest ne pouvant plus supporter les supplices qu’il éprouvait lorsqu’il ne voyait pas Amélie, se décida à faire cesser la privation qu’il s’était imposée pour expier sa faute.

Quel fut le désespoir d’Ernest, en apprenant le changement qui s’était opéré chez M. de Saint-Far, pendant la cruelle semaine qu’il avait passée sans le voir ! Il le trouva dans son lit qu’il gardait depuis quelques jours. Amélie était assise à côté de lui, pensive, abattue, et portant sur son joli visage toutes les traces de la plus vive douleur. Au chagrin de voir son père malade, s’était joint celui d’être abandonnée d’Ernest ; la nature et l’amour semblaient agir d’intelligence pour dérober son triste cœur. À la vue de son amant, elle laissa échapper un cri que le plaisir lui arracha ; rougissant aussitôt de s’être trahie, elle veut prononcer quelques mots, la parole expire sur ses lèvres. M. de Saint-Far voit son embarras ; il en sourit. Amélie se déconcerte davantage, et se jette enfin dans les bras de son père en s’écriant : Est-ce donc un mal de l’aimer ? — Non, ma fille, lui répondit-il : Ernest est digne de l’être, et j’approuve ton amour. — Ah ! mon père ! reprit vivement Amélie, répétez-lui ce que je viens d’entendre, c’est la vie que vous nous donnez ! — Amélie courut vers Ernest, et, lui saisissant la main, elle l’entraîna près du lit de M. de Saint-Far. Venez, lui dit-elle, venez entendre de la bouche de mon père la permission de nous aimer toujours, et l’assurance d’être à jamais l’un à l’autre. — Ah ! monsieur, s’écria Ernest en s’inclinant vers M. de Saint-Far, daignerez-vous me regarder comme un fils ? — Oui, mon jeune ami, lui répondit-il, j’ai pour vous assez de tendresse pour vous donner ce titre avec joie ; mais je ne jouirai pas de la douce satisfaction de presser mes deux enfans sur mon cœur ; je sens ma fin s’approcher, un ver rongeur me conduit au tombeau. Ne pleure pas, ma chère Amélie, tu ne connais, hélas ! que la plus faible partie de tes maux ; tu crois n’avoir à craindre que la perte d’un père chéri ! qu’il m’est douloureux d’être obligé de t’apprendre qu’avec lui va s’évanouir tout l’éclat qui t’environne !… Cet hôtel, ce château, tous ces biens dont on me croit possesseur… ma fille, ils ne m’appartiennent plus !… ton père qui t’aimait à l’égal de lui-même, ton père qui, pour se conserver à toi, a refusé les partis les plus brillans, ton père, hélas ! aveuglé par une passion funeste t’a dépouillée, t’a réduite à l’indigence ! Ah ! pardonne-moi, ma fille : mes remords te vengent, ils me coûtent la vie dans un âge où je pouvais me promettre encore de longues et de douces années !

Mon père, s’écria vivement Amélie en s’efforçant de dévorer ses larmes, cessez de déchirer mon cœur et le vôtre par ces aveux cruels ! Si le regret d’avoir perdu quelques biens vous conduit au tombeau, songez que votre existence m’est plus précieuse que toutes les richesses du monde : la fortune n’est pas nécessaire à mon bonheur ; mais si je vous perds, je n’ai plus à espérer un instant de repos. Vivez donc, ô mon père ! N’est-ce pas le seul moyen de réparer les torts que vous croyez avoir envers moi ? — Il ne dépend pas de moi de prolonger mon existence, et la mort me semble préférable à l’état humiliant où je me verrais réduit, si le ciel ne daignait y mettre un terme Mais je veux profiter de l’instant où nous sommes seuls pour t’apprendre jusqu’où va l’excès de ton malheur ! De tous les biens que je possédais, ma chère Amélie, il ne me reste qu’une seule ferme dont le revenu est fort modique. Je devais cet éclaircissement à Ernest aussi bien qu’à toi, car ta situation peut changer ses sentimens ? — Ah ! monsieur, pouvez-vous le croire, s’écria Ernest avec feu, je rougissais d’aimer Amélie lorsque je la croyais comblée des faveurs de la fortune ; mais maintenant devenue mon égale, c’est à genoux que j’implore le don de sa main.

Bon jeune homme, répondit M. de Saint-Far attendri, tu mérites ma fille, et je te la donne. Que ne puis-je joindre à ce trésor ceux que j’ai si follement dissipés ! Mais peu fortunés l’un et l’autre, cette alliance serait une folie si je n’avais les moyens de réparer, du moins en partie, les caprices du sort. Il faudra payer par quelques larmes, mes chers enfans, le bonheur d’être l’un à l’autre : j’ai, à Saint-Domingue, un ami qui est le plus riche propriétaire de cette île ; j’ai eu le bonheur de lui rendre il y a douze ou quinze ans un service tellement essentiel, qu’il m’est redevable de toute sa fortune ; cet ami, nommé M. Duclusel, a cherché vainement depuis les moyens de s’acquitter envers moi. Voici la première fois que l’occasion s’en présente, et je suis certain qu’il la saisira avec ardeur. Dès que vous m’aurez fermé les yeux, Ernest, il faudra partir pour Saint-Domingue. Je vais vous donner pour M. Duclusel une lettre où je lui peindrai tout l’intérêt que je prends à vous ; et je ne doute pas que, guidé par ses conseils et aidé de ses moyens, vous ne parveniez à faire une fortune rapide. J’exige que vous passiez deux ans auprès de cet ami, après lesquels vous reviendrez jouir en paix avec votre Amélie des fruits de vos travaux. Ernest, y consentez-vous ? Ma fille est à ce prix.

Vos volontés sont des lois, répondit Ernest ; et je m’y soumets d’autant plus aisément, que le temps fixé pour mon départ me laisse entrevoir l’espérance de ne pas me séparer d’Amélie. — Vous l’espérez en vain, mon jeune ami ; quelques jours encore et je ne serai plus !

M. de Saint-Far s’arrêta en voyant le désespoir où ce discours plongeait sa fille ; il essaya de la consoler en lui disant que dans sa situation la mort était un bienfait de la Providence. Mais si de pareils sophismes peuvent éblouir l’esprit, ils ne sauraient persuader le cœur. Amélie, hors d’état de lui répondre, arrosait ses mains de larmes amères. Ernest, troublé d’une scène aussi douloureuse qu’inattendue, savait à peine ce qu’il disait, et encore moins ce qu’il faisait. Il était au pied d’Amélie, il la conjurait d’écouter la voix de la raison ; il lui disait que le ciel sensible à leurs vœux leur rendrait son père, et qu’ils passeraient leurs jours à le servir et à l’adorer. M. de Saint-Far, attendri de ce spectacle, les pressa tous deux dans ses bras, et les bénit avec une onction si touchante, qu’ils tombèrent à genoux.

Le calme se rétablit enfin. M. de Saint-Far, fatigué à l’excès, pria qu’on le laissât reposer. Amélie et son amant s’éloignèrent, et se mirent à causer des objets qui les intéressaient tant. Amélie peignit à Ernest avec la plus vive expression la peine et l’inquiétude que lui avaient causées son absence et les progrès de la maladie de son père. Ernest s’excusa mal. Heureusement Amélie n’était pas difficile à tromper. Son âge et son amour contribuèrent à la rendre confiante, mais sa crédulité ne fit qu’augmenter les remords de son amant.

Quelques jours se passèrent dans la tristesse et les larmes. M. de Saint-Far empirait à chaque moment. Il sentit enfin arriver l’heure fatale : il fit appeler Alexandrine, Ernest et Amélie ; et, se soulevant avec peine : Mes enfans, dit-il d’une voix faible, venez recevoir le dernier baiser d’un père, et jurez-moi que toutes vos actions désormais ne tendront qu’à vous rendre dignes l’un de l’autre. Promets-moi, mon Amélie, de modérer ta douleur ; je connais toute la sensibilité de ton ame, et le chagrin que te causera ma perte empoisonne mes derniers momens ; laisse un libre cours à tes larmes, ma fille, mais souffre que l’amour les essuie et qu’il en tarisse la source. Et vous, Ernest, souvenez-vous que je vous ai confié le bonheur d’Amélie. Ne l’oubliez jamais ! ne la quittez pas dans les premiers momens de sa douleur, vous seul pouvez l’adoucir ; mais, dès qu’elle entendra la voix de la raison, arrachez-vous d’auprès d’elle ! et courez la mériter. Alexandrine, je vous recommande ma fille, et je vous donne sur elle tous les droits que j’avais moi-même ; servez-lui de mère jusqu’à ce qu’elle épouse Ernest, vous savez si c’est un devoir… aimez-la : songez que c’est ma fille, songez qu’elle n’a plus rien !… Mes enfans venez, encore une fois m’embrasser ! …

M. de Saint-Far fait un dernier effort pour les presser sur son cœur. Amélie, à moitié expirante, ne peut se détacher des bras de son père, il la conjure de se retirer ; Ernest y joint ses prières, mais elle ne les entend pas. Madame Durancy, debout à quelques distances, semble pétrifiée de ce spectacle ; les remords l’accablent, cette scène de douleur est son ouvrage. Cet homme qui l’a tant aimée, qui l’aime encore à ses derniers momens ; cet homme qui l’a comblée de bienfaits, reçoit la mort pour prix de tant d’amour ! Amélie, victime de son avarice, se voit enlever par elle, et sa fortune, et son père ! — Ce tableau l’émeut ; pendant un moment bien court, ses richesses lui font horreur !… Mais bientôt le naturel l’emporte ; ces richesses la rendant indépendante, la mettent à même de se livrer à tous ses goûts, de satisfaire tous ses caprices ; pourrait-elle les payer trop cher ? D’ailleurs, cet homme qui lui a tout sacrifié, ne l’eût pas fait s’il n’eût trouvé dans ses bras un plaisir qu’il préférait à son or. Elle ne lui doit donc aucune reconnaissance, puisqu’un sentiment d’égoïsme a seul dicté toutes ses actions ; et pourquoi se reprocherait-elle sa mort ? pourquoi croirait-elle l’avoir causée ? Au moment où il a vu le jour, celui où il devait le perdre était fixé ; elle ne pouvait rien changer à l’ordre du destin. Mais pendant plusieurs années elle a fait le charme de son existence. D’où proviendraient donc ses remords ? Serait-ce le sort de cette Amélie qui pourrait les causer ? Si son père n’en a pas eu pitié, pourquoi donc la plaindrait-elle ? Amélie ne lui enlève-t-elle pas un amant qu’elle adore, un amant qui ferait sa félicité ! Amélie lui sacrifierait-elle cet amant qu’elles chérissent toutes deux, et croit-elle devoir à sa rivale des dédommagemens pour les maux qu’elle lui fait éprouver ? Amélie a mérité sa haine ; et l’indigence où elle la plonge était la moindre vengeance qu’elle en pût tirer. D’ailleurs, Amélie est jeune, belle ; elle peut aisément acquérir une fortune plus brillante encore que celle qu’elle lui a ravie.

Alexandrine ayant ainsi fait taire sa conscience, s’approcha du lit de M. de Saint-Far, auquel elle tint les discours les plus touchans. Il lui réitéra la prière de servir de mère à sa fille ; elle le lui promit, et prodigua à la triste Amélie les expressions de la plus vive tendresse. M. de Saint-Far lui en exprima sa reconnaissance par un sourire ; et, joignant les mains d’Ernest et d’Amélie dans une des siennes, il les pressa en laissant tomber sur eux un regard où se peignait toute la sensibilité de son ame : il voulut en même temps prononcer quelques mots qui expirèrent sur ses lèvres. Il perdit aussi-tôt connaissance ; les lis de la mort se répandirent sur ses joues flétries ; on lui prodigua vainement tous les secours, il n’était plus.

Amélie, restée près du lit de son père, fut, à ce spectacle, saisie d’une telle horreur, qu’elle tomba sur le parquet sans sentiment. On profita de son évanouissement pour l’éloigner de cette scène de douleur. Ernest l’emporta dans ses bras et la posa sur un lit de repos, où il s’empressa, avec l’aide d’Élise, de lui faire reprendre ses esprits. Amélie rouvrit ses beaux yeux, et chercha vainement son père. Ramenez-moi près de lui ! s’écria-t-telle : mes baisers le rendront à la vie !

Ernest employa tout le pouvoir qu’il avait sur elle pour modérer ses transports ; il partagea son affliction. Ils s’attendrirent ensemble. Amélie put enfin pleurer ; et l’on sait, dans une grande douleur, combien les larmes soulagent.

Parmi les papiers de M. de Saint-Far, on en trouva un qui désignait madame Durancy comme tutrice de sa fille. Cette disposition surprit tout le monde ; mais l’étonnement redoubla, lorsqu’on apprit que M. de Saint-Far avait dissipé toute sa fortune, et qu’il ne restait à Amélie qu’une seule ferme, située en Bourgogne. Cette unique ressource lui fut encore enlevée. Madame Durancy, soit qu’elle fût guidée par une avarice sordide, soit qu’elle eût l’intention de se rendre maîtresse absolue du sort d’Amélie en la privant de tous les moyens d’exister, fit vendre cette ferme pour acquitter un billet que lui avait soi-disant souscrit M. de Saint-Far ; et, la ferme vendue, elle resta encore créancière de quelques milliers d’écus.

Cette affaire fit grand bruit : l’indigne conduite de madame Durancy souleva tous les gens d’honneur ; on alla jusqu’à dire que le Gouvernement devait s’en mêler, et faire restituer au noble rejeton des Saint-Far, des richesses qui étaient devenues la récompense du vice. Alexandrine apprit à temps ce qui se tramait contre elle. Elle trouva le moyen de voir ceux qui déclamaient avec le plus de violence. Elle était belle, elle parlait bien, elle séduisit facilement ; et les plus zélés défenseurs d’Amélie devinrent bientôt les admirateurs d’Alexandrine.

Madame Durancy crut donner au monde un grand exemple de générosité, et imposer silence à ce qu’elle appelait la calomnie, en recevant sa pupille chez elle, et l’accueillant avec une apparence de bonté. En conséquence, elle fit préparer dans son hôtel un appartement pour Amélie, qui vint aussitôt l’occuper.

Amélie, navrée de douleur, ne savait quelle conduite tenir envers madame Durancy ; elle ne pouvait douter qu’elle ne fût la cause de son infortune. Comment ne pas haïr celle qui la privait de tout, qui peut-être même avait abrégé les jours de son père ? Mais dans l’affreuse indigence où elle se trouvait réduite, madame Durancy la recevait comme une fille chérie. Les dernières paroles de son père avaient été l’ordre absolu d’avoir envers elle une soumission entière. Ne pouvant l’aimer, il fallait du moins lui obéir ; et son intérêt exigeait qu’elle cachât l’aversion qu’elle ressentait pour Alexandrine, dans la crainte de ralentir sa bienveillance.

Ernest se sentait pénétré d’indignation contre madame Durancy ; son dernier trait avait achevé de le révolter : il ne pouvait songer sans colère à la nécessité d’abandonner Amélie pendant deux ans entre les mains d’une telle femme ; cependant il était forcé de concentrer sa rage, dans la crainte d’aigrir Alexandrine contre sa pupille. Ernest voyait Amélie tous les jours ; sa présence seule adoucissait ses maux ; sa sensibilité, augmentée par ses souffrances, semblait avoir doublé son amour. Ce qu’elle sentait pour Ernest ressemblait à de l’idolâtrie ; son ame toute entière à ce sentiment finit par oublier sa douleur. Voir Ernest ou l’attendre, l’adorer, le lui dire, lire dans l’avenir l’assurance d’être à lui, voilà où se bornèrent bientôt les pensées d’Amélie.

Madame Durancy ne pouvait voir sans un dépit extrême l’amour violent qui les unissait ; en vain s’était-elle flattée de profiter des fréquentes visites d’Ernest pour le faire succomber de nouveau à la plus séduisante des tentations. Depuis qu’Amélie était malheureuse, elle était devenue trop chère à son amant pour qu’il pût lui manquer de foi ; les plaisirs qu’il avait goûtés dans les bras d’Alexandrine ne lui avaient laissé que des souvenirs pleins d’amertume ; aussi se tenait-il en garde contre les piéges qu’elle pouvait lui tendre.

L’amour d’Alexandrine, irrité par les plus froids dédains, finit par se changer en haine. Ernest, aux pieds de sa rivale, lui devint un être insupportable ; et, ne pouvant exiger qu’il cessât de voir Amélie, elle le fit ressouvenir de l’engagement qu’il avait pris envers M. de Saint-Far, de partir pour l’Amérique aussitôt que sa fille pourrait se passer de ses soins. Qu’attendez vous pour tenir votre parole, lui dit-elle un jour ? les larmes d’Amélie ont cessé, le souvenir d’un père ne l’attriste plus que faiblement ; est-ce donc par de fades soupirs, par de languissans aveux, que vous croyez la mériter ? Obéissez aux ordres de son père, et songez qu’en précipitant votre départ, vous hâtez votre retour.

Oui, madame, lui répondit Ernest ; je sens qu’il faut me décider à ce douloureux sacrifice ; et la peine qu’il me fait éprouver m’arrête moins que celle que ressentira mon Amélie ; mais j’avoue que je crains pour elle cette fatale séparation ; cette nouvelle douleur va rouvrir son ancienne blessure, et je ne serai plus là pour la consoler ! — Amélie, répondit Alexandrine avec un sourire ironique, sera peut-être moins affligée que vous ne semblez le craindre : la perte qu’elle va faire assurément sera très-grande ; mais on peut trouver des dédommagemens. — Non, madame, on n’en trouve point pour un pareil mal lorsqu’on a l’ame d’Amélie. — L’avenir décidera qui de nous deux se trompe, répondit Alexandrine d’un air dédaigneux ; mais je vous conseille en attendant de faire vos dispositions pour un prompt départ.

Ernest ne savait comment préparer Amélie à cette séparation, qu’il jugeait vraiment nécessaire. Depuis la mort de M. de Saint-Far, elle avait passé tout son temps dans la retraite la plus absolue. Madame Durancy, Ernest et Élise étaient les seules personnes qui l’eussent approchée ; elle avait obstinément refusé de paraître le soir au salon, malgré les instances que lui avait faites Alexandrine. Comment, dans cette disposition d’esprit, pourrait-elle supporter l’absence d’Ernest ? voilà ce qu’il se demandait, et ce qui causait ses craintes. Il se détermina cependant à lui en parler. Aux premiers mots de séparation, Amélie fondit en larmes : Vous voulez m’abandonner, s’écria-t-elle ! vous voulez me livrer à madame Durancy ! Ernest, aurez-vous ce barbare courage ? — Calme-toi, ma douce amie, répondit Ernest de l’air le plus tendre ; songe que je ne te quitte que pour acquérir les moyens de te posséder plus sûrement ; si je restais toujours ici, nous ne serions jamais l’un à l’autre ; ne consentirais-tu pas à souffrir un peu pour m’appartenir toute entière ?

Amélie ne goûta pas ce raisonnement : le plaisir présent, quoiqu’imparfait, lui semblait préférable à ceux qu’elle devait payer par deux ans d’absence. Ernest cessa de combattre son avis ; mais le lendemain il lui en parla de nouveau : elle pleura moins. Tous les jours il s’étendait davantage sur ce sujet ; il la fit enfin convenir de la nécessité de son départ, mais il ne put jamais l’y résoudre. Désespérant de lui faire entendre raison, il se décida à partir secrètement : il en parla à madame Durancy, qui le fortifia dans cette idée. Cependant Ernest trouvait bien douloureux de quitter Amélie sans lui dire adieu ; il lui semblait que c’était la tromper ; il balançait. Alexandrine, à qui ce projet convenait, leva tous ses scrupules ; elle lui mit sous les yeux le bonheur qui l’attendait à son retour, la fortune qu’il allait acquérir pour mettre aux pieds de sa maîtresse : cette idée l’électrisa ; tout était prêt depuis longtemps pour son départ ; un vaisseau, dont un de ses amis était capitaine, devait mettre à la voile sous peu de jours pour Saint-Domingue. Excité par les exhortations insidieuses d’Alexandrine, exalté par l’idée d’enrichir Amélie, il se décida à partir le lendemain à la pointe du jour.

Ernest passa la soirée avec son Amélie ; il fut prêt vingt fois à lui déclarer son cruel projet ; il tombait à ses genoux, il lui baisait les mains, il les pressait sur son cœur ; il lui tenait les discours les plus tendres, et souvent les plus insensés. Amélie ne concevait rien au trouble qui l’agitait, mais ce trouble semblait lui présager un événement funeste : une sombre tristesse s’empara de son âme. Ernest s’était détourné pendant un moment, pour lui cacher quelques larmes qui s’échappaient malgré lui. Amélie attentive à tous ses mouvemens s’en aperçoit : hors d’elle-même à ce spectacle, elle se jette au cou d’Ernest : Mon ami, s’écrie-t-elle ! laisse-moi recueillir ces larmes précieuses, mes baisers les sécheront. Amélie s’enivre avec une sorte de fureur des pleurs de son amant ; bientôt ses caresses en ont tari la source. Ernest oublie tous ses chagrins, il rend avec usure les caresses qu’on lui prodigue ; sans avoir cru changer de place, ils se trouvent sur un sopha. Amélie est nonchalamment étendue ; tous ses charmes sont devenus la proie de son amant, qui fait pleuvoir sur elle une grêle de baisers ; sa bouche est devenue le siége de son ame, elle seule agit, elle seule reçoit les sentimens de plaisirs qu’il éprouve ; c’est l’organe par lequel il se communique à toutes les parties de son corps. Ivre d’amour et de desirs, Ernest oublie la retenue qu’il s’est imposée jusqu’alors, il saisit la main d’Amélie et lui fait sentir pour la première fois une colonne enflammée qui bondit sous ses jolis doigts : Amélie surprise à l’excès, mais trop émue pour réfléchir, presse doucement ce bijou précieux dont elle ignore encore l’usage : cette douce pression augmente son ardeur, il brûle, il s’agite. Amélie craint qu’il ne s’échappe, et se prête avec complaisance à ses divers mouvemens. Bientôt Ernest suspend ses baisers, il s’appuie sur le dos du sopha, il s’y cramponne de manière à l’ébranler ; tous ses membres se roidissent, une fureur amoureuse le transporte. Amélie, effrayée du rouge qui colore son visage et du feu qui semble sortir de ses yeux, l’appelle, mais en vain ; il ne répond pas ; sa frayeur redouble, elle l’appelle encore ; mais quel est l’excès de sa surprise, en voyant le serpent à son tour écumer de rage ! Amélie lâche aussitôt sa proie ; et son amant qui semblait prêt à briser le trône de leur plaisir, tombe sans force et presque évanoui.

Amélie de plus en plus effrayée reçoit Ernest dans ses bras : il est encore palpitant de plaisir, et de légers frémissemens, suite de son extase, l’agitent par intervalles. Amélie voudrait appeler, leur désordre l’en empêche ; elle épie avec une tendre sollicitude tous les mouvemens de son amant. Ernest soulève enfin une paupière languissante, et jette sur elle des regards pleins de volupté : un doux sourire erre sur ses lèvres ; il veut parler, sa voix expire, son ame est encore toute entière au bonheur !… En recouvrant ses facultés, les sentimens de plaisir se dissipent, et font place aux regrets qu’enfante la froide raison ; l’état où il se trouve l’étonne et le remplit de honte ; il croit être la dupe d’un songe, mais c’est bien Amélie qui le caresse, qui lui sourit, qui lui fait mille questions qui prouvent sa précieuse innocence ; il ne sait comment y répondre : s’il craint d’éclairer son esprit, il ne redoute pas moins une ignorance qui l’expose à tomber dans tous les piéges qu’on ne manquera pas de lui tendre ; car on ne peut éviter que les dangers qu’on prévoit.

Cependant Ernest ne peut se résoudre à traiter un semblable sujet : il craint d’enflammer son imagination, et de ne pouvoir s’en tenir aux préceptes ; il pense qu’il serait bien dangereux, au moment d’un départ, d’initier sa maîtresse aux délicieux mystères de Vénus ; car une place à laquelle on a fait brèche, se défend plus difficilement contre un ennemi audacieux. Il répondit donc à Amélie, qu’il était trop tard pour pouvoir lui apprendre ce qu’elle desirait savoir, mais que la première fois qu’il la reverrait, il lui promettait d’éclaircir tous ses doutes. — À demain donc, reprit Amélie en l’embrassant, mais tu me diras tout, n’est-ce pas ? — À demain ! répondit Ernest en soupirant.

Les deux amans se séparent enfin, après s’être juré mille fois de s’aimer éternellement. Ernest partit le cœur serré, pouvant à peine s’arracher des bras d’Amélie qui, remplie d’une douce sécurité, ne se promettait pour ce lendemain fatal que de nouveaux plaisirs.

Ernest, en quittant Amélie, passa chez Alexandrine, qui était fort curieuse de savoir comment s’était passée cette soirée, et si la vue d’Amélie n’avait pas ébranlé les résolutions d’Ernest. Elle apprit avec une vive satisfaction qu’il n’avait pas changé de sentimens, et qu’il venait lui faire ses adieux ; elle le félicita sur son courage, l’assura qu’elle prodiguerait tous ses soins à Amélie, et qu’elle n’épargnerait rien pour l’aider à supporter son absence.

Ernest, tranquillisé par ces promesses, alla prendre quelques heures de repos ; et, dès que le soleil eut éclairé l’horizon, il se mit tristement en route pour l’Orient, où il trouva son ami qui n’attendait qu’un vent favorable pour partir. Le lendemain de son arrivée, on mit à la voile. Ernest vit avec un serrement de cœur inconcevable disparaître les côtes de France ; il lui sembla qu’il se séparait une seconde fois d’Amélie : cette nouvelle barrière qu’il mettait entre eux, lui paraissait encore plus douloureuse que la première ; il se reprocha d’avoir abandonné sa maîtresse, non seulement au désespoir que son absence devait lui causer, mais aux séductions dont elle allait être environnée sous la tutelle d’une femme aussi pervertie qu’Alexandrine. Il aurait voulu retourner vers elle ; mais hélas ! ces regrets trop tardifs ne servirent qu’à lui déchirer l’ame : il fallut se soumettre à son destin. Au milieu du vaste Océan, il ne voyait plus que les flots et les cieux ; son œil cherchait en vain à distinguer la terre qu’il venait de quitter ; son cœur seul pouvait encore franchir l’espace qui le séparait d’Amélie, et le vaisseau battu par les vagues était moins agité que lui.

Fin du premier Volume.

AMÉLIE DE SAINT-FAR,
ou
LA FATALE ERREUR.


[SECONDE PARTIE]



Amélie fût bercée toute la nuit de songes agréables et bizarres ; son imagination exaltée par la scène de la veille, lui représentait Ernest tel qu’elle l’avait vu dans le plus beau moment de sa gloire ; elle se plaisait à caresser ce qui lui avait causé tant de surprise, et cet objet excitait ses desirs sans qu’elle se doutât qu’il fût propre à les éteindre ; elle se sentait embrasée de mille feux dont elle ignorait la cause, elle pressait Ernest sur son sein, elle le baisait avec fureur, et s’étonnait que ces vives caresses redoublassent son mal au lieu de l’appaiser.

