Américains et Japonais/Préface

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A. Colin (p. 1-20).

AMÉRICAINS ET JAPONAIS




PRÉFACE


On parlait déjà d’un conflit de races entre Jaunes et Blancs dans le Pacifique, avant que les Japonais, victorieux des Chinois et des Russes, n’émigrassent en Amérique. Il y a deux ans, c’était encore le Chinois que, de tous les Asiatiques, Américains, Canadiens et Australiens redoutaient le plus de voir débarquer sur leurs territoires. Et leur hostilité n’était pas nouvelle. Dès 1851, la colonie australienne de Victoria limite l’admission des coolies. De 1877 à 1887, l’exemple est suivi par le Queensland, la Nouvelle-Galles du Sud, la Nouvelle-Zélande. L’Immigration restriction bill, devenu loi du Commonwealth le 23 décembre 1901, interdit l’entrée de l’Australie à « toute personne qui ne parvient pas à écrire, sous la dictée d’un fonctionnaire et à signer en sa présence, un passage de cinquante mots en une langue européenne, choisie par ce fonctionnaire[1] ». De 1882 à 1904, les États-Unis renforcent leurs lois d’exclusion contre les Chinois. Enfin, pour être admis au Canada, tout coolie doit payer 500 dollars.

À l’exemple des Chinois et des Japonais, depuis la guerre russo-japonaise, les Coréens et les Hindous à leur tour traversent le Pacifique ; quelque jour, peut-être, ils seront suivis de Malais, de Siamois et d’Annamites, de tous les Asiatiques assez énergiques pour être tentés par les Eldorados des Amériques. C’est tout l’Extrême-Orient qui s’ébranle.

Le temps n’est plus où l’Européen se plaignait de l’isolement des Chinois, des Japonais et des Coréens, de leur entêtement à fermer leurs frontières. Chacun des traités, chacune des réformes qu’il leur a imposés, a percé dans les remparts dont ils s’entouraient des brèches par où leur flot s’épanche aujourd’hui : d’eux-mêmes, sans que maintenant on les y force, sans même qu’on les en prie, ils sortent de chez eux. Les rôles sont renversés : c’est le monde jaune qui cherche à empiéter sur les terres d’autrui et c’est le tour des Occidentaux de défendre leurs territoires. De l’Extrême-Orient que, naguère encore, les Blancs prétendaient coloniser part aujourd’hui un contre-mouvement de colonisation asiatique dans les Amériques. Ce n’est pas une invasion de hordes armées, fléau mystérieux dans sa puissance et dans sa marche que les Européens redoutèrent aux temps d’Attila et de Gengis-Khan, c’est une migration de coolies que l’on peut dénombrer année par année, mois par mois, jour par jour, que l’on met soigneusement en fiches, mais qu’il est aussi difficile d’arrêter que les hordes de jadis, tant les lois économiques qui gouvernent ce flux de peuples sont inéluctables. Les moyens modernes de communication donnent à cette avance une grande mobilité, une extrême rapidité. Calmes, civilisés, pacifiques, ils menacent de ruine l’Occidental, non plus par leur force brutale et avide, mais par leur travail intelligent et leurs besoins modérés. Tous ces Asiatiques ne sont pas également à craindre : bien qu’à Bellingham, en septembre 1907, les Américains aient témoigné leur hostilité aux Sikhs, le péril indien ne compte guère pour les États-Unis ou le Canada, comparé au péril chinois ou japonais. Il fait beau voir avec quel sentiment d’impunité l’Amérique maltraite ces Hindous !

Et le péril japonais effraye encore plus que le péril chinois. Tant que le Japon et son émigration ne furent pas en jeu, Américains, Canadiens, Australiens concevaient le péril jaune, non pas à la manière des Européens, comme un péril politique et militaire, mais seulement comme un péril économique et social que des lois d’exclusion devaient suffire à conjurer, en dépit des ruses chinoises. C’est qu’avec la Chine, les Occidentaux pouvaient en prendre à leur aise : les mesures dirigées contre ses nationaux à la demande des Californiens, des Canadiens ou des Australiens, gênaient parfois les gouvernements de Washington et de Londres dans leurs relations diplomatiques avec Pékin ; mais l’habileté des diplomates et surtout la faiblesse du gouvernement chinois atténuaient le conflit. Depuis les victoires des Japonais, il n’en va plus de même : le gouvernement du Mikado est de taille à protéger, où qu’ils soient, ses nationaux.

