Amour moderne/Texte entier

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L’Éclaireur (p. -143).

Laetitia Filion


AMOUR
MODERNE

1er MILLE
Amour Moderne


CHAPITRE PREMIER

LA SÉPARATION


Un clair soleil de mai pénètre par la fenêtre ouverte et vient, de sa chaude caresse, animer, égayer les objets. Une myriade de petits grains d’or dansent dans ses rayons.

Pierrette, devant sa coiffeuse, moderne comme tout le reste de l’ameublement, vient de carminer ses lèvres. Un dernier coup de crayon et le grand œil noir paraîtra plus vif ; deux coups de brosse dans ses cheveux courts et bichonnés. Pierrette se recule pour juger de l’effet et semble satisfaite. Elle sourit à l’image de jeunesse et de bonheur que lui renvoie la glace.

La bonne frappe à la porte.

— Mademoiselle est demandée à l’appareil.

Dans un coup de vent rosé par le mouvement souple de sa robe d’organdi rose, Pierrette traverse la pièce suivante. Son esprit s’envole vers Charles, son fiancé, depuis des mois. Chaque soir, à cette heure-ci, ne l’appelle-t-il pas ?

Elle jette un regard d’admiration à la bague aux nombreux diamants qui orne sa main longue et fine.

— Allo ! Charlie !

Pierrette ne peut se décider d’appeler son bon vieux Charles par son nom. Nos pères s’appelaient ainsi. En plein vingtième siècle est-il permis de s’appeler « Charles » ?

En deux mots tout est réglé.

Ensemble, ils iront à la première représentation au théâtre, ensuite au restaurant ; ensemble ils reviendront à petits pas si le temps reste au beau, en auto, si le temps tournait à la pluie.

Pierrette regagne sa chambre.

Charlie est arpenteur, et doit partir prochainement pour un long voyage. La jeune fille le sait et elle se dit : « peut-être, ce soir, m’annoncera-t-il son départ ? » Autrefois, ils l’impressionnaient désagréablement ces absences, ces séparations plus ou moins longues : mais cette fois, ce lui est presque un soulagement. Dans quelques jours, il lui arrivera des parents et des amis en visite, elle sera plus libre. Ce pauvre Charlie, ce qu’il est vieux jeu ! il ne lui laisse pas une minute de répit. Pourtant, ce soir, elle se mettra belle afin de lui plaire une dernière fois.

Elle ouvre la garde-robe, inspecte, et se saisit d’une robe ivoire. Elle se rappelle qu’il lui en a fait plusieurs fois compliment.

Sa robe pâle, son manteau sport, un tout petit chapeau.

Charlie n’est jamais en retard ; elle glisse ses longs gants.

Charlie est là.

— Pierrette, ce soir, nous prenons l’auto.

Elle est un peu surprise. L’auto appartient à Charlie, c’est bien vrai, mais il la laisse ordinairement libre de s’en servir à son gré.

Elle réplique aussitôt :

— Va la chercher, voici la clef.

Deux minutes après, c’est Pierrette qui est au volant.

Comme elle a l’air crâne ! pense Charlie qui l’admire.

Et Pierrette s’en amuse.

En arrivant au théâtre, elle exécute un virage rapide et savant qui arrache à Charlie épris ces paroles d’admiration :

— Tu conduis comme un homme.

Tout le temps de la représentation, qui amuse Pierrette, Charlie est là silencieux et préoccupé. La belle enfant ne semble même pas s’en apercevoir.

Au restaurant, la jeune fille regarde de tous côtés, et s’amuse à observer ce qui se passe aux autres tables. Elle s’avise tout à coup de remarquer Charlie ; il la regarde l’air surpris et mécontent presque.

— Serais-tu redevenu amoureux ?

Bourru, il répond :

— Je le suis plus que jamais, et tu te ris de moi. Pierrette c’est mal.

— Je ris, Charlie, mais je ne ris pas de toi. Sais-tu pourquoi tu m’as aimée, pourquoi tu m’aimes encore ? Parce que je ris.

— Peut-être bien, approuva Charlie, peu convaincu.

— Tu ne t’amuses plus ici, tu me crois coquette parce que je m’occupe d’autre chose que de toi ; partons tout de suite, filons.

Et tandis que Charlie règle la note, Pierrette a enfilé ses longs gants et sans l’attendre, s’est installée dans l’auto.

— Allons faire une promenade, propose Charlie.

Ils partent par la Grande-Allée, et sans plus s’occuper de son compagnon, Pierrette conduit.

Aussitôt les limites de la ville franchies, se tournant vers son fiancé, elle dit :

— Tu as de la peine, Charlie. Qu’y-a-t-il ? Dis donc.

— Je pars demain, dis, tu vas t’ennuyer un peu.

— Un peu, beaucoup, répond Pierrette.

— Combien de temps seras-tu parti ? questionna-t-elle encore.

— Un mois, deux mois, plus peut-être.

— Mais… tu ne reviendras qu’à l’époque de notre mariage.

— C’est possible, répond tristement Charlie.

Pierrette a fait faire volte-face à l’auto. La lune leur sourit, et entre ses dents Pierrette chantonne « Kiss me good night. »

C’est l’amour qui chante pense Charles, et malgré lui, il se demande comment sa fiancée peut ainsi rire et badiner la veille de son départ. M’aime-t-elle vraiment ? Anxieusement il se pose la question : Comment savoir avec cette Pierrette. Elle l’a toujours dérouté, elle lui a toujours plu, mais il ne l’a jamais comprise.

Elle stoppe, saute en bas de l’auto, met la main dans sa poche et présente à Charlie la clef de la machine.

— Non, chérie, je te la laisse, tu pourras t’en servir à ton gré. Vous aurez prochainement de la visite, elle te servira.

— Mais Charlie, ce n’est pas possible, tu en seras privé.

— Non, puisque je pars avec l’un de mes amis.

— Quel train prends-tu ? Ou, partez-vous d’ici en machine ?

— Nous prenons le bateau de Chicoutimi, et nous embarquerons notre voiture. Le départ est à huit heures. C’est trop tôt ?

— Oh ! que non ! répond Pierrette, en se frottant les yeux à l’avance, à l’idée de se lever à une heure si matinale.

— Bonne nuit, ma chérie, alors, et à demain matin.

Dans sa chambre jaune, Pierrette chante oubliant le prochain départ de Charlie.

Sept heures et demie, l’auto démarre, le soleil sourit entre deux nuages, La basse-ville n’est pas encore très animée. Pierrette se rend sur le quai. Elle est arrivée la première. Tout à coup dans une torpédo verte, son fiancé surgit en compagnie de son ami. La voiture s’arrête, et Charlie se précipite la main tendue :

— Comme tu es gentille, ma Pierrette, et tu es arrivée la première !

— Tu sais bien que je ne fais rien à demi.

— C’est vrai.

Il prend dans les siennes la main gantée, dextrement enlève le gant de peau, et porte la main à ses lèvres.

Pierrette dit, bougonne :

— Tu sais bien que je n’aime pas cela.

Il la regarde attendri. Les mots qu’il voudrait dire sont rebelles. Il se contente de la regarder. Puis, brusquement, s’enfuit.

L’auto s’engage sur la passerelle. Pierrette accoudée regarde son fiancé que l’onde va porter bien loin. Un dernier cri de sirène, les passerelles sont enlevées, le bateau s’éloigne dans un amas de fumées grises. La main de Pierrette esquisse un ultime geste d’adieu. Les jeunes gens enlèvent leurs chapeaux et les agitent au-dessus de leurs têtes ; puis, elle ne distingue plus rien.

Longtemps elle reste immobile à la même place. Elle regrette le départ de Charlie, mais elle ne peut arriver à savoir pourquoi, tout comme elle se demande quelles raisons l’ont fait accepter de devenir sa femme. Elle s’interroge anxieuse : comme elle l’aime peu — mais qu’en sait-elle, — c’est peut-être toujours ainsi.

Pierrette sent quelque chose de chaud qui glisse sur ses joues. Pas ça, par exemple, dit-elle, impatientée, et sautant dans la machine, elle part, bientôt la ville est loin derrière elle. L’auto court sur la route de Charlesbourg, et file en vitesse. Quand elle est bien grisée d’air et de liberté, elle revient.

Sa mère, habituée de laisser la jeune fille libre de ses allées et venues, ne s’inquiète pas.

Elle n’a pas pleuré, elle ne pleurera pas, elle ne le veut pas. Ses amies se gausseraient d’elle. Elle chante son amour parti mais qui reviendra. De sa chambre on entend monter les notes tendres : « Ton Pierrot t’aime bien, ma Pierrette chérie. »

Assis sur le pont du bateau qui glisse doucement sur les flots gris bleutés. Charlie reste silencieux : il pense à sa fiancée qu’il vient de laisser, il pense mélancoliquement à toutes les paroles tendres qu’il s’était promis de lui dire avant de s’embarquer et qu’il n’a pas su formuler. Son compagnon respecte son silence et sa rêverie, surpris un peu de l’expression si triste de sa figure. Il met sur le compte de la séparation toute récente, ce voile sombre qui plane sur la physionomie de son ami, bien loin d’imaginer tous les reproches que celui-ci s’adresse intérieurement.

Après une heure de ce calme balancement au milieu d’une nature prodigue de vie, Charlie est sorti de son silence. Il ne fait nulle allusion à celle qu’il vient de quitter, il s’entretient de la terre, de ses richesses, de la beauté du fleuve, des horizons immenses ouverts devant son pays tout neuf. Les deux jeunes gens parlent avec enthousiasme de l’avenir. Dans l’âme de Charlie une grande paix a suivi ce moment de tristesse, il s’est promis, en touchant terre, d’écrire longuement à Pierrette et de lui exprimer le flot de sentiments qui soulèvent son être.



CHAPITRE DEUXIÈME

L’INCONNU


Ce soir la visite attendue arrive. Pierrette s’est rendue à la Gare Union, cinq minutes avant l’arrivée du train de Montréal qui entre à 9 heures 30. Elle porte un costume tailleur gris foncé, un renard argenté, une petite blouse de crêpe blanc dont le jabot vient paraître par l’ouverture du manteau. Ses grands yeux noirs si vifs brillent, il y monte des gouttes de rosée, mais elle ne pleure pas, elle rit. Le cousin descend du wagon, embrasse sa cousine et présente Guy de Morais.

Pierrette avance la main et dit souriante :

— Bonsoir, Monsieur.

— Ma tante n’est pas venue ? questionne-t-elle s’adressant à son parent.

— Non, maman était trop fatiguée pour entreprendre ce long voyage en chemin de fer.

Benoît, originaire des États-Unis, parle la langue française avec un fort accent étranger.

— Viens avec nous, dit-il à Guy de Morais, j’irai tout à l’heure te conduire à l’hôtel.

Celui-ci accepte l’invitation avec empressement, et ne peut cacher l’admiration qu’il éprouve pour cette Pierrette moderne et gentille. Il a jeté un coup d’œil à ses mains menues, sous la lumière crue des ampoules électriques les diamants étincellent : engagée, se dit-il ; inutile d’y songer, je ne pourrai que m’amuser en sa compagnie durant mon séjour à Québec. Il est pourtant certain que je rechercherai toutes les occasions de la voir.

Elle les arrête devant la porte de la maison et dit :

— À tout à l’heure.

Elle va remiser l’auto.

Madame des Orties reçoit affectueusement Benoît, le fils de sa sœur. L’accueil, dont elle gratifie le jeune étranger qui l’accompagne, est cordial. Celui-ci se croit obligé de lui faire compliment de sa jeune fille.

— Je vous remercie, Monsieur, inutile de vous dire que nous l’aimons bien, cette enfant si joyeuse.

Au même moment Pierrette fait son entrée au salon.

Madame des Orties, désireuse de mettre les choses bien au point, ajoute aussitôt :

— Pour une jeune fille dont le fiancé sera absent plusieurs mois, elle n’a pas l’air désolée.

Pierrette répond en souriant :

— Charlie ne court aucun danger. Ce voyage ne pouvait être retardé. Je ne veux pas être sentimentale et me casser la tête pour rien. La vie serait vraiment belle à ces conditions. Je reçois trois ou quatre lettres par semaine, c’est un peu de sa présence. Quand nous serons mariés, Charlie partira ainsi chaque fois qu’il aura une mission ; et il compte justement sur ma gaieté, disait-il l’autre jour :

— Quand je serai parti en voyage d’arpentage, je ne serai pas inquiet de ma Pierrette. Ce n’est pas elle qui deviendra neurasthénique.

M. de Morais prit congé vers les onze heures, promettant à Benoît de l’appeler le lendemain.

Madame des Orties se retira presqu’aussitôt. Benoît et sa cousine restèrent encore quelques minutes en tête à tête.

— Penses-tu pouvoir nous conduire aux Chutes Montmorency, ou à Sainte-Anne demain ? ou ailleurs, si tu préfères.

— Nous verrons suivant la température quelle excursion, il nous sera possible d’organiser.

— Dis donc, Pierrette, dans tes lettres, tu n’as jamais mentionné que ta mère eut fait l’acquisition d’une auto.

— Non, c’est la voiture de Charlie. Quand il est parti l’autre jour, je lui ai offert de la reprendre. Il m’a répondu qu’il n’en serait nullement privé, voyageant avec la torpédo de l’un de ses amis.