Les illusions du sommeil se dissipèrent enfin. Amélie les regretta moins en pensant que le soir lui ramenerait la réalité ; en attendant, elle donna carrière à son imagination, et se perdit dans des conjectures qu’elle trouva toutes également invraisemblables. Le desir de voir éclaircir ses doutes redoublait l’impatience qu’elle éprouvait toujours en attendant Ernest ; il lui semblait que la leçon qu’elle devait recevoir serait charmante, elle brûlait surtout de savoir pourquoi la nature avait été moins généreuse envers elle qu’envers son amant.

Amélie se perdit jusqu’au soir dans ces folles idées ; mais lorsq’uelle entendit sonner l’heure à laquelle elle attendait Ernest, elle ne songea plus qu’au plaisir de le voir ; plusieurs heures se passèrent sans qu’Ernest parût ; l’inquiétude s’empara d’Amélie, peut-être même un peu de jalousie ; elle dit à Élise d’aller voir si son amant ne serait pas chez Alexandrine. Élise obéit, et peu d’instans après revint avec une lettre qu’elle présenta à sa maîtresse. Amélie la prit en tremblant ; et, reconnaissant l’écriture d’Ernest, elle en rompit le cachet avec précipitation : mais que devint-elle en lisant ces mots ?

« Pardonne, ô mon Amélie, un départ que l’austère raison exige ! J’ai voulu nous éviter des adieux que nous n’aurions pas eu la force de supporter, c’est par un excès d’amour que je m’éloigne de tout ce que j’aime : juge de l’excès de ma douleur par celle que tu ressens toi-même. »

Amélie n’en put lire davantage, un nuage épais couvrit sa vue, elle tomba sans connaissance entre les bras d’Élise.

Alexandrine, qui connaissait le contenu de la lettre, avait marché sur les pas d’Élise pour jouir du désespoir d’Amélie ; mais elle la trouva dans une situation si alarmante, que son cœur insensible à la pitié en fut presque émue ; elle s’efforça de la rendre à la vie, ce fut sans succès ; les membres d’Amélie semblaient être glacés par le froid de la mort ; son évanouissement dura plusieurs heures ; elle n’en sortit que pour tomber dans un état de stupeur non moins effrayant que celui dont elle sortait ; elle conserva jusqu’au lendemain cette espèce d’insensibilité, qui la garantissait au moins des angoisses de la douleur. Amélie recouvrit peu à peu le sentiment, et son désespoir se manifesta sous de nouvelles, formes ; elle poussait, des cris, ses sanglots étaient convulsifs, elle se tordait les bras, elle se frappait le sein, elle appelait Ernest avec des accens qui déchiraient l’ame ; enfin le calme ou plutôt l’affaissement succéda à ces bruyans témoignages d’un chagrin insupportable : Alexandrine en profita pour faire entendre à sa pupille la voix de la raison. Ce spectacle commençait à l’ennuyer beaucoup ; les accens de la douleur attristent les plus insensibles, et madame Durancy n’aimait point qu’on l’inportunât : bien convaincue pourtant que la douceur pouvait seule calmer Amélie, elle lui parla d’une manière affectueuse, elle lui fit envisager l’absence d’Ernest dans le jour le plus avantageux, et mit tant d’art dans ses discours, qu’elle parvint enfin à obtenir de sa pupille la promesse de se soumettre à son sort.

Élise acheva ce que madame Durancy avait si bien commencé ; les consolations de l’amitié sont un baume si doux pour les plaies de l’ame ! Amélie se reportait avec complaisance sur un avenir incertain, mais qu’on présentait paré des plus riantes couleurs : cette absence d’ailleurs, qui la désespérait si fort, avait été ordonnée par son père, et ses volontés étaient sacrées pour elle : pourquoi donc se tant révolter contre un événement qui devait arriver tôt ou tard, et qui deviendrait la source de son bonheur, voilà ce que lui répétait Élise et ce dont elle finit par être convaincue.

Quoique la douleur d’Amélie fût plus modérée, elle ne persistait pas moins à vivre dans la plus profonde retraite ; ne pouvant voir Ernest, elle ne voulait voir personne. Alexandrine la laissa pendant quelque temps continuer cette manière de vivre ; mais, son deuil étant fini, elle exigea qu’elle reparût dans le monde. Amélie s’en défendit fortement : Eh quoi ! lui dit madame Durancy : pleurerez-vous plus long-temps l’absence d’un amant que la mort d’un père ? — Amélie, pour toute réponse, rougit et baissa les yeux. Alexandrine ajouta qu’elle devait, le soir même, avoir beaucoup de monde, et qu’elle ne recevrait aucune excuse de la part d’Amélie pour se dispenser de paraître.

Il fallut, malgré toute la répugnance que lui causait un pareil ordre, qu’Amélie s’y soumît. Il y avait six mois qu’elle vivait, comme une anachorète, dans une maison qui semblait très-peu capable d’entretenir de semblables sentimens : elle était effrayée de l’idée de se retrouver dans un cercle nombreux ; les hommes surtout lui causaient une extrême frayeur qu’elle prenait pour une antipathie décidée.

L’heure tant redoutée de paraître au salon arriva. Alexandrine vint elle-même chercher Amélie, et tâcha de la rassurer contre ses terreurs paniques : en effet ; rien ne semblait devoir excuser le tremblement dont elle était saisie : jeune et remplie d’attraits, que pouvait-elle craindre ? une grande partie des hommes qui se trouvaient chez Alexandrine, avait connu M. de Saint-Far ; ils revirent sa fille avec un vif intérêt, et le lui témoignèrent d’une manière à la fois si touchante et si respectueuse, qu’elle en fut attendrie. Amélie se livra avec enthousiasme au plaisir de parler de son père ; elle ne causait jamais mieux que lorsqu’elle pouvait donner l’essor à sa sensibilité : elle charma tous ceux qui l’écoutaient ; les hommes qui n’avaient pas connu M. de Saint-Far, n’en furent pas moins sensibles aux grâces d’Amélie : elle fut comblée d’hommages qui auraient ravi toute autre, mais qui glissaient sur son cœur sans même l’effleurer ; elle attribuait les discours des uns à la vénération qu’ils avaient pour la mémoire de son père, et les louanges des autres ne lui paraissaient que le résultat d’une politesse excessive.

Le colonel ne fut pas le dernier à lui faire sa cour ; mais l’extrême froideur d’Amélie et la crainte de se brouiller avec Alexandrine qu’il avait quelque nouvelle raison de ménager, le rendirent moins importun qu’il ne l’avait été jusqu’alors.

Les complimens flatteurs que l’on prodiguait à Amélie, auraient sans doute déplu à l’orgueilleuse Alexandrine, si la conviction de son propre mérite n’eût éloigné d’elle toute idée de jalousie. Amélie ne pouvait l’emporter sur elle que par son extrême fraîcheur ; mais quelles que fussent la beauté de ses formes, la régularité de ses traits, la gentillesse de ses manières, Alexandrine ne lui cédait en rien ; du côté de l’esprit, elle sentait tous ses avantages ; et, quant à ceux du cœur, elle les dédaignait. Alexandrine n’avait donc rien à craindre de sa pupille, c’était Psiché à côté de Vénus.

Lorsque tout le monde fut retiré, Alexandrine dit à sa pupille qu’elle était fort contente de la manière dont elle s’était conduite. Avouez, lui dit-elle, ma bonne amie, que cette soirée vaut bien celles que vous passez depuis quelque temps ! La société plaît à tout âge, mais elle est nécessaire au vôtre ; ce n’est que sur le grand théâtre du monde que l’on peut se former ; c’est là qu’on acquiert l’expérience qui dirige toutes les actions de la vie, les grâces qui servent à plaire, et la philosophie qui rend heureux.

Je crois, madame, répondit Amélie, que, pour retirer du grand monde les avantages dont vous parlez, il faut avoir un caractère différent du mien. — Il ne faut que savoir apprécier ces avantages. — Vous l’avouerai-je, madame, voilà précisément ce que je ne saurais faire : destinée à vivre sous les lois d’un époux, à ne me conduire que d’après ses conseils, ma propre expérience me paraît inutile. Certaine de plaire à Ernest, je ne desire point acquérir de grâces nouvelles, et, quant à la philosophie, si vous donnez à ce nom l’acception du jour, je serais fâchée d’en avoir.

Vous parlez comme un enfant, ma chère Amélie, et je crois qu’il est de mon devoir de rectifier vos idées. Si vous prenez un époux, gardez-vous de croire que l’abnégation de vos volontés soit un moyen de fixer le bonheur ; les trois quarts des maris prennent la douceur pour la nullité, et loin d’en aimer leurs femmes davantage, ils finissent par les dédaigner. Nous devons, aussi bien que les hommes, avoir un caractère à nous ; et si nous daignons leur céder, il faut au moins qu’ils voient que ce n’est pas la faiblesse, mais l’amour de la paix, qui nous dirige. Je vous pardonne de ne vouloir pas acquérir de grâces nouvelles, la nature vous en a trop bien pourvue pour qu’il vous reste rien à desirer ; mais je ne serai pas aussi indulgente à l’égard de la philosophie, car entre nous vous en avez plus besoin que tout autre ; ce mot, ma chère Amélie, renferme beaucoup de choses ; la raison nous apprend à supporter les maux que nous ne pouvons éviter : la philosophie fait plus, elle nous en console ; c’est elle qui nous met au-dessus des préjugés, qui nous garantit des craintes puériles ; enfin, qui nous met à même de profiter des plaisirs qui naissent sous nos pas…

— J’entends, madame : la philosophie nous endurcit le cœur, nous fait oublier les convenances, mépriser la religion ; et nous pouvons alors, sans scrupule et sans crainte, nous livrer à tous les désordres de notre imagination ; nous sommes d’accord sur le mot, mais nous ne le serons jamais sur la bonté de la chose.

— Amélie, si j’avais moins d’indulgence, je pourrais me formaliser de l’aigreur que vous mettez dans vos réponses ; je veux bien cependant ne l’attribuer qu’à la sécheresse de votre éducation : vous avez de l’esprit naturel, mais en même temps les idées les plus fausses, le temps les rectifiera, et vous serez alors une femme charmante.

Amélie, très-peu flattée d’un compliment qu’on lui faisait avec un ton d’ironie, demanda la permission de se retirer et l’obtint. Lorsqu’elle fut seule dans son appartement, elle réfléchit aux discours d’Alexandrine, et s’applaudit d’y avoir répondu avec autant de fermeté. Alexandrine, de son côté, s’étonnait qu’Amélie, dans un âge encore si tendre, pût avoir des principes aussi fermes, et tant de facilité à mettre ses idées au jour. Cette découverte la contrariait, car elle était bien résolue à rompre son mariage avec Ernest, ainsi qu’à détruire cette vertu dont le seul nom l’importunait. Amélie, forcée de paraître chez madame Durancy chaque fois qu’elle avait du monde, et de l’accompagner lorsqu’elle sortait, s’accoutuma bientôt à ce genre de vie ; chaque jour attachait à son char quelque nouvel admirateur, mais leurs soupirs étaient perdus, Amélie s’apercevait à peine de l’effet que produisait ses charmes : elle conservait toujours la même insouciance. Ernest seul l’occupait, sans cesse il était présent à sa pensée, et son image gravée dans son cœur était un talisman contre l’inconstance.

Madame Durancy avait fait depuis peu la connaissance d’une dame de qualité, déjà sur le retour qui, ayant été très-galante dans sa jeunesse, avait conservé le goût des plaisirs dont sa maison continuait d’être le rendez-vous. Cette dame, douée de beaucoup d’esprit et de gaîté, se faisait aimer par son humeur indulgente et douce, et ne pouvait plus inspirer de passion, elle se contentait de glaner dans les champs de Vénus. Elle donnait souvent des bals et des concerts, auxquels madame Durancy et sa pupille étaient constamment invitées. Amélie s’y faisait admirer par les charmes de sa voix et les grâces de ses pas ; et quoiqu’elle dédaignât les louanges, elle ne pouvait s’empêcher d’être sensible à celles qu’on lui prodiguait.

Le fils de la comtesse, jeune homme de vingt ans, était plus que tout autre enthousiasmé des talens d’Amélie ; bientôt cet enthousiasme produisit le plus ardent amour : accoutumé à ne voir chez sa mère que des femmes faciles qui se laissaient aisément charmer par sa jolie figure, il déclara avec assurance à la jeune Amélie le feu dont il brûlait pour elle. Amélie, choquée de l’air avantageux du comte, lui répondit avec une froideur dédaigneuse peu faite pour l’encourager. C’était le premier refus qu’il essuyait, mais il ne fit que l’enflammer davantage ; et, croyant impossible qu’une femme lui résistât, il imagina que son triomphe serait tout au plus retardé de quelques jours.

Parmi les hommes qui venaient chez la comtesse, le duc de Nemours se faisait distinguer moins encore par son rang que par son rare mérite ; une taille au-dessus du vulgaire, une figure ravissante, une jambe faite au tour, des mouvemens pleins de grâces, tel était au physique le duc de Nemours ; un caractère généreux, une humeur enjouée, un esprit brillant, achevaient de le rendre un homme adorable. Il savait se mettre à la portée de tout le monde, avec lui le plus ignorant croyait savoir quelque chose, le plus sot avoir de l’esprit ; c’était un astre bienfaisant qui répandait son heureuse influence sur tout ce qui l’environnait.

Le duc, avec tant de moyens de plaire, n’avait eu cependant que peu d’aventures galantes ; le sentiment lui semblait nécessaire au plaisir ; il n’avait eu que les femmes qu’il avait aimées, et son mérite les avait rendu constantes. Le duc, marié dans un âge très-tendre à une femme beaucoup plus âgée que lui, n’avait pu ressentir pour elle que de l’estime et de l’amitié, sentimens bien froids pour l’hymen. La duchesse, éprise du duc, aurait voulu, quoique dénuée de jeunesse et d’attraits, posséder exclusivement son cœur ; mais, loin d’y parvenir, elle ne faisait que l’aliéner par ses fatigantes importunités, et les reproches qu’elle avait sans cesse à la bouche. Après avoir rempli pendant un temps fort court les devoirs d’époux, il avait cessé de vivre avec la duchesse dont l’humeur exigeante et jalouse troublait ses plus beaux jours.

La duchesse, après avoir vainement essayé de rentrer en grâce auprès de son époux, s’était retirée dans une de ses terres, afin de n’être pas témoin de ses infidélités.

La première fois que le duc de Nemours vit Amélie chez la comtesse, il fut frappé de ses grâces naïves et de son extrême beauté, que relevait encore la plus touchante modestie. Amélie connaissait déjà le duc de réputation, elle en avait entendu parler comme d’un homme extraordinaire, qu’on ne pouvait se défendre d’aimer et de respecter ; séduisant à l’excès, et pourtant point dangereux. Amélie desirait le connaître, sa vue lui causa la plus vive émotion ; elle n’en fut ni surprise ni alarmée ; on lui avait dit qu’on ne pouvait voir le duc sans éprouver un sentiment de plaisir, sans desirer le voir encore, c’était bien là ce qu’elle sentait ! Le duc s’assit auprès d’elle, causa longtemps sur divers sujets : il lui trouva l’esprit orné, une manière élégante de s’exprimer, et des idées saillantes qui le charmèrent ; sa conversation n’avait pas paru moins intéressante à Amélie ; elle était surprise de n’avoir pas éprouvé près du duc cette timidité que souvent elle ne pouvait vaincre : il l’avait mise à son aise dès le premier moment.

Le jeune comte, après avoir fait l’aimable auprès de toutes les femmes qui composaient le cercle ; avoir vingt fois éclaté de rire pour montrer ses jolies dents, et fait mille impertinentes agaceries qu’on avait trouvées charmantes, vint enfin prendre place auprès d’Amélie, avec cet air content de lui-même qui ne le quittait jamais. M. le duc, s’écria l’étourdi ! avez-vous jamais rien vu de comparable à mademoiselle de Saint-Far, et ne trouvez-vous pas que celui qui sait lui plaire est le plus heureux des mortels ? Je gage que vous seriez homme à vous mettre sur les rangs ! mais je vous préviens que vous auriez tort, ajouta-t-il en feignant de lui parler bas, on vous a devancé. — Je ne croyais pas que monsieur fût dans le secret, répondit Amélie en souriant. — Je ne conseillerai jamais à mademoiselle de faire un heureux, reprit le duc, le nombre des infortunés serait trop grand. — Puisque le nombre des infortunés n’est composé que des indifférens, reprit le comte, je ne vois pas pourquoi l’on s’en ferait un scrupule ; d’ailleurs les femmes ont mille ressources pour nous empêcher de mourir de désespoir. — Je ne crois pas que ces ressources soient connues de mademoiselle, encore moins qu’elle en fasse usage, reprit le duc d’un air sévère. — S’il en est ainsi, c’est un grand malheur pour l’humanité, mais il en reste une cependant, c’est de briguer l’exception. — Ce serait pour certaines gens un espoir bien téméraire, répondit Amélie en fixant le comte d’un air dédaigneux. — J’aurai du moins l’honneur de l’avoir entrepris, s’écria-t-il, en déclamant d’une manière comique ! — Contentez-vous donc de cet honneur, répliqua l’impatiente Amélie, car il sera l’unique.

Alexandrine, curieuse de savoir quel était le sujet de la conversation, s’approcha d’Amélie, et mit à dessein tant de coquetterie dans ses manières, que bientôt le jeune comte lui adressa toutes ses galanteries ; elle y répondit en femme qui sait apprécier un homme de vingt ans, qui semblait devoir être fort éloquent dans ses momens de silence.

Le comte était fort leste dans ses discours. Alexandrine ne s’effarouchait pas aisément. Ils causèrent long-temps ensemble, et trouvèrent qu’ils se convenaient fort. Le comte fut enchanté d’avoir fait une nouvelle conquête. Alexandrine le fut d’avoir enlevé à sa pupille un de ses adorateurs. Amélie ne le fut pas moins de se voir débarrassée d’un être importun ; et le duc le fut encore davantage d’être défait d’un rival, car il éprouvait déjà pour Amélie un sentiment plus qu’ordinaire.

Le lendemain, le jeune comte vola chez Alexandrine, non pas dans l’intention d’y voir Amélie pour laquelle il brûlait la veille, mais pour Alexandrine elle-même, qui le faisait soupirer depuis vingt-quatre heures, et qu’il ne croyait pas assez sévère pour prolonger son martyre. Probablement, madame Durancy n’aurait pas démenti la bonne opinion que le comte avait de son cœur, s’il avait eu le bonheur de la trouver seule ; mais elle était à sa toilette, à laquelle assistait toujours quelques privilégiés.

Le colonel était du nombre des importuns ; il remarqua, entre Alexandrine et le comte, quelques signes d’intelligence, qui le mirent au fait ; aussitôt, en homme qui sait vivre, il s’éclipsa, ne doutant pas que les autres ne suivissent bientôt son exemple. Il ne se trompa point, la désertion fut générale ; mais Alexandrine n’en profita pas. Un des amis du comte, qui se trouvait là, lui proposa une partie de cheval ; le comte, certain de retrouver quand il lui plairait l’occasion qu’il laissait échapper, accepta, et prit aussitôt congé d’Alexandrine, qui resta seule, non sans beaucoup d’humeur.

En s’en allant, le colonel trouva Élise sur son passage ; l’amour semblait vouloir le récompenser de son bon procédé ; l’impromptu lui parut piquant. Il accoste la gentille soubrette, qui, piquée d’avoir été négligée, fait d’abord la renchérie ; mais les raisons du colonel sont si palpables, ses manières si touchantes, qu’Élise se sent enfin attendrie. Le colonel est pressé de jouir. Élise ne l’est peut-être pas moins, elle feint pourtant de ne pas vouloir y consentir, et se sauve dans la pièce où elle travaille, en regardant du coin de l’œil si le colonel la suit. Il n’a garde de la laisser échapper ; il est auprès d’elle, il la caresse, il la chiffonne, il veut faire plus. — Mais il n’y a là ni lit ni sopha. — Qu’importe ? tout sert de trône à la volupté ; et l’on a souvent, sur une chaise, goûté des plaisirs plus vifs que sur l’édredon. Le colonel s’asseoit sur le premier siége qui se présente ; il met Élise sur ses genoux, et, sentant que les momens sont précieux, il se hâte d’en profiter. Élise le seconde de son mieux ; leur ardeur est égale ; leurs mouvemens combinés se répondent avec une agilité merveilleuse ; l’excès de leur ivresse leur fait enfin perdre la raison ; ils redoublent d’efforts : mais, ô funeste accident ! le siége se brise sous eux avec fracas ; le colonel tombe sur le dos, entraînant Élise, qu’il tient fermement enlacée, et qui s’efforce en vain de se détacher de ses bras.

Le bruit parvient jusqu’à madame Durancy, qui déjà de fort mauvaise humeur, ne cherche qu’un prétexte pour gronder ses gens ; elle va voir ce qui a causé ce tintamarre : bien éloignée d’en deviner la cause, elle traverse plusieurs pièces sans rencontrer personne ; elle arrive enfin dans celle qui renferme les deux coupables. Alexandrine reste pétrifiée en voyant Élise et le colonel se débattant sur le plancher ; celui-ci jurant qu’il ne lâchera prise qu’après s’être satisfait, et l’autre le suppliant d’avoir pitié d’elle, et faisant mille efforts pour regagner sa liberté.

Ce couple, groupé d’une manière bizarre, criant et gesticulant, occasionna d’abord à madame Durancy la plus forte envie de rire ; mais sa vanité blessée supprima ce premier mouvement. Le colonel, non seulement infidèle, mais choisissant ses maîtresses dans sa propre maison et parmi ses subalternes, devait exciter tout son ressentiment ; et l’impertinente Élise, qui osait partager avec elle un homme qu’elle favorisait, méritait d’être chassée sans miséricorde. Alexandrine s’apprêtait à exhaler sa colère, et à maltraiter la tremblante Élise, lorsque le colonel, auquel sa présence avait enfin rendu la raison, se releva brusquement ; et, la saisissant dans ses bras : C’est vous ma belle amie, s’écria-t-il, qui allez payer pour Élise ! on ne refuse pas un plaisir impromptu ; et vous vous fâcheriez en vain, un homme dans l’état où je suis n’a jamais tort.

Alexandrine, étourdie d’un pareil début, croit être la dupe d’une illusion. Le colonel avait mis une telle promptitude dans ses gestes, qu’il était entièrement maître du terrain avant qu’elle eût eu le temps de se défendre. Debout, contre la muraille, il exerçait ses droits avec une intrépidité digne d’un enfant de Mars. Alexandrine, d’abord très-courroucée d’être ainsi compromise devant celle qu’elle voulait punir, oublia bientôt son ressentiment et celle qui le causait ; toute entière à son délire, elle prodiguait à son ravisseur les noms les plus passionnés. Les feux du colonel s’appaisèrent enfin, et la mourante Alexandrine se pâma de plaisir entre ses bras !

Élise, à son tour, était demeurée stupéfaite ; mais cette scène qui ne l’amusait guère, servit du moins à la rassurer ; car il lui semblait peu probable que madame Durancy voulût la punir, après l’avoir mise si avant dans sa confidence. Effectivement lorsqu’elle eut recouvré son sang-froid, elle trouva que la douceur lui serait plus utile que la sévérité ; et, s’adressant à Élise : Je sais, lui dit-elle, récompenser et punir, il ne tient qu’à vous de mériter l’un ou l’autre.

Alexandrine regagna son appartement ; le colonel l’y suivit : elle voulut le gronder, mais il connaissait à fond le moyen d’appaiser les femmes ; il s’y prit si galamment, qu’Alexandrine n’eut plus rien à répliquer, ou trouva du moins que ce serait mal employer le temps.

Amélie reçut enfin des nouvelles de son cher Ernest. Peu de jours après son arrivée à Saint-Domingue, un vaisseau se trouvant prêt à partir pour la France, il s’était empressé de lui écrire. Il lui disait que la traversée avait été heureuse, qu’il était établi chez M. Duclusel, qu’il paraissait un excellent homme, et de qui il avait reçu un accueil qui surpassait encore ses espérances ; que son cœur était toujours plein de son amie, et que l’idée de travailler pour elle lui donnait un zèle si grand, qu’il espérait pouvoir abréger le temps de son exil. Les protestations d’amour tenaient tant de place, que la lettre d’Ernest était d’une longueur extrême. Mais Amélie ne s’en plaignit pas. Cette lettre soulagea ses ennuis en mettant fin aux inquiétudes que lui causaient les hasards de la mer. Heureuse de savoir son amant hors de dangers, elle supporta avec plus de résignation les rigueurs de l’absence.

Depuis que le duc de Nemours avait vu Amélie chez la comtesse, il y venait beaucoup plus souvent, dans l’espoir de l’y voir encore. Son attente était rarement trompée. Madame Durancy s’était emparée de l’esprit de la comtesse, à laquelle elle semblait être devenue nécessaire. Amélie, depuis qu’elle y avait rencontré le duc, y allait avec un plaisir extrême ; c’était le seul homme qui l’intéressât, le seul qu’elle desirât voir. Ce sentiment lui paraissait aussi naturel que légitime ; car le duc ne lui témoignait que l’amitié la plus désintéressée ; c’était le seul qui ne lui prodiguait point de louanges ; il lui disait, il est vrai, des choses flatteuses, mais elles étaient tournées d’une manière si délicate, qu’elles charmaient son esprit et son cœur, sans faire souffrir sa modestie. Le duc s’aperçut avec un plaisir extrême de l’intérêt qu’il avait inspiré à la charmante Amélie ; mais sa réserve était si grande, qu’il n’osait risquer l’aveu de ses sentimens.

Le duc ne voyant pas assez souvent Amélie au gré de ses desirs, prit la résolution de se faire présenter chez madame Durancy. Elle fut enchantée de recevoir un homme de ce rang ; et, quoiqu’elle ne se trompât pas sur le motif qui l’attirait, elle l’accueillit avec toutes les grâces dont elle était capable.

Alexandrine avait remarqué l’amour que le duc ressentait pour Amélie ; mais, soit qu’elle ne crût pas possible de lui enlever cet amant, soit que la personne du duc ne lui convînt pas, elle avait vu cette conquête sans jalousie ; elle éprouvait même au fond du cœur un vif desir de favoriser le duc auprès de sa pupille. Cette liaison ne pouvait que l’éloigner d’Ernest et de la vertu. C’était un double triomphe pour son cœur dépravé.

Le jeune comte continuait de faire sa cour à madame Durancy, qui s’était infiniment refroidie depuis qu’il l’avait quittée pour courir au bois de Boulogne. Cela retarda quelque temps la victoire du comte ; sa large poitrine et son teint vermeil désarmèrent enfin Alexandrine. Ces apparences séduisantes étaient si trompeuses, qu’elle se serait repentie d’avoir cédé, si tel repentir n’avait pas été pour elle un sentiment tout à-fait étranger. Le comte aurait pu valoir quelque chose, s’il eût été plus économe de ses plaisirs ; mais il s’était épuisé dès son adolescence, et semblait, par son libertinage, s’être rendu complice de la nature, déjà marâtre envers lui. Cependant, courant de belle en belle qui, toutes trompées, comme madame Durancy, ne se montraient pas moins faciles, il s’enorgueillissait de ces triomphes éphémères qui satisfaisaient sa vanité, et ne laissait aux femmes, qu’il avait séduites, que le souvenir de son insuffisance.

Alexandrine, piquée au jeu, avait déployé, pour le ranimer, les stimulantes ressources inventées par la lubricité ; mais toutes ses voluptueuses caresses, tous ses élans passionnés, ne purent tirer du comte qu’une mesquine offrande.