En juillet 1904, alors que les sympathies américaines allaient au Japon en guerre avec la Russie, le commissaire de l’immigration à San Francisco me déclarait que si les Japonais continuaient de débarquer aussi nombreux aux États-Unis, on leur appliquerait le même traitement qu’aux Chinois. Quelques mois plus tard, l’American Federation of Labor en son congrès, qui, cette même année, se tint à San Francisco, émit le vœu que, dans les lois sur l’immigration, les Japonais fussent assimilés aux Chinois. En octobre 1906, toujours à San Francisco, le Board of Education exclut les jeunes Japonais des public-schools, et les mouvements antijaponais commencent. En septembre 1907, manifestations et bagarres antijaponaises à Vancouver : l’affaire est portée à Ottawa et à Londres. Opinion d’un spécialiste, vœu d’un congrès, incidents locaux, intéressant des villes puis des États, puis des pays, enfin toute l’Amérique du Nord et, derrière le Canada, la Grande-Bretagne, — d’imprévue qu’elle fut au début, l’affaire, en une année, s’est grossie au point qu’elle hante aujourd’hui le monde anglo-saxon tout entier, et voici qu’elle commence d’inquiéter l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud : tous les Blancs du Pacifique sont menacés. Le boycottage des marchandises américaines, organisé par les guildes chinoises en 1905-1906, fut une ébauche du conflit actuel, mais, dans un conflit international, un syndicat de marchands ne vaut pas un État centralisé. D’autre part, que le différend ait été seulement entre Canadiens et Japonais, et non pas d’abord entre Américains et Japonais : il n’aurait pas pris la même importance. Londres est loin de la Colombie britannique ; les intérêts canadiens ne se confondent pas avec les intérêts de l’Empire anglais, allié du Japon. Il a suffi au contraire que les Californiens pussent convaincre la majorité de leurs concitoyens que c’était l’intérêt de tout le pays de garder une façade blanche sur le Pacifique, pour que le gouvernement de Washington fit de l’immigration japonaise une question nationale. Les États-Unis forment un commonwealth de plus de 80 millions d’habitants : l’Australie et le Canada ne sont que des dependencies de quelques millions d’habitants, sans marine, sans armée, sans diplomatie indépendantes : au Japon victorieux, seuls les États-Unis peuvent tenir tête.

Jamais le problème des rapports entre la race blanche et une race de couleur n’avait présenté un tel intérêt humain. Chez les Noirs ou chez les Jaunes, quelques milliers d’Européens, planteurs, commerçants, fonctionnaires et soldats, vivent groupés en petites communautés ; ils pacifient la race inférieure, lui donnent les moyens de travailler et tout est dit : il n’est pas question de vie en commun, d’assimilation. Entre Blancs et Noirs, aux États-Unis le cas est déjà plus complexe, plus instructif : dix millions de Nègres y forment une population permanente et qui, en théorie, a les mêmes droits civiques que les Blancs. Mais comme ces Nègres n’ont comme protecteur international que la République de Liberia et comme leur civilisation est évidemment inférieure, les prétextes ne manquent pas aux Blancs pour leur refuser toute égalité, question de race mise à part. Le peuple japonais, au contraire, fier de sa civilisation et de ses victoires a toute raison de prétendre aux mêmes traitements et privilèges que les immigrants de race blanche ; pourtant les Américains, malgré l’admiration sincère qu’ils ont pour la civilisation du Japon, croient qu’il est meilleur de ne pas accueillir sur leur territoire ses travailleurs. Même si des mesures extraordinaires réussissaient à suspendre temporairement l’émigration japonaise dans les Amériques, il serait encore important pour l’histoire future des rapports entre Blancs et Jaunes d’étudier le plan grandiose d’expansion que le Japon rêva, au lendemain de sa victoire sur le Russe, et aussi les réflexes des Américains.