— Il est bien chic, ton Charlie, hasarda Benoît.

— Charlie est bien aimable, dit Pierrette devenue songeuse, mais sais-tu ? je crois qu’il m’aime plus que je ne sais l’aimer.

— Je connais quelqu’un qui a dit : « Il faut aimer beaucoup pour penser ne pas aimer assez. »

— Oui, mais si tu savais, il me passe tous mes caprices ; et parfois, je lui en veux. Je fais les demandes les plus ridicules, en pensant qu’il va s’efforcer de me raisonner ; et non, jamais, tu désires ceci, tu veux que nous fassions cela, et toujours ma volonté est pour lui un ordre. Je pourrais l’amener à faire des sottises.

— Sur ce, dit-elle, souhaitons-nous une bonne nuit.

Benoît entendit sa cousine qui chantait : « Kiss me good night. »

Le temps est maussade et Pierrette dit en souhaitant le bonjour à son cousin.

— Je serais bien tentée d’être désagréable aussi.

— Bougonne, toi, Pierrette, tes yeux rient. La joie éclate sur ton visage. As-tu jamais pleuré ?

— Non, je ne pleure jamais, je ne veux pas pleurer. C’est idiot. À quoi cela avance-t-il ?

— Tu as raison, à rien, et tu deviendrais laide.

Assise dans le salon Pierrette brode, tandis que Benoît cause avec Guy de Morais venu le rejoindre après le dîner.

Il y avait une heure que cette jasette durait quand Benoît demanda :

— Nous n’allons nulle part, cousine ?

— Par un temps pareil, ma foi non. Ce soir, peut-être irons-nous au théâtre si cela vous intéresse.

— C’est bien, soit. En attendant, nous allons faire une petite marche pour nous dégourdir.

— À votre gré.

Aussitôt les jeunes gens partis, Pierrette s’asseoit au piano et chante. Et elle pense : « S’ils passent plusieurs semaines ici, et qu’il fasse mauvais temps, ce que je vais m’ennuyer ! »

Il fait un soleil radieux. Pierrette conduit hardiment. Ils vont au Pont de Québec. Elle a choisi, pour l’aller, de passer par Saint-Romuald et de revenir par Sillery. M. de Morais demande :

— Voulez-vous que je me charge de guider l’auto sur la passerelle ?

— Merci, je suis habituée.

Pierrette appuyée au bastingage, semble oublier ses compagnons, et songe en considérant le sillage blanc que laisse derrière lui le traversier. Le temps est calme, pas de houle. La vague est bleue, l’air est un peu vif, il n’est que neuf heures, et avec cette heure avancée, huit heures au soleil, qui n’a pas jugé bon pour complaire aux hommes, d’avancer son lever. Tout à coup Pierrette frissonne. M. de Morais resté à quelques pas, s’avance. Il se prépare à enlever son pardessus pour le lui tendre :

— Vous permettez, Mademoiselle ?

— Non, merci, dit Pierrette, je n’ai pas froid : je pensais seulement qu’il doit être terrible de faire naufrage, et de se sentir emporté par le courant.

— Quelle idée vous avez par un si beau temps !

— J’ai toujours. Monsieur, des idées baroques, vous vous habituerez.

À cette minute, elle pensait : « Je ne pourrai jamais me faire à ses manières ». Est-il assez : « Fifi ! » je finirai par le lui dire.

Un sourire furtif court sur ses lèvres.

— Peut-on savoir. Mademoiselle, ce qui vous amuse de la sorte ?

— Non Monsieur, parce que je ne dis pas toutes les sottises que je pense : mais je pense toutes celles que je dis.

Monsieur de Morais ne répliqua pas, mais il réfléchit à part lui : «  On dit les Américaines excentriques, piquantes, par la liberté de leurs allures, je n’ai jamais rien vu d’aussi peu maniéré que cette québécoise, elle vous dit ce qu’elle pense avec un aplomb. Je l’étudierai à fond. Elle en vaut la peine ».

Le bateau accoste ; la mer, peu contente d’être ainsi brisée dans son courant, fait mille petits remous. Pierrette est au volant, elle attend patiemment son tour. Dans les rues étroites, elle conduit lentement. Ses compagnons regardent, admirent. À son goût, il n’y a de beau que le fleuve.

— Aimez-vous Lévis ? demande M. de Morais.

— Vu d’une seule façon.

— Et, peut-on savoir de quelle manière ?

— Oui, vu de Québec, le soir, sur la Terrasse Dufferin.

— Vous nous y conduirez.

— Ce n’est pas une excursion à faire en auto !

Son rire frais résonne cristallin et frappe désagréablement les oreilles de son interlocuteur.

— Qu’ai-je dit de si drôle ? questionne-t-il, l’air piqué.

Rien, répond Benoit. Ma cousine est maligne, voilà tout : si elle ne se promène pas en machine sur la terrasse, elle peut fort bien parcourir le trajet de l’aller et du retour de cette manière, et parquer au Château Frontenac.

Pierrette reste maintenant silencieuse et se demande quel démon la pousse ainsi à se moquer de ce jeune homme si poli, si correct avec elle.

Ils arrivent au pont. Pierrette stoppe et dit :

— Regardez, c’est le temps.

L’énorme structure de fer faisait une grande tache sombre dans la transparence bleutée de l’air matinal.

— Un gigantesque travail, un succès de la science sur la nature.

— Oui, mais qui a coûté bien des vies humaines.

La jeune fille faisait allusion aux deux terribles catastrophes qui s’étaient produites lorsqu’on avait tout d’abord essayé d’en poser la travée centrale. L’énorme masse de fer s’était écroulée entraînant avec elle de nombreux ouvriers. Et cette pensée avait suffi à jeter momentanément un voile de tristesse sur sa figure mobile.

Pierrette engage son Essex dans le chemin réservé aux automobilistes. De chaque côté, quelques piétons traversent lentement en l’un ou l’autre sens.

Ils descendent de voiture au côté opposé : « Crescent Beach » dit Pierrette, en exécutant une pirouette.

— On se baigne à marée basse, dit M. de Morais.

— Non, à marée haute, mais pas avant la Saint-Jean.

À son tour le jeune homme se mit à rire :

— Et pourquoi pas ?

— Parce qu’avant ce jour-là, il est très dangereux de se noyer. Tous les ans, il y a des imprudents qui se rient de ces recommandations et il arrive des malheurs.

Tiens, pense Guy de Morais, elle, vingtième siècle sur une foule de points, se montre tout à coup pour le moins dix-huitième siècle, en croyant de telles balivernes, elle n’en est que plus piquante.

Un grand Monsieur à lunettes se promène sur la grève. Passant devant le groupe formé par la jeune fille et les deux jeunes gens, il jette un coup d’œil et s’avance vers Benoît.

You ! How do you do ? dit-il en secouant énergiquement la main que le jeune homme lui a tendue.

Pierrette s’éloigne de quelques pas et Guy de Morais la suit.

— Vous n’aimez pas entendre parler anglais ? Mademoiselle, demande-t-il.

— Cela m’est indifférent ; je comprends assez bien, mais ce personnage m’est étranger, et semble bien connaître mon cousin ; laissons-les seuls, j’aime mieux cela, d’autant plus que je ne suis pas venue ici pour causer. Voyez plutôt comme c’est beau ! Sa main montrait la vue superbe qui se déroulait sur une assez longue distance.

Elle se laisse glisser sur le sable fin et chaud ; maintenant le soleil est complètement monté à l’horizon.

À quelques pas, M. de Morais l’imite et reste silencieux, n’a-t-elle pas dit qu’elle n’est pas venue ici pour soutenir une conversation. De l’autre côté, les rails des chars disparaissent, on ne voit que le remblai tout couvert de bois verdoyants à cette époque, le fleuve est dans sa partie la plus étroite, la marée monte, le soleil chauffe. Au-dessus de leurs têtes le velum du ciel d’un bleu transparent avec des flocons blancs qui s’enroulent et se déroulent emportés par un souffle tiède ; en face les eaux calmes du fleuve dans lesquelles le bleu du firmament semble se refléter ; des taches sombres, l’ombre des arbres se profilant tremblante à cause de la brise qui imprime aux branches de légers mouvements, un calme imposant qui donne l’illusion de la solitude.

La main gauche de Pierrette s’enfonce dans le sable ; toute la lumière du jour joue sur ses doigts qui s’écartent et entre lesquels glissent les grains doux et brillants. Guy de Morais remarque sur la montre de la jeune fille une petite photographie placée au centre de la vitre.

— Votre fiancé ? Mademoiselle, questionne-t-il ?

Elle tend le bras dans sa direction ; le jeune homme saisit la main et approche la minitiature qu’il étudie attentivement.

— Et vous l’aimez cet homme-là ?… Mademoiselle !

Il regarde Pierrette avec insistance.

Elle sursaute, retire sa main, et fronce imperceptiblement les sourcils en répondant :

— Bien sûr, Monsieur, puisque je le marierai.

Aussitôt la jeune fille se détourne et recommence son jeu machinal ; elle semble beaucoup s’intéresser à voir couler le sable, qui reprend sa place première.

Ces seuls mots de Guy de Morais ont suffi à soulever une tempête dans son âme. Est-ce écrit quelque part sur sa figure qu’elle ne l’aime pas pour qu’un étranger lui pose ainsi cette question ? L’aime-t-elle vraiment ? Quelle pensée angoissante ! L’a-t-elle assez retournée ?

Guy de Morais s’imagine qu’il l’a blessée, et n’insiste pas davantage. Il sait que ce seul point d’interrogation fera plus de travail dans l’esprit de Pierrette que toutes les insinuations. De son côté, il se met à dessiner des arabesques. Bientôt les lignes courbes, les lignes brisées, les lignes droites se changent en figures. Il s’applique à retracer les traits du jeune homme qu’il vient de regarder en photographie, mais il ne peut y arriver. Quelque chose de cette physionomie lui échappe ; tout à coup, il s’aperçoit, qu’ennuyé de ce modèle inconnu, il vient d’ébaucher la tête de Pierrette. Aussitôt il sort de sa poche un calepin, et fait un joli croquis de profil.

Benoît revient et Guy de Morais s’empresse de faire disparaître le dessin dans sa poche.

— Tu prenais des notes, lui dit son ami. Pourquoi ne te contentes-tu pas de regarder ?

— Tu n’ignores pas que je préfère les natures vivantes aux natures mortes.

Benoît s’apercevant que sa cousine n’a pas remarqué la réponse de son ami, n’insiste pas.

— Nous reconduis-tu ? Pierrette.

— Quand vous serez prêts.

La route du retour s’est enfuie rapidement ; mais les jeunes gens ont fait seuls les frais de la conversation. Pierrette semble bouder Guy de Morais de sa remarque indiscrète à l’égard de Charlie. Une remarque, non, mais une hypothèse lancée de manière à faire soupçonner beaucoup plus qu’il n’aurait pu dire. Pour cela il lui déplait, plus encore que pour ses expressions maniérées, étudiées.


* * * *


L’autre matin, Pierrette arrive au salon désert. Un bout de papier, placé bien en évidence sur le piano, attire son attention. Un croquis, elle se reconnaît, ses cheveux courts, la boucle rebelle qui toujours s’avance trop sur la joue, le nez pointu fin et long, l’arc du sourcil bien dessiné, le coin de la bouche ferme et presque sévère. Elle se dit qu’elle ne devait pas être de belle humeur quand on l’avait ainsi croquée ; mais réellement, qui pouvait avoir fait ce dessin si ce n’était M. de Morais, elle ne l’avait jamais surpris à l’examiner. C’est bon, se dit-elle, il ne le reverra pas.

Elle l’a mis dans sa chambre avec tous les programmes des dernières soirées, petits riens qui rappellent une vente de charité, un concert au Château-Frontenac, une soirée de gala. Pierrette ne s’émeut pas devant tous ces souvenirs, elle ne les conserve qu’un certain temps, jusqu’au moment où, un beau matin, elle décide de mettre de l’ordre dans ce fouillis ; et alors, de ses doigts nerveux, elle déchire, jette dans le panier rose, et finalement fait un feu d’artifice de toutes ces frivolités. Très moderne, elle ne s’embarrasse pas du passé, et ne vit que le moment présent.


* * * *


Pierrette, accompagnée de Guy Morais et de Benoît, vient d’entrer au théâtre. Elle porte une robe de velours noir qu’un point de Venise garnit au décolleté. Un diamant brille au bout d’une longue chaîne d’or, très mince : à ses oreilles, deux points qui étincellent.

Ils ont des billets de parterre, mais tout en avant, quatrième rangée. Pierrette avance dans l’ondulement de sa longue robe dont la traîne balaie l’allée.

Les lumières s’éteignent, et aussitôt l’orchestre prélude aux premières mesures : on joue ce soir, Faust de Gounod. L’actrice qui personnifie Marguerite est belle, d’une beauté indiscutable, petite, blonde, charmante, toute de grâce et de délicatesse, sa voix n’a peut-être pas l’ampleur nécessaire, mais les auditeurs sont forcés d’applaudir, tant elle plaît par elle-même. Dans le jardin de Marguerite, décor somptueux, elle reçoit le miroir, les pierres précieuses, M. de Morais se penche à l’oreille de Pierrette et chuchote :

— Vous, Mademoiselle, il n’est même pas possible de vous offrir des bijoux.