En vérité, mon cher comte, s’écria madame Durancy après s’être convaincue que ses efforts étaient inutiles, vous êtes bien de ces gens que l’on a par curiosité, et que l’on oublie par amour propre ! — Lorsqu’une femme vous prend par curiosité, madame, reprit le comte très-piqué, on a peu de scrupule en trompant son attente. — Il est heureux que vous n’ayiez pas sur ce point la conscience fort timorée, car vos regrets seraient aussi fréquens que vos tentatives. La vertu devrait vous élever des autels. Je suis bien sûre que votre faiblesse guérit les femmes de la leur ; si toutes vous connaissaient, vous ne trouveriez plus que des cruelles. — Leur défaut de mémoire me servirait alors ; il est des femmes tellement occupées, qu’elles ne peuvent se souvenir des détails ; et je ne désespérerais pas, madame, d’exciter de nouveau votre curiosité, si la différence de nos âges me permettait d’attendre.

Le comte venait de rompre la glace : chicaner une femme sur son âge, c’est la blesser mortellement. Alexandrine s’en vengea, en le persifflant à toute outrance ; ils se quittèrent aigris l’un contre l’autre, et se promettant de ne se ménager en aucune occasion.

Le comte publia partout qu’il avait eu madame Durancy ; quelqu’un lui rapporta qu’il l’avait entendu s’en vanter : Je sais qu’il le prétend, répondit-elle, mais je ne m’en suis pas aperçue.

La tendresse que le duc de Nemours avait sentie pour Amélie, dès qu’elle s’était offerte à sa vue, acquérait chaque jour une nouvelle ardeur ; mais les sentimens d’Amélie, quoique très-tendres, étaient loin de répondre aux siens ; son amour était pour Ernest, nul mortel ne pouvait le partager ; son amitié, sa confiance, le duc possédait tout le reste, mais ce tout ne lui suffisait pas. Il avait appris d’Amélie elle-même l’engagement sacré qui liait son sort à celui d’Ernest, engagement que son cœur avait ratifié mille lois ; il avait entendu les termes passionnés dont elle se servait en parlant de cet amant chéri ; elle était bien loin d’imaginer le mal qu’elle faisait au duc par ces dangereuses confidences.

Ces aveux avaient ôté au duc tout espoir de lui plaire ; et sa délicatesse égalant son amour, il avait jusqu’alors caché sa passion avec un soin extrême : bientôt une sombre tristesse s’empara de lui, il ne voyait qu’un seul moyen d’éviter une déclaration qui devait à jamais le perdre dans l’esprit d’Amélie : c’était de la fuir ; mais la seule idée de ne la plus voir, lui déchirait le cœur ; comment supporterait-il son absence !

Madame Durancy, qui voyait avec surprise la mélancolie du duc, voulut en connaître la cause ; un jour se trouvant seule avec lui, elle la lui demanda. Quoiqu’il ne la crût pas d’une morale sévère pour elle même, n’imaginant pas que sa facilité pût s’étendre jusqu’à sa pupille, il lui répondit d’une manière qui ne satisfit nullement sa curiosité. Ce n’est pas cela, lui dit Alexandrine, et je m’aperçois que je ne saurai la vérité toute entière qu’en vous avouant que j’en ai déjà deviné la moitié. Vous aimez Amélie, monsieur le duc, et je la trouve heureuse d’avoir su captiver un homme tel que vous ; mais Amélie, jeune, fraîche et jolie, perd tout le fruit de ses avantages, par l’esprit le plus romanesque ; vous lui avez sans doute fait l’aveu de votre flamme, et la superbe Amélie se sera scandalisée que l’on osât soupirer pour elle ! n’est-ce pas là ce qui cause vos sombres vapeurs ? — Votre franchise excite la mienne, madame. Oui, je brûle pour la charmante Amélie ; mais si mes yeux ne le lui ont point appris, elle doit l’ignorer encore ! — Qu’entends-je ! Quoi ! mon cher duc, avec tout ce qui peut faire excuser l’audace, vous auriez la timidité d’un enfant ! — Amélie en aime un autre : à quoi servirait-il qu’elle connût ce que je souffre ? — Votre délicatesse est à mourir de rire ; et croyez-vous donc qu’un amant absent puisse être un rival bien dangereux ? — Amélie a tant d’innocence, qu’on ne pourrait, sans crime, songer à la lui ravir. — Vous êtes admirable ! mais si vous ne voulez pas troubler les amours d’Amélie, si vous respectez son innocence, que voulez-vous donc ? — Je l’ignore moi-même ! — Je vais vous en instruire : vous craignez les hauteurs d’un enfant que vous n’êtes point fait pour supporter, vous craignez l’ennui d’un long siége, et vous délibérez avec vous-même, si les plaisirs qui vous attendent, valent les sacrifices qu’ils vous coûteraient. Y suis-je ? — Non, madame, je sacrifierais avec transport mon temps, ma personne, mes richesses, si j’étais sûr d’obtenir la possession d’Amélie. — Croyez-moi, cela n’est pas aussi difficile que vous le pensez. Amélie s’est entichée d’un jeune fat, d’un étourdi qui n’a rien, et qui va traversant les mers pour obtenir un sourire de la fortune ; s’il est trompé dans son attente, leur mariage devient impossible ; et s’il acquiert des richesses, elles auront bientôt changé son cœur ! Amélie se verrait donc, dans tous les cas, victime d’une passion ridicule ! épargnez-lui ce malheur, mon cher duc, c’est son intérêt qui me porte à vous parler ainsi. — Vous me charmez, madame ! J’avoue que je ne pouvais me résoudre à rompre une union à laquelle je croyais son Bonheur attaché, mais je n’hésiterai plus maintenant à lui dire combien je l’adore. — Non pas, puisque jusqu’ici votre passion ne s’est montrée que sous le nom de l’amitié, continuez cette feinte, elle vous servira. Amélie, n’étant pas sur ses gardes, sera plus aisément la dupe de ses sens ; et si vous la possédez une fois, vous n’aurez plus rien à craindre d’Ernest ; celui qui le premier nous fait connaître les délices de l’amour, est certain de nous l’inspirer.

La perfide Alexandrine, ayant ainsi détruit les scrupules du duc, devint bientôt sa confidente intime ; il jouissait, grâce à ses soins, du bonheur de se trouver chaque jour seul avec Amélie. Il lui peignait sa tendresse, avec des transports qui souvent pensaient le trahir. Amélie, tranquille sur ses sentimens, écoutait avec un intérêt extrême les aveux passionnés de cette brûlante amitié ; simple et naïve, elle prenait aisément le change ; ne desirant point donner d’amour, elle ne croyait pas en inspirer.

Madame Durancy, depuis le départ d’Ernest, semblait avoir repris pour le colonel un goût assez vif ; elle trouvait en lui des ressources étonnantes, chose précieuse pour une femme de ce tempérament ; et Charles avait en elle une maîtresse qui satisfaisait son amour propre, et une trésorière assez obligeante ; ce double lien les attachait l’un à l’autre, et l’ancienneté de leur liaison la rendait aux yeux du monde presque respectable.

Cependant il arrivait quelquefois que le colonel, qui ne se piquait pas plus de fidélité que sa maîtresse, apportait dans ses bras une langueur qui lui déplaisait à l’excès. Un jour, que tête à tête dans son boudoir, Alexandrine agaçait l’indolent colonel, qui fatigué d’une nuit laborieuse, ne se sentait aucune envie d’y répondre, Élise, qui depuis son aventure, était devenue la femme de chambre favorite de madame Durancy, et avait à ce titre la liberté d’entrer à toute heure dans son appartement, peut-être poussée par un mouvement de curiosité, pénétra, sous un léger prétexte, jusque dans le boudoir où se trouvaient les deux amans.

Alexandrine se hâtait de lui répondre pour la renvoyer, lorsque le colonel, frappé d’une idée libertine, et comme inspiré par le dieu de la lubricité, s’écria, en se saisissant de la jolie soubrette ! Rendez grâce, Alexandrine, au hasard qui nous envoie Élise ; elle va rallumer pour vous le flambeau de l’Amour, et vous recevrez le prix de ses délicieuses caresses. Alexandrine est prête à s’offenser de ce discours, qu’elle ne prend d’abord que pour une plaisanterie ; mais elle est médusée en voyant le colonel dépouiller, d’une main habile, Élise de tous ses vêtemens. Il l’enlève aussitôt dans ses bras, et la pose sur un large divan, témoin commode et discret des doux ébats d’Alexandrine. Il court ensuite à celle-ci, et la débarrasse, avec non moins de promptitude, des voiles qui la couvrent. Le colonel paraît transporté ; on s’aperçoit déjà des changemens merveilleux qu’a produits ce fruit de son imagination ; il a repris une vigueur que les caresses d’Alexandrine n’avaient pu faire renaître. Elle ne sait si elle doit se prêter au bizarre caprice du colonel ; sa vanité souffre cruellement d’être mise au niveau d’une petite grisette, et de partager avec elle les caresses de son amant ; mais cette folie tournera au profit du plaisir ! Si son orgueil est blessé, ses sens seront satisfaits ; le besoin de jouir l’emporte. Alexandrine se laisse, sans résistance, conduire auprès d’Élise, dont les yeux animés et la posture voluptueuse prouvent que si elle le cède en naissance à sa rivale, elle l’égale en tempérament.

Le colonel considère un moment ce tableau délicieux ; elles possèdent chacune des charmes différens, et ce contraste les fait paraître avec un nouvel avantage. La peau satinée d’Alexandrine offre le blanc de l’albâtre ; une vive teinte de rose anime celle de l’agaçante Élise : les formes de la première sont d’un moelleux, d’un fini, que rien ne peut égaler ; la dernière, grasse, ferme, rebondie, possède abondamment tout ce qui peut faire naître et ranimer le desir. L’une fixe le regard ; l’autre attire la main : les yeux d’Alexandrine sont pleins d’une amoureuse fureur ; et semblent ordonner au colonel de venir la payer de sa condescendance : ceux d’Élise pétillent de mille feux : mais ils n’osent adresser qu’une timide prière qu’accompagne un soupir produit par la crainte de n’être pas préférée.

Le colonel se place enfin entre ses deux charmantes maîtresses ; il presse la gorge de l’une, il donne des baisers à l’autre ; sa main parcourt tous leurs charmes. Il est à son tour accablé de caresse : il couvre le beau corps d’Alexandrine d’amoureuses morsures, tandis qu’Élise le masse voluptueusement. Ils prennent tour à tour les postures les plus excitantes. Le colonel est étendu sur Alexandrine, et le corps brûlant de la jeune Élise lui sert de couverture. Cette douce chaleur qui l’environne et le pénètre, le met hors de lui-même ; il se jette de côté pour respirer un moment ; mais il entraîne Alexandrine, qui le tient fortement enlacé. Élise, dont les mains et la bouche ne peuvent rester oisives, prodigue à sa rivale les brûlantes caresses dont son amant était l’objet.

Alexandrine presse le colonel sur son sein avec une nouvelle ardeur ; elle ne peut plus résister à l’excès de ses desirs ; elle brûle d’un feu dévorant que lui seul peut éteindre ; il cède enfin à ses transports ; Alexandrine savoure avec délice une jouissance qu’elle sait centupler ; le colonel, non moins habile dans cet art enchanteur, recule le moment décisif pour multiplier les extases de sa maîtresse ; elle meurt et renaît pour mourir encore. Enfin, épuisée par l’excès du plaisir, Alexandrine implore cette rosée bienfaisante, qui seule peut appaiser les feux du volcan qu’elle semble receler dans son sein. Le colonel cesse de réprimer ses desirs ; des larmes voluptueuses s’échappent de ses yeux ; le ciel s’ouvre pour lui. Alexandrine, non moins heureuse, partage sa béatitude, et reçoit avec de nouveaux transports ce que le colonel lui donne avec ravissement.

Élise, d’abord jalouse de tant de bonheur, l’avait enfin partagé sans le vouloir. Ce spectacle l’avait si fort émue, que la nature avait fait pour elle ce que le colonel venait de faire pour Alexandrine. Elle gisait pâmée à côté du couple amoureux dont elle avait augmenté les transports, en se livrant aux siens.

Ils revinrent enfin à la vie, et ce fut pour se livrer de nouveau à des folies non moins enivrantes. Cette scène avait fait oublier les distances : Alexandrine ne voyait plus dans Élise qu’un instrument de plaisir ; et l’espèce de crainte, qui avait d’abord modéré les transports de celle-ci, s’était entièrement dissipée. Toutes deux travaillent avec une égale ardeur à réveiller les desirs du colonel ; bientôt le succès couronne leurs efforts ; le phénix renaît de ses cendres. Élise espérait avoir son tour ; Alexandrine était bien résolue de n’y pas consentir, mais elle craignait que le colonel ne le desirât : alors sa volonté eût compté pour peu de chose. Elle s’efforçait donc de mériter une préférence que le plaisir et l’orgueil lui faisaient également desirer. Charles paraissait incertain, et partageait ses caresses avec une égalité qui laissait aux deux rivales l’espoir du triomphe.

L’attrait du changement parut enfin décider le colonel en faveur d’Élise ; il la pressait dans ses bras, il la couvrait de baisers, et semblait oublier sa rivale. Élise, que cette préférence mettait au comble de ses vœux, n’épargnait rien pour hâter son bonheur ; elle sentait s’ébattre sur elle l’oiseau volage qu’elle brûlait d’emprisonner, et lui présentait en s’agitant avec volupté la porte étroite de sa jolie cage. Alexandrine remplie de dépit, et n’osant le laisser paraître, tâchait de distraire le colonel et de le ramener à elle ; mais ses caresses brûlantes, en l’excitant encore, semblaient tourner au profit d’Élise. Le colonel allait enfin consommer le sacrifice, lorsqu’il lui vint une idée qui lui parut délicieuse ; il y avait, en face du divan, un piédestal qui attendait une statue de l’Amour ; il se leve précipitamment, y dépose Élise, lui donne un dernier baiser, lui prend la main, et lui fait signe de s’en servir pour se procurer un plaisir qu’il lui dérobe. Il revole aussitôt dans les bras d’Alexandrine, il s’unit à elle par le lien le plus doux, et, les yeux fixés sur Élise, il règle ses mouvemens sur les siens. Élise, obligée de se contenter de cette jouissance imparfaite, tâche au moins de lui donner toute la vivacité dont elle est susceptible ; elle sent déjà les avant-coureurs de la volupté ; son corps, qui cherche vainement un point d’appui, se balance dans tous les sens ; ses yeux mourans annoncent l’excès de ses sensations. L’heureux couple, mollement étendu sur le divan, jouit avec une sorte de fureur du tableau mobile et lascif que lui présente Élise ; enfin, malgré son attitude gênante, le plaisir qui voltige l’a touché de son aile ; elle expire de volupté ! au même instant les deux amans succombent sous l’excès de leurs délices, et l’on n’entend plus que le bruit des soupirs.

Lorsque le colonel eut recouvré ses esprits, il s’arracha des bras d’Alexandrine pour aller délivrer Élise ; il lui dit bien bas, en la posant à terre : À demain. Ce mot magique la consola du rôle passif qu’elle avait joué, elle se promit de s’en dédommager avec usure.

Eh bien, ma belle amie, s’écria le colonel dès qu’il fut seul avec Alexandrine ! vous repentez-vous de votre condescendance, et ne m’avouerez-vous pas que l’on gagne toujours quelque chose à se livrer à l’impulsion du moment ? Le plaisir qui nous rend esclaves, l’est à son tour du caprice, et ce n’est qu’en obéissant à l’un, que l’on peut maîtriser l’autre.

Vous ne m’avez jamais entendue contester la bonté de ce principe, répondit Alexandrine, et je crois avoir fait de fort bonne grâce le sacrifice de ma dignité ; mettez-moi tous les jours à de pareilles épreuves, mon cher colonel, et vous serez charmé de ma docilité.

Le lendemain, le colonel fut fidèle à sa parole. Élise se consola des déplaisirs de la veille, en s’enivrant de volupté. Ce fut pour Alexandrine une journée de privations, mais elle en ignora la cause, c’était ne souffrir qu’à moitié.

Le duc de Nemours, guidé par les conseils de madame Durancy, prenait chaque jour un nouvel ascendant sur l’esprit d’Amélie : plus il la voyait, plus il l’adorait ; mais son amour était si pur, si délicat, que, sans les insinuations perfides de madame Durancy, il aurait absolument renoncé à son systême de séduction : il lui semblait affreux de corrompre tant d’innocence, surtout lorsqu’il réfléchissait à la confiance sans bornes qu’Amélie avait en lui : elle lui montrait une amitié si franche, si vive, un abandon si délicieux, qu’il doutait quelquefois que sa possession pût augmenter le plaisir qu’il goûtait près d’elle. Il ne négligeait rien cependant pour faire naître dans le cœur d’Amélie un sentiment plus tendre que celui de l’amitié. Il se serait cru le plus fortuné des hommes, s’il avait pu y occuper la place d’Ernest ; mais il voyait avec douleur que son amour et ses soins ne parvenaient pas à faire un seul instant oublier ce trop heureux amant.

Le duc, non content de voir Amélie chez la comtesse et chez Alexandrine, desira la recevoir chez lui. Il voulut qu’une fête somptueuse manifestât la joie qu’il aurait de la posséder. Il avait invité beaucoup de monde ; et, malgré les égards que l’on doit au rang, Amélie occupa la place d’honneur ; après le dîner, on passa dans le jardin, qui était illuminé ; des chiffres de fleurs représentant un A et un N, étaient suspendus à tous les arbres ; des vers en l’honneur de l’amitié, étaient écrits aux pieds de plusieurs statues ; l’amour semblait être oublié, tous les hommages étaient pour sa sœur. Soudain une douce harmonie se fit entendre, on cherchait à deviner d’où partaient ces sons enchanteurs, lorsque l’on vit sortir d’un bosquet touffu une troupe de jeunes Dryades qui vinrent entourer Amélie, en chantant des couplets dont elle était visiblement l’objet, quoiqu’elle n’y fût pas nommée ; les unes jetaient des fleurs à ses pieds, les autres ornaient sa tête de couronnes ; ensuite elles executèrent quelques pas pleins de grâce, et disparurent en se dispersant dans divers bosquets.

Après s’être promené quelque temps, on rentra dans le salon, où tout était préparé pour le bal ; le duc de Nemours l’ouvrit avec Amélie ; ils dansaient l’un et l’autre avec une rare perfection, ils se surpassèrent encore ; les femmes admiraient le duc, en enviant le bonheur de sa charmante danseuse ; les hommes applaudissaient Amélie, en félicitant le duc sur sa nouvelle conquête, et tout le monde demeura persuadé qu’Amélie avait payé de ses faveurs les hommages dont le duc la comblait. Pour Amélie, loin d’imaginer que cette fête venait de ternir sa réputation, en donnant lieu de croire qu’elle était la maîtresse du duc, elle se livra toute entière au plaisir de se voir préférer ouvertement par un homme si digne d’être aimé ; elle avait pris à la lettre toutes les louanges prodiguées à l’amitié ; elle ne pensait pas que le duc, instruit de son amour pour Ernest, pût porter ses prétentions plus loin, encore moins que le monde osât la soupçonner d’une faute, dont l’idée seule la révoltait. Ses sentimens pour le duc en acquirent une nouvelle vivacité ; jamais sa vanité n’avait reçu d’encens plus flatteur : être l’amie d’un homme de ce rang, d’un homme que toutes les femmes se disputaient, et qui passait pour être aussi difficile à charmer, que constant lorsqu’on avait touché son cœur ! Amélie savourait ces idées délicieuses, elle regardait le duc avec complaisance, elle lui souriait avec le sentiment du plaisir ; jamais elle ne l’avait trouvé si bien, si aimable, c’était si séduisant, qu’il fallait dire, mais Amélie ne se doutait pas du danger qui la menaçait.

Le lendemain, le duc se présenta chez Alexandrine. Nous avons fait hier un coup de parti, lui dit-elle. Amélie est dans l’enthousiasme ; son orgueil la conduira où vous desirez la voir : vous méritiez d’inspirer un sentiment plus flatteur : mais qu’importe le sentier qui vous mène au but ; pourvu qu’on y parvienne, on doit être satisfait. Faites en sorte, mon cher duc, ajouta-t-elle, qu’Amélie s’accoutume à recevoir vos caresses ; ne risquez pas de perdre tout le fruit de vos soins par une précipitation mal entendue ; tâchez d’émouvoir ses sens, et mettez à profit le premier moment de délire. — Que fait Amélie dans ce moment, répondit le duc ; me permettrez-vous, madame, d’aller mettre en pratique vos charmantes leçons ? — Amélie va se mettre au bain ; il faut différer le plaisir de la voir. — Au bain ! ah, madame ! si vous daigniez… — J’entends ; si je daignais vous faire jouir du tableau le plus ravissant ? — Je n’osais achever. — Vous avez éprouvé si souvent jusqu’où va l’excès de ma complaisance : que votre réserve m’étonne ; suivez-moi : je vais vous donner une nouvelle preuve de mon entier dévouement.

Le duc suivit Alexandrine, le cœur palpitant de desirs ; il se reprochait cependant de violer ainsi l’asile de l’innocence. Amélie, pleine de confiance, allait dévoiler devant lui les trésors qu’aucuns regards n’avaient encore profanés ! mais Alexandrine elle-même le conduisait vers sa pupille ; Alexandrine aurait ri de ses scrupules ; il fallait donc les concentrer.

Madame Durancy fit entrer le duc dans une espèce de niche construite dans la salle de bain, et qui donnait précisément en face de la baignoire. Il y avait plusieurs ouvertures, assez larges pour distinguer parfaitement les objets. Alexandrine en emporta la clef ; et dès qu’elle fut sortie, Amélie parut avec Élise.

Amélie, après avoir soigneusement fermé la porte, se laissa déshabiller. Quel que fut l’excès de sa familiarité avec Élise, celui de sa pudeur le surpassait encore ; elle rougissait en découvrant des charmes ravissans, et semblait vouloir dérober à ses propres regards une partie de ses attraits. Élise, qui avait oublié qu’autrefois elle aurait rougi de même, s’amusait à augmenter le désordre de sa maîtresse ; elle lui arrachait son fichu ; elle la chatouillait en la déchaussant. Amélie riait, et se laissait faire. Il fallut enfin ôter le dernier vêtement ; elle n’y voulait pas consentir : on chercha le peignoir qui devait l’envelopper ; on ne le trouvait pas. Élise, en folâtrant, avait fait tomber la chemise, et s’en était emparée, Amélie, dans l’attitude de la Vénus pudique, s’efforçait en vain de cacher ses charmes. Élise souriait de son embarras, et se plaisait à le prolonger. Amélie voulut enfin se mettre au bain ; il était trop chaud ; elle retira précipitamment son joli pied ; et, ne songeant plus qu’à sa douleur, elle oublia sa nudité. Élise s’empressa de rafraîchir le bain ; et tandis que l’eau s’échappait à gros bouillons, elle faisait mille agaceries à sa maîtresse, qui songeait moins à s’en fâcher qu’à s’en défendre.

Qu’on se figure ce qu’éprouvait le duc pendant ce galant badinage ; mille desirs nouveaux agitaient son cœur ; il se sentait embrasé de tous les feux de l’amour. Si madame Durancy ne l’avait pas enfermé, il aurait été se jeter aux pieds d’Amélie ; et, dans son égarement, il aurait employé jusqu’à la violence pour satisfaire sa passion ; mais, convaincu de l’inutilité de ses efforts pour s’ouvrir un passage, il ne faisait aucun mouvement dans la crainte d’éveiller les soupçons d’Amélie, voulant jouir jusqu’au bout d’un spectacle qui le charmait en le désespérant.

Le duc n’avait jamais rien vu de comparable aux charmes d’Amélie ; sa peau était d’une blancheur et d’une finesse admirables ; ses formes, d’une correction achevée ; deux jolis globes, qui se détachaient avec élégance, étaient surmontés de deux boutons d’une petitesse extrême, qui, pour le coloris, auraient défié la rose la plus fraîche ; ses bras étaient faits pour servir de chaîne à l’amour ; ses cuisses étaient rondes et potelées ; une mousse légère dérobait aux regards profanes la porte du temple de la volupté ; sa jambe était ravissante ; et son pied furtif semblait vouloir échapper au regard. Si la charmante figure d’Amélie avait fait impression sur le cœur du duc, combien la vue de tant de beautés réunies enflamma son imagination ! Il se reprochait ses lenteurs ; il brûlait de posséder ce qu’il admirait ; il se promit de mettre tout en usage pour satisfaire ses desirs, qui, par l’excès de leur vivacité, étaient devenus de vrais tourmens.

Amélie se mit enfin au bain ; le duc vit disparaître avec un déplaisir extrême ce corps charmant dont il ne pouvait rassasier sa vue. L’Amour, touché de ses regrets, voulut le dédommager de cette privation ; il emprunta l’organe d’Amélie, et le duc éprouva de nouveaux transports non moins vifs que les premiers. Que j’ai trouvé le duc aimable hier, disait Amélie en laissant échapper un soupir ! quelle délicatesse ! quelle amitié ! Conçois-tu, chère Élise, l’excès de mon bonheur ! — De l’amitié, mademoiselle, répondit Élise ; cela n’y ressemble guère ! M. le duc vous aime ; mais c’est plus tendrement que vous ne l’imaginez : c’est de l’amour qu’il ressent pour vous ; et de l’amour bien vif, soyez-en certaine, et conduisez-vous en conséquence. — De l’amour, répétait Amélie d’un air incrédule ! le duc n’y songe seulement pas ; le sentiment que nous ressentons l’un pour l’autre est aussi pur qu’il est ardent ; je donnerais ma vie pour lui, il me sacrifierait la sienne ; je n’éprouve aucun trouble en l’aimant ; cet attachement est pour moi une source de plaisir qui n’est mêlée d’aucune peine : va, je sais bien distinguer l’amitié de l’amour, et je n’en éprouve pas plus pour le duc qu’il n’en ressent pour moi. — D’après ce que vous venez de dire, reprit Élise en souriant, je vous crois sans peine ; mais je crains bien que votre amitié pour M. le duc n’efface bientôt l’amour dont vous brûliez pour Ernest. — Ah ! n’en crois rien ; je mourrais plutôt que de cesser de l’adorer ; c’est là mon amant ; c’est le seul que j’aurais jamais.

Ces derniers mots ne troublèrent pas la joie du duc ; il se persuada facilement qu’Amélie était la dupe de son cœur, et qu’il y régnait en maître. Amélie se retira du bain, et offrit de nouveau à l’œil enchanté du duc ses appas les plus secrets. Élise, après l’avoir frottée partout, non sans renouveler ses folâtres badinages, la revêtit d’une robe légère, après quoi elles s’en allèrent toutes les deux.

Madame Durancy vint aussitôt tirer le duc de son étroite prison, où il avait éprouvé tous les supplices de Tantale ; il était si transporté d’amour, qu’il semblait être dans le délire. Peu de momens après, il passa dans l’appartement d’Amélie, qui le reçut avec l’expression du plaisir. Le duc lui déroba quelques faveurs qui le rendirent le plus heureux des hommes ; un léger nuage qu’il crut apercevoir dans les yeux d’Amélie, réprima son audace : il la quitta sans être plus avancé que la veille, et pourtant beaucoup plus heureux.

