Amour de singe/01

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 11p. 1-7).

AMOUR DE SINGE

i

Prête-moi ton singe



Lorsque la brune Amélie pénétra chez son amie Gisèle, celle-ci, vêtue encore d’un peignoir matinal, était étendue paresseusement sur le divan-lit qui meublait son salon.

La jeune femme jouait avec un étrange petit animal qui sautait autour d’elle, allant du divan sur le sol, ou revenant s’asseoir sur un coussin à côté de sa maîtresse. C’était un singe de petite taille, à l’œil malicieux, qui regarda avec étonnement la visiteuse.

— Oh ! s’écria Amélie, quel amour de singe ! Comme il est gentil !

— N’est-ce pas ? répondit Gisèle. Il est mignon comme tout !

Et la jeune femme caressait l’animal, arrangeait le nœud mauve du ruban qu’elle lui avait passé autour du cou. Le singe se laissait faire, docilement, sans quitter des yeux la nouvelle venue qu’il dévisageait du haut en bas sans doute pour faire connaissance avec elle.

Gisèle et Amélie étaient deux bonnes amies, de ces inséparables, l’une brune, l’autre blonde, que l’on rencontre toujours ensemble.

Elles étaient du même monde, ou plutôt du même demi-monde. Toutes deux avaient un riche protecteur, ami officiel, à qui revenait la charge de les entretenir, charge dont chacun s’acquittait d’ailleurs fort largement.

L’ami de Gisèle, Maurice d’Étalant était un diplomate fortuné, descendant d’une vieille famille noble, appartenant à la carrière de père en fils. Quant au protecteur d’Amélie, Alfred Camus, beaucoup plus âgé, c’était un industriel retiré des affaires, ayant gagné son avoir dans la vente des engrais chimiques.

Il n’y avait pas seulement une différence physique entre les deux jolies jeunes femmes. Elles étaient aussi opposées que possible par le caractère. Amélie était aussi extravagante et romanesque que Gisèle était d’une nature tranquille et ennemie des aventures. En elle-même, Amélie maudissait le hasard et le destin qui avaient procuré à son amie un protecteur occupant dans la société une situation mondaine, alors que le sort l’avait attaché à un prosaïque et terre à-terre commerçant enrichi. Cependant, elle n’aurait pas voulu, pour rien au monde, subtiliser à Gisèle son ambassadeur, considérant comme sacré l’ami d’une camarade.

La blonde protégée de Maurice d’Étalant suppléait à l’insuffisance de celui-ci avec un jeune étudiant, nommé Gustave, qui lui procurait l’amour charnel qu’elle ne goûtait que parcimonieusement auprès du diplomate.

Amélie était, au contraire, momentanément, privée d’amant de cœur, ce qui la rendait encore un peu plus jalouse de la blonde et calme Gisèle.

Pour l’instant, l’amie d’Alfred Camus n’avait d’yeux que pour le petit singe qu’elle considérait curieusement.

— Qui t’en a fait cadeau ? demanda-t-elle.

— Qui ? Mais Maurice, parbleu ! Il lui a été donné par le consul de France à Bornéo, d’où Bijou (je l’appelle Bijou) arrive en droite ligne.

— C’est loin ce Bornéo ?

— Oh oui ! Il paraît que c’est de l’autre côté de la Terre.

— J’aurais voulu vivre dans un pays comme ça, où il y a des singes… et des tas d’animaux bizarres.

— Pas moi. Je me trouve très bien à Paris.

— Tu n’as jamais eu l’envie de visiter des contrées éloignées ?

— Tu sais. Je préfère les voir au cinéma. Ça coûte moins cher que d’y aller et c’est moins dangereux.

— Ne me parle pas du cinéma. Chaque fois que j’y vais, je rêve toujours d’aventures extraordinaires. J’envie les personnages qui défilent à l’écran. Je voudrais connaître pour de vrai les bars de la frontière du Mexique où on se bat à coups de revolver, j’aimerais vivre dans les pays glacés où l’on voyage en traîneau et où l’on est poursuivi par les loups.

« J’aime les émotions fortes, moi ! Et jusqu’ici, je n’en ai pas eu beaucoup… Il ne m’est même jamais arrivé de voir un homme se suicider pour moi ! Ça aussi, ça m’aurait plu !