Sur une façade du Pacifique, voici les Japonais en quête de bonnes terres, sur quoi verser le trop-plein de leur population ; les Japonais en quête de grands profits, et qui cherchent, en s’expatriant, à développer l’industrie, le commerce, les finances de leur pays ; les Japonais en mal d’impérialisme, désireux de jalonner de Shin Nihon, de Nouveaux Japons, l’Empire qu’ils rêvent dans le Grand Océan.

Sur la façade opposée, voici les Californiens, les Canadiens, les Américains du Sud et les Australiens, installés sur des terres au climat tempéré, que les Blancs ont découvertes mais qu’ils n’ont que médiocrement peuplées.

Le capital concentré en Europe et dans l’hémisphère ouest réclame sans cesse à sa solde plus de salariés ; la main-d’œuvre concentrée en Asie tend naturellement vers les hauts salaires. La synthèse de ces deux forces doit se faire dans l’ouest des deux Amériques, pays de grandes richesses naturelles. Elle serait avantageuse aux Américains, si les Japonais restaient les dévoués serviteurs du capital et s’ils étaient assimilables, mais l’expérience tentée aux Hawaï et en Californie prouve que peu à peu ils occupent la terre, qu’ils absorbent le capital, qu’ils délogent les Blancs de leurs emplois et qu’ils ne sont pas assimilables, or c’est sur l’idée d’assimilation que reposent ces nouvelles sociétés américaines, anglo-saxonnes ou latines, du Pacifique. Leur avenir dépendant de l’immigration étrangère, qu’une race s’introduise chez elles qui ne se mêle pas à la masse et leur démocratie est menacée.

Les Blancs pourront-ils fermer leurs pays tempérés aux Japonais et aux Chinois et les reléguer dans les champs de cannes à sucre des Hawaï, sur les chantiers de l’isthme de Panama, dans les forêts ou les deltas tropicaux de l’Amérique du Sud, là seulement où le Blanc ne veut pas aller ? Les Blancs qui manquent de main-d’œuvre pourront-ils refuser longtemps des bras solides, peu coûteux et qui s’offrent ? Les Blancs, qui développent leur commerce sur tous les points du Pacifique, pourront-ils longtemps entraver les rapports entre les hommes, alors que se multiplient les échanges de marchandises et d’idées ?

Ils sont nombreux à Londres, à Washington, Boston ou New-York ceux qui nient ce péril japonais et qui continuent de penser qu’entre Jaunes et Blancs le problème doit se poser dans les termes que le vicomte Aoki, alors ambassadeur du Japon aux États-Unis, choisissait naguère avec beaucoup de diplomatie : « Je crois, déclarait-il, que la question de race peut s’arranger ; je nie qu’une différence de race implique nécessairement une radicale inimitié ; j’estime que de la rencontre de l’Orient et de l’Occident, à laquelle notre extraordinaire époque va assister, résultera par collaboration un idéal humain plus large que l’idéal actuel de chacun des deux hémisphères et aussi une civilisation plus douce, plus tolérante, plus riche qu’aucune des civilisations passées[2] ».

De même, beaucoup d’Anglais et d’Américains approuveraient volontiers ces remarques sur le péril jaune qui terminent un des plus récents livres parus en anglais sur l’Extrême-Orient[3] : « Personne n’est assez impartial, assez cosmopolite pour décider lequel du caractère asiatique ou du caractère européen est, dans l’ensemble, le meilleur. » Pourquoi parler de péril jaune pour notre civilisation ? L’humanité ne gagnera-t-elle pas à une plus grande influence de l’Extrême-Orient sur ses destinées ? L’extension de l’influence européenne signifie la diffusion sur d’autres continents non pas de la beauté et du génie de l’Europe, mais simplement des aspects les plus communs de sa vie et de son industrie… L’Ouest américain et les colonies britanniques n’ont que fort peu ajouté à l’art, à la littérature, à l’intérêt, et au plaisir de l’humanité… L’humanité gagne en intelligence et en pittoresque à mesure que les types humains deviennent plus variés, pourvu toutefois que ces types n’aient en eux rien de destructeur ni de mauvais. » Or « parmi les civilisations extrême-orientales, la civilisation japonaise, n’a rien de particulièrement mauvais ; son pittoresque, sa gaieté et sa courtoisie sont de bons éléments. On pourrait lui reprocher non pas son caractère agressif mais plutôt sa trop grande disposition à apprendre et par là à abandonner ce qu’elle a de bon ». Et le critique du Spectator, qui cite les opinions de sir Charles Eliot, ajoute : « Cette remarquable conclusion rappellera à quelques lecteurs le petit Japonais de la prophétique histoire du XXIIe siècle par Mr. Wells. Interrogé par Rip van Winkle qui s’éveille, sur la manière dont le péril jaune fut évité, il réplique : « Eh quoi ! vous, Européens, vous avez fini par reconnaître que nous aussi nous étions des Blancs. »