Le colonel avait formé, depuis quelque temps, le projet d’enchaîner madame Durancy par les liens de l’hymen ; ses richesses étaient pour lui un objet d’envie ! il avait espéré d’abord pouvoir en disposer à son gré, comme du vivant de son mari ; mais l’expérience l’avait rendue plus prudente, et, se trouvant maîtresse d’une grande fortune, elle ne voulait plus s’exposer à la perdre. Le colonel, dont la prodigalité égalait la hauteur, souffrait avec peine les refus qu’il s’attirait par ses demandes réitérées ; il pensa qu’en épousant Alexandrine, il se rendrait maître de ses biens ; et, malgré la répugnance qu’il se sentait pour le mariage, il prit la résolution d’en subir le joug.

Il avait plusieurs fois sondé madame Durancy à ce sujet ; mais contente de son sort, elle avait peu d’envie de perdre son indépendance. Le colonel, qui ne s’était pas attendu à trouver d’opposition, fut piqué de voir l’offre de sa main accueillie avec tant de froideur. Ses desirs, encore incertains, se fixèrent par l’irrésolution d’Alexandrine ; il jura que, pour se venger de ses dédains, il deviendrait son époux.

Depuis la scène du bain, l’amour du duc s’était accru au point de faire craindre pour sa raison : la possession d’Amélie pouvait seule appaiser ses bouillans transports ; mais tremblant de lui déplaire, il laissait sans cesse échapper les occasions qu’Alexandrine faisait naître. Chaque jour, son amour se manifestait sous quelques formes nouvelles ; des surprises délicates, des présens ingénieux, des fêtes magnifiques, tout parlait à Amélie de l’amour du duc ; sans cesse elle était forcée de s’en occuper ; elle commençait à craindre que son estime et sa tendresse, ne fussent pas des récompenses proportionnées à l’attachement qu’il lui montrait ; et pourtant en s’interrogeant, elle sentait qu’il n’était pas en son pouvoir de lui en accorder davantage. Ernest était toujours l’idole de son cœur, et l’idée d’être inconstante ne lui était jamais venue.

Un jour qu’Alexandrine et sa pupille avaient dîné chez le duc en petit comité, on proposa, pour amuser ces dames, de les promener en bateau sur un étang assez spacieux ; que le duc avait fait nouvellement construire dans son jardin. Ils montèrent tous trois dans une jolie gondole, accompagnés du colonel, de la comtesse et de son fils. On sortait de table, d’où chacun avait rapporté une gaîté un peu folâtre : la comtesse s’était emparée du colonel, auquel elle faisait des avances assez prononcées. Alexandrine causait avec le duc, dont les yeux étaient sans cesse attachés sur Amélie, et celle-ci souffrait assez impatiemment les propos galans que lui tenait le jeune comte.

La barque vacillante causait de temps en temps de légères frayeurs aux dames, qui, pour éviter une chute dangereuse, pressaient vivement le bras de leurs chevaliers. Amélie seule sentait de la répugnance, en acceptant les soins empressés du sien ; mais plus alarmée que les autres, sa terreur surmontait son aversion ; le comte toujours avantageux croyait que ces craintes n’étaient qu’un prétexte qu’Amélie était bien aise de saisir pour encourager ses familiarités ; la barque vint à chavirer plus fortement qu’elle n’avait fait encore. Amélie éperdue saisit de ses deux mains le bras du comte, qui, croyant toujours qu’elle joue la comédie, profite du moment où elle penche sa tête vers lui pour lui donner un baiser. Amélie, aussi surprise qu’offensée, s’éloigne avec précipitation, et tombe dans l’eau, où bientôt elle disparaît. Sur-le-champ le duc se jette à la nage ; il voit Amélie qui lutte contre l’onde ; il la saisit dans ses bras, et la rapporte dans la gondole. Amélie parut en être quitte pour la peur ; mais le duc perdit connaissance dès qu’il l’eut mise en sûreté.

On s’empressa de regagner le rivage, et de transporter à l’hôtel le duc toujours évanoui. Amélie le suivait, pénétrée d’une douleur si vive, qu’elle ne s’apercevait pas qu’elle fixait tous les regards. Ses vêtemens étaient si fort imbibés d’eau, que ses formes se trouvaient dessinées avec autant de précision que si elle avait été nue ; ses beaux cheveux étaient épars sur ses épaules, des perles transparentes s’en détachaient et renaissaient toujours ; jamais nayade ne parut plus ravissante que l’était Amélie dans ce désordre charmant.

On fit déshabiller Amélie qu’on enveloppa d’un grand peignoir, en attendant qu’on lui eût apporté de chez madame Durancy les choses nécessaires à sa toilette. On avait couché sur un lit de repos le duc, auquel on prodiguait, sans succès, tous les secours ; ses membres paraissaient glacés, une pâleur effrayante était répandue sur son visage, tous les symptômes de la mort se manifestaient déjà… Amélie, qui avait absolument voulu entrer, était dans un état non moins alarmant ; elle jetait des cris affreux, elle se jetait sur le corps du duc, elle s’accusait de sa mort, et jurait qu’elle ne lui survivrait pas.

Le duc parut enfin donner quelques signes d’existence ; une de ses mains qu’Amélie pressait fortement dans les siennes, et qu’elle couvrait tour à tour de larmes et de baisers, reprit quelque chaleur ; elle la fit sentir à madame Durancy, qui lui dit que c’était son ouvrage. Amélie s’empara de l’autre main du duc, et parvint en peu d’instans à la réchauffer. Le duc poussa quelques soupirs ; son extrême pâleur commençait à se dissiper. Madame Durancy, certaine qu’il allait recouvrer l’usage de ses sens, fit sortir tout le monde, et resta seule près de lui avec sa pupille.

La présence de tant de témoins avait à peine pu retenir les caresses d’Amélie ; mais, dès qu’ils furent éloignés, elle se livra avec toute l’effervescence de son caractère aux transports qui l’agitaient ; elle était exaltée par l’idée qu’en communiquant au duc une chaleur vivifiante, elle venait de le rendre à la vie. Afin d’achever son ouvrage, elle le couvrait de mille baisers, elle posait la main du duc sur son sein, elle collait sa joue sur la sienne ; puis elle remarquait avec délice la légère teinte de rose que ce contact avait produit Alexandrine l’encourageait encore, en lui disant qu’elle rendait au duc une vie qu’il n’avait exposée que pour sauver la sienne.

Le duc ouvrit enfin les yeux. Alexandrine s’en aperçut la première, et disparut. Amélie continuait ses soins officieux avec un zèle infatigable ; elle fixa l’aimable figure du duc qui, soulevant pour la seconde fois une paupière languissante, lui sourit en rendant à sa main la douce pression qu’il en avait reçue. Amélie, ivre de joie, se précipita sur lui, en lui donnant les noms les plus tendres ; il la pressa dans ses bras, et frissonna de la tête aux pieds, en sentant le corps charmant d’Amélie étendu sur le sien. Dans l’excès de son égarement, elle avait oublié qu’elle n’était couverte que d’un simple peignoir, qui s’ouvrait aux moindres mouvemens. Le duc qu’on n’avait déshabillé qu’avec peine, n’était revêtu que d’une robe de chambre qui ne s’ouvrait pas moins facilement. Il sentait le cœur d’Amélie battre contre le sien, il caressait son sein qu’elle ne songeait pas à défendre. La plus vive chaleur ne tarda pas à remplacer le froid mortel dont il avait été saisi ; il restait collé sur la bouche d’Amélie, où il semblait prendre une existence nouvelle. L’usage de la voix lui revint enfin ; il lui prodigua les expressions les plus passionnées, qui furent accompagnées des plus brûlantes caresses. Amélie les recevait, les donnait, sans savoir ce qu’elle faisait ; elle avait rendu le duc à la vie, il existait une seconde fois, c’était la seule idée qui l’affectât. Toute entière au bonheur de le voir renaître, elle attribuait à cette cause les émotions de plaisir qui l’agitaient.

Le duc, étonné de l’abandon d’Amélie, ne l’attribua qu’à l’amour. Doublement heureux de pouvoir les posséder sans blesser sa délicatesse, il se hâta de profiter de ses avantages : après avoir, par mille préludes délicieux, porté son délire à son comble, il l’entraîna doucement sous lui, et, par des efforts redoublés, il essaya de se frayer un passage dans l’étroit sentier du plaisir : les vives douleurs que ces cruelles tentatives occasionnèrent à Amélie, suspendirent sa douce ivresse : elle ne concevait rien à la conduite du duc, et le suppliait en vain de suspendre ses coups ; ses larmes même ne purent le toucher ; ses transports allaient jusqu’à la frénésie ; plus il rencontrait d’obstacles, et plus il sentait s’accroître sa vigueur. Son amour, contraint jusqu’alors, ressemblait au torrent qui vient de rompre la digue qui s’opposait à ses fureurs. Il déchirait sans pitié sa victime, dont les pleurs et les cris paraissaient l’exciter encore. Enfin, le succès couronna ses efforts, il entra victorieux dans la place à travers les flots de sang qu’il avait fait couler. Rendu plus humble par ses propres triomphes, le duc tomba sans force entre les bras d’Amélie.

Le duc, sorti de son extase, prodigua à sa maîtresse les caresses les plus passionnées. Honteux de la violence qu’il avait employée, et se reprochant avec amertume les angoisses cruelles que souffrait Amélie, il s’efforça d’y apporter le seul remède qui fût en sa puissance. Pour guérir plus sûrement ce mal, il voulut le prendre à sa source ; il s’enivra avec fureur du sang précieux qu’il n’avait pas craint de répandre ; sa bouche amoureuse parvint enfin à calmer les souffrances qu’avait produites cette dangereuse blessure.

Amélie paraissait privée du sentiment ; une seconde victoire que remporta le duc, en réveillant ses premières douleurs, la rendit à la vie ; en vain s’efforça-t-elle de s’échapper de ses bras : on ne rompt point une pareille chaîne ; bientôt elle sentit l’aiguillon du plaisir, la nature exerça ses droits, et la tendre Amélie partagea l’ivresse du duc qui la vit expirer au moment où il perdait la vie.

Combien ce moment de bonheur coûta de larmes à la triste Amélie ! quel fut son désespoir en recouvrant la raison ! toute la tendresse qu’elle avait pour le duc, sembla faire place à l’aversion la plus complète ; elle s’arracha de ses bras avec horreur ; elle frémissait dès qu’il voulait l’approcher ; elle poussait des sanglots déchirans, et lui ordonnait de sortir de sa présence. Le duc ne concevait pas d’où pouvait naître une telle fureur ; en revenant à la vie, il s’était trouvé seul avec Amélie. Amélie nue dans ses bras, lui prodiguant de son plein gré les plus tendres caresses, pouvait-elle s’offenser de sa témérité !

Madame Durancy accourut aux cris de sa pupille ; elle seule était cause de sa faute, elle l’avait à dessein laissée près du duc, après avoir porté son exaltation jusqu’à l’égarement ; elle était persuadée d’avance qu’Amélie tomberait dans ce dernier piége ; les larmes qu’elle lui vit répandre, la convainquirent qu’elle ne s’était pas trompée ; elle triomphait de voir enfin cette fière vertu forcée de s’humilier : elle s’arrêta pour jouir un moment de sa honte ; ses yeux brillaient d’une joie pleine de malignité, le duc le premier rompit le silence ; daignez intercéder pour moi, madame, lui dit-il. Amélie dit qu’elle me hait autant que je l’adore ; elle m’ordonne de la fuir au moment où je viens d’acquérir le droit de ne plus m’en séparer ; elle prétend que j’ai commis le plus grand des outrages quand je n’ai fait que céder à la voix de l’amour ; éclairez-la, madame, sur une fausse délicatesse, rassurez son ame alarmée, et surtout faites qu’elle me pardonne !

Hé quoi ! s’écria madame Durancy avec un air de surprise : lorsqu’Amélie n’a d’autre chose à redouter que ma colère, est-ce à moi d’essayer à la calmer ? Vous n’êtes point à blâmer, M. le duc ; vous n’avez fait que ce que tout autre à votre place aurait pu faire. Amélie seule mériterait une réprimande sévère, que mon amitié pour elle me porte à lui épargner ; qu’elle sèche donc ses larmes, et je porterai l’indulgence jusqu’à l’oubli de sa faute !

Je ne crains point vos reproches, madame, reprit Amélie avec vivacité ; vous pouvez m’en accabler : ils n’approcheront jamais de ceux que je me fais à moi-même. Je suis perdue, déshonorée, et, pour comble de malheur, je viens d’élever une barrière insurmontable entre moi et le seul homme auquel je n’ai jamais desiré d’appartenir !

Ce déshonneur est une chimère, reprit madame Durancy ; et ce que vous avez perdu se borne à si peu de chose, que vous ne pourriez le regretter sans folie. Quant à votre Ernest, je conçois difficilement qu’il puisse vous causer un semblable désespoir ; de quoi l’amour du duc ne pourrait-il pas consoler ?

Ces discours ne m’étonnent pas dans votre bouche, madame ; vous me les avez déjà tenus de cent manières ; mais jamais ils ne m’ont éblouie. Ce n’est pas avec une ame comme la mienne que l’on compte pour rien le déshonneur ; j’ai pu, victime de mon égarement, commettre un crime dont j’ignorais jusqu’à l’existence ; mais des repentirs éternels me puniront d’une faute involontaire, et j’exige du duc, comme l’unique réparation qui puisse me satisfaire, sa parole de ne me revoir jamais.

Le duc se jeta aux genoux d’Amélie, et la supplia, dans les termes les plus touchans, de rétracter un si terrible arrêt ; mais ni son désespoir ni ses larmes ne purent la fléchir. Elle repoussa le duc avec un froid dédain, et demanda pour toute grâce qu’on la ramenât chez madame Durancy. Après avoir employé vainement tous les moyens de l’adoucir, Alexandrine y consentit enfin. Amélie, rentrée dans son appartement, s’y enferma ; et, se jetant sur son lit toute habillée, elle laissa un libre cours à ses larmes.

On ignorait à l’hôtel du duc la scène qui venait de s’y passer ; la comtesse, fort aise d’être forcée de s’éloigner avec le colonel, avait été se réfugier dans un des bosquets du jardin ; et là, chassant toute idée mélancolique, elle n’avait rien épargné pour lui faire partager son humeur folâtre ; cette conquête n’était pas très-flatteuse pour le colonel, et ne lui promettait pas des plaisirs bien vifs ; mais une femme qui s’offre est rarement refusée ; d’ailleurs, il savait qu’il pouvait être complaisant sans tirer à conséquence : le lendemain, la comtesse oubliait les folies de la veille. Le jour, déjà sur son déclin, était rendu plus sombre par un épais feuillage : la comtesse gagnait à cette obscurité ; ses formes, assez bien conservées, plaisaient plus au toucher qu’à la vue. Le colonel fourragea partout sans éprouver de résistance ; et la reconnaissante comtesse lui rendit ses caresses avec tant d’art, qu’il en ressentit bientôt les résultats. Dès-lors elle subit une métamorphose complète ; elle parut, aux yeux du colonel, fraîche, jeune, attrayante. Hébé, parée de toutes ses grâces, ne lui eût pas semblée plus jolie. Tel est l’heureux effet des desirs : l’objet qui les fait naître nous paraît toujours enchanteur. La comtesse sut mettre à profit l’ardeur qu’elle inspirait ; elle reçut dans ses bras son courageux adversaire, et soutint la lutte amoureuse avec une valeur peu commune ; elle volait au-devant de ses coups, et le serrait avec force contre son sein ; sa bouche luxurieuse agaçait sans cesse celle du colonel, et ses mains, toujours agissantes, multipliaient à l’infini les jouissances de son amant. Après avoir parcouru sa carrière d’une manière brillante, le vigoureux athlète fut forcé de s’avouer vaincu ; mais en expirant, il eut du moins le plaisir de voir que son ennemie allait partager son sort.

Le colonel et sa compagne étaient encore dans le bosquet lorsqu’Amélie retourna chez Alexandrine ; celle-ci les croyait partis, et ne fut pas peu surprise de les voir revenir demander des nouvelles du duc. Certain désordre dans la toilette de la comtesse, certaine langueur dans les yeux du colonel, firent deviner à madame Durancy une partie de la vérité ; mais un peu troublée par la scène qui venait d’avoir lieu, et craignant qu’elle ne transpirât, elle mit moins d’importance à cette découverte. Quant au jeune comte, lorsqu’il avait vu toute la maison en pleurs, il s’était hâté d’en sortir. Alexandrine, bien convaincue que personne ne se doutait de la mésaventure d’Amélie, retourna chez elle après avoir assuré au duc que la colère dont il était l’objet ne serait pas de longue durée. À son retour, elle voulut voir sa pupille, espérant qu’elle serait moins farouche en l’absence du duc ; mais elle frappa vainement à sa porte : Amélie, se doutant du motif de sa visite, fit semblant de ne pas entendre, afin de ne pas être forcée d’ouvrir.

Amélie passa la nuit à déplorer son infortune. Dans les premiers momens, la colère avait absorbé une partie de sa douleur ; dès qu’elle fut livrée à elle-même, elle sentit toute l’étendue de la perte qu’elle avait faite, et sa situation la fit frémir. Elle ne concevait pas comment le duc était parvenu à lui ravir cette fleur virginale que l’amour devait cueillir ; comment elle s’était trouvée seule avec lui, tandis que sa situation exigeait les plus prompts secours ; elle se souvenait confusément que madame Durancy avait fait sortir tout le monde, qu’elle s’était ensuite éclipsée sans l’en prévenir, et n’avait reparu que lorsque le crime avait été consommé. Amélie, après avoir fait ces rapprochemens, demeura convaincue qu’Alexandrine avait médité sa perte : cette idée lui fit horreur ; mais elle voulut en vain s’en distraire, tout concourait à l’y affermir.

Elle se voyait à jamais séparée d’Ernest, d’Ernest qu’elle aimait tant ! Elle n’avait plus que l’alternative de son mépris ou de sa haine ; peut-être lui faudrait-il souffrir tous les deux ! Si elle lui faisait l’aveu de sa faute, toute involontaire qu’elle était, le mépris d’Ernest serait la récompense de sa franchise ; si elle se refusait à leur hymen sans assigner la véritable cause qui pût les désunir, il la croirait inconstante, légère, il maudirait son étrange caprice, et finirait par la haïr ! L’idée d’épouser son amant en lui cachant son outrage, ne lui vint pas à l’esprit : toute autre à sa place aurait sans doute adopté ce plan ; mais Amélie ne pensait pas comme une autre.

Jamais elle n’avait senti plus vivement la perte de sa fortune ; si elle avait eu de quoi subvenir au plus strict nécessaire, elle se serait hâtée de quitter une maison où elle n’avait à attendre que de nouvelles insultes. Entièrement dans la dépendance de madame Durancy, elle serait sans doute obligée de revoir le duc ; et pourrait-elle le revoir sans mourir de honte ! comment souffrirait-elle de nouvelles assiduités de la part d’un homme qu’elle devait abhorrer ; et si madame Durancy l’exigeait, comment s’y soustrairait-elle ? Amélie se perdait dans ces douloureuses pensées ; le jour la surprit pleurant encore : sa lumière importune lui fit éprouver une peine nouvelle ; il lui semblait qu’il venait éclairer sa honte.

Quelle que fût la répugnance qu’éprouvât Amélie à se trouver avec madame Durancy, il fallut enfin paraître devant elle. Ses yeux gonflés, ses joues pâles, annonçaient assez la manière dont elle avait passé la nuit. Je vois, lui dit Alexandrine après l’avoir fixée, que la raison ne vous est pas encore revenue ; vous regardez sans doute ce qui vous est arrivé comme une aventure bien étrange : sachez donc qu’il n’y a d’étonnant dans tout ceci que le chagrin que vous en avez conçu. Mais ce que je ne puis comprendre, c’est que vous affectiez tant de regrets pour une chose que vous avez faite de si bonne grâce ; car, ma chère Amélie, vous n’avez pleuré qu’après.

Et pouvais-je pleurer avant, madame, répondit Amélie avec un visible ressentiment ; savais-je l’affront qui m’était réservé ? Et si je l’avais prévu, au lieu d’avoir recours aux larmes, ne me serais-je pas, par une prompte fuite, dérobée au déshonneur !

Que de grands mots pour de si petites choses, reprit Alexandrine avec des marques de dédain ; vous jouez à ravir le rôle de Lucrèce ; mais plus prudente qu’elle, vous vous contentez de déclamer. Tenez, ma chère Amélie, trêve de belles phrases ; ces grands sentimens sont bons dans les romans ; mais il faut que chaque chose soit à sa place : mettez-vous donc à la vôtre, et songez qu’étant sans fortune et sans appui, vous êtes trop heureuse d’avoir inspiré au duc une passion assez violente pour lui faire desirer avec ardeur de réparer les caprices du sort.

Si le duc croit pouvoir acheter mes faveurs, madame, il se trompe ; je ne suis point du nombre des femmes qui se mettent à prix. Je n’ai pas de fortune, dites-vous : je ne le sais que trop ! Mais Ernest était tout pour moi ! Ernest m’acquérait des richesses que j’aurais pu accepter sans rougir.

Ernest, croyez-moi, se console sans scrupule des rigueurs de l’absence : peut-être ne le reverrez-vous jamais !

Je suis réduite au point de ne plus desirer son retour : de quel œil me verrait-il maintenant !

Ne craignez rien ; cela ne s’aperçoit pas sur le visage. Mais enfin puisque le mal est irréparable, à quoi bon vous lamenter ? Vous venez de perdre une fleur moins précieuse qu’elle n’est incommode. Le duc, en la cueillant, s’est acquis sur vous des droits incontestables. Séchez donc vos larmes, et apprêtez vous à goûter des plaisirs que vous dédaignez aujourd’hui, et qui bientôt vous deviendront nécessaires. Tenez, ma bonne amie, je vous le dis franchement, une jeune vierge peut combattre avec fermeté, peut hésiter long-temps à se rendre ; sa vertu, sincère ou non, intéresse toujours ; mais une fille, après avoir perdu sa rose, n’est que ridicule en affectant de la pruderie. Hier matin, ces airs pudibonds vous allaient à ravir ; aujourd’hui il faut que votre ton change, puisque votre personne est changée.

Mon ton ne doit pas changer, madame, puisque mes sentimens ne le sont pas ; j’ignore encore comment j’ai commis cette première faute, que cependant je ne cherche point à atténuer. Mais désormais ma conduite prouvera que mon cœur n’était pas coupable ; je ne verrai plus le duc, j’y suis résolue.

En oubliant, mademoiselle, que vous êtes ici entièrement soumise à mes volontés, vous m’obligez de vous en faire ressouvenir. Vous reverrez le duc, et j’exige, à mon tour, que vous quittiez ce ton larmoyant et que vous repreniez l’air serein que j’aime à voir sur tous les visages qui m’entourent.

Amélie, désolée de cet arrêt, qui paraissait irrévocable, retourna dans son appartement, plus triste encore que lorsqu’elle l’avait quitté. Cependant elle persista dans sa résolution de ne pas voir le duc, et même de ne plus paraître chez Alexandrine. Le jour se passa sans apporter d’obstacle à ses projets. Mais le lendemain madame Durancy vint récidiver son ordre et l’avertir que le soir même le duc viendrait lui rendre visite, et qu’il fallait se décider à le bien recevoir. Amélie pleura, protesta que rien ne pourrait l’y résoudre et qu’elle n’obéirait point.

Cherchez donc un autre asile, s’écria madame Durancy emportée par la colère ! je ne puis avoir devant les yeux une femme qui, après avoir eu la faiblesse de se rendre, conserve encore le sot orgueil de vouloir passer pour un modèle de vertu ! Eh ! mademoiselle, faites usage de votre bon sens. Si vous êtes coupable, l’humilité doit être votre partage ; et si vous ne l’êtes point, vos remords sont aussi peu fondés que votre ressentiment contre le duc. Mais quels sont donc vos scrupules ? quel mal avez-vous fait ? Vous avez payé à la nature un tribut qu’elle attend de toutes les femmes. L’hymen, il est vrai, n’a pas sanctionné ce sacrifice ; mais si nous portions le signe de notre innocence sur le front, les trois-quarts des filles seraient obligées de le couvrir d’un bandeau. Pourquoi celle qu’un hymen tardif doit faire languir, pendant ses plus belles années, et celle qui, peut-être, ne se mariera jamais, se priveraient-elles des plaisirs qui seuls nous font aimer la vie ? Quel dédommagement pourrait-on leur offrir ? Et s’impose-t-on volontairement des privations inutiles ? Non ; aussi, malgré les entraves dont on s’efforce de nous lier, franchissons-nous tôt ou tard ce pas glissant. Heureuse, mille fois heureuse celle qui n’attend pas, pour se livrer au plaisir, le moment où il nous y faut renoncer. Je vous le répète, Amélie, vous recevrez le duc ce soir, ou demain vous sortirez de chez moi.

Daignez avoir pitié de moi, madame, s’écria la tremblante Amélie en se jetant aux genoux d’Alexandrine ! ne me privez pas de votre protection, et surtout n’exigez pas que je revoie le duc : mes sentimens sont sans doute erronés, puisqu’ils diffèrent des vôtres ; plaignez mon erreur et ne m’en blâmez pas. Je me vaincrai peut-être ; mais ma douleur est encore si nouvelle ! elle est si vive ! Vous en auriez pitié, madame, si vous pouviez lire au fond de mon cœur.

Je ne puis avoir pitié d’une douleur ou feinte ou ridicule ; je vous ai parlé le langage de la raison, c’est à vous d’en profiter. Vous connaissez mes ordres, il faut m’obéir, je vous laisse pour vous y préparer.

Amélie resta consternée et dans l’indécision la plus pénible ; elle ne pouvait quitter la maison de madame Durancy sans s’exposer à la plus affreuse indigence, peut-être à quelque chose de pis ; car qui la protégerait contre les insultes auxquelles son âge et son inexpérience la laisseraient en butte ! — Mais comment se retrouver avec le duc ! comment soutenir ses regards ! comment se soustraire aux nouvelles tentatives que ses premiers succès semblaient autoriser ! — Amélie resta jusqu’au soir en proie à ces mortelles incertitudes ; on l’avait fait, à sa prière, servir dans son appartement, où elle était restée dans le plus grand négligé. Élise, touchée des larmes que répandait sa maîtresse, l’avait en vain suppliée de lui en dire la cause ; le chagrin d’Amélie était d’autant plus cruel, qu’il fallait le renfermer dans son sein.

Le duc, impatient de voir Amélie, arriva plus tôt qu’on ne l’attendait ; Alexandrine lui fit part du désespoir de sa pupille, et de tout ce qu’elle avait fait pour la forcer à le revoir. Le duc fut touché de ce récit ; mais la manière dont il avait triomphé d’Amélie ne lui laissait aucun remords : elle s’était, pour ainsi dire, livrée d’elle-même ; il ne pouvait lui rendre ce qu’elle pleurait avec tant d’amertume, ni renoncer à sa possession après l’avoir possédée. Ne pouvant plus contenir son impatience, il vola chez Amélie qui balançait encore entre deux écueils qui lui semblaient également dangereux ; la vue du duc lui fit jeter un cri perçant, elle se cacha le visage, et voulut fuir, mais il la retint en lui jurant un respect inviolable et une soumission absolue.