— Tu es trop romanesque. Tout ça, vois-tu, ça me laisse complètement indifférente. Pourvu que Maurice soit gentil et me paye toutes mes fantaisies, pourvu que Gustave m’aime toujours autant et ne me trompe pas, tout va bien,

— Tu as une âme de bourgeoise. Tu vis entre ton protecteur et ton amant de cœur comme une femme mariée entre son époux et le meilleur ami de celui-ci. C’est trop popote, ça !

— Et toi ? Qu’est-ce que tu fais donc de plus ?

— Rien, hélas ! et c’est ce qui me désole… Tiens, tu as encore plus de chance que moi. Ce n’est pas Alfred qui m’offrirait jamais un joli singe comme le tien.

— Pourquoi ? Demande-le-lui. Il est généreux… Il t’en payera peut-être un.

— Il peut être généreux, à son âge.

— Combien ?

— Soixante-cinq ans.

— Oui. Je reconnais qu’il doit le faire oublier en étant riche et généreux. Aussi je suis certaine que si tu lui réclames un gentil petit singe comme Bijou, il ne te le refusera pas… Au contraire, il courra tout Paris pour en trouver un.

Amélie regarda encore le petit singe blotti contre sa maîtresse, puis, avec une moue, elle dit :

— Ton Bijou, il est bien amusant !… Mais, moi, j’en voudrais un plus grand.

— Plus grand ?… Pourquoi ?… Au contraire, ils sont bien plus mignons quand ils sont petits comme celui-ci. N’est-ce pas Bijou ?

Et Gisèle attrapa le dénommé Bijou, puis l’embrassa sur son front pelé, tandis que le jeune quadrumane la caressait.

Mais Amélie intervint :

— Oh ! Ne l’embrasse pas comme ça ! Tu me donnes des envies d’en faire autant.

Gisèle se mit à rire :

— Si cela te fait plaisir, ne te gêne pas !… Bijou ! va vite embrasser la dame.

Bijou regarda sa maîtresse, puis Amélie.

Celle-ci lui tendaït les mains :

— Allons !… Viens, Bijou… Je ne te ferai pas de mal, tu sais… Moi aussi j’aime bien les petits singes !…

Mais, comme tous ses congénères, Bijou avait un peu l’esprit de contradiction. Il se gratta consciencieusement la cuisse, lança à l’adresse d’Amélie un coup d’œil espiègle… et au lieu de sauter dans les bras qui lui étaient tendus, il bondit du coussin où il se trouvait, sur le dossier de la chaise où Amélie était assise. Il fut en un instant sur l’épaule de la visiteuse, contre laquelle il frottait gentiment son museau en poussant de petits cris qui devaient être certainement des mots d’amitié.

La jeune femme le prit et se mit à le caresser.

— Ta maîtresse a raison, lui fit-elle, Tu es gentil tout plein… mais tu es trop petit !

Pourtant, elle passait sa main doucement dans le poil de l’animal, puis l’embrassait, tout en riant nerveusement.

— Tu es extraordinaire, dit Gisèle à son amie, que voudrais-tu donc en faire, s’il était plus grand.

Amélie fixa ses yeux dans ceux de son interlocutrice ; son regard avait une lueur étrange.

— Tu me le demandes ? Voyons, tu n’as donc jamais entendu raconter qu’en Afrique il y avait des singes qui enlevaient les négresses.

— Si…

— Eh bien ! Je voudrais être à leur place.

— Aux négresses ?

— Oui. À la place des négresses, parfaitement. Combien je serais heureuse, tu ne te l’imagines pas…

— Tu es folle !… Tu voudrais un singe pour…

— Oui, pour… comme tu le dis !…

Gisèle était stupéfaite. Elle considérait avec étonnement son amie qui continuait à prodiguer des baisers et des caresses au jeune singe, lequel ne bougeait plus et semblait goûter, lui aussi, un grand plaisir.

Amélie reprit :

— C’est un désir que j’ai depuis longtemps. Quelle sensation on doit éprouver, hein ! Il me semble qu’on rentre un peu dans l’animalité… Ça doit rudement changer des hommes !…

— Tu as des goûts bizarres.