Elle le regarde un peu, sans toutefois détacher complètement ses yeux de la scène.

Il ajoute :

— Des bijoux !… Vous en avez tant !…

Elle sourit, d’un sourire jeune qui montre toutes ses dents :

— Les femmes en ont-elles jamais assez ?

— Non, je crois, répond-il encore plus bas ; mais vous avez non seulement des bijoux, vous collectionnez tout, même ce à quoi je tiens le plus.

Elle rougit pour répondre.

— Je n’ai rien pris qui vous appartienne.

Avec quel air narquois, elle le regarde.

— Si fait, l’esquisse d’une certaine demoiselle que j’avais oublié sur le piano après l’avoir fait voir à votre cousin.

Trop franche, elle avoue :

— Oui, je l’ai et la garde puisque c’est ma photographie ; et, faite avec plus d’intelligence qu’en ont jamais déployé les meilleurs photographes.

Il cherche la main de Pierrette, et, la serrant un peu, il supplie :

— Rendez-la moi, si vous saviez comme j’y tiens !… Vous êtes originale, vous savez, inutile de vous le dire, vous êtes assez intelligente pour avoir découvert avant aujourd’hui que vous n’êtes pas du tout quelconque.

Elle a retiré sa main, mais sans précipitations, et lui promet très bas.

— Je consentirai à vous la rendre, à condition que vous m’en fassiez une toute semblable.

— Avec plaisir, Mademoiselle.

Ses yeux brillèrent, tout son contentement passa en un instant sur sa physionomie expressive.

Puis, c’est la scène de l’église, suivie de l’emprisonnement de Marguerite, et Pierrette, les yeux rivés sur l’artiste, oublie ses compagnons.

Les dernières mesures se font entendre au milieu du froufrou produit par les manteaux qui glissent sur les toilettes claires ou somptueuses, et une à une les recouvrent.

Pierrette s’avance la première et prodigue les saluts et les sourires.


* * * *


Le lendemain, dans l’après-midi, Pierrette reçoit un paquet. Un croquis plus poussé, en plus de la figure, on voyait la courbe des épaules enveloppées d’ombre, elle reconnaît sans effort sa robe de la veille. Dans un écrin, un magnifique collier d’améthystes, pierre de naissance de la jeune fille, accompagnait le croquis. Un billet parfumé s’échappa, Pierrette lut : « Ne m’en voulez pas, il m’était impossible de ne pas vous remercier d’une manière tangible. Maintenant, ne soyez pas méchante, montrez-vous bonne reine à l’égard de votre humble sujet, et gardez-moi le petit papier promis ».

Pierrette se demande si elle doit se fâcher : « Imbécile », finit-elle par dire, il sait bien que je suis fiancée, c’était à lui de garder son cadeau.

Elle le plaça bien en évidence sur la petite table du salon, dans le coin de lumière rose, où elle se réfugiait toujours.

Revenue dans sa chambre, elle se mit à lire une lettre de Charlie que la bonne venait de lui apporter.

Les phrases étaient courtes, dénuées de tout ornement. Si Charlie voulait dire à sa fiancée qu’il faisait beau, que la nature dans sa sauvagerie était attirante, il ne faisait pas de littérature ; habitué à tirer des lignes précises, et à mesurer avec justesse, il ne mettait de l’exagération en rien. Le temps se tient au beau. La lune dans son plein éclaire, et sans plus, Pierrette, à son insu, s’était accoutumée aux manières précieuses de M. de Morais, et commençait à trouver ennuyeuses ces lettres laconiques qui contenaient pourtant tout le nouveau. Il finissait en disant, et l’accent semblait vrai : je t’aime bien, je crois même que je t’aime de plus en plus. Il donnait sa prochaine adresse : rien ne manquait, cela sentait l’ordre et l’esprit de suite. Il m’écrit, pensa-t-elle, comme il ferait un rapport à ses chefs, est-ce assez insipide ?

Ce matin, elle ne peut trouver de mots pour lui répondre, lui, qui là-bas, l’aimait tous les jours davantage, et attendait comme le pain quotidien ses lettres ; qui, par les yeux de la pensée la revoyait sans cesse, on le sentait à chaque mot ; par exemple, il disait un lundi : « hier, c’était dimanche, tu es allée à la messe de dix heures et demie, tu avais ton costume gris, tu as fait ta toilette, tu es allée dîner chez ta marraine ». Il la suivait pas à pas malgré son éloignement. C’était enfantin de la part d’un jeune homme sérieux, mais d’autant plus touchant.

Quelques jours passent, et Pierrette n’a pas encore écrit. Le soir, elle a revu M. de Morais qui a tant insisté pour la faire accepter son cadeau. Elle a failli se fâcher, et l’envoyer promener ; depuis, elle n’a pas voulu le revoir, elle a prétexté des courses à faire dans les magasins, des parties de tennis à jouer. Un jour, de nouveau, il a insisté, disant qu’il aimerait la voir dans toute l’animation du jeu, elle a répondu faussement :

— Impossible, c’est un court privé, on n’y admet que des jeunes filles.

Heureusement, c’était au téléphone, sans quoi, il aurait tout de suite pressenti la supercherie.

Sait-elle au fond pourquoi elle l’évite ? non, elle n’a pas sondé son cœur à ce sujet, mais instinctivement elle a senti qu’il valait mieux ainsi.

Dix heures, le soleil brille dans la clarté tapageuse, Pierrette dispose des fleurs dans le salon. On lui en a envoyé de bien belles. Une de ses amies demeure à Sainte-Foye, et en possède de très rares en serre, elle lui fait ainsi de temps à autre de ces envois toujours bienvenus. Entre ses doigts habiles, les longues tiges se courbent dans les vases aux cols allongés, et se préparent à faire un effet de révérence aux premières personnes qui seront introduites au salon.

Benoît entre sans être annoncé :

— Bonjour ma cousine, déjà levée !

— Au printemps, répond Pierrette, il fait si beau, si bon ; peut-on perdre une minute de la journée ?

— C’est comme la jeunesse, reprend Benoît, il faut en user.

Il reste là considérant les fleurs qui se groupent avec goût. Sa cousine ne semble plus s’occuper de sa présence ; elle va, vient, en robe de toile blanche, des souliers de sport aux semelles caoutchoutées assourdissent ses pas. Elle disparait sans bruit derrière la portière qui sépare ce salon de la bibliothèque.

— Où vas-tu, cousine ? interpelle Benoît.

— Dans ma chambre, excuse-moi, je pensais que tu pouvais t’amuser sans ma présence.

Elle revient sur ses pas. Un de ses bras relevés soutient l’étoffe de la portière bleue qui frôle son visage ; elle la laisse retomber, et tous ses cheveux en sont ébouriffés.

Elle s’est assise sur un tabouret et regarde son cousin d’un air amusé :

— Tu as quelque chose à me dire. Est-ce si grave qu’il t’en coûte de la sorte de l’énoncer ?

Elle s’avance vers lui, d’un bond souple et rapide, s’asseoit sur le bras du fauteuil.

— Je pars demain, Pierrette, tu ne feras pas à M. de Morais l’affront de lui refuser une soirée d’adieu.

— Ce n’est que cela, dit-elle, en pouffant de rire, annonce-lui qu’il peut venir, je ne suis pas un dragon.

Pierrette tend l’oreille : elle a entendu le déclic de la boîte à lettres dans laquelle le facteur vient de glisser le courrier.

C’est tout, excuse-moi, je vais chercher les journaux.

Déjà elle a parcouru le corridor en sens inverse ; il l’entend qui ouvre la porte et revient. Des lettres pour maman, je les lui porte tout de suite. Deux pour moi.

Elle frappe un coup discret à la porte de la chambre de sa mère ; sur un faible oui, elle s’introduit, embrasse la femme encore belle, en déshabillé mauve, nonchalamment étendue dans une chaise longue, passe la main dans les cheveux coiffés avec une régularité qui la désespère, et repart presqu’aussitôt.

Inconsciemment, elle est revenue vers le salon, dans le coin rose, sous la lumière crue du jour qui entre par la fenêtre largement ouverte, et dont les rideaux sont des plus légers. Elle décachète la première lettre, sourit amusée, l’autre est de Charlie, un Charlie à la fois inquiet et mécontent.

— Es-tu souffrante Pierrette ? mais non, c’est impossible, tu n’es jamais malade. Tu m’oublies, c’est méchant à toi, et la même lamentation continue ainsi pendant quatre fastidieuses pages. Pierrette se lève brusquement et dit :

— Il m’ennuie à la fin. Pour une lettre à laquelle je n’ai pas répondu.

Elle s’enferme dans sa chambre, et jusqu’au dîner, elle écrit à Charlie ; elle couvre des pages et des pages, elle lui raconte avec verve ses dernières parties, fait une remarque plaisante à l’adresse de l’une ou de l’autre de ses amies qu’il connait, et finit par ces mots : « En as-tu assez ? Es-tu déridé ? »

Huit heures et demie, M. de Morais arrive sans Benoît. Pierrette est au piano, elle chante : « La berceuse de Jocclyn ». Le jeune homme est introduit au moment où elle disait avec âme : « Vierge Sainte, veillez sur lui », elle se retourne pour saluer l’arrivant, et tend la main.

— Continuez, supplie-t-il.

— Non, Monsieur, je ne suis pas une artiste.

— Qui vous l’a dit ?

Passant devant lui, taquine, elle ajoute en le menaçant du doigt :

— Je ne sais pas seulement ce que l’on me dit.

Pierrette baissée devant l’appareil radiophonique fait promener l’aiguille sur l’arc des secteurs. Ce fut pendant quelques secondes une mesure de jazz, des cris incohérents, des bouts de phrases ridicules, décousues ; Pierrette passait rapide les postes de New-York, Washington, Montréal, Québec, etc.

La mine endiablée, elle revient au salon.

— Je vous ai donné une idée de ce que peut vous apporter à ce moment la radiofusion. Que préférez-vous ? Ce sont tous des artistes dans leur genre.

— Vous avez l’air de vous moquer de moi ce soir, Mademoiselle Pierrette. Voulez-vous ? laissez la radio et causons. N’avez-vous pas su que nous partons, votre cousin et moi, demain ?

— Oui. je le sais, répondit Pierrette rieuse.

Pour se donner une contenance, la jeune fille feuilletait un album de cartes postales. Il y en avait de belles, d’autres intéressantes, venues des quatre coins du globe. Pierrette ne les regardait pas, ses doigts tournaient les pages, au hasard. M. de Morais vint la rejoindre, et prenant l’album, il sollicita la permission de regarder.

— Il doit y en avoir auxquelles vous tenez beaucoup. Je ne serai pas indiscret : je n’essaierai pas de lire ce qu’il y a d’écrit.

— Ma vie est un livre tout grand ouvert ; tous et chacun peuvent y lire, s’il vous prend envie de jeter un coup d’œil de curiosité sur ces cartes, vous n’apprendrez rien que vous ne sachiez déjà. Vous vous êtes rendu compte que j’ai une quantité d’amies et de relations.

Il y avait des vues de Paris, de Toulouse, de Naples, de Constantine, d’Alger et de tous les coins des vieux pays, Bône, un ciel bleu, une mer bleue, Pierrette regardait attentivement, et une minute parut émue.

— À cette vue se rattache un souvenir triste ou gai ? demande M. de Morais, presque bas.

— L’une de mes meilleures amies est allée là durant son voyage de noces. Elle me parlait avec un tel enthousiasme des beautés de cette ville que j’en ai, il me semble, la nostalgie sans l’avoir connue. Maintenant, je sais que ce sera impossible.

Benoît entrait.

— Qu’est-ce qui sera impossible, ma cousine ?

— Impossible d’aller à Bône pour mon voyage de noces.

— Et pourquoi ?

— Charlie, qui ne me refuse rien, a dit de n’y pas penser.

Un instant, les grands yeux noirs ont brillé, tandis que la bouche esquisse un sourire. Habilement Pierrette aiguille la conversation sur un autre sujet : rapide, décidée, elle organise une partie de bridge.

Un orchestre invisible joue « Cavalleria Rusticana ». D’une voix assourdie, de crainte de briser l’harmonie très douce qui vient de la pièce voisine, les joueurs annoncent : cinq cœurs, six sans atouts, et le jeu se poursuit en silence : avec attention, on fixe dans son esprit les cartes qui passent. Pierrette gagne, gagne sans arrêter, et M. de Morais lui dit :

— Nous aurions dû jouer à l’argent, vous auriez, ce soir, réalisé le prix de votre voyage à Bône.

Prenant la plaisanterie en bonne part, Pierrette, réplique :

— Je ne tiens nullement à m’y rendre seule.

— J’en prends note, Mademoiselle, ajoute aussitôt Guy de Morais.

Puis le silence retombe, et la veillée se continue jusque tard dans la nuit.

Au moment de prendre congé, Benoît embrasse affectueusement sa cousine.

— Tu viendras nous voir quand tu seras à New-York avec Charlie.

— Certainement, acquiesce Pierrette.