Amélie retomba sur son siége, et continua de détourner la vue, dans la crainte de rencontrer les yeux du duc. Cependant il lui parla d’une manière si touchante, il parut si vivement pénétré de sa douleur, qu’elle en fut attendrie. Pourquoi m’en vouloir, lui disait le duc ? nous avons été tous deux, ma chère Amélie, maîtrisés par nos sens ; s’ils ont pu vous égarer, jugez du pouvoir qu’ils devaient avoir sur moi qui n’avais aucune raison de m’en défendre ! Mais vous savez, Amélie, si jusqu’à ce moment je m’étais jamais permis la moindre liberté qui pût vous déplaire. Cachant sous les dehors de la froide amitié le plus ardent amour, je ne songeais qu’à en réprimer les impétueux élans. Songez à tous les sacrifices que j’ai faits à votre délicatesse, et daignez, en faveur de la mienne, m’accorder le pardon d’une erreur dont l’amour seul est responsable.

Amélie ne pouvant se dissimuler la vérité de ce discours, sentit disparaître une partie de sa colère : Eh bien, dit-elle au duc, puisque nous avons été l’un et l’autre victimes d’un pouvoir inconnu, je consens à étouffer mon ressentiment, mais c’est à la seule condition que vous reprendrez près de moi le rôle d’ami, et que jamais vous ne me parlerez d’un sentiment qui m’offense, puisque je ne puis le partager : que jamais il ne soit question entre nous du fatal moment que je voudrais pouvoir oublier ! Promettez-le-moi, monsieur le duc ; à ce prix, je vous rends mon estime.

Trop heureux de pouvoir fléchir sa maîtresse, n’importe à quel prix, le duc promit tout ce qu’elle voulut. Amélie retrouva quelque calme en l’entendant jurer qu’il la respecterait toujours ; les sermens lui paraissaient une chose sacrée qu’un homme d’honneur ne pouvait violer sans s’avilir. Heureuse de sa sécurité, le sourire reparut enfin sur ses lèvres, et, pour gage de la réconciliation, elle tendit au duc une main charmante qu’il couvrit de brûlans baisers.

Lorsque Alexandrine apprit les conditions du traité de paix, elle ne put s’empêcher de sourire de ce qu’elle appelait la simplicité du duc. Vous vous soumettrez donc, lui dit-elle, à perdre le fruit de votre victoire, ou la farouche Amélie, cédant et se désespérant tour à tour, fera savoir à tout le voisinage, par ses cris et par ses larmes, que M. le duc vient de remporter un nouveau triomphe. Vous venez de laisser prendre sur vous, mon cher duc, un ascendant que vous aurez de la peine à vaincre ; il fallait tout simplement prouver vos droits en en usant ; vous auriez vu Amélie quitter subitement ses grands airs, et bientôt vous aimer à la folie ; vous avez tout gâté par vos folles promesses, mais voilà ce que c’est que d’être amoureux, on fait tout de travers.

Le duc se convainquit bientôt de la vérité de ce discours. Amélie devenait chaque jour plus sévère ; elle était sans cesse sur ses gardes, et lui refusait les plus légères faveurs dans la crainte qu’il n’en exigeât de plus grandes. S’il voulait s’entretenir de son amour, elle prenait un air sévère ; s’il osait se plaindre du sacrifice qu’elle exigeait, elle répondait avec des accens qui allaient au cœur ; et moi je ne me plains pas de ce que vous avez empoisonné ma vie ! Le duc n’osant insister, gardait le silence ; et la triste Amélie soupirait, en pensant qu’elle désespérait un homme qui l’adorait, et qu’elle avait perdu pour toujours le seul qu’elle pouvait aimer.

Le colonel poursuivait toujours avec ardeur le plan qu’il s’était tracé. Il avait juré d’épouser Alexandrine, et, pour l’y décider, il redoublait, depuis quelque temps, de soins, de prévenances et d’amour. Il lui faisait sentir adroitement que, malgré sa fortune, sa position était, sous quelques rapports, équivoque ; personne à Paris ne l’avait connue femme de M. Durancy, et tout le monde l’avait vue maîtresse déclarée de M. de Saint-Far. Cette dernière circonstance l’exposait souvent à des désagrémens auxquels son amour-propre la rendait très-sensible. Elle mettait fin à tous les mauvais propos en épousant le colonel qui portait un nom recommandable, et qui était généralement aimé. Charles pensa que ces considérations auraient encore plus de poids en venant d’une personne désintéressée ; en conséquence, il parla de ses projets à la comtesse, et la pria de parler en sa faveur. Il lui fit cette prière avec une éloquence si mâle, que la comtesse, payée d’avance de ses services, promit d’employer tout le crédit qu’elle avait sur l’esprit d’Alexandrine pour l’engager à se marier.

Effectivement, la comtesse vanta avec chaleur à son amie les avantages de cette union. Les résolutions d’Alexandrine furent ébranlées par ce tableau ; elle oublia le danger de se donner un maître, et ne songea plus qu’au bonheur de s’assurer pour la vie un homme dont la valeur amoureuse ne pouvait être égalée. Lorsqu’on balance pour perdre sa liberté, on aime déjà l’esclavage. Alexandrine, à moitié irrésolue, desirait que le colonel recommençât ce qu’elle avait appelé ses persécutions. Instruit, par la comtesse, des bonnes dispositions de madame Durancy, Charles se hâta d’en profiter ; il reparla de son amour, de ses espérances ; on l’écouta avec douceur, tous deux jouèrent un sentiment qu’ils étaient bien loin d’éprouver, car ils n’étaient guidés que par leur propre intérêt. Le colonel implora à genoux le don de sa main. Alexandrine la lui promit avec une timidité qu’elle s’efforçait en vain de rendre naturelle. Charles fit éclater la joie la plus excessive, et déclara qu’il ne voulait différer son bonheur que le temps nécessaire pour célébrer avec magnificence le plus beau jour de sa vie.

Amélie n’apprit pas cette nouvelle sans un vif déplaisir ; ce mariage lui donnait un maître de plus, et peut-être un maître bien dangereux. Elle songeait avec inquiétude aux entreprises hardies du colonel, et, quoiqu’il eût cessé de s’occuper d’elle, elle craignait que ses desirs ne se rallumassent lorsqu’il pourrait la voir à toute heure et dans sa propre maison.

Quinze jours après avoir obtenu le consentement d’Alexandrine, Charles acquit aux pieds des autels le droit d’exiger ce que jusqu’alors il avait été trop heureux d’obtenir.

Alexandrine, qui venait de changer son nom contre celui de Dumesnil, était mise avec la plus grande élégance ; un bandeau de diamans ornait sa tête ; sa robe ondoyante était parsemée d’étoiles d’or ; sa taille était ceinte par une écharpe verte également parsemée d’étoiles ; un collier des plus beaux brillans pendait à son cou d’albâtre, et des girandoles du plus grand prix complétaient sa parure. Alexandrine dans cet ajustement était éblouissante, et l’on était tenté de croire qu’elle embellissait plutôt sa parure que sa parure ne l’embellissait.

Il devait y avoir un banquet magnifique suivi d’un bal, où étaient invités tous les amis des deux époux. Comme ils allaient presque toujours ensemble, les amis de l’un étaient connus de l’autre. Cependant il se trouva parmi les nombreux convives une jeune personne extrêmement jolie, qui était étrangère, même de nom, à madame Dumesnil. Son étonnement ne peut se décrire en voyant que cette dame était, aux diamans près, mise absolument comme elle ; une très-belle étoile en brillant, attachée avec des torsades de perles, remplaçait le superbe bandeau de la mariée.

On se figure aisément que cette charmante inconnue excita non seulement la surprise, mais la colère d’Alexandrine. Elle demanda au colonel qui elle était, et par quel hasard elle se trouvait invitée ; il lui répondit qu’elle se nommait madame de Saint-Hilaire, qu’elle était aimable autant que belle, et qu’il fallait la bien recevoir, attendu que leur liaison serait bientôt très-intime. Moi ! liée avec cette femme ! reprit Alexandrine : je vous préviens, colonel, qu’il n’en sera rien ; sa présence me déplaît déjà ; et si vous ne pouvez la faire retirer avant le bal, faites du moins qu’elle ne reparaisse jamais chez moi.

Chez vous ! reprit le colonel, d’un ton dédaigneux, je suis votre époux, madame, et l’on ne recevra plus ici d’autres ordres que les miens.

Alexandrine lança un regard foudroyant qui n’excita chez le colonel qu’un impertinent sourire. Ce fut alors qu’elle vit l’énorme faute qu’elle avait faite en sacrifiant son indépendance à un homme qu’elle connaissait depuis si long-temps capable de mésuser de ses droits. Cet époux n’était pas comme le premier, un vieillard débile qu’elle pouvait asservir à son gré, c’était un tyran cruel qui allait la traiter comme une vile esclave. Par quelle fatalité avait-elle pu contracter un lien qui déjà la faisait frémir ! Que d’horreurs elle prévoyait ! Son esprit révolté s’apprêta à secouer le joug ou à faire payer chèrement la perte de sa liberté. La haine s’empara de son cœur, elle ne vit plus dans le colonel qu’un ennemi de son repos qu’il fallait terrasser pour n’en être pas vaincu : triste hymen, voilà ton ouvrage !

Tout le monde remarqua la conformité d’habillement qu’il y avait entre madame de Saint-Hilaire et la mariée ; les uns en furent choqués, les autres en rirent ; mais personne ne l’attribua au hasard. On ne se trompait pas, le colonel avait lui-même commandé les deux parures, trouvant plaisant que sa maîtresse et sa femme fussent mises de la même manière. Cette madame de Saint-Hilaire était tout bonnement une femme que le colonel entretenait depuis quelques mois. Séduit par sa figure, vraiment ravissante, il en était devenu amoureux, autant qu’il était susceptible de l’être ; il lui prodiguait les libéralités qu’il recevait d’Alexandrine, et il n’avait pas rougi de l’admettre sous le nom qu’il lui avait fait prendre dans un cercle où elle se trouvait absolument déplacée. Heureusement on ne se doutait pas de ce qu’était la prétendue madame de Saint-Hilaire, qui sut assez bien se contraindre pour ne donner aucun soupçon.

Quel que fut le dépit d’Alexandrine, la journée se passa sans scandale. Vers la fin du bal, le colonel disparut avec madame de Saint-Hilaire, sous prétexte de la conduire à sa voiture ; il revint peu d’instans après. Alexandrine se sentit soulagée d’un grand poids par le départ de cette femme ; elle reprit un peu de gaieté, et, songeant aux plaisirs qui l’attendaient, elle regarda le colonel, non seulement sans colère, mais avec un retour de tendresse. Il paraissait fort animé, et lui proposa de s’éclipser. Cet empressement parut de bon augure à madame Dumesnil ; tous ses projets de vengeance s’évanouirent, elle oublia qu’il était son époux, et ne vit plus en lui qu’un homme charmant dans les bras duquel elle allait s’enivrer de délices. Que de femmes partageraient cet heureux oubli, si leurs maris ne les en faisaient pas sans cesse ressouvenir !

L’entretien du colonel et d’Alexandrine avait été remarqué ; il était tard, on supposa qu’ils avaient le desir de se retirer ; la crainte d’être incommode dispersa l’assemblée joyeuse, bientôt les salons furent déserts, et les deux époux se retirèrent dans la chambre nuptiale.

Le colonel avait un air contraint, embarrassé, des manières froides qui ne répondaient en rien à l’empressement qu’il avait montré.

Alexandrine s’en inquiéta d’abord ; mais l’espoir que ses caresses allaient bientôt ranimer son époux, fit évanouir ses alarmes ; elle se déshabilla promptement, se mit au lit et renvoya ses femmes. Le colonel, toujours distrait, paraissait plongé dans des réflexions pénibles ; sortant enfin de sa rêverie, il se déshabilla, passa sa robe de chambre et sortit de l’appartement ; quelques instans après il revint, ferma la porte et entra dans le boudoir.

Alexandrine ne concevait rien à la conduite du colonel, il mit bientôt le comble à son étonnement, en rentrant avec une femme dont la tête était couverte d’un voile. Alexandrine, s’écria-t-il, vous vous êtes plus d’une fois bien trouvée des trios, ainsi je ne crains pas que celui-ci vous déplaise ; jusqu’alors vous vous étiez compromise avec une subalterne ; mais je dois avoir plus d’égards pour ma femme que pour ma maîtresse : je ne prétends plus qu’une Élise ose rivaliser avec vous ; c’est votre égale que je vous présente ; si vous l’emportez sur elle, votre triomphe en sera plus flatteur ; et si vous êtes forcée de lui céder, du moins vous n’aurez point à en rougir.

L’excès de la surprise avait ôté à madame Dumesnil l’usage de la voix ; elle avait reconnu au travers de son voile madame de Saint-Hilaire qu’elle haïssait déjà ; son affront lui semblait doublé par celle qui le lui causait ; elle s’exhala en reproches inutiles, et voulut tirer le cordon de la sonnette ; mais le colonel avait pris toutes ses précautions, les ressorts n’allaient plus, les domestiques étaient retirés, et la malheureuse Alexandrine n’avait plus que la triste alternative de partager son lit ou de le céder ; l’excès de sa rage lui fit choisir ce dernier parti : elle s’éloigna en menaçant d’une prompte et terrible vengeance ; le colonel, en éclatant de rire, entraîna sa maîtresse sur le lit ; et, après l’avoir accablée de caresses, il offrit à Vénus un sacrifice digne de ses autels.

Il serait impossible de décrire les diverses émotions qui agitaient Alexandrine ; elle avait, au plus fort de sa colère, entendu les soupirs du couple odieux, leurs mouvemens précipités, le bruit de leurs baisers ; tout annonçait l’excès de leurs plaisirs ; et le silence, qui succéda, lui apprit qu’il ne manquait plus rien à leur félicité.

Alexandrine s’aperçut, avec un dépit extrême, que ses sens, enflammés par ce tableau voluptueux, commençaient à triompher de sa colère ; elle regrettait d’avoir abandonné le théâtre des plaisirs à sa trop heureuse rivale : En le lui disputant, se disait-elle, j’aurais du moins partagé son bonheur, et je ne serais pas réduite à la douloureuse humiliation de voir une autre cueillir tous les myrtes qui ne devaient éclore que pour moi.

Alexandrine fit quelques pas vers le lit ; puis, retenue par son orgueil, elle recula avec vivacité. Mais vainement s’efforçait-elle de combattre ses desirs ; ils étaient trop vifs pour qu’elle pût les dompter. Le réveil du colonel et les caresses qui le suivirent achevèrent d’embraser Alexandrine ; elle vole vers les deux amans qui la reçoivent avec un rire malin. Alexandrine enlace son époux, se colle sur sa bouche, lui donne les baisers les plus voluptueux ; puis se détachant de ses bras, elle le couvre partout de caresses passionnées. Il les reçoit avec complaisance ; quelquefois il semble partager les élans qu’il inspire ; et, le moment d’après ; il attend, dans une inaction délicieuse, qu’on achève de réveiller ses sens. Madame de Saint-Hilaire, accoutumée de s’immoler aux plaisirs des autres, provoque les desirs du colonel qu’elle ne croit exciter que pour le bonheur de sa rivale ; ses attouchemens lubriques ont bientôt opéré une seconde métamorphose. Alexandrine, ravie, croit voir Jupiter ; elle saisit son sceptre, le balance, l’admire ; et, défiant au combat le nouveau dieu, elle lui dit qu’elle ne craint point ses foudres et l’invite à les lancer contre elle.

Le colonel paraît incertain ; il semble vouloir donner la pomme à Saint-Hilaire, qui continue toujours ses délicieuses caresses ; mais Alexandrine, que mille desirs enflamment, après une posture si voluptueuse, ses yeux sont si brillans, toute sa personne enfin semble promettre une jouissance si vive, que le colonel renonce au dessein de la mystifier et vole dans ses bras avec transport. Elle l’introduit dans un sentier brûlant qu’il parcourt avec vîtesse ; il se retire pour éviter les flammes qui l’environnent : mais un attrait irrésistible l’y ramène sans cesse, il éprouve à chaque pas de nouvelles délices ; ses esprits étonnés ne peuvent supporter l’excès de ses sensations ; il tombe dans le délire, et ce délire accroît encore sa félicité : il cède enfin à l’ardeur qui le consume, et lance ses foudres contre Alexandrine qui, punie d’un défi téméraire, expire en s’enivrant de ce qui lui donne la mort.

Le colonel baisé, supplié, caressé, passa la nuit dans de nouveaux transports ; mais Alexandrine ne remporta qu’une couronne, toutes les autres furent décernées à Saint-Hilaire qui aurait volontiers partagé avec sa rivale les offrandes réitérées de leur invincible amant. L’une était fatiguée de recevoir, l’autre l’était de demander en vain ; le colonel le fut enfin de ses prodigalités, et tous trois s’endormirent dans les bras l’un de l’autre.

Le lendemain matin, le colonel fit évader madame de Saint-Hilaire sans qu’on l’aperçût. Alexandrine, restée seule avec lui, aurait bien voulu parler en épouse outragée ; mais elle s’en était ôtée le droit par sa conduite, et le colonel lui en ôta jusqu’à l’envie en faisant dans ses bras une libation à l’Amour.

Alexandrine ne fut pas long-temps à s’apercevoir qu’au lieu de parvenir à fixer son amant, en lui donnant de nouveaux liens, elle s’en était privée à jamais. Chaque jour il la négligeait davantage ; et, ce qui n’était pas moins douloureux pour elle, chaque jour elle voyait diminuer sa fortune. Le colonel, joueur et libertin, depuis qu’il pouvait satisfaire ces deux vices, s’y livrait avec une nouvelle fureur. Saint-Hilaire s’enrichissait de ses dépouilles, et les partageait avec une troupe d’escrocs, joueurs de profession, devenus les fidèles compagnons du colonel.

Depuis qu’Alexandrine était mariée, la situation d’Amélie était infiniment plus triste. Le colonel se conduisait avec elle d’une manière très-leste : elle était sans cesse en butte à de nouvelles impertinences, et ne savait comment s’y soustraire. Alexandrine, dont le chagrin aigrissait le caractère, la traitait souvent avec dureté, et lui reprochait l’asile qu’elle lui donnait. Le duc de Nemours était le seul qui consolât Amélie ; ses soins délicats, sa tendresse qui semblait encore s’accroître et qu’il ne dissimulait plus, l’aidaient à supporter ses ennuis ; elle avait enfin pardonné le premier attentat, mais elle persistait à n’en pas souffrir un second.

Cependant, malgré la rigidité d’Amélie, le duc parvenait à étendre des droits. Celle qui s’afflige est si faible ! Celui qui console a tant d’avantage ! Tout en proie à sa douleur, on cesse d’être sur ses gardes ; l’attrait consolateur en profite ; il recueille avec ses lèvres les larmes précieuses qui s’échappent, il presse un sein qui palpite, il serre contre son cœur un corps flexible et charmant ; ces douces étreintes font passer dans l’ame de la belle affligée une partie des transports de son ami ; sa douleur se modère, sa reconnaissance augmente ; et si l’amant n’est pas bientôt heureux, c’est qu’il est digne de l’être.

Après avoir, à plusieurs reprises, accordé certaines libertés dans des momens d’abandon, il est bien difficile de s’en défendre en recouvrant son sang froid. Amélie s’accoutuma donc à recevoir des caresses qui l’auraient révoltée, si le duc n’avait eu l’adresse de les obtenir par de lentes gradations ; cependant elle se reprochait souvent sa condescendance. Ernest, toujours présent à sa pensée, élevait entre elle et le duc une barrière insurmontable ; mais si l’image de son amant la rendait rebelle au desir de Nemours, les droits qu’il avait acquis lui donnaient une espèce d’ascendant auquel il lui était difficile de se soustraire : avant de céder, elle aurait repoussé le duc avec énergie et colère. Depuis sa défaite, ce n’était plus qu’en esclave timide qu’elle osait se dérober aux caresses d’un maître qui pouvait tout exiger, et semblait mériter de la reconnaissance lorsqu’il voulait bien ne pas user de la plénitude de ses droits.

Le duc continuant de prodiguer à Amélie les témoignages de l’amour le plus délicat, elle devint de plus en plus malheureuse chez madame Dumesnil, et son attachement pour le duc s’accroissait en proportion de ses chagrins. Elle avait absolument renoncé à son hymen avec Ernest, et cependant elle l’aimait toujours avec idolatrie ; ne pouvant se donner à lui, l’excès de sa tendresse lui avait inspiré la résolution de n’appartenir à personne. Elle lui faisait le sacrifice de ses plaisirs pour expier en quelque sorte l’infidélité dont elle était coupable ; elle ne desirait qu’une chose, c’était qu’il pût l’ignorer toujours, et qu’ils gardassent tous deux le célibat ; car l’idée qu’Ernest en pouvait avoir, une autre était un supplice qu’Amélie n’avait pas la force de supporter. Elle en recevait souvent des nouvelles, et lui écrivait des lettres où elle peignait son amour en traits de feu. Ernest, certain de la constance de ses sentimens, était bien loin d’imaginer qu’on lui avait enlevé un trésor qui ne lui était pas moins cher que la possession de son cœur.

Un jour qu’Amélie avait éprouvé des vexations de toute espèce de la part et d’Alexandrine et du colonel, elle déplorait amèrement sa triste situation, et se désespérait en pensant que rien ne pourrait y mettre un terme. Elle était baignée de larmes lorsque le duc entra ; sa douleur l’accablait tellement, qu’elle ne l’entendit pas ; il resta quelques instans à la contempler, il ne l’avait jamais vue si belle ! — Ma tendre amie, dit enfin le duc avec un son de voix dont le charme était extrême, vous pleuriez, et je n’arrivais pas ! quel nouveau chagrin fait donc couler vos pleurs ? Pourquoi ne pas fuir une maison qui doit vous être odieuse ? Pourquoi priver votre meilleur ami du bonheur de vous rendre indépendante.

Amélie, pour toute réponse, rougit et baissa les yeux ; elle ne pouvait, selon elle, recevoir sans se dégrader les dons de Nemours ; sa délicatesse lui faisait rejeter avec horreur ses bienfaits qui auraient semblé la récompense de sa faute, et peut-être des titres pour lui en faire commettre de nouvelles. Cependant, malgré toute sa fierté, elle était sensible à la générosité du duc ; et sans ce qui s’était passé, il eût été l’homme du monde auquel elle eût préféré avoir des obligations.

Le duc s’assit près d’Amélie, s’empara d’une de ses mains, et lui tint pendant quelques instans les discours les plus tendres. Amélie fixait sur lui ses beaux yeux avec un air de complaisance. Combien il m’aime, se disait-elle ! que ne puis-je lui rendre amour pour amour ! Ses regards en disaient plus encore que sa pensée, le duc y crut lire l’arrêt de son bonheur : enhardi par cet heureux présage, il ravit quelques baisers qui n’effarouchèrent que faiblement ; il écarta le voile discret qui recelait la gorge la plus attrayante. Amélie repoussa la main du duc ; mais, plus obstiné qu’elle, il en resta possesseur. Il couvrait de brûlans baisers ce sein charmant ; ses lèvres hardies s’emparèrent des boutons de rose qui le couronnaient, et les sucèrent avec transport ; Amélie tressaillit et rassembla ses forces pour repousser de nouveau le duc ; il tomba à ses genoux en la conjurant de pardonner son audace ; et, dans cette posture respectueuse, inventée, dit-on, pour manquer de respect, il osa glisser une main téméraire qui s’empara bientôt du siége des amours, malgré les cris et les efforts d’Amélie. Maître de cette place importante, le duc fit agir avec dextérité un doigt, dont la vertu magique lui fit perdre la force ou l’envie de se plaindre ; des soupirs étouffés remplacèrent ses cris, ses yeux remplis de courroux ne peignaient plus que la volupté. Loin d’éviter les baisers du duc, elle se penchait pour les recevoir ; il profita de cet heureux délire pour mettre le comble à son bonheur. Amélie sentit une douleur légère que le plaisir tempérait, et que bientôt il fit évanouir. Le duc, au comble de ses vœux, vit Amélie se pâmer dans ses bras, et compléta son ivresse en la partageant.

Amélie, en recouvrant ses sens, fut saisie d’une douleur mortelle, mais elle n’osa pas l’exhaler ; instruite par sa triste expérience, elle devait éviter une seconde chute ; elle pouvait imputer ou dire la première, qu’elle était responsable des autres. Honteuse autant que repentante, elle se cachait le visage, et maudissait sa faiblesse. Le duc, ému d’une douleur d’autant plus touchante, qu’Amélie s’efforçait de la contraindre, ne négligea rien pour l’appaiser, et surtout pour la convaincre que la première fois avait seule mérité des regrets, mais que la récidive ne pouvait en donner, puisque le plaisir en était l’unique résultat.

Amélie ne goûtait point cette morale, rien ne l’excusait à ses yeux ; ses fautes passées, ses fautes présentes, lui semblaient également condamnables ; mais elle sentait que le duc ne devait plus s’attendre à des refus, et que si elle osait en risquer, il aurait le droit de les regarder comme un manège de coquette : cette idée l’accablait. Elle cherchait vainement le moyen d’appaiser sa conscience sans irriter le duc : une fois écarté du sentier de la vertu, on ne trouve plus de route qui puisse y mener.

Le lendemain, le duc cueillit de nouveaux myrtes qu’Amélie n’osa pas refuser ; il eût été trop ridicule de pleurer chaque jour les plaisirs dont elle s’enivrait, ou de troubler le bonheur du duc par des regrets superflus. Elle cessa donc de répandre des larmes, ou du moins elle ne les versa plus qu’en secret ; le duc, qui croyait avoir vaincu ses scrupules, data son triomphe de ce moment.

Dès-lors les choses changèrent de face chez madame Dumesnil. Le duc ne pouvant décider Amélie à quitter cette maison, voulut au moins lui éviter les reproches humilians auxquels sa triste situation l’exposait : il paya pour elle une très-forte pension, et lui assura le double de cette somme par un contrat de rente viagère qu’il la força d’accepter.

Amélie, malgré toute la répugnance qu’elle éprouvait à recevoir les bienfaits du duc, se sentit soulagée d’un poids énorme en se voyant à l’abri de la misère, et délivrée de la dépendance servile où la tenait Alexandrine ; elle regarda le duc comme un protecteur qui méritait toute sa reconnaissance ; sa tendresse pour lui en acquit une nouvelle vivacité ; rien ne pouvait égaler ce sentiment, que son amour pour Ernest ; mais cet amour, toujours ardent, toujours extrême, troublait ses plaisirs les plus vifs et remplissait d’amertumes ses heures de solitude.

Laissons Amélie goûter dans les bras du généreux Nemours des plaisirs empoisonnés par les remords, Alexandrine au désespoir de s’être donné le plus impérieux des maîtres, et le colonel courant à grands pas vers sa ruine et entraînant dans sa chute sa coupable moitié. Jetons les yeux sur un tableau plus riant ; que l’aimable Ernest, depuis si longtemps abandonné, nous console par des succès de l’infortune des autres ; lui seul n’est pas malheureux, car il ignore son malheur.

Ernest, plein des regrets de s’éloigner de son amie, se livrait, pour les adoucir, à toutes les chimères de son imagination ; il anticipait sur les temps à venir, il se croyait déjà possesseur de richesses immenses ; comblé des dons de la fortune, l’amour ne lui était pas moins favorable, il épousait sa chère Amélie, et trouvait près d’elle un bonheur parfait et durable. Bercé de ces douces illusions, Ernest arriva à Saint-Domingue ; et, muni de la lettre de M. de Saint-Far, il alla se présenter chez M. Duclusel qui, au seul surnom de son ami, sauta au cou du jeune homme, dans un transport de joie impossible à décrire ; puis demandant la permission de lire la lettre, il en rompit le cachet avec empressement ; cette lecture fit évanouir la joie de M. Duclusel, mais elle augmenta l’intérêt qu’Ernest lui avait inspiré à la première vue. M. de Saint-Far le lui recommandait comme un jeune homme accompli qu’il destinait pour époux à sa fille et qu’il regardait déjà comme son fils.