Pour un homme cultivé, qu’il soit Anglais, Américain, Allemand ou Français et qui juge le conflit entre l’Orient et l’Occident de loin et de haut, cette solution est sereine et élégante. La civilisation d’Extrême-Orient séduit son imagination d’Occidental, par sa nouveauté, son pittoresque, son recul. Il trouve pénétrante cette réflexion de Lafcadio Hearn : « Jusqu’ici, n’ayant vécu que dans un hémisphère, nous n’avons pensé que des demi-pensées. » De bons esprits en Amérique, en Californie même, souhaitent que sur la côte américaine du Pacifique, quelque jour, les pensées des deux hémisphères, en se fondant, réussissent à élargir, à nuancer et à enrichir la conscience de l’humanité. Proximité des pays et fréquence des relations ; intérêt passionné qu’ont témoigné de longue date les Américains pour le mystère extrême-oriental ; présence de Japonais dans les universités californiennes, qui par leurs riches donations attireront de plus en plus des maîtres renommés, — tout permet d’espérer, sous ce ciel clément, une Renaissance de la pensée occidentale au contact de la civilisation d’Asie.

En attendant, qui ne voit que le problème immédiat est autre et qu’avant de philosopher en Californie, en Australie, en Colombie britannique, il faut vivre ? Or c’est le refus des Blancs d’y vivre côte à côte avec des Jaunes, qui présentement crée le conflit. Il ne tient pas à une ignorance des Anglo-Saxons, ni à leur inintelligence d’une nouveauté de croyances ou d’idées ; car il résulte de la rencontre dans l’ouest et le sud du Pacifique de deux classes de travailleurs, jaunes et blancs, que des tâches communes rapprochent et que pourtant leurs standards of living, leurs idées morales, sociales, politiques séparent. Et l’on aboutit à cette contradiction : tandis que les penseurs et les amateurs de Londres ou de Boston, les plus acharnés à nier le péril jaune, se montrent tout disposés à concilier l’Orient et l’Occident dans leurs philosophies où dans les vitrines de leurs collections, en mêlant les idées bouddhiques aux idées chrétiennes et en plaçant des grès japonais ou des porcelaines chinoises à côté de statues grecques et de saxes Louis XV, les Anglo-Saxons d’outre-mer, au Canada, en Californie et en Australie sont les plus acharnés à crier au péril qui menace leur vie de chaque jour. C’est que pour eux il s’agit non pas d’harmoniser avec goût dans des vitrines des pièces de musée ou de construire des systèmes d’idées mais de concilier une humanité du riz et une humanité du pain, une humanité bouddhique et une humanité chrétienne.

Pourtant il est des exemples d’Occidentaux et d’Orientaux vivant côte à côte, remarquent les Anglais qui, d’Angleterre, s’enorgueillissent du gouvernement de centaines de millions d’Hindous et de quelques millions de Chinois par quelques milliers de leurs compatriotes. Et, bien que les Américains, à cause de la question nègre, gardent moins d’illusions sur la possibilité d’une vie en commun avec des gens de couleur, en Nouvelle-Angleterre, on estime que les Californiens, aussi bien que les gens du Sud, exagèrent cette impossibilité.