Guy de Morais retient un peu longuement la main de la jeune fille :

— Me permettrez-vous de faire partie de vos nombreuses relations, et de vous écrire. Mademoiselle ?

— Oui, je veux bien, concède Pierrette.




CHAPITRE TROISIÈME

L’ATTENTE


Le soleil de juillet fait les rues désertes. L’asphalte brûle les pieds, les voitures soulèvent un nuage de poussière.

Pierrette, de ses petits talons, frappe le trottoir d’un mouvement cadencé et rapide. Elle vient à la ville presque chaque jour, bien que sa mère soit fixée à la campagne pour toute la vacance. Elle prépare son trousseau. Elle sort d’un magasin, entre dans un autre, confronte des étoffes, fait la moue, sort et repart dans sa course précipitée. Cinq heures et demie, Pierrette est au volant et regagne Everell. Sa mère a loué une jolie villa précédée d’un parterre ; les fleurs sont en pleine floraison, les phlox embaument, la brise traîne avec elle de chauds parfums capiteux. Pierrette, étendue dans le hamac entre deux arbres, dont les feuilles chuchotent câlinement, trouve la vie bien belle ; qu’il fait bon vivre, quand on a vingt ans et que le ciel dispense chaque jour, un plus grand bonheur ! La vague caresse les joncs de la berge, ce bruit monotone lui semble doux. Les bras repliés derrière la tête, elle sourit aux étoiles qui commencent à percer le velum bleu au-dessus des arbres. Elle rêve les yeux ouverts. Demain, un certain nombre de ses amies viendront, elles prendront le thé à cinq heures : et elle se propose bien, puisqu’on est à la campagne, de les retenir à souper. Elle règle à l’avance l’emploi de la soirée. Le silence gagne peu à peu le parterre, et même le chemin. Pierrette ne songe pas à rentrer. Elle sent en elle un tel bonheur, une joie sans nom et qui l’emplit toute. Un léger souffle de vent passe dans ses cheveux, et lui est une caresse. Un oiseau, dans les arbres qui s’étagent aux gradins de la côte, et font un arrière-plan tout sombre au milieu de cette pâle clarté lunaire, fait entendre un plaintif chant d’amour. La brise s’élève d’une gamme, et toutes les feuilles bruissent en même temps comme un accord assourdi. Pierrette sent son cœur qui chante à l’unisson de toute cette beauté de la nuit.

De la maison, Madame des Orties appelle :

— Pierrette, il se fait tard, entre ma mignonne, tu prendras froid.

La jeune fille obéit à regret, embrasse sa mère au passage, et monte à sa chambre.

La fenêtre est ouverte, elle s’accoude à l’appui, et écoute ainsi longtemps le chant de la nature endormie. Bruits imperceptibles, soupirs des feuilles, cri d’amour ou d’angoisse d’un oiseau invisible.

Pierrette court par la maison. Elle met ici des fleurs, là, un amas de verdure qui forme dans le coin de la salle à manger un véritable bosquet.

En passant par le corridor, Pierrette aperçoit une lettre sur la table ; elle se penche et se rend compte qu’elle lui est adressée. Un sourire ému court sur ses lèvres, elle s’enfuit, s’asseoit face au fleuve. C’est une lettre de Guy de Morais, elle veut la lire loin des regards indiscrets. Il sait si bien dire les choses les plus simples qu’elles prennent, sous sa plume, une valeur précieuse. Avec un art consommé, il sait rappeler les meilleures heures de son séjour à Québec ; toujours ce sont celles qu’il a passées en compagnie de Pierrette.

Avec une discrétion voulue, il s’oblige à ne parler que de la jeune fille, de ce qu’elle a dit en telle circonstance. Il s’oublie lui-même, et ne parle jamais de Charlie. Pierrette ne remarque pas toutes ces nuances, mais jouit de trouver énoncés subtilement des sentiments qui trouvent un écho dans son cœur. Il lui semble avoir depuis longtemps songé la même chose sans avoir su découvrir les mots propres à rendre sa pensée. Elle replie la lettre, et le fleuve lui paraît plus beau, c’est avec regret quelle s’arrache à sa contemplation, et retourne à ses préparatifs. Le thé se prendra sous la véranda. Elle met ici, une jardinière, baisse jusqu’à demi les toiles bleues et blanches qui protégeront du soleil, et conserveront une agréable fraîcheur.

Les premières jeunes filles arrivent. Pierrette reçoit, la main tendue : son accueil est le même pour toutes, son sourire gracieux. Marguerite travaille pour gagner sa vie, et n’aime pas se le faire rappeler, elle oublie de s’informer si elle a obtenu facilement son congé. Elle sait que Lily souffre encore de la défection de son fiancé, et se fait pour elle plus câline, sans toutefois commettre la maladresse de lui rappeler sa peine. Elle évite meme de parler de son prochain mariage, afin de ménager son amie. Le thé blond coule dans les tasses de porcelaine si fine qu’elles en sont transparentes. Les gais propos s’échangent par-dessus l’énorme bol de roses qui décore le centre de la table. Les rires s’égrènent et montent jusqu’à la couverture de bois qui les renvoie affaiblis.

Les chaloupes s’éloignent du rivage. Les joncs et les algues les ont une minute embarrassées au départ, mais, presqu’aussitôt elles se sont libérées, et fendent maintenant la vague d’un mouvement cadencé. Des cheveux légers flottent au vent. Des robes bleues et roses tranchent sur le gris uniforme de l’eau.

Jusqu’à l’heure du souper elles se laissent griser par l’air quelque peu rafraîchi.

Pierrette les a toutes entraînées dans sa chambre. Elle leur fait voir les pièces de son trousseau, les nombreux cadeaux qui déjà sont arrivés. Les unes admirent sans arrière pensée, chez d’autres pointe une petite moue d’envie ou de désapprobation. Pierrette ne s’inquiète ni des unes ni des autres. Quand elle s’achète un objet, elle ne consulte que son goût, sans s’occuper de savoir s’il plaira à tout le monde. Si elle reçoit un présent, elle est toujours enchantée. Son heureux caractère est pour une bonne moitié dans son bonheur.

Un peu plus tard, elle les amène au jardin, et les préférences se font jour. Elles marchent deux à deux, au gré de leurs inclinations. Pierrette se trouve en compagnie de Lily : celle-ci semble plus morne qu’à son arrivée, elle se demande ce qu’elle pourrait bien inventer pour ramener des idées plus gaies dans l’esprit de son amie. Elle la sait musicienne.

— N’aimeriez-vous pas mieux faire de la musique ? s’enquiert-elle.

Sur la réponse affirmative de Lily, elle se dirige vers le salon, et l’amène à sa suite.

Lily frotte l’une contre l’autre ses longues mains fines. Ses doigts nerveux semblent prêts à courir sur le clavier, elle les retient encore. Ses yeux se lèvent à plusieurs reprises vers le tableau de la Sainte-Cécile appendue au-dessus de l’instrument. Puis la chambre est remplie d’harmonie. Lily joue Fra Diavolo de Sydney Smith. Son visage s’est détendu. Quand vient la partie de la prière, toute l’expression de sa figure est une supplication comme les accords doux et passionnés qui naissent sous ses doigts. Pierrette, les mains jointes sur ses genoux, écoute. Une idée vient comme un papillon noir, elle la chasse, mais elle revient insistante. Pourquoi Harold a-t-il abandonné Lily, qui a tant d’âme ? Si Charlie allait en faire autant. Que deviendrait-elle ? Elle sent un frisson courir sur ses bras nus, elle change de position, Lily se retourne et demande :

— Je vous ennuie ?

— Non, chérie, c’est une idée stupide qui m’est venue, je remuais pour la chasser, je vous en prie, continuez Lily.

Au bruit des accords, une à une, les jeunes filles se sont glissées sans bruit dans le salon, et Lily a bientôt un auditoire digne de son talent.

À onze heures moins vingt, la bande joyeuse est à la station et monte dans le char ; Pierrette, venue les reconduire, prodigue les au revoir et les amitiés.

Assise sur la grève, un buvard sur les genoux, Pierrette écrit à Charlie. Elle lui raconte la soirée et la journée de la veille. Elle termine en se plaignant : « Pourquoi es-tu si loin ? » Pour la première fois, elle récrimine contre cette séparation : c’est qu’une crainte irraisonnée s’est emparée d’elle.

Une lettre tarde-t-elle d’une journée, elle croit tout de suite à une rupture possible. Un long grimoire, bien affectueux, lui rend la paix pour quelques jours. Elle ne se reconnaît plus, elle si indifférente, si confiante, mais la vie réserve tant de surprises !

Août a fleuri toutes les pousses vertes. Pierrette n’a que le temps de dépaqueter et d’admirer les cadeaux nombreux qui arrivent à son adresse. Elle vit dans un rêve fleuri et gai. Puis elle prend sa plume, énumère à Charlie tout ce qu’elle reçoit, ce qu’elle en fera ; puis un doute lui vient à la réception d’une lettre dans laquelle il ne s’enthousiasme pas comme elle.

Depuis quelques semaines elle se sent tellement nerveuse, elle ne se comprend plus. Elle désire et redoute l’arrivée de Charlie. Un mot de lui romprait-il leur engagement avant même qu’il ne revienne ? elle se demande si vraiment elle n’en ressentirait pas seulement un froissement d’amour-propre. Pourtant, à cette idée un long frisson la secoue. Elle sent en elle comme le pressentiment d’un malheur. Elle se donne du mouvement afin d’éviter de penser.

Pour s’étourdir, elle court de chez la modiste au magasin, de chez le tailleur à chez elle. Puis, c’est un « shower » d’ustensiles de cuisine donné en son honneur chez l’une de ses amies, puis un shower de porcelaine. Un groupe joyeux entoure et admire les jolis petits objets si délicats. Pierrette veut s’éloigner pour faire place à une nouvelle arrivante ; une tasse tombe, les éclats volent jusque sur ses souliers de chevreau blanc. Nerveusement, elle remue le pied pour les faire choir sur le plancher. Lily, peu éloignée, est devenue toute pâle. Pierrette s’en est aperçue, mais n’en veut rien laisser paraître. C’est que le présage est mauvais. Le fiancé de Lily a cassé une potiche de prix qu’il lui avait offerte. Huit jours plus tard, c’était la rupture irrémédiable.

CHAPITRE QUATRIÈME

LE RETOUR


Septembre. Pierrette et sa mère ont réintégré leur résidence à la ville. Ce n’est pas que le temps soit maussade, mais Charlie reviendra sous peu, ce sont les derniers préparatifs.

En apparence, Pierrette est joyeuse d’une façon inaccoutumée ; toute la journée elle a chanté : c’est ce soir l’arrivée de Charlie. Elle a mis une robe rose, un velours noir étroit garnit l’encolure. Un petit turban de fine paille noire enserre sa tête, des souliers de satin noir aux talons hauts cambrent le pied. Cinq heures et demie, l’auto démarre. Pierrette exulte. Six heures moins dix et le train entre en gare. Charlie revient seul, son ami est resté là-bas. Pierrette attend impatiente près de la chaine qui défend le passage. Charlie descend aussitôt le train immobilisé. Pierrette l’a aperçu, il avance rapidement. Elle se sent désappointée et glacée. En un instant, Charlie est là, il lui tend la main, il se penche pour l’embrasser, Pierrette raidie le repousse des deux mains :

— Pas ici, non, attends…

Toute sa physionomie est contractée sous l’impulsion d’un sentiment intérieur et profond. Charlie surpris suit docilement Pierrette qui ne trouve pas une parole à lui adresser. Elle s’élance au volant, nerveuse, elle imprime à la machine des soubre-sauts terribles.

À cette heure, à la basse-ville, la circulation est encombrée. Pierrette ne semble voir les automobiles qu’au moment où elles sont prêtes à heurter la sienne. Charlie demande :

— Veux-tu que je conduise ce soir ? tu parais fatiguée.

— Moi, fatiguée, quelle idée par exemple !

Et l’auto continue à sautiller sous les coups nerveux de la main qui la dirige.

À l’intersection d’une rue, un homme quelque peu aviné conduit à une allure rapide, Pierrette, en voyant l’évidence du danger au lieu d’appliquer les freins, presse inconsciemment l’accélérateur.

Charlie, en s’apercevant de la méprise de la jeune fille, veut lui-même mettre le pied sur le levier sauveur : mais trop tard, le choc se produit avec une secousse terrible. La machine venant en sens inverse a frappé par le côté la voiture conduite par la jeune fille. Le monde commence à se rassembler. Par le coupe-vent, on voit apparaître une tête ensanglantée. C’est celle de Pierrette. Quelques personnes font preuve d’un sang-froid admirable. On parvient jusqu’aux occupants qui, au premier coup d’œil, semblent faire partie de leur véhicule. Charlie ne souffre que d’une blessure à l’épaule, et finit par avoir raison de tous les obstacles. Le conducteur de l’autre machine n’a aucun mal. Alors Charlie se porte au secours de Pierrette. Il ne veut pas que d’autres mains la touchent, en manquant de précaution, on pourrait lui faire mal. Il ne parvient à la dégager que pour la voir tomber inerte dans ses bras. À la première commotion elle a perdu connaissance. Le petit chapeau de paille noir est resté en lambeaux adhérant aux débris de la glace. La petite tête brune et nue, les cheveux emmêlés, le sang qui coule le long de son visage que le fard maintient vermeil, le tour de la bouche, le front, le cou sont d’une pâleur qui rend encore plus frappante, plus extraordinaire la couleur rosée des joues. Chargé de son précieux fardeau, Charlie se dirige vers la première pharmacie venue. On commence à donner à la blessée les soins d’urgence, en attendant la venue du médecin. On lui fait respirer de l’éther, elle entr’ouvre les yeux pour les détourner aussitôt de Charlie, comme s’il lui eût fait horreur. Elle regarde autour d’elle, des hommes vêtus de blouses blanches, des flocons alignés dans des montres, elle ne peut rien s’expliquer, la lumière ne se fait pas encore dans son esprit, elle ne se rappelle pas l’accident. Presqu’aussitôt elle referme les yeux sans les avoir reportés vers son fiancé qui guette anxieusement ce regard.