« J’aurai cessé de vivre, lui disait-il, lorsque vous lirez ce que tracent mes faibles mains ; mais si la prière d’un ami mourant vous est sacrée, Saint-Far ne sera pas perdu pour vous, vous le retrouverez dans Ernest, il est digne de me remplacer ; soyez son guide, son protecteur, la fortune seule s’est montrée cruelle envers lui ; réparez ses torts, ou plutôt donnez-lui les moyens de les réparer, et bientôt elle sera docile à sa voix. »

Mon ami ne serait plus, s’écria M. Duclusel, en fixant Ernest avec anxiété ! Il n’est plus ! répondit Ernest, en s’efforçant de retenir quelques larmes que faisait couler le souvenir de ce triste événement. — Ah ! laissez couler vos pleurs, dit M. Duclusel, en lui serrant les mains avec cordialité ; ils font honneur à votre ame ! Saint-Far, ajouta-t-il, m’ordonne de vous aimer comme je l’aimais ; cette tâche, je crois, me sera facile ; pour la rendre plus douce encore, ne voyez en moi qu’un père ; je n’épargnerai rien pour rendre votre illusion parfaite.

Ernest salua respectueusement M. Duclusel ; l’excès de son émotion lui ôta l’usage de la voix ; ses yeux seuls exprimèrent la reconnaissance que lui inspirait un semblable accueil, mais ce langage est éloquent pour qui sait l’entendre.

Si l’extérieur aimable d’Ernest avait prévenu M. Duclusel en sa faveur, l’air de bonté répandu sur les traits de celui-ci n’avait pas moins séduit Ernest. M. Duclusel avait environ soixante ans ; de violens chagrins l’avaient rendu vieux de bonne heure, ses cheveux blancs lui donnaient un air vénérable que commandait le respect ; et son intégrité, sa justice, le lui faisaient mériter. Il avait passé sa vie dans le commerce, sans s’écarter jamais du sentier de l’honneur dont il faisait son dieu. Accablé, pendant son séjour en France, par une foule d’événemens funestes, il s’était vu sur le point, non seulement de perdre tout le fruit de ses travaux, mais encore de faire faillite, chose mille fois plus cruelle pour lui que la mort ; dans cette affreuse extrémité, tous ses prétendus amis l’abandonnèrent. M. de Saint-Far seul vint à son secours ; il lui prêta sans intérêt une somme d’argent très-considérable, par le moyen de laquelle il mit ordre à ses affaires ; et peu de temps après étant passé à Saint-Domingue, il y fit une fortune rapide. M. Duclusel avait rendu à son ami la somme qu’il lui avait prêtée ; mais il se regardait toujours comme son débiteur, et sa reconnaissance était sans borne.

Il avait épousé la fille d’un des plus riches colons de l’île ; cette dame possédait toutes les qualités privées qui peuvent rendre une femme intéressante : une fille unique était le fruit de cet hymen. Laure, c’était son nom, avait dix-huit ans ; elle était grande, bien faite, d’une figure charmante, et son enjouement et sa vivacité ajoutaient encore à ses charmes ; elle avait plus d’esprit que tous ceux qui l’environnaient ; cet avantage lui avait fait prendre sur eux un ascendant dont elle se servait peu, les assujétissait à ses volontés : son père, charmé de voir en elle un être supérieur, était son premier esclave. Sa mère, douce, indulgente, l’adorait et ne s’apercevait pas même de ses défauts. Il lui semblait naturel que tout ployât devant sa fille, elle était faite pour commander à l’univers. — Une pareille éducation aurait fait de Laure une femme insupportable, si la bonté de son naturel n’en avait en partie prévenu les suites : mais son cœur était excellent, son ame grande, généreuse ; son unique défaut était le desir de dominer, et ce défaut était adouci par le besoin de plaire et d’être aimé.

L’habitation de M. Duclusel ressemble à celle d’un ancien patriarche, la paix et le bonheur y avaient fixé leur séjour ; tous les visages étaient rians, on travaillait avec ardeur, on se reposait avec délices ; l’ordre et l’abondance régnaient partout, c’était le temple du goût et des mœurs ; Laure en était la divinité bienfaisante ; on ne pouvait la voir sans la trouver belle, l’entendre sans en être charmé ; et pour ne pas lui rendre les armes, il fallait aimer Amélie.

On regarda, dans les premiers jours, Ernest comme de la famille, et bientôt il s’en crut lui-même. Il captiva leurs efforts, la bienveillance de tout le monde. Son assiduité au travail, son intelligence, sa droiture lui gagnèrent l’estime et la considération de son protecteur ; son bon ton, ses prévenances délicates, le firent aimer de madame Duclusel ; tous les subalternes le chérissaient par son humeur affable ; partout on chantait ses louanges ; mais Laure, que disait-elle ? rien. Frappée d’abord de sa tournure distinguée, de son air mâle, du feu qui animait ses regards, Laure l’avait trouvé charmant ; mais en lui présentant Ernest, son père, sans doute par prudence, s’était hâté de lui apprendre qu’il était destiné à devenir l’époux de mademoiselle de Saint-Far, et que la plus vive tendresse les unissait déjà. Cet avis vint à temps pour réprimer les sentimens de l’inflammable Laure, dont le cœur vierge encore, n’avait jamais éprouvé le moindre symptôme d’amour, mais qui devait, en devenant sensible, être brûlé de mille feux.

Laure, sachant qu’Ernest était le bien d’un autre, s’efforça de le trouver moins aimable, mais trop modeste pour le croire dangereux ; il rendait tous ses soins inutiles en n’épargnant rien pour lui plaire. Contrariée par un penchant irrésistible, Laure voulut au moins que la plus ardente amitié la dédommageât de ce qu’elle perdait du côté de l’amour. Elle exigea qu’Ernest lui donnât le doux nom de sœur ; et sous ce titre, elle se plaisait à lui prodiguer les témoignages du plus tendre sentiment. Cet hymen projeté, qui d’abord ne lui avait paru qu’un motif de rencontre, lui sembla bientôt un engagement ridicule, dont Ernest pourrait aisément s’affranchir. Un jour donc elle imagina de faire tomber la conversation sur mademoiselle de Saint-Far, pour connoître jusqu’à quel point il en était épris. Ernest, privé depuis long-temps du plaisir de parler de sa maîtresse, s’y livra avec transport ; il en fit un portrait enchanteur, et peignit son amour sous des couleurs si vives, qu’il ne resta à la triste Laure, que le regret d’en avoir trop appris.

Peu de temps après, M. Duclusel se trouvant seul avec Ernest, lui dit en lui serrant affectueusement la main : Je suis si content de vous, mon jeune ami, que je regrette de ne pouvoir vous attacher à moi pour toujours ; si vous n’étiez pas engagé à la fille de mon ami, je vous aurais offert la mienne, qui certes n’a rien de comparable au monde, et, me reposant entièrement sur vos soins, je me serais livré à une vie tranquille, qui, je le sens, commence à me devenir nécessaire ; mais, puisque le ciel en a ordonné autrement, il est de mon devoir de vous mettre à même de remplir dignement votre destinée. À compter d’aujourd’hui, je vous associe avec moi, vous aurez un tiers de mes bénéfices, non compris l’intérêt des fonds que j’ai à vous, et qui se montent à une somme assez forte. — Ne dites-vous pas, monsieur, que vous avez des fonds à moi ? interrompit Ernest, d’un air étonné. — Oui, reprit M. Duclusel, ou plutôt à mademoiselle de Saint-Far ; mais je vous regarde comme maître de sa fortune, puisque vous l’êtes de son cœur. Cet acquit provient de l’intérêt des fonds que j’ai eus pendant trois années, à mon ami, M. de Saint-Far : j’ai fait, avec cette somme, des spéculations qui ont toutes réussi avec un bonheur incroyable ; ce bonheur provenait sans doute de l’emploi que je voulais en faire, car j’ai toujours eu l’intention de la restituer à la jeune Amélie.

Ernest exprima sa gratitude dans les termes les plus vifs ; ce trait de générosité le touchait moins encore par les avantages qui en résultaient pour lui, que par l’ingénieuse délicatesse avec laquelle M. Duclusel la lui avait fait accepter. Ce digne bienfaiteur, en voulant se soustraire à sa reconnaissance, l’avait centuplée ; mais combien ce sentiment était doux pour le cœur d’Ernest !

Laure n’était pas la seule que les agrémens d’Ernest avaient su toucher. Plusieurs jeunes créoles, non moins riches et non moins belles, s’enflammèrent pour le charmant Français ; mais Ernest avait trop d’amour pour devenir inconstant, trop d’honneur pour abuser des femmes aimantes et crédules. Son air réservé, sa politesse froide, les convainquirent que leurs efforts pour le charmer seraient vains ; elles crurent que Laure avait fait sa conquête, elles enviaient son bonheur, et leurs prétentions cessèrent.

Si l’image d’une maîtresse absente pouvait adoucir les ennuis d’Ernest, et suffire à son cœur, ses sens se révolteraient souvent contre cette rigide fidélité. Laure, par ses brûlantes caresses, le mettait à de cruelles épreuves, elle embrassait son prétendu frère, comme on embrasse un amant chéri ; elle promenait sur son sein palpitant une main qu’il aurait voulu retenir, et qui, par ce doux contact, lui procurait des émotions dont il se défendait en vain. Ernest ne savait comment se dérober à ces dangereuses caresses : s’il essayait de montrer à Laure quelque froideur, elle semblait être au désespoir, elle lui sautait au cou, et le conjurait de lui dire ce qui l’avait fâché contre sa sœur. Je t’aime tant, lui disait-elle, je ne songe qu’à te plaire ! par quelle fatalité l’excès de mon amour ne produit-il en toi qu’un excès contraire ? Laure n’abandonnait son frère qu’après l’avoir vu sourire, et lui avoir fait promettre de l’aimer avec ardeur. — Il ne résultait de tous les efforts qu’il faisait pour la décourager, que de nouveaux périls ; vingt fois il s’était vu prêt à succomber. Laure était si belle, si tendre, qu’il fallait toute la raison d’Ernest pour lui résister ; mais les obligations qu’il avait à monsieur Duclusel, l’assuraient sans cesse contre les attraits de sa fille.

M. Duclusel avait un grand nombre d’esclaves, parmi lesquels se trouvait une petite négresse de quatorze ans, alerte, vive et folâtre ; elle était née dans l’habitation, et, par son zèle et son bon caractère, elle s’était fait remarquer de ses maîtres, qui la traitaient avec une bonté particulière, et s’étaient plus à soigner ses heureuses dispositions. Zizi, c’était son nom, possédait une fleur qu’elle brûlait de faire cueillir ; mais, fière de ses attraits naissans, elle dédaignait l’amour de ses compagnons d’esclavage. Zizi trouvait que les femmes noires étaient les plus belles de l’univers, et pourtant elle préférait les hommes blancs. Parmi tous ceux qui composaient la maison de M. Duclusel, Ernest était le mieux fait et le plus agréable ; ce fut à lui que Zizi voulut faire hommage de sa fleur. Son embarras était de se faire remarquer du joli Français, et sa crainte d’en être refusée. Elle épia ses pas, et sut bientôt qu’il avait l’habitude d’aller passer une heure chaque soir dans un endroit fort solitaire et très-favorable à ses projets. Zizi crut d’abord qu’Ernest ne s’y rendait pas seul ; mais le plaisir remplaça la jalousie, lorsqu’après l’avoir guetté plusieurs fois, elle fut convaincue qu’elle n’avait pas de rivale.

Zizi suivait Ernest dans sa promenade presque tous les soirs, sans qu’il s’en aperçût ; elle n’avait pas encore osé l’aborder, quoiqu’elle en eût une envie extrême. Un soir enfin apercevant, au travers du feuillage, qu’Ernest était couché, et le croyant endormi, elle s’en approcha avec précaution. Ernest, tout entier à sa rêverie, ne la vit qu’au moment où elle tombait à ses pieds. Surpris de ce mouvement et de son agitation, il la relève, en lui demandant avec bonté s’il lui était arrivé quelque malheur. Beau mal ! lui répondit-elle ; je n’ai d’autre mal que celui que l’amour me cause ; mais ce mal est extrême, car il me dévore nuit et jour. Pardonne à Zizi d’oser t’aimer : son offense est involontaire ; et si tu voulais la punir en proportion de sa tendresse, il faudrait la faire mourir.

Ce discours redoubla la surprise d’Ernest. Une femme déclarant son amour dans la posture la plus suppliante, et le conjurant à mains jointes de ne pas l’en punir, était un spectacle aussi neuf que singulier ; il regarda Zizi, comme pour s’assurer si elle parlait sérieusement. Cet examen fut tout à l’avantage de la jeune négresse ; sa figure était agréable, ses dents d’un émail parfait, sa taille souple et bien prise, et son sein qu’agitaient la crainte et le desir était d’une forme charmante. Zizi s’était jetée de nouveau aux pieds d’Ernest, dont elle embrassait les genoux avec ardeur. Ernest fut ému des transports de Zizi, et voulut la relever pour la seconde fois. Ne m’élève pas jusqu’à toi, lui dit-elle d’un air fier, mais abaisse-toi jusqu’à moi : c’est tout ce que Zizi demande. En disant ces mots, la folâtre Zizi l’entraînait sur le gazon où elle s’était étendue ; elle serra fortement son corps contre le sien, et tous ses membres s’enlacèrent autour de ceux d’Ernest. Il tressaillit en se sentant enchaîner par ces liens d’amour ; et se penchant sur la bouche de sa caressante compagne, il y cueillit le plus savoureux des baisers. Bientôt un feu brûlant circula dans ses veines : Zizi s’en aperçut, et l’aida encore par ses attouchemens voluptueux. Ernest, hors de lui-même, souleva la courte jupe de Zizi ; et, parcourant avec ravissement une cuisse ferme, ronde, et recouverte d’une peau satinée, Zizi se pâmait en sentant la main d’Ernest. Il ne put voir l’excès de son plaisir sans desirer le partager. La lice était ouverte ; il donna le signal du combat ; et, la lance en arrêt, il fondit sur la mourante Zizi ; mais une barrière, élevée par la nature, s’opposait au triomphe d’Ernest. Irrité par cet obstacle imprévu, ses desirs en devinrent plus vifs. Zizi, malgré ses souffrances, le secondait par mille efforts : il parvint enfin à se frayer un passage, et les larmes du plaisir succédèrent aux sanglots de la douleur.

À peine Zizi fut-elle revenue de son ivresse, qu’elle couvrit Ernest de baisers. Zizi t’aimera toujours, lui disait-elle ; tu viens de lui créer une seconde vie, ou plutôt tu viens de développer celle que lui avait donnée le Tout-Puissant. Jusqu’ici Zizi n’a pas vécu, car le bonheur seul fait la vie ; mais désormais tout entière à l’amour, elle comptera ses jours par ses plaisirs. La reconnaissante Zizi accompagna ces douces paroles de caresses passionnées. Ernest n’y fut pas insensible, et bientôt il recommença à développer son ame. Également satisfaits l’un de l’autre, ils se quittèrent après s’être promis de se revoir le lendemain.

Lorsque les illusions du plaisir furent dissipées, Ernest sentit quelques remords de l’infidélité qu’il avait faite à sa maîtresse. Cependant son cœur n’y était pour rien, et ses sens avaient été enflammés par surprise ; d’ailleurs, malgré tout son amour, il lui semblait impossible de garder deux ans d’abstinence. Enfin, après un mûr examen, Ernest trouva qu’il n’avait aucun reproche à se faire, et qu’il pouvait, sans en mériter, continuer à voir Zizi.

L’amour que Laure avait encore pour Ernest, loin de s’affaiblir, faisait chaque jour de nouveaux progrès ; elle avait fait d’inutiles tentatives pour lui plaire ; l’amitié était le seul sentiment qu’Ernest pût ressentir pour elle. Désespérée de ses mauvais succès, Laure tomba dans une tristesse affreuse, qui bientôt détruisit sa santé. Ses parens, alarmés d’un mal dont ils ignoraient la cause, la questionnèrent long-temps en vain. Enfin, persuadée qu’elle allait mourir, Laure déclara son amour à sa mère, en la suppliant de lui garder le secret. Madame Duclusel, bien éloignée de vouloir le lui promettre, alla sur-le-champ trouver son époux pour l’engager à s’expliquer avec Ernest, ne doutant pas que celui-ci ne s’estimât trop heureux d’épouser sa fille.

M. Duclusel fut désolé en apprenant ce fatal secret ; ravir à mademoiselle de Saint-Far l’époux que son père lui avait choisi, lui paraissait indigne d’un homme d’honneur, et contre toutes les lois de la reconnaissance. Il répondit à madame Duclusel que jamais il ne pourrait s’y résoudre. — Hé quoi ! pour satisfaire à un vain scrupule, vous laisserez donc mourir votre fille ! — M. Duclusel tressaillit à cette affreuse idée. Sa femme lui parla avec énergie ; bientôt l’amour paternel reprit ses droits, et l’emporta sur tous les autres sentimens.

M. Duclusel fit appeler Ernest qui fut très-surpris en apercevant sur son visage vénérable quelques traces de larmes. Mon ami, s’écria M. Duclusel, vous voyez devant vous le père le plus infortuné ! Vous connaissez la tendresse extrême que j’ai pour ma fille, je suis menacé de perdre cet enfant chéri. Une passion funeste la dévore : si elle n’obtient celui qu’elle aime, la mort va la moissonner à la fleur de ses ans ! — Ernest resta immobile à ce discours, dont il ne comprenait que trop bien le sens ; il n’eut pas le courage de parler, sentant que, loin de soulager la douleur de ce malheureux père, sa réponse l’accroîtrait encore.

Ernest, reprit M. Duclusel après quelques momens d’un pénible silence, le secret que je crains de vous dévoiler vous est peut-être connu depuis long-temps ; c’est vous que ma fille aime, c’est de vous que dépend son existence. Je rougis d’essayer à rompre les liens qui vous unissent à la fille de mon ami ; mais lorsqu’il s’agit d’arracher la mienne au tombeau, pourrais-je hésiter un moment sans barbarie ?

Monsieur, reprit Ernest avec une douceur mêlée de fermeté, je ne saurais croire que la vie de mademoiselle Laure dépende de mes sentimens ; elle a su, dès le premier jour, que j’aimerais Amélie si j’étais son époux ; personne ne pourrait songer à me faire rompre des liens indissolubles, ceux qui m’attachent à elle ne sont pas moins sacrés pour moi ; le sort d’Amélie dépend du mien, et je perdrais votre estime si je pouvais l’abandonner.

Ernest, on ne cesse point d’être estimable quand on se sacrifie pour sauver la vie de son semblable. Amélie ne peut vous aimer autant que ma fille vous aime, car elle a pu se séparer de vous. Quant au sort de mademoiselle de Saint-Far, reposez-vous-en sur moi ; la moitié de ma fortune la dédommagera de l’époux dont je la prive ; l’autre moitié servira de dot à ma fille Laure ; avec ses richesses, sa beauté, son amour, pourrait-elle essuyer un refus ?

Non, Monsieur, car on ne refuse point quand on n’a pas le pouvoir d’accepter. Je vous le répète, je me regarde comme l’époux d’Amélie, j’ai juré de l’être ; et mes sermens, pour être sacrés, n’ont pas besoin d’avoir été sanctifiés par les autels.

Ah ! mon père, s’écria Laure en se précipitant dans la chambre, respectez les sentimens d’Ernest ; en me désespérant, ils me justifient ; on peut, sans faiblesse, adorer un pareil homme ! Qu’il épouse son Amélie, qu’elle devienne ma sœur : sous ce titre, Ernest m’aimera toujours ; sous celui d’épouse, il me haïrait peut-être ! Ernest, je te jure, et mes sermens ne sont pas moins sacrés que les tiens, que, puisque je ne peux t’appartenir, jamais je ne ferai le bien d’un autre ; va chercher ton Amélie, amène-la chez mon père, et ne nous quittons plus. C’est la seule grâce que j’implore ! Ernest, me la refuseras-tu ?

Trop aimable Laure, s’écrie Ernest en tombant à ses pieds, vous me faites regretter mon indépendance ! qu’il me serait doux de vous la sacrifier ! Oui, j’irai chercher Amélie, le ciel m’oblige d’être son époux ; mais je sens que mon cœur m’ordonne d’être votre ami.

Laure s’était jetée dans les bras d’Ernest, son visage était baigné de larmes, et cependant le plaisir brillait dans ses yeux : tel on voit dans une belle matinée du printemps, après une rosée bienfaisante, le soleil dissiper les nuages légers qui l’environnent, et paraître dans tout son éclat. Laure était fière d’avoir remporté sur elle-même une aussi grande victoire ; elle caressait sa mère, et lui promettait de vivre ; elle faisait répéter à Ernest l’assurance de s’établir à Saint-Domingue, et de ne jamais la quitter.

M. Duclusel qui, dans le fond de l’ame, n’avait pu condamner le refus d’Ernest, fut charmé de voir que sa fille entendait enfin la voix de la raison. Laure, contente de son projet, parvint à maîtriser sa passion, et recouvra bientôt le calme et la santé.

Ernest, depuis ce moment, s’attacha vraiment à Laure ; il était sûr que la plus tendre amitié unirait sa femme et son amie, et pensait avec délices au moment où il pourrait les réunir. Ce terme approchait : tout entier à son ivresse, Ernest écrivit à son Amélie une lettre passionnée, où il lui disait que dans trois mois il quitterait Saint-Domingue pour aller renouveler à ses pieds les sermens d’un amour que le temps et l’absence n’avaient fait qu’accroître.

Amélie, depuis sa fatale erreur, n’avait pu goûter un moment de repos ; en vain Alexandrine la raillait-elle de ses scrupules et de sa mélancolie ; les remords déchiraient son ame, et la rendaient inaccessible à toutes les sensations du plaisir. Amélie aurait voulu pouvoir haïr l’auteur de sa faute, la reconnaissance qu’elle était forcée d’avoir pour le trop aimable duc ajoutait à ses peines. Elle en était aimée avec idolâtrie, l’amour du duc se manifestait chaque jour par de nouveaux bienfaits, c’étaient autant de liens pour Amélie, et ces liens martyrisaient son cœur.

Alexandrine était de plus en plus malheureuse ; en moins de six mois le colonel avait fait des dettes si considérables, qu’elles absorbaient la moitié de sa fortune. Elle avait été forcée de vendre plusieurs terres pour les acquitter. Ces chagrins domestiques eurent une suite plus funeste encore, pour une femme de ce caractère, que la perte de ces biens, ce fut celle de ses charmes. Alexandrine, jusqu’alors protégée des Grâces, semblait avoir défié le temps ; elle avait conservé la fraîcheur de l’adolescence ; quelques mois de malheurs la flétrirent entièrement, et firent évanouir sa fragile beauté ; chaque jour son miroir lui parlait de sa disgrâce, et la froideur du colonel en était l’écho.

Lorsque Amélie reçut la lettre d’Ernest, dans laquelle il lui annonçait son retour, elle fut saisie du plus violent désespoir. Cet instant qui l’eût comblée de joie, si elle avait encore été digne de son amant, ne lui semblait plus que celui de sa condamnation ; l’erreur dans laquelle elle avait entretenu Ernest, l’avait aidée à supporter ses maux ; cette erreur allait être détruite, sa honte découverte. Ernest allait la haïr, la mépriser ; elle pouvait supporter le blâme de l’Univers, mais elle ne pouvait vivre sans l’estime d’Ernest.

Amélie craignant à tous momens de le voir arriver, voulut quitter Paris, afin de reculer au moins de quelques jours cette entrevue redoutable. Le duc qui s’empressait de satisfaire tous ses desirs, bien éloigné de deviner le motif de celui-ci, proposa sur-le-champ d’aller visiter un très-beau château auquel il se proposait de faire quelques changemens pour lesquels il avait besoin des conseils d’Amélie.

Amélie accepta, et quelques jours après elle partit accompagnée d’Alexandrine, du duc, de la comtesse, de son fils, et de plusieurs autres personnes qui composaient leur société intime. Le colonel ne les suivit pas, ne pouvant ni se passer de madame de Saint-Hilaire, ni la faire admettre chez le duc.

Amélie fut très-surprise, en descendant de voiture, de se trouver dans une des cours du château où elle avait passé quelque temps avec son père dans les derniers mois de sa vie. Elle demanda au duc, avec un peu d’amertume, depuis quand il en était possesseur. — Il ne m’a jamais appartenu, répondit-il. — Nous sommes donc chez madame Dumesnil, reprit tristement Amélie ? Je croyais, M. le duc, que vous nous meniez dans une de vos terres. — Non, ma chère Amélie, répondit-il en lui serrant la main, c’est chez vous que je vous amène, et vous seule l’ignoriez.

Amélie resta interdite ; et le duc s’étant éloigné, elle demeura plongée dans ses réflexions. Elle ne concevait pas comment ce château, qui avait appartenu à mad. Dumesnil, pouvait maintenant lui revenir : Encore un bienfait du généreux Nemours, s’écria-t-elle, et c’est au moment où je voudrais pouvoir le fuir à jamais, au moment où Ernest arrive, qu’il m’enchaîne par de nouveaux liens ! Combien mon indigence était préférable au faste dont il m’entoure ! Combien ces richesses m’appauvrirent aux yeux d’Ernest !

Amélie, de plus en plus désespérée, résolut de refuser ce nouveau don ; mais le duc avait si bien pris ses mesures, qu’il ne paraissait pour rien dans cette affaire. Ayant appris qu’Alexandrine voulait se défaire de ce château, il l’avait acheté au nom d’Amélie : tout étant en règle, il fallut qu’elle consentît à le garder.

Amélie eut pour appartememt celui qu’occupait autrefois Alexandrine ; le duc prit celui de M. de Saint-Far, se promettant bien de profiter du mystérieux corridor pour passer des nuits délicieuses dans les bras de son Amélie.

Il y avait dans l’appartement d’Amélie un boudoir qui, jusqu’alors, avait été consacré aux plaisirs de l’amour. Amélie, sans détruire les autels de ce dieu, en changea du moins les offrandes. Elle avait fait le portrait d’Ernest depuis son départ ; et, quoique privée du modèle, il était d’une ressemblance frappante. Amélie suspendit ce portrait avec des chaînes de fleurs, au fond du boudoir ; elle éparpilla les lettres de son amant sur le lit de repos, afin de pouvoir les relire plus à son aise ; un bracelet de ses cheveux qu’elle n’osait plus porter, mais qu’elle baisait cent fois le jour, et mille autres bagatelles qui lui venaient d’Ernest, furent déposés avec ses lettres. Amélie interdit à tout le monde l’entrée de ce boudoir, où elle se plaisait à passer des heures entières prosternée devant l’image d’Ernest, et lui adressant des discours passionnés, qui souvent étaient interrompus par ses larmes.