— Tu sais : Alfred avec ses soixante-cinq ans ou un jeune chimpanzé !… J’aimerais encore mieux le chimpanzé ! La dernière fois que j’en ai vu un, dans une ménagerie, j’ai été à deux doigts de demander au patron de m’enfermer dans sa cage avec lui, pour voir ce que le singe ferait… s’il oserait se jeter sur moi.

— Au besoin même tu l’aurais aidé, s’il avait été trop maladroit.

— Peut-être ! C’est égal, je voudrais avoir un jour cette satisfaction-là !

— C’est amusant ! Je vois Alfred t’achetant un chimpanzé pour que tu le trompes… Ça ne serait pas banal !

— Justement ! J’adore tout ce qui n’est pas banal !

— Enfin ! C’est ton idée. Moi, ça ne me dirait rien, non, vraiment, rien du tout. Bijou, je l’aime bien, comme un petit chien ou un petit chat, pour m’amuser avec… ça s’arrête là !…

— Tu devrais me le prêter tout de même, pour une nuit seulement. Je te le rapporterais demain.

— Tu n’y penses pas. D’abord, qu’est-ce que dirait Maurice, s’il ne voyait plus son singe ici ?

— Que veux-tu qu’il dise ? Tu peux bien me prêter ton singe, pour vingt-quatre heures. Je ne te l’abîmerai pas !

— Je n’en sais rien. Avec tes idées…

— Je ne veux pas lui faire de mal. Je veux le caresser, l’embrasser, le coucher avec moi.

— Peuh ! Il sent fort !

— Ça m’est égal. J’aime son odeur. Quand je vais au Jardin des Plantes (j’y vais exprès d’ailleurs), je reste des heures devant la cage aux singes. Je me figure qu’ils sont amoureux de moi.

— Tu les excites, les pauvres bêtes !

— J’en ai connu un qui accourait tout de suite, dès qu’il me voyait. Il me faisait des signes du plus loin qu’il m’apercevait.

— Mais si je te prête Bijou, tu vas me le fatiguer.

— Oh ! Un tout petit peu seulement ! Regarde comme il se trouve bien avec moi.

Et Amélie se mit à parler au singe :

— N’est-ce pas, Monsieur Bijou, que vous voulez bien venir avec moi ! Vous verrez comme je vous caresserai, petit amour !…

Gisèle haussa les épaules, puis elle dit :

— Après tout, passe ton envie. Emmène-le… pour une fois !

Et Gisèle consentit à prêter Bijou à Amélie, qui emporta le petit animal, en le cajolant et en le couvrant de baisers.

Comme la jeune femme sortait de chez son amie, elle croisa sur le seuil de la maison Gustave, l’amant de cœur de Gisèle.

Le jeune étudiant était accompagné d’un camarade, Gaston, lequel avait déjà rencontré Amélie et convoitait la jolie brune, dont il aurait volontiers apaisé les ardeurs amoureuses.

Les deux jeunes gens s’arrêtèrent pour saluer l’amie de Gisèle.

— Oh ! Le gentil petit singe ! dit Gustave. Il est à vous ?

— Il est à moi jusqu’à demain. C’est Gisèle qui me l’a prêté.

— Il est amusant, fit Gaston. Il se tient serré tout contre vous. Oh ! Le petit monstre, voyez où il se cache !… Il en a de la chance !

De fait, Bijou s’était blotti entre les seins de sa maîtresse d’un jour. Et l’on comprend pourquoi Gaston trouvait que le petit animal avait de la chance.

Amélie regarda le jeune homme :

— Vous êtes jaloux de lui, Monsieur Gaston ?

— Dame ! Je donnerais beaucoup pour être à sa place en ce moment, et vous sentir tout contre moi.

— Taisez-vous ! Il ne faut pas être jaloux de mon singe, Je vous le défends !… N’est-ce pas, Bijou ?…

En disant cela, Amélie regardait Gaston d’une étrange façon, tout en passant la main dans la fourrure de l’animal, qui, lui-même, considérait déjà les deux hommes d’une manière plutôt hostile,

La conversation prit fin d’ailleurs et la jeune femme s’éloigna, tandis que Gustave et Gaston montaient chez Gisèle.