Le médecin arrive. Il ausculte, tâte le pouls, réussit à lui faire reprendre connaissance durant quelques secondes ; il l’interroge afin de savoir si elle ressent du mal. Trop fortement ébranlée par la secousse, la douleur n’est pas localisée, elle ne saurait dire. Le médecin s’enquiert :

— Quelqu’un connaît-il cette jeune fille ? Faut-il la faire transporter à l’hôpital ?

À ce mot d’hôpital Charlie sort de sa torpeur, et se rapprochant vivement :

— Ah ! non, pas cela ! pas à l’hôpital !

— Est-ce votre sœur, Monsieur, interroge le praticien ?

— Non, docteur.

— Alors de quel droit décidez-vous qu’il ne faut pas la conduire à l’hôpital ?

— Tout d’abord, parce qu’elle est ma fiancée, et ensuite parce que je suis certain que sa mère ne pourrait se décider à voir partir sa fille unique pour l’hôpital.

— C’est bon, c’est bon, dit le médecin. Je dois pourtant vous prévenir qu’elle ne pourrait supporter un autre genre de locomotion : c’est l’ambulance.

— Bien, articule Charlie.

Le médecin prend encore quelques informations. Il veut s’enquérir de l’adresse afin d’envoyer sa note mais Charlie l’a prévenu.

Il met la main à la poche de son habit et sortant un rouleau de billets de banque :

— Combien vous est-il dû, docteur ?

Le médecin s’éloigne vers d’autres malades qui réclament ses soins.

La première pensée de Charlie est pour Madame des Orties, il l’appelle au téléphone. Il ne veut pas lui dire comme cela à brûle-pourpoint qu’ils ont eu un accident. Il se borne à demander de tenir un lit prêt pour l’arrivée de Pierrette qui s’est sentie mal tout à coup.

Mme des Orties ne pose aucune question inutile. Mentalement, elle se fait cette réflexion : la chaleur, peut-être, l’émotion trop vive. Enfin, bien que ces accidents ne lui soient pas coutumiers. Pierrette peut s’être sentie fatiguée. Tous ces raisonnements ne suffisent pas à la tranquilliser, et les minutes qui la séparent de l’arrivée de sa fille et de son fiancé lui paraissent des siècles.

Pendant ce temps Charlie appelle l’ambulance. Puis tandis que le lourd véhicule s’avance lentement, Charlie contemple la petite tête qui va douloureusement de droite et de gauche au moindre cahotement de la route. Pas une minute les yeux ne s’ouvrent. Charlie, les traits tirés plus par la souffrance morale qui l’étreint en pensant à cette catastrophe de son retour, qu’à l’idée des soupçons qu’il découvrira peut-être dans l’attitude, les silences, les regards de Madame des Orties, souffre atrocement. La douleur physique qu’il devrait ressentir de son épaule meurtrie, il ne la sent pas, il n’y songe pas. Toutes les forces de son âme, toute sa puissance de souffrir est aimantée vers Pierrette.

Le médecin a voulu lui faire un pansement, d’un ton bref il a répondu :

— Je saurai quand il sera temps de m’occuper de cette éraflure.

Plus la montée s’avance, plus Charlie si vaillant devant un danger, se sent désemparé. Si cet accident allait avoir des suites fâcheuses.

La lourde voiture s’immobilise. Le chauffeur ouvre la portière où se trouve le jeune homme assis au côté de la blessée. Charlie comprend tout à coup que le moment décisif est arrivé. Comme toujours devant le danger, il sait se commander. Il se lève, prend son bout du brancard que l’étranger soutient à l’autre extrémité ; puis il se ravise, non il ne faut pas entrer de cette façon. D’une voix dure il commande :

— Allez sonner.

Il soulève de ses bras robustes le léger fardeau et s’avance résolument. Madame des Orties qui ouvre la porte elle-même ne lui dit pas une parole, elle le précède à travers la maison. Charlie arrive au seuil de la chambre jaune, il se sent faible, faible tout à coup comme s’il était redevenu un petit garçon, et qu’il essaierait ses forces sur un poids disproportionné à son âge. Cette chambre que la jeune fille vient de laisser, il n’y a pas une heure, comme elle est vivante, plus vivante que la personne inerte qu’il dépose sur le lit. On croirait qu’elle va parler. Les fleurs le saluent et lui souhaitent la bienvenue. Le travail de broderie, abandonné à la dernière minute et déposé sur la chaise, en partant, rappelle le mouvement.

Tandis que Charlie prévient le médecin de la famille, Madame des Orties a tamponné d’eau froide le visage de son enfant ; elle a enlevé les restes du sang, surtout elle a démaquillé ce visage. Sur les oreillers blancs, la petite figure se détache dorée, les lèvres plus pâles que les joues.

La lumière, tamisée par un abat-jour de soie, fait un effet de veilleuse dans la chambre. Un grand homme sec et droit se penche au-dessus du lit. Consciencieusement, il s’acquitte de son devoir. Il pose une foule de questions auxquelles la jeune fille peut difficilement répondre. Il donne à Madame des Orties quelques prescriptions à remplir, et promet de revenir le lendemain matin.

— Madame, s’il n’y a pas de complications ce ne sera pas long. Quelques jours de repos complet et il n’y aura plus trace de cet accident. Si elle délirait, appelez-moi aussitôt.

Charlie s’est laissé tomber sur un siège de la salle à manger et attend avec impatience le départ du médecin, il a tant hâte de savoir à quoi s’en tenir.

Madame des Orties vient enfin le rejoindre. Habituée de taire ses sentiments intimes devant les étrangers, elle souhaite tout d’abord la bienvenue au jeune homme.

— Vous m’excuserez, n’est-ce pas, si je ne l’ai pas fait plus tôt, vous comprenez combien j’étais peu moi-même. Quelle surprise !

Puis elle s’enquiert de son voyage, prend des nouvelles de ses parents, et l’invite à partager son repas.

— Le souper sera un peu moins gai qu’il ne devait l’être, toutefois vous vous sentirez moins seul qu’au restaurant, de plus vous pourrez juger par vous-même de l’état de Pierrette.

Ces questions qui brûlent les lèvres du jeune homme depuis si longtemps, qui tourbillonnent dans sa tête, il trouve enfin l’occasion de commencer à les énoncer :

— Que vous a dit le médecin, Madame ?

— Qu’un repos de quelques jours aura raison de ce choc.

À son tour elle voudrait bien se renseigner, car depuis le moment où son enfant a été déposée inerte sur son lit, un pansement à la tête, elle a compris qu’il s’agissait d’un accident. Elle n’ose forcer la parole à ce jeune homme qui reste là devant elle, impénétrable. Au contraire, c’est lui qui continue son enquête :

— Madame des Orties, dites-moi, Pierrette s’est-elle fatiguée outre mesure, ces jours derniers ?

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Quand elle est venue à ma rencontre au débarcadère elle était affreusement nerveuse. Elle a refusé de se laisser embrasser : elle m’a repoussé sous la pression d’un sentiment qu’elle ne semblait pas s’expliquer elle-même. Ensuite, vous savez avec quelle sûreté de main, elle conduit ordinairement, elle nous faisait caracoler d’une manière terrifiante. Je lui ai proposé de la remplacer au volant. Elle s’y est refusée. Si j’avais pu prévoir ce fatal accident, j’aurais insisté. Une machine venant d’une rue transversale a frappé la nôtre de côté, au moment où nous longions la rue Saint-Paul, Madame, nous devons encore remercier le bon Dieu. Votre enfant pouvait être tuée sur le coup, et j’aurais en même temps perdu ma fiancée.

Charlie était très pâle, sur l’habit foncé une tache commençait à paraître. Le sang avait fini par trouver son chemin à travers l’étoffe assez forte.

Madame des Orties, se levant, s’avance vers le jeune homme.

— Mais vous êtes blessé, mon ami, il faut aller voir le médecin, un pansement s’impose.

— Inutile, j’ai chez moi tout ce qu’il me faut, dans le bois, nous sommes habitués à savoir nous passer de la médecine.

— S’il en est ainsi, regardez dans la pharmacie, vous pourrez probablement procéder immédiatement.

Quelques instants plus tard, Madame des Orties et Charlie sont assis en tête à tête près de la table de la salle à manger. Ils ne se sentent ni l’un ni l’autre disposés à toucher aux mets disposés avec goût par les mains expertes de la bonne. Leur conversation est coupée de longs silences. Puis, tantôt l’un, tantôt l’autre, ils se dirigent sur la pointe des pieds vers la chambre de Pierrette, afin de s’assurer qu’elle repose toujours, qu’elle n’a besoin de rien.

Vers dix heures Charlie prend congé. Madame des Orties le rassure en lui promettant de l’appeler tout de suite s’il y a quelque chose d’anormal. Restée seule, munie d’un livre, elle s’installe au chevet de sa fille.

Charlie a commencé par une longue marche. De retour à l’hôtel, il ne se sent pas sommeil, et se promène de long en large dans sa chambre. Il est très tard, nul bruit ne s’élève des pièces voisines et au milieu de cette solitude, la conduite de Pierrette lui semble encore plus singulière. Dans ses lettres, les dernières surtout, elle se faisait de plus en plus tendre. N’avait-elle pas demandé que ce retour fût avancé ? Puis, maintenant qu’il est arrivé, qu’il est là tout près d’elle, ne demandant qu’à l’aimer et à la rendre heureuse, elle ne veut plus le voir. Lui aurait-elle été infidèle ? Impossible, dans ce cas, elle n’aurait pas demandé d’écourter son voyage. De plus, il la connaît si bien, pense-t-il, elle n’aurait pas su le cacher dans ses lettres. Il se perd en conjectures.

Pendant que Charlie se creuse la cervelle pour trouver une explication plausible à la conduite de Pierrette, Madame des Orties, les yeux rivés sur un volume dont elle ne voit même pas les caractères, se demande un peu par quel hasard Pierrette pouvait bien se trouver si nerveuse, tout à coup. Quand elle était partie de la maison, elle était gaie et bien en train, sans la moindre nervosité. L’avait-elle jamais vue autrement que très calme ?

Sur l’oreiller blanc, la petite tête vient de remuer. Les yeux s’entr’ouvrent. Il fait un clair soleil. Pierrette porte son regard vers la croisée et essaie de se lever, elle est incapable du moindre mouvement. Elle ne se rappelle rien. Elle articule :

— Maman !

Elle porte la main à sa tête qui est de plomb. Elle sent un morceau de linge sous ses doigts. Sa mère s’avance près du lit : voyant son enfant les yeux ouverts, elle se penche, et demande en baisant le front moite :

— Te sens-tu mieux, mignonne ?

— Ai-je été malade ? interroge Pierrette, les yeux dilatés.

— Mais non, chérie, tu ne te rappelles plus l’accident d’hier ? Mais ce n’est rien, quelques heures de repos, et tu seras bien portante comme auparavant.

Pierrette passe la main sur son front. Les moindres détails lui reviennent à la mémoire. Charlie descendant du train. Un Charlie qu’elle ne connaissait pas. À quoi cela tenait-il ? depuis des jours, elle l’avait espéré, mais différent, un Charlie avec les traits et les manières de M. de Morais. Elle comprend maintenant, elle n’aime plus Charlie, peut-être ne l’a-t-elle jamais aimé ? Que faire… Que faire…

Et sa mère se penche davantage jusqu’à effleurer son visage et lui dit :

— Charlie va venir.

Elle guette avec anxiété l’effet que produira l’annonce de cette nouvelle.

Les traits de la jeune fille se décomposent, ses yeux se fixent.

— Non, non, je ne veux pas le voir, s’exclame-t-elle.

Madame des Orties stupéfaite, demande :

— Que s’est-il donc passé de si terrible.

— Rien, rien, maman.

Et Pierrette se prend à sangloter.

La mère ne s’alarme pas. Elle augure bien de ces pleurs. Les larmes séchées, les nerfs seront détendus, et la complète guérison ne saurait tarder.

Épuisée, Pierrette succombe de nouveau au sommeil, malgré toute la joie et la vie qui entrent par la fenêtre ; mais elle divague. Oh ! que ces mots sans suite, ces phrases baroques résonnent lugubrement dans le cœur de la pauvre mère. Elle s’empresse d’appeler le médecin. Il est déjà parti pour ses visites et ne peut tarder à venir.