Il y avait environ deux mois qu’on habitait le château où le duc avait soin de varier les plaisirs de manière à en rendre le séjour de plus en plus agréable, lorsqu’Ernest arriva à Paris. Il s’était arraché des bras de Laure qu’il avait laissée presque mourante ; elle avait voulu s’embarquer avec lui à l’insu de ses parens ; mais son dessein ayant été découvert, on l’avait surveillée depuis ce moment avec tant de vigilance que toutes ses tentatives avaient été vaines. Ernest, en partant, lui donna sa parole de ne faire en France qu’un séjour très-court, et de revenir pour ne la plus quitter. Cette assurance, répétée mille fois, parvint à la calmer. Cependant elle resta plongée dans la plus profonde mélancolie. Ernest, touché de tant d’amour, sentit son cœur se briser à cette séparation ; mais l’idée qu’il revolait vers son Amélie, dissipa sa tristesse ; plus il se rapprochait d’elle, et plus son ame s’ouvrait au plaisir.

Le premier soin d’Ernest, en arrivant à Paris, fut de voler chez Alexandrine, où il comptait trouver Amélie. Son étonnement fut extrême en apprenant qu’elles étaient à la campagne depuis deux mois, et que le duc de Nemours ne les avait pas quittées. Le colonel, qui lui donnait ces détails, y joignait un air de sarcasme qui lui faisait deviner une partie de son malheur. Ernest, n’osant décéler ses craintes, quitta le colonel le cœur rongé de jalousie. Il résolut, pour éclairer ses soupçons, de partir sur-le-champ pour le château d’Amélie, sans l’avertir de son arrivée.

Ernest, pendant la route, se livra à mille conjectures désespérantes ; le duc de Nemours, dont le colonel l’avait entretenu si long-temps, et qui ne quittait pas Amélie, en était sans doute amoureux ; il en était aimé peut-être ! Amélie infidèle, quel désespoir ! et ce qui achevait de rendre cette idée horrible, c’était l’hypocrisie avec laquelle Amélie avait entretenu leur correspondance ; elle lui écrivait des lettres passionnées, qui sans doute n’étaient que les copies des discours qu’elle tenait au duc ; elle lui vantait la constance de son amour, tandis qu’elle brûlait pour un autre ; elle allait passer dans ses bras, en sortant de ceux de son amant !

Ernest, après avoir versé des larmes de rage, sentit soudain sa colère s’évanouir. Hé quoi ! s’écria-t-il, Amélie, la plus pure des vierges, serait-elle devenue la plus perverse des femmes ? Non, cela n’est pas possible ! mes soupçons sont autant d’injures ; je rougis d’oser l’accuser. Amélie m’aime toujours ; ce mot seul suffit pour la justifier.

Ernest, en proie tour à tour aux tourmens de la jalousie et aux remords d’accuser sa maîtresse, arriva enfin au château de C*** ; il avait laissé sa chaise à l’entrée du parc, et s’était enveloppé dans un grand manteau pour n’être pas reconnu ; il voulait pénétrer jusqu’à son Amélie sans que rien l’y ait préparé, afin de pouvoir mieux juger de l’effet que sa vue produirait sur elle. Son cœur battait en apercevant les murs qui renfermaient tout ce qu’il aimait ; ses craintes se réveillèrent avec une force nouvelle ; il s’arrêta quelques momens, et fut sur le point de renoncer au projet de surprendre Amélie. Si je suis trahi, se disait-il, ne sera-t-il pas toujours temps de l’apprendre ? pourquoi hâter un si fatal moment ? pourquoi détruire une illusion, dont la perte doit me réduire au désespoir ?

Quelle que fût la bonté de ce raisonnement, Ernest, pressé par ce desir irrésistible qui nous porte à connaître notre destin, lors même que nous n’avons rien à en espérer, pénétra jusque dans l’intérieur du château. La première personne qu’il rencontra fut Élise ; elle lui demanda ce qu’il voulait. Ernest, trop ému, se trahit par le son de sa voix. Élise le reconnut aussitôt, et lui dit qu’elle allait avertir sa maîtresse. Garde-t-en bien, lui dit Ernest avec une vivacité dont il ne fut pas maître ! pourquoi veux-tu me priver du plaisir de la surprendre ? depuis quand faut-il m’annoncer chez elle ? — Je craignais l’excès de la joie que votre présence va lui causer, reprit l’adroite soubrette ; mais, puisque vous en voulez courir les risques, venez, monsieur, je vais vous conduire près de mademoiselle ; marchez doucement sur mes pas, vous verrez comment elle s’occupe.

Élise monta légèrement les degrés qui conduisaient à l’appartement d’Amélie ; elle ouvrit avec précaution la porte du boudoir, y fit entrer Ernest, et se retira sans le moindre bruit. Qu’on se figure les sensations d’Ernest en voyant Amélie à genoux devant son portrait, baisant avec ardeur ce bracelet qu’il lui avait donné, et s’écriant avec l’accent de l’amour : Ernest ! mon dernier soupir sera pour toi ! Honteux de ses soupçons, et trop heureux dans ce moment pour qu’une idée pénible puisse pénétrer jusqu’à son cœur, Ernest vole vers Amélie, et la serre sur son sein avec les transports les plus passionnés. Amélie effrayée tourne la tête, reconnaît Ernest, et tombe évanouie dans ses bras.

Ivre du bonheur de revoir Amélie, et de la retrouver plus tendre que jamais, Ernest la couvrit de baisers, sans s’apercevoir qu’elle était sans sentimens ; surpris de son immobilité et de son silence, il la fixa, et le plaisir fit place à l’inquiétude en voyant la pâleur de la mort défigurer son charmant visage. Ernest la coucha sur le lit de repos, et tâcha de la rendre à la vie en faisant passer jusqu’à son ame le souffle vivifiant de l’amour. Bientôt Amélie soupire. Ernest, la bouche collée sur la sienne, reçut ce soupir, et sentit qu’il allait droit à son cœur : les yeux d’Amélie s’ouvrirent ; et, voyant Ernest qu’elle aimait tant, le plaisir soutint sa faible paupière ; ses yeux ne se refermèrent plus.

Ernest, en proie à son ivresse, dévorait les charmes d’Amélie ; une douce langueur avait succédé à son insensibilité ; les brûlantes caresses de son amant lui rendirent enfin sa première énergie ; elle se livra aux émotions délicieuses que lui causait la présence d’Ernest ; elle l’accablait de questions ; elle lui parlait de sa tendresse ; sa raison semblait l’avoir abandonnée ; c’était un triomphe de plus pour l’amour. Ernest, ravi de retrouver chez Amélie des sentimens aussi vifs, se livra à toute l’ardeur des siens ; non content des baisers qu’elle lui rendait avec fureur, et des caresses délicieuses qu’elle ne songeait pas à réprimer, il voulut obtenir une faveur plus précieuse, et l’excès de sa témérité fit enfin apercevoir à Amélie l’excès de sa condescendance. Elle le repoussa en rougissant, moins offensée de son audace, que désespérée d’être forcée de s’y soustraire.

Ernest, emporté par sa passion, mais toujours plein de respect pour Amélie, n’insista pas pour obtenir ce dont il croyait devenir bientôt possesseur. Plus modéré dans les témoignages de son amour, ses discours en devinrent plus tendres ; il lui raconta en peu de mots ce qu’elle ignorait encore de ses affaires, et lui dit qu’ayant levé le seul obstacle qui s’opposait à leur union, il espérait que rien ne pourrait plus la retarder. L’image de ce bonheur tant desiré, tant attendu ; de ce bonheur auquel il fallait renoncer au moment où il se présentait à elle, fit tomber Amélie dans la plus profonde tristesse. Ernest, étonné de ce changement soudain, la pressa de lui en dire le motif. Amélie versait des larmes, et ne savait que répondre ; embarrassée par de nouvelles questions, et craignant que son silence n’indiquât la véritable cause de sa douleur, elle balbutia que madame Dumesnil ne voulait plus de ce mariage. Ernest se leva d’un air furieux qui la fit frémir : De quel droit, s’écria-t-il, cette femme oserait-elle te ravir à ton époux ; car je le suis, ma douce amie, depuis l’instant où ton père nous a bénis tous deux. Et quand elle oserait, bravant toutes les lois de l’équité, s’opposer à un hymen que l’amour et l’honneur ordonnent, que nous importerait sa malice impuissante ? tu t’appartiens, Amélie ; et le plus noble usage que tu puisses faire de ta liberté, c’est sans doute d’accomplir la dernière volonté de ton père.

Mon ami, lui dit tendrement Amélie en le faisant asseoir près d’elle, doutes-tu de mon amour ? ― Non, lui répondit Ernest ; si j’en doutais, je serais moins pressant ; mais, puisque nous nous aimons avec ardeur, nous devons desirer également le moment où nous serons l’un à l’autre. Pour moi, je sens qu’il me serait impossible de supporter le moindre délai ; je vais sur-le-champ trouver madame Dumesnil ; je doute qu’elle porte l’audace jusqu’à me refuser ta main. — Ah ! garde-toi de te montrer à elle ; tu sais combien elle est irascible, pourquoi chercher à l’aigrir davantage ? laisse-moi le soin de l’y faire consentir ; et, quelle que soit sa décision, sois sûr qu’Amélie n’aura jamais d’autre époux que toi !

Ernest insista pour voir Alexandrine ; mais Amélie mit tant de vivacité dans ses instances, qu’elle le fit consentir à s’éloigner sans se découvrir ; il s’y décida avec d’autant plus de peine, qu’il ne concevait la nécessité de quitter le château, et qu’Amélie ne lui donnait pas une seule raison valable. Ses soupçons se réveillèrent ; mais le souvenir d’Amélie adorant son image, les fit évanouir à l’instant, et ne lui laissa que la honte de s’y être livré ; pour s’en punir, il s’imposa une soumission entière aux volontés d’Amélie.

Ernest, après avoir combattu longtemps, finit par se déterminer à partir. Amélie lui promit de retourner à Paris sous peu de jours ; il ne pouvait s’en séparer ; elle-même avait à peine la force de s’y résoudre ; elle le renvoyait et le retenait tour à tour ; elle l’embrassait, lui souriait, détournait la vue, fondait en larmes, le pressait de nouveau sur son cœur, puis s’éloignait précipitamment. Ernest s’étonnait de plus en plus d’une conduite aussi bizarre ; mais tout ce qu’il voyait dans ce boudoir, parlait de la constance d’Amélie, et prouvait la vivacité de son amour. Ils étaient encore à se faire des adieux, bien dangereux par l’excès de leur tendresse, lorsqu’Élise entra d’un air inquiet, et dit à sa maîtresse que madame Dumesnil la demandait depuis une heure, et voulait absolument la voir. Amélie reçut un dernier baiser de son amant, et, sortant aussitôt, elle recommanda à Élise de le faire évader sans qu’on l’aperçût.

Amélie avait compris, d’après les regards d’Élise, que c’était le duc et non madame Dumesnil qui la demandait : effectivement, il s’était présenté plusieurs fois chez elle. Élise, qui se doutait que sa visite serait importune, avait trouvé plusieurs prétextes pour excuser la longue absence de sa maîtresse. Le duc, impatienté de ces refus, avait enfin montré quelque humeur ; et la tremblante Élise, craignant d’avoir poussé trop loin ce zèle, se décida, quoiqu’à regret, à mettre fin à ce charmant tête à tête.

Amélie, le cœur gros de soupirs, les yeux encore humides de larmes, parut devant le duc, qui se plaignit tendrement de ne l’avoir pas vue de la journée. Ma chère Amélie, ajouta-t-il, est-ce donc pour pleurer en secret que vous vous éloignez de votre ami ? Auriez-vous quelque chagrin que je ne connaîtrais pas ? Auriez-vous quelque desir que j’aurais oublié de satisfaire ? — Non, monsieur le duc, répondit Amélie en baissant les yeux ; vous ne me laissez pas même le temps de le desirer ; votre inquiète prévoyance vous fait deviner avant moi les choses qui peuvent me plaire. J’ai eu ce matin une crise pénible ; un mal auquel vous ne pouvez rien ! N’en parlons plus ; votre présence devrait dissiper jusqu’au souvenir de ce mal ; mais il est d’une telle nature, que je désespère d’en guérir.

Je venais, lui dit le duc après lui avoir montré la plus tendre sollicitude sur sa santé, vous faire part d’une nouvelle qui me désespère, parce qu’elle m’oblige à me séparer de vous pour quelque temps. Madame la duchesse est fort malade, on m’écrit qu’elle desire me voir, et je ne puis, quoi qu’il m’en coûte, me dispenser de me rendre auprès d’elle ; je partirai ce soir même. Puis-je espérer, ma chère Amélie, que cette absence ne me nuira pas près de vous ? Non, vous n’êtes point de ces femmes que l’on n’ose quitter, votre vertu rassurerait l’amant le plus jaloux ; en m’éloignant, je n’ai pas d’inquiétude, mais combien j’ai de regrets !

Amélie, malgré la tendresse que lui montrait le duc, et l’ingratitude qu’elle se reprochait envers lui, ne put se défendre d’un mouvement de joie, en apprenant cette nouvelle ; ce qu’elle craignait le plus au monde, c’était qu’Ernest et Nemours se rencontrassent ; ce malheur inévitable allait du moins être reculé, un pareil retard était un grand soulagement pour elle.

Le duc partit le soir comme il l’avait annoncé ; il recommanda sa maîtresse à madame Dumesnil, à ses femmes, à tous les habitans du château ; il semblait leur dire à chacun d’eux : Vous me répondez d’elle.

Dès que le duc fut parti, Amélie courut se jeter aux pieds d’Alexandrine : Madame, s’écria-t-elle, je suis la plus malheureuse des femmes, si vous ne venez à mon secours ! Ernest est revenu, Ernest demande ma main ; vous seule pouvez élever entre nous un obstacle plausible, daignez feindre de vous opposer à notre union ; qu’Ernest ignore ma faute, qu’il me plaigne, qu’il s’éloigne, qu’il me haïsse s’il le faut, mais qu’il ne puisse me mépriser !

Je ne conçois rien au trouble qui vous agite, reprit Alexandrine d’un air froid ; n’avez-vous pas, dans les bras du duc, étouffé vos premiers sentimens ? —

Non, madame, je n’ai jamais aimé qu’Ernest ! —

Eh bien, puisqu’Ernest veut vous épouser, que pouvez-vous desirer de plus ? —

Ernest m’épouser ! moi, madame ! moi ! sortant des bras de Nemours, je pourrais, sans mourir de honte, abuser de la crédulité d’Ernest, et railler le ciel même, en paraissant aux pieds de ses autels parée des attributs de la virginité ! —

Se peut-il que la maîtresse du duc soit toujours cette fille romanesque, sacrifiant à la vertu qu’elle a sacrifiée ! respectant un dieu qu’elle outrage ! se forgeant de nouveaux scrupules, après avoir vaincu les siens ! Amélie être pusillanime ! aussi incapable de vertus que de vices, trop faible pour conserver l’un, trop faible encore pour s’élever jusqu’à l’autre, ne sais-tu pas que, lorsqu’on a mérité la censure du monde, il faut au moins savoir la braver ! ne rougis plus d’avouer une faute que tu ne rougis pas de commettre ; puisque tu as déserté l’étendard de la vertu, arbore au moins celui des esprits forts, ou bien des deux côtés tu ne trouveras que le mépris ; en vain espérons-nous donner le change sur nos actions : le monde, surtout, est un grand tribunal devant lequel il faut comparaître, mais il juge moins des fautes par leur nature même que par l’importance que nous y attachons ; en faisant ce que vulgairement on appelle le mal, si nous croyons bien faire, ce monde nous absout ; mais si nous montrons, par le soin perpétuel de cacher ou de pallier nos fautes, que nous les commettons avec connaissance de cause, c’est alors qu’il nous juge criminels, et nous méprise également par nos erreurs et par nos remords.

Je ne croirai jamais, madame, que l’on pardonne la faiblesse en faveur de l’effronterie ; il faut avoir l’habitude du crime, pour oser le commettre au grand jour ; celui qui ne fut coupable qu’une fois, rougit, et frémit à l’idée de ne plus rougir. Mais qu’importe mes remords et pourquoi me les reprochez-vous ? c’est dans le silence qu’ils s’exhalent. Je ne vous trouble point par mes regrets superflus, daignez vous prêter à ma faiblesse, puisque vous donnez ce nom au desir de conserver l’estime d’Ernest ; feignez de vous opposer à notre hymen, pourriez-vous bien me refuser ?

Alexandrine, après s’être fait beaucoup prier, consentit enfin à se charger de cette rupture ; son triomphe était complet, car elle était, dans tous les cas, résolue de s’opposer à ce mariage ; cependant ce n’était pas de la manière dont Amélie le desirait qu’elle prétendait y mettre obstacle, c’était en la privant de ce qui lui était si cher, de l’estime de son amant ; ce moyen seul pouvait satisfaire sa haine, puisqu’il rendait Amélie parfaitement malheureuse.

L’absence du duc semblait avoir fait fuir les plaisirs ; l’ennui ne tarda pas à les remplacer : dès qu’on s’en aperçut, on abandonna le château. Ernest attendait avec une anxiété cruelle le retour d’Amélie ; les lettres qu’il en recevait chaque jour ne diminuaient rien à son impatience ; les prétextes qu’elle lui donnait, lui semblaient des plus frivoles. Enfin elle arriva. Ernest vola chez elle, et fut reçu avec les témoignages du plus tendre amour ; mais lorsqu’il parla de mariage, les beaux yeux d’Amélie s’obscurcirent comme pour la première fois, et le refus de madame Dumesnil fut encore le prétexte de ses larmes. Ernest demanda vivement à voir Alexandrine. Amélie ne s’y opposa plus, et quelques moment après il la quitta, bien déterminé à ne pas ménager madame Dumesnil, si elle osait s’opposer à ses vœux.

Ernest fut surpris, en voyant l’altération qui s’était faite dans les traits d’Alexandrine ; il l’eût été plus encore, s’il avait su que ce ravage était l’ouvrage de quelques mois. Elle s’aperçut de l’effet que sa vue produisait sur lui, et son amour propre affecté augmenta le fiel que renfermait son cœur. Ernest entama de suite le sujet qui l’amenait près d’elle sans paraître craindre un refus : Amélie, lui répondit-elle, ne vous a-t-elle pas fait part de mes intentions ? — Oui, madame, reprit Ernest ; mais je n’ai pu la croire. — Votre incrédulité sur les discours d’Amélie, me paraît trop bien fondée pour me surprendre ; cependant elle a dit vrai, ce mariage ne peut avoir lieu. — Et pourquoi, s’il vous plaît ? — Je suis trop votre amie pour vous le laisser contracter, je le sais trop pour vous dire pourquoi je m’y oppose. — Ce titre d’amie colore mal un refus que l’inimitié seule peut produire, et vous ne croyez pas sans doute qu’il suffira pour me persuader. — Peu m’importe, vous n’épouserez point Amélie, elle-même n’en a pas le desir. — Si vous êtes d’accord, pourquoi donc votre langage est-il différent ? laissez à Amélie le soin de me refuser elle-même ! — La pauvre enfant n’en a pas le courage ; ne connaissez-vous pas son caractère ? celui qui lui parle a toujours raison. Le duc avant son départ, lui a fait promettre de rompre ce mariage parce qu’il a d’autres vues pour elle ; vous arrivez, vous demandez le contraire, Amélie n’osait y consentir ; s’il y avait eu un parti mitoyen, et que j’allasse le lui proposer, elle l’adopterait encore. En un mot c’est une vraie machine, et je ne sais comment les hommes s’attachent à cette machine là.

Que parlez-vous du duc de Nemours, reprit Ernest avec une inquiétude qu’il ne put celer ; quel intérêt prend-il à Amélie ? — Un intérêt très-vif, je vous assure ; c’est un ami tendre, un admirateur zélé : mais sans doute, ajouta madame Dumesnil avec un sourire ironique, ce n’est qu’un admirateur. — Et pourquoi le voit-elle si souvent ? — Parce qu’ils se plaisent mutuellement ensemble. — Hé quoi ! madame, Amélie pourrait… Je n’ose achever ! Vous venez de remplir mon ame d’odieux soupçons ; de grâce, daignez m’en dire davantage, ou détruisez ce que vous m’avez dit !

Alexandrine jouit du tourment d’Ernest, et se plut à l’accroître encore, sans cependant lui rien dire de positif. Après lui avoir percé le cœur de mille traits déchirans, elle parut s’attendrir sur son sort, et le plaignit avec tant d’artifice, que ses souffrances en devinrent plus insupportables. Il la quitta moins occupé de la demande qu’il était venu lui faire, que de la jalousie qui fermentait dans son cœur.

Alexandrine, non contente d’avoir porté ce trouble dans l’ame d’Ernest, voulut lui faire connaître toute l’étendue de son malheur ; elle eut recours à un moyen odieux, que les ames de cette trempe peuvent seules employer : ce fut des lettres anonymes. Ernest en reçut plusieurs, par lesquelles on l’avertissait charitablement du précipice qui s’ouvrait sous ses pas ; on y peignait Amélie sous les plus viles couleurs, et l’on y parlait de sa liaison avec le duc avec tant de détails, que le bandeau de l’amour pouvait seul empêcher d’y reconnaître la vérité. Cependant ces lettres dictées par la haine, loin d’affermir les soupçons d’Ernest, lui parurent des calomnies infâmes qui ne méritaient que son mépris. L’exagération même produisit son incrédulité ; ne pouvant soupçonner Amélie capable des horreurs qu’on lui imputait, il préféra la croire tout à fait innocente. Il lui montra les lettres qu’il avait reçues, en l’assurant du mépris qu’elles lui inspiraient. Amélie, accablée par cette marque de confiance, éprouva des remords si cuisans, qu’ils pensèrent la trahir. Ernest n’imputa son trouble qu’à la douleur de se voir ainsi déchirée ; il lui dit que les efforts que l’on faisait pour le détacher d’elle, ne faisaient que l’y attacher davantage. Plus il lui montrait d’amour, et plus il augmentait ses souffrances.

Ernest, continuant à prendre le change, s’écria que le seul moyen d’imposer silence à la calomnie, était de consentir à lui donner la main : Les calomniateurs seront réduits à se taire, ajouta-t-il avec feu, quand ton époux pourra te venger ! —

Amélie ne savait que répondre à ces pressantes sollicitations ; chaque jour elles devenaient plus vives, et chaque jour aussi son désespoir était plus déchirant. Elle idolâtrait Ernest ; elle sentait que sa possession pouvait seule la rendre heureuse ; que loin de lui elle souffrirait sans cesse ; et elle se voyait forcée de rejeter le bonheur qu’on lui offrait à genoux. Refuser la félicité parce qu’on s’en trouve indigne, est sans doute le dernier degré de l’infortune, car on ne trouve dans ce sacrifice aucun dédommagement.

Amélie recevait chaque jour des nouvelles du duc, qui supportait impatiemment leur séparation. On ne l’avait pas trompé sur l’état de la duchesse ; il la trouva très-mal : elle sembla se ranimer à sa vue ; la présence d’un objet aimé, dont on est privé depuis long-temps, cause toujours tant de plaisir ! Cependant ce mieux ne dura pas : les symptômes alarmans reparurent, la maladie fit des progrès rapides, et la duchesse expira entre les bras de son époux.

Il y avait si long-temps que le duc était séparé de la duchesse, que cette perte ne le toucha que faiblement. Ce qui contribua surtout à modérer ses regrets, ce fut l’usage qu’il se promettait de faire de sa liberté. Amélie réunissait tant de vertus et de charmes, qu’il avait regretté souvent de ne pouvoir la placer dans un rang digne d’elle ; le plaisir de la posséder était mêlé d’amertume, lorsqu’il songeait qu’il avait terni sa réputation ; dès qu’il se vit maître de réparer cet outrage, il se promit d’offrir à Amélie sa fortune et sa main.

Le duc sentait un plaisir extrême à penser qu’Amélie lui devrait tout son bonheur. Il se hâta de lui faire part de sa résolution, ne doutant pas du plaisir qu’elle lui causerait ; il terminait sa lettre en lui disant qu’une dure nécessité l’obligeait à reculer son départ de quelques jours ; mais qu’il n’osait plus murmurer contre le sort, depuis qu’il lui présentait un avenir si délicieux. Ma tendre amie, ajouta-t-il, dans huit jours je m’enivrerai du plaisir de vous voir ; et je sens, par le besoin que j’en éprouve, que lorsque j’aurai acquis le droit d’être toujours près de vous, nulle puissance ne pourra m’obliger à vous quitter un instant. Cette lettre fit sur Amélie l’impression la plus forte ; l’opinion flatteuse que le duc avait d’elle, la releva à ses propres yeux. Jusqu’alors l’excès de ses remords avait abattu ses esprits ; elle se croyait arrivée au dernier degré de l’humiliation, parce qu’elle avait commis une faute, hélas ! trop commune, et dont on rougit si rarement. En devenant l’épouse du duc, elle recouvrait sa réputation ; elle faisait taire sa conscience ; elle satisfaisait son orgueil. Ah ! s’écria-t-elle, si le sacrifice d’un avenir si brillant pouvait atténuer ma faute aux yeux d’Ernest, avec quelle joie je renoncerais aux honneurs qui m’attendent ! Il faut l’essayer : je lui ferai l’aveu de ma faiblesse ; je lui dirai qu’aveuglée par mon ignorance, j’ai été victime de la duplicité ; que le crime, étranger à mon ame, m’a toujours causé la même horreur ; que j’ai perdu, avec mon innocence, et le bonheur, et la paix, mais que rien n’a pu me faire perdre mon amour. — Ernest sera touché du tableau de mes peines ; mes remords seront pour lui le gage de ma fidélité ; et le rang auquel je renonce lui prouvera qu’en le choisissant pour époux, mon desir n’est pas de rétablir ma réputation, mais de satisfaire mon cœur. Si mon Ernest me trouvait trop coupable pour me pardonner, je serais sans doute indigne de vivre, et je mettrais fin à une existence qui, dès ce moment, me deviendrait odieuse. Ernest, c’est mon arrêt que tu dois prononcer ; c’est celui de mon trépas ou de mon bonheur ; mais, quel qu’il soit, j’aurai du moins le plaisir de te prouver ma tendresse, en vivant ou mourant pour toi.