Les Canadiens, les Australiens répliquent que la vie même des fonctionnaires anglais de l’Inde est la preuve que si l’Anglo-Saxon est le mieux fait pour gouverner les races de couleur, il est le moins fait pour partager leur vie : dans leurs settlements éloignés de plusieurs milles des villes indigènes, les gentlemen du Civil Service, aristocrates hautains et bien payés, n’ayant pas à travailler de leurs mains, n’entretiennent des rapports avec les indigènes que pour les contrôler ; leur service fait, ils quittent le pays, sans avoir renoncé à leurs habitudes ou à leurs idées d’Europe. Au contraire, partout où non plus des fonctionnaires dans des colonies, mais des travailleurs blancs, citoyens de démocraties, ont à peiner à côté de travailleurs jaunes, les avis sont unanimes : impossible de vivre en compartiments étanches ; les races se mêleront ou les Blancs céderont la place. Or les Blancs que le besoin de gagner leur pain rapproche des Jaunes dans chaque métier, répugnent à ce voisinage, aux mélanges des sangs, aux relations continuelles des enfants des deux races, à la confusion des morales, des intelligences, des religions.

Les Jaunes étant admis librement en Californie, en Colombie britannique, en Australie, supposons que la population blanche y conserve la force de les dominer, c’en sera fait néanmoins de l’idée démocratique dont ces Blancs pensent avec fierté qu’ils sont les plus purs représentants. « Les Australiens, déclare l’un d’eux[4], ne voudraient pas, même s’ils le pouvaient, gouverner un peuple sujet. Leur idéal est que l’Australie demeure une terre où leurs enfants puissent mener la saine vie occidentale de leurs pères anglais. » Nos pères, disent-ils, ont fondé un self government de Blancs ; nous le défendons pour nos fils. Cette terre où nous vivons, c’est nous qui l’avons découverte et peuplée. Nous n’avons ni le goût ni le droit d’en faire un champ d’expérience, où les sangs d’Europe et d’Asie se mêleraient et aussi les idéals sociaux, religieux, moraux. Nous ne décidons pas si l’idéal d’Europe est supérieur à l’idéal de l’Asie, il nous suffit qu’il soit différent et que l’assimilation entre les deux races soit impossible.

L’interdiction de l’immigration asiatique est pour la Californie, la Colombie britannique, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, une question de vie ou de mort. Petits groupes de population blanche, elles s’effrayent de la capacité d’émigration que représentent dans leur voisinage les énormes réservoirs jaunes. Qu’ils débordent et aussitôt elles sentent contre leurs murs de protection les vagues qui viennent battre. La digue est étanche, et sans cesse on la renforce, mais tiendra-t-elle contre la violence du ressac et contre l’infiltration lente ?

Si unanimes et si justifiés que soient les motifs de l’antijaponisme chez tous les Blancs riverains du Pacifique, il garde chez tous une commune faiblesse : le monde appartiendra en définitive à ceux qui le mettent en valeur ; le seul moyen sûr que l’Australie, la Colombie britannique et la Californie aient de rester des terres exclusivement réservées aux Blancs, c’est de se couvrir de Blancs. Or l’Australie, quinze fois grande comme la France, n’a pas quatre millions d’habitants, la Colombie britannique, plus d’une fois et demie grande comme la France, n’a pas 200 000 habitants, et la Californie, grande comme les trois quarts de la France, n’en a pas 1 600 000. Dans ces trois pays la natalité est faible et aucun d’eux n’essaye sérieusement d’encourager la venue d’étrangers. Au surplus, tous trois sont éloignés des pays européens d’émigration : la mer et les déserts qui les ceignent en font des coins reculés ou l’esprit est très insulaire : les gens y sont satisfaits d’eux-mêmes, prétendent se suffire, menacent de sécession le gouvernement fédéral du Canada, ou des États-Unis ou le gouvernement de Londres, s’il ne se montre pas disposé à adopter toutes leurs idées, à épouser leurs querelles[5], alors qu’au contraire il conviendrait qu’ils multipliassent leurs relations avec les grands centres de population blanche pour se fortifier d’hommes et d’idées contre le flot montant des Japonais.