Dix heures et quart, dix heures et demie. Comme les minutes tintent douloureusement dans la petite chambre, où seule, une mère est le témoin impuissant de la souffrance de son enfant !

Le timbre résonne. La pauvre maman se précipite. C’est Charlie. Un Charlie, les traits tirés, qui n’a pas dormi.

— Comment va-t-elle ? questionne-t-il.

— Jusqu’à ce matin, elle a reposé assez calme. Depuis une heure elle divague, j’ai mandé le médecin. Il est parti faire ses visites, et j’attends. Votre présence me sera un réconfort. Elle le précède dans le boudoir qu’une portière sépare de la chambre de Pierrette. La conversation tombe par phrases hachées. La jeune fille leur coupe la parole chaque fois qu’elle recommence un de ses discours sans suite.

Tout à coup, ils tendent l’oreille, elle crie :

— Charlie ! Charlie ! Va-t’en ! Va-t’en ! je ne t’aime plus.

La phrase, commencée d’une voix forte, s’achève dans un râle.

Charlie, dissimulé derrière la portière, regarde pétrifié.

Elle jette un coup d’œil circulaire autour de la chambre.

— Il a compris, il est parti, continua-t-elle d’une voix plus faible.

La tête s’agite sur l’oreiller. Les lèvres articulent des mots si bas, si bas, que Charlie ne peut comprendre. Un instant elle reste calme, puis elle recommence à parler.

Enfin, au grand soulagement de Madame des Orties et de Charlie, le docteur est introduit. Il fronce les sourcils. Cette fièvre ! Ce délire ! Se tournant vers la mère dont le visage altéré l’interroge anxieusement :

— Ce ne sera rien. Vous lui ferez prendre ces grains de quinine. Je reviendrai ce soir.

À son tour Charlie se retire.

Je prendrai des nouvelles cet après-midi.

Il voudrait bien interroger Madame des Orties, savoir ce que peuvent signifier ces paroles prononcées quelques minutes auparavant par sa fiancée.

Il hasarde une question :

— Pierrette a-t-elle suffisamment repris connaissance pour vous parler ?

Madame des Orties qui devine le sens caché de cette enquête, et qui ne peut croire à l’irrémédiable, répond aussitôt :

— Elle a reposé toute la nuit. Ce matin, en s’éveillant, elle ne se souvenait de rien, elle m’a demandé : « Ai-je été malade ? » Alors, je lui ai rappelé l’accident, aussitôt elle s’est mise à prononcer des paroles décousues et incohérentes. C’est probablement l’effet de la grande peur dont elle a été ébranlée.

Charlie voulut bien se contenter de ces vagues explications ; pourtant, son esprit n’en est pas tranquillisé. Il soupçonne à tout cela une cause. Que peut-elle être ? Mystère. L’avenir se chargera, probablement, de l’éclaicir. Puis ces paroles ne sont peut-être qu’une hallucination de la fièvre. À quoi sert de tenir Madame des Orties si longtemps dans le corridor, il ne pourra rien tirer autre de ses lèvres fines qui ont depuis longtemps l’habitude de n’articuler que les paroles qu’elle juge convenable de laisser entendre. Il se décide bien qu’à regret à s’éloigner.

Quinze jours se sont écoulés et Pierrette est toujours dans le même état. Sa mère est de plus en plus inquiète.

Dans l’après-midi, Charlie est venu ; la jeune fille ne l’a pas reconnu. Les jours de congés accordés à l’occasion de son hypothétique mariage s’enfuient rapidement. Il a parlé de retourner à ses explorations. Madame des Orties, à qui il demande conseil, ne sait que répondre. Son départ serait, elle le croit bien, la meilleure solution, mais elle n’ose insister dans ce sens. De toute façon, leur union sera retardée. D’un autre côté le médecin n’ose pas nier qu’il y ait danger de mort. Quelques jours se passent, et l’état de la malade reste le même. Charlie est appelé par ses chefs à prendre une décision. Il appelle le médecin avec l’intention d’avoir avec lui une longue conversation et de lui faire subir un véritable interrogatoire. Il se heurte au secret professionnel, le médecin est laconique. Il y a quelque chose qu’il ne peut s’expliquer dans le cas de Mlle des Orties, le seul choc de l’accident n’est pas suffisant à expliquer cette fièvre persistante ; pourtant, il s’efforce de rassurer le jeune homme :

— Repartez en voyage d’arpentage, quand vous reviendrez votre fiancée sera parfaitement remise, et nous pourrons songer à la noce.

Le temps est plus frais. Les arbres ont commencé de changer leur toilette verte pour une parure multicolore. Charlie, l’esprit rempli de pensées tristes, s’avance entre les deux rangées d’arbres de la Grande-Allée. Il vient faire ses adieux à Madame des Orties, et contempler une dernière fois le pâle visage de sa petite fiancée.

Le salon est désert. Il retrouve la mère dans la chambre de sa fille. La chambre jaune si vivante l’autre soir, a pris avec les jours, un aspect lugubre. Sur la table, tout près du lit, des fioles, dans l’air une senteur de pharmacie. Sur les oreillers blancs, une figure pâle, souffrante, entourée de cheveux noirs dont les mèches se collent aux tempes moites. Quand les yeux s’ouvrent, ils ne semblent rien voir. Ils sont brillants de fièvre et trop grands dans la figure exsangue. Charlie contemple cette vision si peu semblable à ses rêves. Pierrette si pleine de vie, d’une santé si robuste ! Il ne se rappelle pas, depuis des années qu’il la connaît, l’avoir jamais entendue se plaindre d’être fatiguée. Madame des Orties et Charlie sont assis dans un coin reculé afin de ne pas fatiguer la malade par le bruit de leurs paroles ; ils parlent bas comme dans une église. Pierrette ouvre les yeux, tend le doigt dans la direction de Charlie :

— Il est là. Qui lui a dit de venir ? Va-t’en ! Va-t’en !

Instinctivement, ils se sont levés et Charlie est resté dans son coin, se demandant ce qu’il doit faire, fuir ou rester. Tandis que Madame des Orties s’est approchée de sa fille.

— Il n’y a personne, ma petite chérie, calme-toi.

La malade referme les yeux, et paraît reposer.

Sur la pointe des pieds Charlie s’est approché, il pose sur le front de sa fiancée un long baiser et s’éloigne sans se retourner.

À la porte, il prévient Madame des Orties qu’il doit partir incessamment.

— Vous me donnerez des nouvelles, supplie-t-il.

La pauvre mère touchée de cette nouvelle marque d’attachement malgré tout ce qui s’est passé, promet.

CHAPITRE CINQUIÈME

L’ESPOIR RENAÎT


Le givre a mis des fleurs tout plein les vitres de la fenêtre. Pierrette, assise dans une chaise longue, regarde au dehors. La cour est déserte. Les plates-bandes sont noires uniformément. Dans les creux, un peu de neige est resté. Des moineaux tout renflés par le froid, viennent, picorent des grains invisibles, volètent, partent, reviennent. Elle suit leurs évolutions sans ne rien comprendre à leur manège. Leurs petites pattes sont toutes rouges. Ils viennent à la croisée, et leur passage laisse des dentelles sur la poussière blanche qui recouvre l’appui. Sur une table à la portée de la jeune fille, des journaux, des revues, des lettres. Pierrette est assez bien pour lire quelques heures chaque jour. Elle prend maintenant connaissance de son courrier, mais elle ne répond à personne.

Sa mère entre, portant un plateau.

— C’est l’heure de prendre ton lait, petite.

Pierrette tourne la tête et répond :

— Je n’ai pas faim.

— Pour revenir tout à fait, pour me faire plaisir, je t’en prie.

Chaque fois qu’il s’agit de lui faire absorber quelque chose, c’est la même supplication qui recommence.

La tête de Pierrette penche, et semble si lasse, si lasse. Ce sont ces paroles de sa mère : « revenir, guérir », à quoi cela servira-t-il ? Elle revoit sans cesse la silhouette de Charlie laissant le convoi, s’avançant vers elle. Pourra-t-elle jamais l’aimer ? Mais non, c’est impossible, lui dire la vérité telle qu’elle s’est montrée en une minute terrible à laquelle elle ne peut songer sans un frisson, est-ce plus facile ? Mieux vaudrait la mort, l’immobilité, l’impossibilité de parler et tout serait réglé définitivement.

La mère s’est assise, et a pris une broderie : c’est une nappe de « five o’clock » que Pierrette a bien vivement désirée. Le modèle est de broderie Richelieu, très compliqué.

La jeune fille regarde le travail difficile, et sa mère qui s’incline pour y mettre en même temps que son habileté, tout son cœur maternel.

— Maman, pourquoi vous tuer à ce travail ? Je n’en aurai jamais besoin de cette nappe maintenant.

Madame des Orties ne relève pas cette phrase qu’elle a entendue tant de fois depuis ces derniers mois.

— Vas-tu répondre toi-même à Charlie aujourd’hui ? interroge-t-elle.

— Ne vous fatiguez pas, je lui écrirai dans quelques jours.

La maman soupire pour toute réponse. Elle sait qu’elle devra le faire elle-même ; ces quelques jours seront des mois.

Pierrette appuie sa tête au dossier de la chaise. Elle songe : Pourquoi écrire à Charlie ? Que lui dirait-elle ? Elle commence à être assez bien pour réfléchir. Elle essaie de s’expliquer sa conduite à l’égard de son fiancé. L’avait-elle assez désiré ce retour ? Mais pour quelle raison s’était-elle mise à le désirer ; déjà n’y avait-il pas un doute dans son esprit ? Pourquoi pensait-elle si souvent à une rupture possible ? Puis elle se rappelait la minute où il lui était apparu, gros et court, descendant du train, elle avait eu l’impression de voir quelqu’un qu’elle n’avait jamais connu. Brusquement il se fit un jour dans son esprit, et elle comprit qu’elle avait attendu Charlie, mais un Charlie ayant les manières de Guy de Morais. En une minute, elle acquérait la certitude que non seulement elle ne l’aimait plus, mais qu’elle en aimait un autre. Elle se prit à rire, d’un rire nerveux tout près des larmes. Sa mère inquiète se leva :

— Que t’arrive-t-il ? chérie.

— Rien, maman, je me représentais l’arrivée de Charlie.

Sa voix tremblait.

— Ce souvenir, ce me semble, n’a rien d’amusant ; dis, pourquoi ris-tu ?

Une crainte atroce venait de l’assaillir : « Si l’esprit de Pierrette allait être atteint ? »

— C’est que je n’ai pu reconnaître Charlie.

— Comment ?

— Mais oui. Seulement, c’est bien impossible de vous faire comprendre, je viens de constater la chose à l’instant ; plus tard, quand mon esprit sera plus lucide, je vous expliquerai.

Elle paraît excédée et sa mère laisse tomber la conversation.

La jeune fille se mit à ranger avec ordre les revues, les journaux, les lettres. C’était la première fois depuis sa maladie qu’elle s’occupait un peu utilement. Allait-elle enfin reprendre goût à l’existence.

Parmi les carrés mauves, jaunes ou roses, elle en choisit un, respire avec délices le parfum subtil qui s’en dégage, le déplie et le lit avec attention.

C’était une lettre de Guy de Morais. Il s’informait affectueusement de sa santé, rappelait les souvenirs de son séjour à Québec, et parlait peu de New-York. C’était une manière habile de laisser croire qu’il avait rapporté de ce voyage des impressions si fortes qu’elles annihilaient toutes les puissances de séduction de la grande ville américaine. Pierrette résolut tout de suite de lui répondre. Elle lui dit qu’elle allait mieux et qu’elle pourrait sortir bientôt. Elle ne lui parla ni de Charlie, ni de ses fiançailles sans terme bien défini. Puisqu’elle était malade, elle jugeait que c’était bien simple et bien clair, le retard s’expliquait tout seul. Elle le priait de lui parler de sa vie, de ses occupations, des moeurs américaines, et finissait par un mot aimable.

Madame des Orties voyant sa fille très occupée et en déduisant qu’elle écrivait à Charlie, la laissa seule.

Quand Pierrette eut terminé cette missive, elle la cacheta, fit couler de la cire et y grava ses initiales avec un sceau-bijou.