Amélie, enflammée par cette idée, n’attendait plus qu’une occasion favorable pour faire à Ernest l’aveu pénible d’où dépendait son sort. Le lendemain il vint la voir ; sa vue lui causa un trouble extrême ; et, quoiqu’elle fût bien décidée à lui tout avouer, elle ne put s’empêcher de frémir en pensant aux suites funestes que pourrait avoir cette fatale confidence. Ses résolutions s’affaiblirent ; sa fermeté l’abandonna : elle repoussa les caresses d’Ernest ; et des larmes, qu’elle ne put retenir, inondèrent son joli visage. Ernest, ne pouvant deviner le motif de sa douleur, la pressa de le lui apprendre. Amélie garda longtemps un silence qu’elle desirait et craignait également de rompre ; enfin, faisant un pénible effort, et rassemblant ses esprits égarés, elle s’écria, en pressant tendrement la main d’Ernest : Mon ami, puis-je compter sur un amour éternel, inaltérable ! un amour à l’épreuve de tout ; ma possession enfin, est-elle pour toi tellement nécessaire que pour l’acquérir tu braves jusqu’aux préjugés ? — Où tend ce discours, Amélie, répondit Ernest avec une surprise mêlée d’effroi ? l’excès de ma tendresse ne t’est-il pas connu ? pourquoi ces questions, dont l’idée seule est révoltante, et dont la solution nous est inutile ? — Ah ! mon ami, reprit Amélie avec vivacité, pourquoi refuser de me satisfaire ? Je t’aime avec excès ; je veux être aimée de même ; et mon bonheur ne peut être parfait, si je n’en suis convaincue. Aimer Amélie de Saint-Far, parée de tous les avantages de la jeunesse, portant un nom qui commande le respect, et brûlant d’un amour que tout mortel serait fier d’inspirer, est-ce donc là faire preuve d’une vive tendresse ? Non, sans doute : je ne vois là qu’un sentiment fort simple, et qui ne me satisfait point. Mais si, par un malheur dont je ne suis pas à l’abri, une maladie venait détruire le peu de charmes que je possède ; si quelque action cachée, que le hasard pourrait faire découvrir, flétrissait le nom dont je m’énorgueillis ; ou si la passion que tu m’inspires était de nature à pouvoir s’affaiblir, ton amour serait-il assez violent pour conserver sa première vivacité ? Voilà ce que je veux savoir, voilà ce qu’il faut m’apprendre. ― Amélie, si tu perdais tes charmes, je ne t’en aimerais pas moins. Si ton nom perdait de son lustre par la faute de l’un des tiens, je suis trop juste pour t’en rendre responsable. Enfin, si je cessais de t’être cher, mon cœur ne pourrait imiter ton inconstance : est ce ainsi, qu’il faut aimer ? — Oui, cher Ernest, s’écria Amélie en se jetant dans ses bras, et se cachant le visage, c’est ainsi qu’il faut m’aimer ; mais ce n’est pas assez de le dire : une épreuve cruelle va m’assurer de ta sincérité. Apprends donc, ô mon ami ! apprends un secret fatal d’où dépend mon existence. Ton Amélie… Elle ne put achever ; un mouvement inconnu, qui la fit tressaillir, arrêta sur ses lèvres l’aveu qui s’en échappait. Amélie, saisie d’un effroi mortel, reste immobile, et cherche la cause de ce qui vient de se passer en elle ; ses entrailles frémissent de nouveau ; elle est mère ! ses malheurs sont comblés ! — Les effets de la foudre ne sont pas plus prompts. Amélie semble en être frappée, elle tombe évanouie entre les bras de son amant qui l’appelle et se désespère ; la vive rougeur qui colorait son teint a fait place à la pâleur la plus effrayante ; ses membres se roidissent ; tous ses traits se décomposent. Cette Amélie, si belle, si touchante l’instant d’avant, n’offre plus qu’un spectacle déchirant ; le désespoir et la douleur sont empreints sur son visage. Ernest la reconnaît à peine : s’il n’avait pas été témoin de sa métamorphose, il ne la reconnaîtrait pas.

Ernest, ayant vainement essayé de faire revenir Amélie, appela du secours. Élise et madame Dumesnil arrivèrent aussitôt ; la dernière montra beaucoup d’humeur, et prétendit que l’état de sa pupille provenait de quelques mauvais procédés d’Ernest. Vous aurez montré de la jalousie, ajouta-t-elle avec malignité ; comme si Amélie n’était pas maîtresse de sa personne ! Ernest, qui jusqu’alors n’avait porté aucune attention aux discours d’Alexandrine, fut frappé de ces paroles : Ah ! c’était donc là, s’écria-t-il avec l’accent du désespoir, l’horrible secret qu’elle avait à me dévoiler ! Amélie ! coupable Amélie ! réservais-tu ce prix à mon amour !

Amélie fut transportée dans son lit, où on lui prodigua sans succès tous les secours. Ernest, malgré les ordres réitérés d’Alexandrine, et ses propos piquans, voulut rester près d’elle ; l’inquiétude avait étouffé sa fureur : l’état d’Amélie était si alarmant, qu’il aurait touché le cœur le plus insensible. La soirée se passa sans apporter aucun changement favorable ; on envoya chercher un médecin, qui ne put parvenir à lui rendre le sentiment. Il fallut enfin qu’Ernest se séparât d’Amélie ; il ne pouvait se résoudre à la laisser dans cette cruelle situation ; il voulait passer la nuit près d’elle. Alexandrine s’y opposa dans des termes si positifs, qu’il fallut l’abandonner.

Amélie passa la nuit dans des convulsions affreuses. Ernest se présenta de bonne heure pour la voir ; la porte lui fut refusée. Ses prières et ses menaces furent également inutiles ; les ordres étaient précis : il ne put entrer. On peindrait difficilement la rage dont il fut saisi à cet insolent refus. Amélie, coupable ou non, était toujours l’Amélie qui lui avait été promise : il pouvait renoncer à elle ; mais nul mortel n’avait le droit de la lui ravir. Quelle que fut la colère d’Ernest, il ne put la voir ; il retourna chez lui le cœur rongé d’inquiétude, brûlant de se venger d’Alexandrine, et de pardonner à Amélie, qu’il semblait adorer avec une nouvelle ardeur.

Madame Dumesnil avait dépêché un exprès au duc pour l’informer de l’état d’Amélie ; elle était bien loin de s’imaginer qu’il voulût la faire duchesse ; car alors elle se serait donné autant de peine pour rompre cette liaison, qu’elle en avait prise pour la favoriser. Son caractère méchant le devenait chaque jour davantage ; le mal qu’elle faisait aux autres, lui semblait un dédommagement des chagrins que lui causait le colonel ; les biens qu’elle avait acquis aux dépens de l’honneur, lui étaient enlevés par le vice. Ses attraits flétris ne lui offraient plus l’espoir de réparer de telles pertes ; le passé ne lui causait que des remords ; l’avenir ne lui offrait que des craintes, et le présent mettait le comble à ses maux. Elle était maltraitée par son époux, et obligée de se soumettre à tous les caprices de la Saint-Hilaire, qui avait pris sur le colonel un empire absolu, et qui poussait l’arrogance jusqu’à insulter Alexandrine dans sa propre maison.

Le duc, accablé par les nouvelles inattendues qu’il recevait d’Amélie, ne voulut pas différer d’un instant à se rendre auprès d’elle. Il arriva quarante-huit heures après le départ du courrier, et alla droit chez Alexandrine. Amélie n’avait pas encore recouvré la raison ; un délire effrayant s’était emparé d’elle ; elle appelait Ernest à grands cris, elle implorait sa clémence, elle maudissait ses erreurs, et surtout Alexandrine qu’elle accusait de tous ses maux. Tel était l’état d’Amélie, lorsque le duc arriva ; il vola près d’elle, sans même demander à voir madame Dumesnil : qu’on juge de ce qu’il éprouva en entendant la femme qu’il adorait, lui adresser un discours passionné où le nom d’Ernest était répété mille fois : Cher amant, lui disait-elle, pardonne un crime involontaire où mon cœur n’eût point de part ; c’est l’odieuse Alexandrine qui m’a livrée ; sans elle, ton Amélie, toujours pure, toujours digne de toi, n’aurait jamais eu de larmes à répandre ; n’aimant que toi, ne vivant que pour toi, elle n’aurait connu que des jours heureux. Daigne me pardonner, cher Ernest ; les serpens rongeurs qui déchirent mon sein, t’ont vengé bien avant que tu connusses mon offense. Je consens à mourir si tu l’ordonnes ; mais qu’avant de perdre la vie, je t’entendes au moins prononcer mon pardon.

Le duc, surpris d’un tel discours, en demanda l’explication à madame Dumesnil, qui, ayant appris son arrivée, était accourue chez sa pupille. Je partage votre étonnement, lui répondit-elle ; vous voyez l’effet d’un cerveau mal organisé, car c’est plutôt de la folie que du délire. Cet Ernest qui lui fait tourner l’esprit, est arrivé de Saint-Domingue depuis votre départ. Je n’ai pu les empêcher de se revoir ; mais j’étais bien loin d’imaginer qu’il eût conservé sur elle le moindre empire. Donner son cœur à l’un, et sa personne a l’autre, voilà certes un partage bien digne d’une fille à grands sentimens.

Amélie ! s’écria le duc sans écouter Alexandrine, est-ce donc au moment où je te donnais une preuve aussi éclatante de ma tendresse, que tu devais me trahir ! Toi dont j’admirais les vertus, toi que je croyais tellement au-dessus de ton sexe, tu lui ressembles en ce qui l’avilit le plus ! cet Ernest pour qui tu m’outrages, t’aimera-t-il jamais comme moi ! qu’a-t-il fait pour me ravir ton cœur ? Ingrate Amélie ! ce n’est plus ta vertu alarmée qui te fait faire un amant, c’est ton époux que tu déshonores !…

Son époux ! interrompit Alexandrine, saisie d’une surprise extrême : que dites-vous, monsieur le duc ? voudriez-vous épouser Amélie ?

Je ne rougis pas de l’avouer, tel était mon dessein ; j’en avais informé Amélie, qui n’a pas daigné me répondre. Peut-être les remords de s’en être rendue indigne, l’ont-ils réduite dans cet affreux état ; car Amélie a pu être faible, mais elle ne sera jamais fausse ; si Ernest en a triomphé, elle refusera ma main.

Il faut que l’amour vous aveugle étrangément pour supposer une semblable délicatesse dans un être aussi incapable d’en avoir ! Après tous vos bienfaits, Amélie vous trompe ; après sa faiblesse, elle vous aurait épousé. Remerciez le ciel de ce que cet accident vient rompre un hymen, où vous auriez trouvé le déshonneur.

Le duc soupira profondément, et retourna près d’Amélie ; ses joues, animées par une fièvre ardente, étaient couvertes du plus vif incarnat ; ses yeux brillans ajoutaient à sa physionomie naturelle : elle n’avait jamais été si jolie ! — Le duc la contemplait avec une sombre douleur ; il rappelait à son esprit les instans délicieux qu’il avait passés près d’elle, et sentait son cœur se briser à l’idée que ce bonheur était perdu pour lui.

Après quelques momens de calme, le délire d’Amélie se manifesta de nouveau ; le duc était encore près de son lit, elle continua à le prendre pour Ernest, et à lui tenir des discours sans suite, mais toujours passionnés, qui déchiraient l’ame du malheureux duc.

Amélie resta plusieurs jours dans cet affreux état, sans avoir un seul moment lucide. Le duc ne la quittait pas, et restait des heures entières tellement absorbé par sa douleur, qu’il n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui. Il avait fait appeler les plus habiles médecins, qui tous désespéraient également de la malade. Le duc semblait vouloir les rendre responsables des jours de sa maîtresse ; il entrait en fureur quand on parlait de son trépas : on fut obligé de lui cacher une partie de la vérité. Amélie empirait à chaque moment ; et le duc, devant lequel on n’osait plus s’entretenir de sa fin prochaine, se flattait qu’elle avançait vers sa guérison.

Le malheureux Ernest passait des jours encore plus affreux que ceux du duc ; il ne doutait pas de l’infidélité d’Amélie ; et cette certitude qui, dans d’autres temps, eût peut-être servi à étouffer son amour, ne faisait alors qu’accroître ses tourmens. Il avait vu Amélie prête à lui avouer sa faute ; l’excès de son repentir la mettait aux portes du tombeau. Quel être assez barbare aurait pu se livrer à son ressentiment, ou cesser de l’aimer quand elle allait cesser de vivre ! ― Ce qui mettait le comble au désespoir d’Ernest, c’était de savoir le duc sans cesse auprès d’Amélie, et de ne pouvoir approcher d’elle ; chaque jour, lorsque les médecins sortaient de chez Amélie, il se trouvait sur leur passage, et chaque jour il avait la douleur d’apprendre qu’elle était plus mal que la veille. Ne pouvant plus résister à ses inquiétudes, il résolut de tenter une dernière ressource pour la voir, c’était de gagner Élise, et de s’introduire par son moyen auprès de sa chère Amélie.

Ernest parvint sans peine à voir Élise ; il lui parla de son dessein, et lui offrit une bourse pleine d’or pour l’engager à le seconder : Élise la refusa, en lui disant que l’attachement qu’elle portait à sa maîtresse suffisait pour la rendre favorable à ses desirs : Je ne doute pas, ajouta-t-elle, que votre présence ne lui soit plus salutaire que tous les remèdes de la faculté. Ils convinrent que, la nuit suivante, lorsque le duc serait retiré, elle l’introduirait près d’Amélie.

Cette journée fut très-orageuse, le délire d’Amélie semblait plus effrayant encore que les jours précédens, sa fièvre redoubla, on ne conservait plus aucun espoir. Le duc qui se flattait toujours, se retira à l’heure accoutumée, ainsi que madame Dumesnil qui ne restait jamais chez sa pupille en son absence. Élise, bien sûre que personne ne viendrait les troubler, introduisit Ernest auprès d’Amélie.

Amélie, toujours occupée d’Ernest, ne tarda pas à parler de son amour dans les termes les plus touchans. Ernest, osant à peine s’approcher d’elle, était resté à quelque distance du lit ; là, caché par les rideaux, il s’abreuvait du plaisir douloureux d’apprendre par l’excès même du délire d’Amélie, combien il en était aimé.

Après avoir tenu les discours les plus passionnés, auxquels Ernest avait été vingt fois près de répondre, Amélie s’écria avec l’accent le plus tendre : Ernest, je t’appellerai donc toujours en vain ! ― Emporté par son premier mouvement, il se précipite vers Amélie, et la serre dans ses bras avec violence : Ma tendre amie, s’écria-t-il en collant ses lèvres sur sa bouche brûlante ! reconnais ton Ernest ; tu l’appelais tout-à-l’heure, le voilà ; et tu ne lui dis plus rien ! — Amélie restait les yeux fixés sur son amant, et semblait chercher à se rappeler ses traits. Ernest continuait à la presser sur son cœur, à la couvrir de baisers, qu’il n’interrompait que pour la supplier de lui répondre ; mais elle gardait toujours le silence, et restait dans une immobilité parfaite. Ernest, désespéré de ne pouvoir se faire reconnaître, était tombé à genoux près d’Amélie, et s’était emparé de ses deux mains, qu’il pressait et baisait tour à tour. Bientôt des larmes qu’il s’efforçait en vain de retenir s’ouvrirent un passage : les mains d’Amélie en furent baignées ; elle tressaillit, et les retira précipitamment, en s’écriant : C’est Ernest ! car il pleure ! — Ernest, au comble de la joie, se relève aussitôt, reprend Amélie dans ses bras, fixe ses regards sur les siens, lui donne les noms les plus tendres ; lui rappelle leur amour, la supplie de le nommer encore, et attend, avec une anxiété que l’espoir rend moins cruelle, qu’Amélie recouvre enfin la raison.

Elle semble sortir d’un songe pénible ; mille idées nouvelles l’assiégent : elles sont encore trop confuses pour qu’elle puisse les saisir ; le flambeau de l’amour peut seul éclairer sa raison : il pénètre enfin au milieu des nuages qui l’environnent. Amélie reconnaît son amant : elle n’a pas encore la force de le lui dire ; mais ses regards, ses gestes, son doux sourire, tout annonce le miracle de l’amour ; elle prend la main de son amant ; elle la pose sur son cœur : Il n’a jamais battu que pour toi, s’écria-t-elle ; il vole au-devant d’Ernest, il recule à l’approche d’un autre. — Ernest tressaillit à ces paroles qui lui confirmaient l’infidélité d’Amélie ; elle s’en aperçut, et lui dit aussitôt : Je suis bien coupable, mon ami ; l’amour, dont je n’ai cessé de brûler pour toi, n’a pu me garantir du plus grand des crimes ; j’ai été infidèle, sans être inconstante ; j’ai trompé deux hommes à la fois, deux hommes également dignes de l’attachement le plus sincère, et de la possession la plus exclusive ; j’ai laissé croire à l’un, qu’il possédait mon cœur ; à l’autre, que ma personne en était inséparable : je me suis flattée pendant un moment que je pourrais trouver grâce à tes yeux ; j’ai perdu cet espoir, j’en ai perdu jusqu’au desir ! La mort va mettre un terme aux cruelles angoisses que je souffre depuis si long-temps : je sens que ce n’est que dans la nuit du tombeau que je puis retrouver la paix.

Chère Amélie, répondit tendrement Ernest, cherchant en vain à déguiser son trouble, éloigne ces idées funèbres ; c’est au sein de l’amour que tu dois retrouver et le repos et le bonheur. Si ton cœur m’est resté fidèle, je suis content ; c’est de lui seul dont je suis jaloux. Je jure de ne te parler jamais d’une fatale erreur que tu n’as que trop expiée par l’excès de tes remords ; nous quitterons Paris, nous irons habiter des lieux où rien ne te rappellera ta faiblesse : bientôt nous l’oublierons tous deux. Amélie, consens à vivre pour Ernest ; il t’aimera plus ardemment qu’il ne t’a jamais aimée ! — Mon bon ami, reprit-elle d’une voix faible, je sens tout le prix de ta délicatesse, elle augmenterait mes regrets s’il était possible qu’ils s’accrussent encore ; mais je ne m’en prévaudrai pas. Je ne pourrais vivre sans me rendre coupable d’ingratitude : si j’épousais le duc, je ferais ton malheur ; si je t’épousais, je ferais le sien. Morte, on me plaindra ; vivante, on me mépriserait : n’est-ce pas ma sentence que je viens de prononcer ? — Et qui me consolera de ta perte ? — L’idée d’avoir adouci mes derniers momens. —

Amélie prononça ces mots avec une expression si touchante, ses yeux étaient remplis de tant d’amour, qu’Ernest en fut ému jusqu’aux larmes ; il voulut lui répondre, sa voix expira sur ses lèvres. Amélie le remarqua, elle lui sourit d’une manière céleste. Tu me pardonnes donc ? dit-elle avec un son de voix qui allait au cœur. — Oui, ma bien-aimée, répondit Ernest ; oui, je te pardonne, et je te supplie de vivre pour moi !

Ne sois pas à demi généreux, reprit Amélie ; ton pardon était ce que je desirais le plus ; ne trouble pas le plaisir qu’il me cause en formant des vœux que je ne puis satisfaire. La mort est un bienfait pour moi ; je ne regrette rien en perdant la vie, puisque je ne pouvais plus t’appartenir. Ne pleure point mon trépas, ce n’est point lui qui t’enlève Amélie, elle était perdue pour toi depuis longtemps.

Amélie, épuisée par les efforts qu’elle venait de faire, laissa tomber sa tête ; ses yeux se fermèrent, un doux sommeil s’empara d’elle. Ernest craignant de la troubler, s’éloigna pour quelques instans. Élise s’approcha de lui ; et tous deux se félicitèrent de l’heureux effet qu’avait produit sa présence. Je ne doutais pas, lui dit tout bas Élise, que mademoiselle ne vous reconnût ; elle n’a fait que parler de vous depuis le premier moment de sa maladie. On n’a jamais tant aimé qu’elle vous aime. Une demi-heure après le prétendu sommeil d’Amélie, ils s’apperçurent qu’elle faisait divers mouvemens ; Ernest la croyant réveillée, retourna près d’elle. Ses yeux étaient ouverts, elle lui fit signe d’approcher, et voulut lui tendre une main qu’elle n’eut pas la force de soulever ; ses joues avaient perdu leurs vives couleurs, un rose pâle les coloraient à peine ; le feu dont ses yeux brillaient avait fait place à la langueur ; elle essaya de parler, ses lèvres s’agitèrent en vain, l’oreille attentive d’Ernest ne put saisir aucun son.

Ernest, effrayé de ce changement subit, soulève Amélie dans ses bras et lui demande si elle desirait quelque chose, Amélie lui fit signe que non, et pencha sa tête sur l’épaule de son amant. Sa respiration paraissait pénible ; elle soulevait de temps en temps sa paupière languissante qui semblait se refermer malgré elle. Après mille efforts répétés, elle parvint enfin à prononcer d’une voix faible : Ernest, est-il bien vrai que tu me pardonnes ? — Je te pardonne, répéta-t-il en lui donnant un baiser. — Je n’ai plus rien à desirer, répondit Amélie en jetant sur lui un dernier regard, où toute sa tendresse était peinte.

Ernest, plein d’un affreux pressentiment, fixe son Amélie, dont la figure céleste n’offre rien des horreurs de la mort. Une douce sécurité est répandue sur tous ses traits ; sa bouche semble encore lui sourire ; ses yeux sont baissés : elle dort, mais c’est d’un sommeil éternel !

Ernest, dont l’effroi s’augmente à chaque moment, appelle Élise qui accourt aussitôt ; elle se jette sur le lit de sa maîtresse, elle lui parle, elle pleure, elle se désespère. Amélie ne répond rien, Amélie ne peut plus répondre ! — Ernest, saisi d’une douleur muette, reste immobile près de son amie ; les cris d’Élise réveillent tous les gens de l’hôtel ; on accourt à l’appartement d’Amélie, et bientôt on entend s’écrier de toutes parts : Elle n’est plus ! —

Le bruit des cris et des sanglots parvint enfin aux oreilles d’Alexandrine : offensée de ce qu’on osât troubler son sommeil, elle sonna pour en connaître la cause ; une de ses femmes, entra, et lui apprit la mort de sa pupille : Elle ne sera donc point duchesse ! s’ecria madame Dumesnil emportée par son premier mouvement : une réflexion trop tardive lui fit concevoir toute l’horreur que causerait un pareil propos s’il était répété. Pour dissiper l’impression qu’il avait pu faire, elle se répandit en regrets sur le sort d’Amélie ; et, se levant à la hâte, elle se rendit dans son appartement. Elle y trouva tout le monde rassemblé ; le colonel, qui passait toujours une grande partie de la nuit au jeu, venait de rentrer ; le bruit qu’il avait entendu chez Amélie l’y avait attiré comme les autres, et, sans égards pour cette scène de douleur, il blasphémait contre le sort qui l’avait poursuivi toute la soirée : Eh ! grands dieux, s’écria-t-il en apostrophant Ernest, quelle sotte figure vous faites là ! qui se douterait jamais que vous n’avez perdu qu’une maîtresse ? Que dirai-je donc, moi qui viens de perdre quatre cent mille francs ? Voilà de ces malheurs qui vous accablent ; mais une femme ! c’est vraiment un beau sujet de pleurs !

Ernest jeta sur le colonel un regard d’indignation, et ne daigna pas lui répondre. Alexandrine, qui était venue dans l’intention de jouer l’attendrissement, fut atterrée par les paroles du colonel ; elle oublia sa feinte douleur, pour s’exhaler en plaintes et en reproches contre cet insatiable dissipateur ; peu d’instans après ils se retirèrent tous deux.

La funeste nouvelle de la mort d’Amélie parvint bientôt chez le duc qui, hors de lui-même, accourut pour s’assurer de son malheur. Il fut indigné en trouvant Ernest auprès du corps inanimé de sa maîtresse. Ernest ne le fut pas moins à la vue du séducteur d’Amélie ; chacun d’eux accusait son rival de la mort de cette femme intéressante. Ernest savait qu’elle avait succombé sous le poids de ses remords ; le duc la croyait victime des reproches d’un amant jaloux. L’amour qu’ils avaient eu pour Amélie, et le respect qu’ils portaient à sa mémoire, les empêchèrent de laisser éclater leur ressentiment ; leur désespoir que la colère avait un instant suspendu, reprit bientôt son empire ; les deux rivaux ne s’occupèrent plus que de ce triste événement. Le duc surtout paraissait inconsolable : en effet, il perdait plus qu’Ernest ; car il aurait pu, sans rougir, élever Amélie jusqu’à lui, tandis qu’Ernest ne serait pas, sans honte, descendu jusqu’à elle. Le duc perdait une maîtresse adorée, aussi chaste que belle. Ernest pleurait une femme coupable qu’il aurait eu droit de haïr, si l’amour ardent et véritable qu’elle avait toujours eu pour lui, et qu’elle avait montré jusque dans ses derniers momens, n’avait atténué sa faute et mérité son pardon.

On renvoya la foule importune qui avait pénétré jusque dans la chambre d’Amélie : tout le monde versait des larmes, et ces larmes sincères étaient autant d’hommages rendus aux qualités aimables d’Amélie, qui, sans même y penser, avait eu le talent de s’attacher tous les cœurs.

Ernest et le duc se retirèrent enfin ; ils avaient également besoin de solitude pour laisser un libre cours à leur douleur. Que de charmes, de douceur, d’esprit et de vertus la mort venait d’anéantir ! Amélie, sans sa faiblesse, l’eût emporté sur le reste de son sexe ; mais, plus estimable alors, peut-être eût-elle été moins intéressante : si le vice orgueilleux cause l’horreur et le mépris, la beauté repentante, pleurant avec amertume l’erreur qui lui coûte la vie, doit émouvoir un cœur sensible. Les femmes telles qu’Alexandrine méritent sans doute la haine du genre humain. Amélie et celles qui lui ressemblent ne méritent qu’une tendre pitié ; malheur à ceux qui la leur refuseraient.

La mort avait frappé trop subitement Amélie, pour qu’elle ait eu le temps de faire des dispositions : son dernier vœu, son unique desir, avaient été qu’Ernest lui accordât son pardon ; l’Univers qu’elle abandonnait n’avait plus de part à sa pensée ; le plaisir de voir, d’entendre, de sentir Ernest et de lui parler, avait pu seul réveiller pour un moment ses organes affaiblis.

Le duc fit élever à grands frais un mausolée magnifique à son Amélie ; le temps, au lieu d’adoucir ses regrets, ne fit que les accroître, en le convainquant qu’il chercherait en vain à réparer la perte qu’il avait faite. Son cœur ne put se rouvrir aux doux sentimens de l’amour ; il mourut fidèle à celle qu’il n’avait cessé de pleurer.

Ernest se hâta de quitter des lieux si funestes ; il retourna à Saint-Domingue où Laure l’attendait avec impatience ; elle mit tout en œuvre pour lui faire oublier sa première amie ; l’ardeur et la constance de son amour firent naître enfin la réciprocité ; et, sans pouvoir effacer Amélie du cœur d’Ernest, elle parvint à le consoler de sa perte : l’excellent M. Duclusel les unit, et le bonheur de sa fille servit à prolonger ses jours.

Alexandrine n’ayant rien voulu retrancher du luxe de sa maison, quoique ses revenus fussent beaucoup diminués par la vente de plusieurs terres, avait contracté des dettes fort considérables ; les dernières pertes du colonel absorbaient presque entièrement le reste de sa fortune : prête à se voir réduite à la misère, elle résolut, pour l’éviter, de braver les mauvais traitemens de son époux. Le colonel n’ayant pu trouver à emprunter qu’une partie de la somme qui lui était nécessaire, demanda du temps pour le reste : on n’en accorde pas pour les dettes d’honneur ; l’escroc qui l’avait ruiné la refusa avec insolence ; le colonel qui ne savait pas supporter une injure lui répondit par un soufflet : ils allèrent se battre, et Charles perdit la vie au champ d’honneur, mort trop glorieuse pour un tel homme.

Alexandrine ayant perdu son époux, ses charmes et sa fortune, fut bientôt abandonnée de tous les hommes. Dégoûtée du monde, qui ne lui offrait plus aucun plaisir, et ne pouvant supporter les reproches de sa conscience qui lui retraçait ses crimes, elle jeta un regard sur sa vie passée, et ne vit, dans les événemens funestes dont elle avait été témoin, qu’une juste punition du ciel. Craignant les terribles effets de son courroux, elle résolut, pour le désarmer, d’entrer dans un couvent, et d’y passer le reste de ses jours dans de pénibles austérités. Ainsi finit cette femme orgueilleuse et libertine, que la nature ne semblait avoir parée des dons les plus précieux, que pour mieux contraster avec ses vices, et rendre sa chute plus éclatante.

FIN.
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