En ces États, les travailleurs par leurs organisations professionnelles et le suffrage universel, ont une influence prépondérante sur la politique : l’affaire essentielle, c’est de garantir contre la concurrence de tout venant le taux des salaires[6] et les chances de fortune que ces pays de grandes ressources et de spéculation paraissent réserver à leurs occupants. Le syndicalisme occidental les mène à un protectionnisme étroit, excessif à coup sûr, puisque, non content d’exclure les Jaunes, il est hostile aussi à l’entrée des Blancs qui pourtant renforceraient ces pays contre le péril jaune. Les Japonais peuvent en appeler au principe de la libre concurrence. En face de leur avance déterminée et avide, la politique qui laisse non développé un pays comme la Californie, l’Australie du nord ou la Colombie britannique, et qui prétend réserver toutes les énormes richesses qui s’y rencontrent aux seuls descendants de la génération présente, est difficile à soutenir. Contre l’assaut des Barbares nomades, les Romains sédentaires multiplièrent vainement les barrières.

Le mouvement d’émigration japonaise et l’opposition qu’il rencontre dans les démocraties anglo-saxonnes du Pacifique marquent une époque dans l’histoire du péril jaune. Un chapitre se ferme : l’Europe n’est plus directement menacée. Un nouveau chapitre s’ouvre : sont menacés les Anglo-Saxons d’outre-mer qui, hors d’Europe, représentent l’idée occidentale. Les pays qui ont le moins cru jusqu’ici au péril jaune, les États-Unis et l’Empire anglais en expérimentent la forme nouvelle.

L’Extrême-Orient a toujours paru trop proche à l’Europe continentale qui tremblait pour sa sécurité. Longtemps l’imagination populaire, fidèle au souvenir des invasions mongoles du XIIIe siècle et de l’avance turque à partir du XVe siècle, a craint un débordement de hordes jaunes sur notre civilisation toute blanche. C’est encore ainsi que certains ouvrages de vulgarisation populaire, peignent le péril jaune. Depuis que les relations ont repris très actives entre l’Europe continentale et l’Asie orientale, par mer, puis par le Transsibérien, et que la France, l’Allemagne et la Russie ont acquis en Extrême-Orient des colonies ou des sphères d’influence, les victoires du Japon, les mouvements antiétrangers en Chine ont fait craindre que la Chine, sous la direction du Japon, ne réussit à les en évincer peu à peu. Ayant à l’assaut de l’Extrême-Orient leurs missionnaires, leurs soldats, leurs financiers, les Européens craignirent de s’être trop engagés.

Or, la victoire du Japon qui, en Europe, a renouvelé toutes les divagations sur le péril jaune doit marquer au contraire, pour un temps, la fin de ces peurs surannées. L’extension de l’alliance anglojaponaise, l’accord franco-japonais, l’accord russojaponais témoignent chez le Japon vainqueur du désir d’établir solidement le statu quo en Asie et de multiplier ses bons rapports avec les Européens. Son prestige militaire lui assure le droit du plus fort en Extrême-Orient : actuellement c’est tout son superflu d’influence qu’il négocie contre des emprunts, des avantages commerciaux et des garanties politiques.

« Si forts que nous soyons, pensent-ils, et si effrayés que vous soyez de ne pouvoir défendre vos colonies ou vos sphères d’influence, nous vous promettons de ne pas les prendre, car nous sommes suffisamment pourvus en Mandchourie et en Corée pour ne pas désirer actuellement plus de terres. À limiter officiellement nos ambitions territoriales, nous échappons à la menace d’une coalition européenne. La Chine est remuée ; notre influence y est temporairement supportée, parce qu’utile pour les réformes ; mais nul ne peut assurer que les premiers effets de la révolution qui s’y prépare ne seront pas supportés d’abord par nous, Japonais. Des appuis européens nous seront peut-être indispensables un jour contre la Chine ; en tout cas, si la révolution chinoise éclate subitement et prématurément, impossible d’empêcher les Européens d’intervenir : aussi avons-nous intérêt, dès maintenant, à obtenir de l’Europe, toujours avide, l’engagement qu’elle ne profitera pas de cette crise pour menacer une fois de plus l’intégrité territoriale de la Chine. »