Elle se leva, fit deux ou trois fois le tour de la pièce, surprise de la recrudescence subite de ses forces, amusée aussi que beaucoup d’objets lui parussent nouveaux. Elle aurait pu croire revenir d’un long voyage, et retrouver une chambre meublée à neuf. Elle tira les rideaux de point de Venise, colla son front à la vitre glacée, et s’attarda à regarder au dehors. L’horloge grand-père sonna harmonieusement. L’ombre envahissait lentement le jardin. Un moineau piaillait. Un coup de vent plus violent fit sautiller les dernières feuilles restées sur la terre brune et gelée. Pierrette frissonna. Elle revint près de la table. Elle se rappelait les recommandations réitérées du médecin : faites bien attention, il ne faut pas qu’elle prenne froid. La tentation lui vint d’ouvrir la croisée et de rester là : après, qui sait ? peut-être mourrait-elle ? Puis aussitôt, elle eut honte à l’idée du crime affreux qui avait pu, en une minute de découragement, germer dans son esprit. Elle pénétra dans sa chambre, se munit d’un gilet de laine très pesante, un gilet qu’elle portait autrefois pour faire du ski, sourit d’un sourire amer à son image reflétée par la glace, en se voyant ainsi emmitouflée dans la maison. Elle s’assit dans la chaise longue, et attira à elle un paquet de lettres mauves, au papier très fort. Méthodiquement elle les classa par ordre de date. C’étaient toutes les lettres de Charlie, pour la plupart adressées à Madame des Orties et postérieures à sa maladie. Elle se mit en devoir de les lire une à une. Sa mère se glissa dans le boudoir sans même éveiller son attention. Ces lettres lui avaient été lues, au fur et à mesure de leur réception, c’étaient les seules dont on eût marqué l’arrivée, mais elle ne s’en souvenait aucunement. Les mots la frappaient comme si elle les eût lus pour la première fois. Avec quelle insistance, Charlie répétait : « dites bien à Pierrette de m’écrire aussitôt qu’elle en sera capable ; pourtant, qu’elle ne se fatigue pas, je désire tant la savoir en parfaite santé comme autrefois. »

Lui écrire, pensait Pierrette, pour lui dire que je ne l’aime plus et que j’en aime un autre. Je ne m’en sens pas la force. Lui dire que je ne le savais pas moi-même, que je l’ai trahi inconsciemment, il ne me croira jamais. Lui laisser son illusion, ce n’est guère loyal. Lui dire de revenir, me condamner à vivre toute ma vie avec cet homme que je n’aime pas, je ne m’en sens pas le courage. Ce serait pourtant la seule conduite digne. Quel dilemme, et elle se prit à penser à cette lettre obligatoire.

Dans la pièce à côté, la bonne passait et repassait : elle s’approcha de Madame des Orties, et s’informa si Pierrette souperait à table ce soir-là.

— Oui, Yvonne, lui avait-il été répondu.

Quand Pierrette se dirigea en compagnie de sa mère vers la salle à manger, elle fut surprise de se sentir très lasse : elle avait été si bien toute l’après-midi. Elle causa peu et se retira de bonne heure.

Le lendemain, elle avait la fièvre, et Madame des Orties, inquiète, fit mander le médecin. Celui-ci hocha la tête :

— Trop de fatigue hier, la poursuite d’une idée fixe.

Et ce qu’il ne dit pas en le pensant quand même : « la forcerait-on à ce mariage ? » puis avec d’autres occupations, il oublia ce détail.

Pierrette n’avait pas dormi de la nuit et avait composé une multitude de lettres destinées à Charlie. Elle les prenait, les rejetait, et les reprenait pour les désavouer quelques minutes plus tard, tant elle les trouvait idiotes, et dépourvues de sens. Le matin la trouva fiévreuse et agitée. Quand sa mère se pencha pour l’embrasser et s’informer si elle avait bien dormi, elle l’attira et lui nouant autour du cou ses bras charmants maintenant si tenus, elle la supplia, la joue contre la sienne, d’écrire à Charlie. « Dis-lui que je ne suis pas assez bien pour le faire, et c’est vrai, parce que ce matin je ne me sens pas aussi remise qu’hier. »

Pierrette n’était pas prodigue de caresses ; il fallait qu’une émotion ou un sentiment très fort la secouât pour qu’elle sortît ainsi de sa réserve avec sa mère.

Quinze jours plus tard, Pierrette essaya ses premières sorties. Elle était exaspérée de se voir dans les vitrines des magasins. Son petit nez pointu lui paraissait énormément long, ses joues étaient creuses ; malgré son chaud manteau de fourrure, elle se sentait frissonner. Afin de ne pas inquiéter sa mère, elle ne dit rien. De plus, elle était contente de revoir le ciel bleu, d’un bleu froid, le soleil, bien qu’il fût blanc et sans chaleur. Elle regardait les enfants qui passaient en la frôlant, et elle se rappelait avec plaisir cette époque de sa vie pendant laquelle elle avait été si heureuse. Il lui sembla que jamais plus elle ne saurait l’être.

Un jour où le froid pinçait terriblement, elles rencontrèrent, pendant leur promenade, un petit garçon dont le pardessus était tout en lambeaux ; ses pieds étaient mal protégés par de mauvaises chaussures d’été, et des bas qui n’en avaient plus que le nom.

Il tendait une main nue, bleuie et gercée : « la charité pour l’amour du bon Dieu. »

Pierrette très impressionnable, ouvrit sa bourse et glissa un dollar dans la petite main. La maman se mit en devoir d’interroger l’enfant.

— As-tu des parents ?

— Oui, Madame.

— Que fait ton père ?

— Papa ne travaille pas, et quand il travaille, la mère ne voit jamais un sou de son argent.

Il passait dans les prunelles du pauvret, des reflets de haine et de mépris en parlant de son père.

— Où demeures-tu ? demande encore Madame des Orties.

L’enfant donna une adresse du quartier le plus pauvre de la ville, là où les trois repas ne sont pas réguliers tous les jours, dans ces logis où la promiscuité tient lieu de chauffage.

Elle donna une tape sur la joue du pauvre petit, et elles s’éloignèrent, la maman et la fille tendrement appuyées l’une sur l’autre.

— Te sens-tu assez bien, mignonne, pour aller jusque là ?

— Oui, maman, je le crois. En tout cas, si mes forces allaient me trahir nous n’aurions qu’à héler un taxi.

Elles arrivèrent dans l’un de ces taudis infects, dans lesquels s’entassent deux ou trois familles, dans un logement de quatre ou cinq chambres. En entrant, elles aperçurent sur un grabat, une femme ; ou plutôt une loque humaine. Pour arriver jusqu’à elle il fallait enjamber des vêtements accumulés, des enfants perdus au milieu de ce désordre. Il était facile de voir que tous les petits, nombreux, couchaient sur le plancher. Madame des Orties restait emmêlée dans un chiffon qui s’attachait à ses couvre-chaussures. Pierrette retrouvait sa souplesse acquise par de longs exercices de sport. Sans encombre, elle était déjà près du lit.

— Vous êtes malade ? Madame, questionna-t-elle, en se penchant au-dessus de la forme indécise émergeant de cet amas de malpropreté.

La jeune femme sortit une main amaigrie :

— Je ne suis pas malade, je n’en puis plus. Ah ! vous ne savez pas, vous, ma bonne demoiselle, ce que c’est la vie. Mon mari ne travaille jamais ou presque, quand il travaille, il boit tout son gagne.

Un juron à l’adresse de la brute, accompagna ces dernières paroles, Pierrette frissonna toute. Elle regardait attentivement cette femme qui pouvait avoir trente-deux ou trente-trois ans, et qui paraissait au moins de dix ans plus vieille. Les cheveux étaient déjà blancs aux tempes, les nerfs du cou saillaient, et pouvaient être comptés, les yeux n’avaient aucun éclat. La pauvre femme se souleva et fut prise d’un accès de toux ; un mince filet de sang monta à ses lèvres, du revers de la main, elle le lança au mur pour finir de maculer la tapisserie, d’une couleur indécise. Pierrette sentit son cœur bondir.

La malade retomba sur sa couche. Entre ses dents on entendit un sifflement :

— Cette maudite toux, c’est elle qui me tue.

Madame des Orties s’était approchée :

— Avez-vous un médecin ?

— Un médecin, ces crève-faim ! avec quoi voulez-vous que je les paie ? Si seulement je pouvais avoir quelque chose à manger, quelque chose de bon. Puis toute cette marmaille !

— À qui ces enfants ? interrogea encore Madame des Orties.

— Il y en a six à moi, et quatre à ma sœur qui est veuve. Elle prend des journées, et comme il n’y a qu’elle qui gagne depuis quinze jours, nous n’avons même plus de quoi manger.

— Vous, que faites-vous ? quand vous n’êtes pas malade ?

— La même chose, je vais en journée chez les dames.

— Votre mari, où est-il aujourd’hui puisqu’il ne travaille pas ? Pourquoi ne range-t-il pas un peu dans la maison ? Pourquoi ne surveille-t-il pas au moins les enfants ?

De nouveau un qualificatif affreux passa sur les lèvres de la malade, et vint écorcher les oreilles de Madame des Orties et de Pierrette, si peu habituées à les entendre.

Elles sortirent écœurées et découragées.

Pierrette entra dans un restaurant et appela un taxi.

Rendues à la maison, elles se mirent en devoir d’étudier la situation de ces pauvres malheureux. C’était la première fois que Pierrette était mise en présence d’un tel spectacle. Elle donnait autrefois, comme elle venait de le faire cet après-midi, de cet argent qu’on lui prodiguait pour ses menues dépenses ; elle était même très généreuse, elle avait travaillé de ses mains pour les œuvres de charité ; mais elle n’avait jamais vu ce que c’était qu’un taudis ce que c’était que la misère doublée d’un manque total d’éducation.

Madame des Orties téléphona au président de la section Saint-Vincent de Paul de sa paroisse, celui-ci promit de faire une enquête. Elle se mit en communication avec l’épicier chez lequel elle avait l’habitude de s’approvisionner, énuméra divers articles à être envoyés dans cette maison, et demanda que la facture lui fût remise. Pierrette fit venir de la laine noire afin de tricoter des bas pour le garçonnet qu’elle avait vu pieds nus dans la froidure.

Quinze jours plus tard, le Monsieur auquel Madame des Orties s’était adressée, l’appela :

— Informations prises, dit-il, nous n’avons jamais voulu donner de secours réguliers dans cette maison. Le père est un fieffé coquin, paresseux, débauché et buveur. Les femmes ne valent pas beaucoup mieux. Elles vont, c’est vrai, faire des journées chez les dames, mais ni l’une ni l’autre n’est d’une probité recommandable. Le soir, au lieu de s’occuper de leurs enfants, elles sortent, et Dieu sait où elles vont. Toutefois, comme il y a une malade nous lui ferons porter de la nourriture. L’aîné des petits garçons serait capable de travailler, il préfère mendier, et va ensuite au cinéma avec l’argent qu’il arrache à la pitié des passants.

Madame des Orties restait atterrée. Elle ne connaissait rien des dessous et des derniers degrés de l’échelle sociale. Mariée jeune à un homme intègre et à l’aise, elle avait vécu toute sa vie dans un réel enchantement. Après la mort de son mari, elle s’était occupée uniquement de sa fille, et c’était encore un caprice de cette enfant qui l’avait conduite dans cette demeure.

Elle se promit bien d’y retourner, mais sans amener Pierrette.

C’était à l’approche des fêtes, et la jeune fille courait les magasins, achetant des cadeaux. Cependant chaque fois qu’elle faisait des courses, elle pensait à ses protégés.

Aujourd’hui, elle rapportait pour la malade qui commençait à se lever un chaud lainage. En arrivant elle trouva deux lettres qui lui firent oublier son achat. L’une était de Charlie, l’autre de Guy de Morais. Celui-ci annonçait qu’il ferait un voyage à Québec pendant le temps des fêtes. À l’annonce de cette nouvelle, Pierrette se demandait si elle devait se réjouir, peut-être l’aiderait-il à oublier.

Elle parla de sortir l’auto dont elle ne s’était pas servie depuis son retour à la santé. Elle prit la clef et se rendit au garage. L’automobile avait été réparée, et de l’accident il ne restait aucune trace.

Toute cette après-midi elle pensa à Charlie et à l’accident qui avait marqué son retour.

Au souper, elle annonça la visite de Guy de Morais à sa mère.

— Que te disait Charlie ? lui fut-il demandé en réponse.

— Rien de nouveau, je ne serais pas surprise qu’il me fasse à l’occasion du Jour de l’An un cadeau appréciable, il dit justement : « Puisque je ne puis aller à Québec, ma Pierrette chérie, je te ferai porter quelque chose qui te rappellera ma plus affectueuse et constante pensée. »

Puis Pierrette songeant tout à coup à son emplette de l’avant-midi s’écria :

— Tiens, maman, j’oubliais de te dire que j’ai acheté pour notre protégée un gilet de laine très chaud, à des conditions exceptionnelles. Elle courut à sa chambre, et en rapporta un gilet bleu foncé, orné de petites raies blanches, et d’une qualité supérieure.

— Tu as eu une bonne idée, ma chérie, dit sa mère, cet article sera très bienvenu. Il est pratique, elle pourra s’en servir quand elle sera mieux, pour mettre sous son manteau les jours de travail. Après une journée de nettoyage, ces pauvres femmes sont frileuses, et c’est ainsi qu’elles prennent froid.

Le lendemain, Pierrette saute dans sa machine et part chez la malade. Il lui tarde de lui remettre ce tricot, elle n’attendrait ni Noël, ni le Jour de l’An c’était pour la pauvresse quasi une nécessité.

Elle stoppe, grimpe les escaliers rapidement, heurte la porte du doigt et s’introduit dans la pièce. Un demi jour douteux éclairait un désordre plus frappant que le jour de sa première visite. Ils avaient mangé, et les assiettes cassées voisinaient avec les vêtements en lambeaux. Un tout petit passait sa langue sur une assiette vide. Elle avança jusqu’au grabat, mais la femme n’y était pas. Elle questionna une petite fille de quatre ou cinq ans barbouillée au possible :

— Maman est allée chez l’épicier.