L’hostilité des Chinois contre les Japonais et les récents traités et accords du Japon paraissent donc garantir l’Europe continentale contre le péril jaune. À l’hostilité, à l’éloignement des deux mondes, aux antithèses abruptes de races, de religions, de civilisations succèdent des relations plus étroites et plus sympathiques. L’alliance anglaise amène déjà le soldat japonais jusqu’au golfe Persique, comme défenseur éventuel de l’Inde et de ses glacis ; le Japon négocie avec le sultan pour avoir une ambassade à Constantinople[7]. Le soldat japonais apparaîtra peut-être quelque jour dans la Méditerranée comme allié d’une puissance européenne, car non seulement on ne craint plus d’être son voisin en Extrême-Orient, mais encore on le rapproche des affaires d’Europe. Et derrière ces accords politiques se multiplient les rapports économiques, financiers, intellectuels. Commerçants et banquiers se visitent ; des instructeurs européens, des officiers vont en Chine et au Japon ; des étudiants chinois et japonais viennent en Europe. On veut se connaître : les langues, la pensée, l’art de l’Extrême-Orient attirent les savants et le public. Le succès de l’œuvre de Lafcadio Hearn qui toute sa vie prêcha la réconciliation est un signe des temps nouveaux. Dès lors, si nos possessions extrême-orientales sont à l’abri d’une offensive des Japonais et aussi des Chinois ; si notre main-d’œuvre n’a pas à redouter en Europe la concurrence d’immigrants japonais ; si nous pouvons échanger des marchandises et des idées sans craindre les heurts d’homme à homme, le temps n’est-il pas venu pour nous Européens de nier le péril jaune ? Tandis que les Européens d’Europe craignaient le voisinage de l’Asie, les Européens qui explorèrent l’Amérique du Nord se lamentaient que le Japon, la Chine et les Indes fussent si lointains. Malencontreusement, le continent américain avait surgi devant eux, alors que dans le sillage du soleil couchant et dans le sens des alizés, ils cherchaient, à l’Occident la route de la mer vers le Japon, la Chine et les Indes. Les premiers explorateurs continuèrent de croire — tant ils le souhaitaient — que la Chine et le Japon étaient sur le même continent que l’Amérique. Vers 1634, le marchand Jean Nicolet de Québec, qui, par les lacs, s’était avancé vers l’ouest jusqu’à Green Bay sur le lac Michigan, portait une robe de mandarin, car il s’attendait à débarquer sur une terre orientale et à rencontrer des Chinois. Ces explorateurs traitaient l’Amérique en terre de passage : ils tendaient vers Cipango ou Cathay. L’erreur découverte, après que le continent et le Pacifique eurent été traversés, les Américains, héritiers de l’attrait que la marche vers l’Extrême-Orient avait exercé sur leurs ancêtres, ne cessèrent de regarder vers la Chine et le Japon. L’expédition du commodore Perry et une longue tradition de bons rapports développèrent entre les États-Unis et l’Extrême-Orient les échanges de produits et d’idées. Jusqu’à l’an dernier, le péril jaune n’a trouvé que des incrédules aux États-Unis.

Mais depuis que les émigrants japonais essayent de prendre pied en Californie, les Américains commencent de penser que le voisinage des Jaunes a ses dangers, et l’idée de Shin Nihon, d’un Nouveau Japon qui surgirait en Californie, les alarme. Qu’ils ne veuillent plus de leur rêve de jadis : un Japon, une Chine sur leur continent, on le comprend aujourd’hui que l’Amérique du Nord n’est plus un désert de passage mais un territoire occupé par une énorme majorité de Blancs qui entendent ne pas laisser dépecer en sphères d’influence étrangères le pays où ils ont formé une nation. Ainsi le péril jaune, au moment qu’il cesse pour l’Europe, commence pour les deux Amériques. Est-ce simple coïncidence ? Il ne le semble pas, car limiter ses ambitions en Extrême-Orient, s’y libérer par des accords avec l’Europe de tout danger d’une surprise, assurer ses derrières, pour le Japon, en pleine effervescence d’expansion vers les îles et les côtes des deux Amériques, n’est-ce pas le signe qu’il concentre ses forces et qu’il se prépare à une lutte économique et politique, menaçante pour l’hémisphère Ouest ?

En parlant du conflit de races entre Japonais et Américains, j’ai tâché de rester impartial. Les Japonais s’accordent à reconnaître que le Français, de tous les Blancs, est le moins disposé à faire sentir à un interlocuteur jaune qu’il n’a pas même couleur de peau que lui. Cette attitude correcte et sympathique, je voudrais l’avoir gardée envers un peuple dont j’admire infiniment la civilisation et l’art.

L’idée d’une diversité absolue entre les races est-elle vraie ? De Blancs à Jaunes, y a-t-il de telles différences physiques que leurs croisements ne soient pas souhaitables ? Je l’ignore. Mais je dois reconnaître qu’aux États-Unis, comme au Canada et en Australie, tout se passe comme si cette idée était vraie : la croyance générale en l’impossibilité d’assimiler les races jaunes mène pratiquement au même résultat qu’une certitude scientifique. Aussi, pour faire comprendre la cause du conflit entre les Japonais qui veulent qu’on les traite en Amérique comme des Blancs et les Américains qui s’y refusent, ai-je dû parfois présenter les idées ou préjugés sur la race jaune dans leur crudité et leur outrance.

Mars 1908.
  1. En décembre 1906, cet article de l’Immigration restriction bill a été modifié par la suppression du mot européen. C’est une concession aux réclamations du gouvernement japonais, dont les nationaux sachant écrire leur langue peuvent ainsi être admis sur le territoire du Commonwealth. » Biard d’Aunet, L’Aurore australe. Paris, 1906, p. 131. Il y a présentement en Australie environ 3000 Japonais, la plupart employés en Queensland sur les plantations de sucre, ou occupés à pêcher des perles sur la côte septentrionale. Nul doute que si leur nombre s’accroît par une immigration régulière et organisée, l’Australie ne prenne des mesures supplémentaires leur interdisant l’entrée.
  2. Interview avec le Dr Hale. Times, 15 juillet 1907.
  3. Letters from the Far East, by sir Charles Eliot. Cite par The Spectator, Juillet 1907.
  4. Lettre de Mr. C. E. W. Bean, de Sidney au Spectator. The real significance of The White Australia Question, July 10, 1907.
  5. « À quoi me sert la flotte anglaise, déclare un Australien, si la seule guerre qui m’intéresse est la guerre qu’elle ne fera pas ? Pourquoi m’exposer à risquer la guerre, disons avec l’Allemagne, si l’Empire refuse de risquer ma guerre avec l’Extrême-Orient ? » Op. laud. Aussi, par crainte que l’Angleterre refuse de protéger « White Australia », M. Deakin, premier ministre du Commonwealth australien, a exposé en septembre 1907 un ensemble de projets touchant la défense nationale : création d’une flotte destinée à la défense des côtes ; création d’une garde nationale : les Australiens seraient astreints à des périodes d’instruction dans un corps de cadets de douze ans à dix-huit ans et dans la garde nationale de dix-huit à vingt-six ans. D’ici à huit années, le Commonwealth disposerait de 214 000 hommes entraînés.
  6. En décembre 1907, M. Deakin a présenté un projet relatif à la réglementation des salaires. Le ministère du commerce et l’administration des contributions indirectes diviseraient la Confédération en districts industriels et fixeraient les taux des salaires pour toutes les industries protégées.
  7. Grande puissance, le Japon estime qu’il doit être représenté dignement auprès de la Sublime Porte. Constantinople est un bon point d’où observer la politique russe ; et l’intérêt que les Japonais portent à l’Islam les rapproche du Commandeur des Croyants. Ils entendent exploiter le prestige que leur a donné sur le monde musulman comprimé par l’Europe, leur victoire sur une nation chrétienne d’Europe. Des envoyés japonais étaient à la Mecque ces années dernières. Des fils de musulmans indiens vont s’instruire au Japon. Les musulmans d’Égypte et de l’Inde ont rêvé de convertir le Japon qui, bien que peu disposé à les écouter, ne les décourage pas. Les 20 millions de musulmans en Chine ne seraient pas des alliés méprisables. Le titre de protecteur de l’Islam en Asie peut être utile au Mikado et à son peuple. Le Sultan, jusqu’ici n’a pas accordé aux Japonais leur ambassade la Russie et l’Allemagne s’y opposent ; d’autre part les pays représentés à Constantinople par des ambassadeurs ont droit aux Capitulations, or le gouvernement turc cherche à restreindre et même à abolir les privilèges d’écoles, de missions, de cours consulaires qu’il juge contraires à la dignité d’un souverain indépendant.