Pierrette se préparait à redescendre quand la femme revint portant du pain, des patates et un autre paquet bien enveloppé qu’elle s’empressa de faire disparaître dans sa couche. La jeune fille en fut intriguée, mais ne questionna pas. Elle tendit son gilet.

L’infortunée s’en saisit et fit la moue :

— Ils sont tous pareils, ces riches ! Si vous l’aviez acheté pour vous, vous l’auriez certainement choisi plus pâle.

En effet, du manteau entr’ouvert de la jeune fille elle voyait une robe de laine bleue pastel.

Pierrette émue ne savait que dire.

— Madame, j’avais pensé vous procurer un vêtement pratique. Quand vous reviendrez du travail ne vous sera-t-il pas plus utile foncé ?

Elle mit la main sur le tricot : comme si elle avait idée de le reprendre.

— Je vous remercie tout de même, ajouta la pauvresse.

Pierrette sortit. La moitié de son entrain du matin était tombé. Elle courut les magasins et revint pour le dîner.

Elle raconte à sa mère son entrevue avec leur protégée ; celle-ci se fait donner des précisions, et ajoute : « la bouteille qu’elle a fait disparaître sous les couvertures, tu peux en être certaine, c’est une bouteille de bière ».

Pierrette était scandalisée.

Ses mains restées longues et minces depuis sa récente maladie, étaient étendues sur la nappe en un geste de lassitude. Les yeux dans le vague, elle revivait sa visite chez ces pauvres et son cœur était rempli d’amertume. Quelle affreuse misère ! Et pour les enfants, quels désastreux exemples. Le timbre de la porte résonne et Yvonne se présente à la salle à manger chargée d’un énorme paquet.

— Pour vous, Mademoiselle, dit-elle, en le déposant aux pieds de la jeune fille.

— Portez dans ma chambre, s’il vous plaît, Yvonne, après le dîner nous verrons ce que c’est.

La bonne se torturait la tête. Que pouvait-on envoyer à Mademoiselle de si volumineux ?

Après le repas, la jeune fille entraîna sa mère, il faut voir, maman, ce que c’est, et de qui cela vient.

Elle fit le tour du colis, avant d’en trouver le lieu de provenance, elle avait reconnu l’écriture de Charlie. Elle prit une paire de ciseaux et se mit à couper les cordes. À son grand étonnement, elle se vit en présence d’un arbre de Noël.

— Quelle idée ! s’exclama-t-elle, en se tournant vers sa mère, sa physionomie exprimait la surprise et le désappointement. Un arbre de Noël ! Mais il est si facile de s’en procurer un. Quelle folie de me l’envoyer de si loin !

Pierrette appelle Yvonne et lui demande :

— Placez-le au froid, s’il vous plaît, nous l’installerons la veille de la fête seulement.

Aussitôt elle prit sa place dans la chaise longue du boudoir. Sa santé demandait encore des ménagements. Elle s’assoupit et vit en rêve un autre arbre comme jamais elle n’en avait vu, et, pendant aux branches, un superbe collier de diamants. Elle s’éveille et sourit.

À moins que M. de Morais ne m’apporte une parure semblable, je suis certaine de n’en pas avoir cette année ; puis le cadeau de Charlie lui revient à la mémoire, sa déception n’est pas tout à fait oubliée, mais elle se raisonne : « tout est mieux ainsi : je ne me suis pas encore expliquée avec lui. » Sait-il si je n’ai pas décidé de rompre définitivement. Le sait-elle, elle-même ? Au fond, elle sent tout l’incohérent de sa conduite. Ce qu’elle voudrait, ce serait trouver en elle assez de volonté, assez d’énergie pour avoir le courage de s’unir à Charlie malgré l’affreuse découverte qu’elle a faite. Elle ne s’est pas jusqu’à aujourd’hui senti la force de renouveler ses serments à Charlie, et elle a honte de sa conduite, et la pensée de la venue de Guy de Morais la rend plus perplexe.

Les deux mains relevées derrière la tête, elle rêve les yeux ouverts.

De nouveau, elle entend la sonnerie aigrelette de la porte d’entrée, elle entend Yvonne trottiner dans le corridor, et introduire quelqu’un au salon. Pierrette imagine une visite pour sa mère et ne bouge pas.

Yvonne se présente, et soulevant la portière, tend une carte :

— Mademoiselle, un Monsieur vous demande, je l’ai fait entrer au salon.

Pierrette lit : Guy de Morais. Elle sent tout son sang lui affluer au visage. Ne voulant pas que la bonne eût des raisons d’attribuer cette subite émotion à l’arrivée de ce jeune homme, elle ajoute en se levant précipitamment :

— Mais, je ne suis pas prête à me présenter.

— Voulez-vous que je lui dise de revenir ?

— Non, Yvonne ; mais demandez-lui de m’attendre un petit quart d’heure, et revenez m’aider.

Quand la soubrette vint la rejoindre, Pierrette avait déjà passé la brosse dans ses cheveux, mis un peu de carmin à ses joues, et dessiné l’arc de ses lèvres.

Elle sourit à Yvonne, ses yeux brillèrent comme autrefois. La bonne marmotta entre ses dents en retournant à son ouvrage : « tiens, tiens, la petite demoiselle, c’est celui-là qu’elle aime. » Elle sourit de sa vieille bouche édentée.

Pierrette avait gardé sa robe de lainage souple. Ce n’était pas une visite de cérémonie, il arrivait ainsi sans avoir prévenu.

Elle entra au salon la main tendue.

— Bonjour Monsieur ! Comment allez-vous ? Quand êtes-vous arrivé ?

Guy de Morais ne répondit pas. Il garda prisonnière dans les siennes la petite main frémissante, car Pierrette était beaucoup plus facile à émouvoir qu’autrefois.

— J’avais craint de vous retrouver bien changée, Mademoiselle, mais sauf votre figure qui est un peu plus mince, c’est bien vous.

Il avait en disant ces simples mots un regard si caressant que Pierrette se sentit rougir sous le fard, et pour se donner une contenance, se dirigea vers le coin rose, son refuge de prédilection.

Elle s’excusa de sa tenue :

— Je n’ai pas repris mes habitudes de jeune fille du monde. Ma santé a encore des caprices, après dîner je fais une sieste. Comme c’est drôle ! dit-elle tout à coup, cela ne vous fait-il pas l’effet que je suis une vieille femme ?

Il sourit amusé. Elle avait l’air si convaincue.

— Une vieille dame ! On voit que vous n’avez jamais été malade. Combien y a-t-il de jeunes personnes qui sont toujours obligées de prendre des précautions ?

— Au fait, dit-il, racontez-moi donc cet accident. Vous n’en avez jamais fait mention dans vos lettres ; cependant votre mère, à plusieurs de mes missives restées sans réponse, me parlait d’une collision de voitures.

Pierrette étendit ses mains, les frotta l’une contre l’autre, ouvrit la bouche et la referma, ses lèvres tremblèrent, enfin elle se décida à parler :

— Un ridicule accident d’automobile, j’étais un peu nerveuse, je conduisais à la basse-ville à un moment du jour où la circulation est très congestionnée. Au coin d’une rue, un auto, venant en sens inverse et conduit par un homme aviné, vint me barrer le passage ; au lieu d’appliquer les freins, je pressai l’accélérateur. Le reste, vous le devinez facilement.

Elle n’avait pas mentionné la présence de Charlie, ni son arrivée. Guy de Morais comprit qu’il la contrariait en lui parlant de cet épisode, et changea de sujet.

— Êtes-vous assez bien pour reprendre vos habitudes de sportive ? Mademoiselle.

— Je le crois bien, mais j’en ai perdu l’habitude, si vous saviez comme c’est drôle !

Elle rit nerveusement.

— Que diriez-vous d’aller prendre le thé chez Kerhulu ce soir, à cinq heures ?

— Il me faudrait faire toilette, je ne puis toujours pas me présenter ainsi.

— Vous avez amplement le temps, j’attendrai que vous soyez prête.

Ils causèrent encore quelques instants, la jeune fille reprenait peu à peu son aplomb, sa nervosité des premiers moments se dissipait, elle se reconnaissait mieux, elle croyait avoir retrouvé la Pierrette d’autrefois.

Elle s’absente. Quand elle revint, elle portait une robe de crêpe satin noir, un collet et des poignets blancs, une toque de velours de même couleur épousait étroitement la tête, elle portait sur son bras un manteau court en écureuil. Guy de Morais l’aida à mettre son manteau, elle glissa ses gants de chevreau blanc, jeta un dernier coup d’oeil à la glace, retoucha une boucle rebelle de ses cheveux.

— Vous êtes bien, dit Guy de Morais, en la caressant du regard.

Elle réfléchit tout à coup : si Charlie était ainsi ! Le jeune homme sentit passer une ombre sur son visage expressif.

— Le compliment était pensé, Mademoiselle, vous n’avez pas le droit de m’en vouloir.

Elle ne releva pas cette phrase.

— Oh ! j’ai oublié, s’écria-t-elle, il faut que j’aille chercher l’auto, nous n’irons pas là en tram.

— Entrez, Mademoiselle, donnez-moi la clef, je reviens vous prendre dans la minute.

Elle obéit, s’assit dans le salon. Quand il revint, elle feuilletait un livre, elle le déposa sur la table et le suivit.

Il s’installa au volant, sans qu’elle s’y objectât. Il lui paraissait bon de se laisser conduire et entourer.

Pierrette retrouva au thé de cinq heures, une foule de ses amies qu’elle avait délaissées. Son entrain lui était revenu, elle causa brillamment. Une seule de ces jeunes filles osa prononcer, en présence de cet étranger, le nom de Charlie : mesquine petite jalousie.

Pierrette répondit sans paraître troublée extérieurement :

— Je ne me suis pas remise assez vite, il est reparti en voyage d’arpentage ; puis elle continua son chemin, distribuant des saluts et des sourires.

En revenant. Guy de Morais avait fait cette remarque : « Avec cette toilette noire unie, comme ce serait joli un collier de perles. »

— Elles portent malheur, avait-elle répondu en le regardant.

— Vous ne le croyez pas, ajouta-t-il.

Baissant la tête, elle dit :

— Oui, malheureusement, je le crois.

Aussi pour le soir, mit-elle une robe de velours bleu garnie de fourrure blanche ; quand elle se vit dans la glace du salon, elle fut désappointée ; elle était un peu mince pour cette toilette qu’elle n’avait pas portée depuis quelques mois. Aidée d’Yvonne, elle se pressa de remédier à cet inconvénient, elle désirait être bien mise afin de plaire.

Elle avait attaché à son cou, un collier d’argent roulé se terminant par une tête et une queue de serpent.

Ils arrivèrent au théâtre la première représentation très avancée. Le placier leur dénicha tout de même de bonnes places.

Guy aida Pierrette à se débarrasser de son manteau de rat musqué. Il ne put s’empêcher de lui faire compliment de sa toilette.

Elle en fut toute heureuse, elle avait tant désiré qu’il la trouvât bien mise et à son goût.

Pourquoi attachait-elle tant d’importance à son opinion ? Elle ne le savait certainement pas.

La vue était tragique et triste, Pierrette se plaignit à son compagnon de la température surchauffée de la salle.

— Donnez-moi votre manteau. Mademoiselle, je vais m’en charger, il vous tient chaud, placé de la sorte sur le dossier de votre siège.

Pierrette se leva et lui tendit la fourrure.

Autrefois elle aurait trouvé cela ridicule, maintenant, inquiète de sa santé, plus enfantine, elle ressentait un vrai bonheur de se sentir gâtée.

Après la représentation, il la conduisit au restaurant ; elle se sentait lasse, ce qui ne lui arrivait jamais auparavant, elle luttait afin de n’en rien laisser voir, mais M. de Morais, assis en face d’elle, se pencha et lui dit en la menaçant du doigt :

— Pour la première fois que vous revenez à vos anciennes habitudes nous avons un peu forcé la note. Ce cerne sous vos yeux ! pressons-nous et rentrons. Je ne me pardonnerais jamais de vous causer une trop grande fatigue ; votre santé avant tout.

À la porte, il ne s’attarda pas :

— Allez vous reposer bien vite, conseilla-t-il.

Elle s’enfuit dans sa chambre, s’installe près de la lumière, et se met à lire ; elle se sent nerveuse et pas du tout sommeil.

Elle se demandait ce qu’elle allait devenir dans ce labyrinthe. M. de Morais n’était pas revenu à Québec en simple voyageur, mais il était bien venu avec l’espoir de la revoir, toute sa conduite le prouvait et elle n’osait préciser. Elle était si troublée.

Elle resta là sous les reflets de la veilleuse s’efforçant de trouver une solution.

Elle finit par prendre parti contre Charlie. Pourquoi s’embarrasser de ces scrupules puisqu’elle ne pouvait plus s’accomoder de ses manières. Le bonheur se présentait sous un autre aspect, ne serait-ce pas folie de le laisser passer sans étendre la main pour le saisir. Elle faisait effort pour se persuader que sa conduite était convenable. Au fond de son cœur, une voix, qu’elle ne pouvait arriver à faire taire à force d’arguments, protestait au nom de la loyauté, au nom de ses sentiments les plus nobles. Plus elle discutait avec cette voix, plus elle multipliait les preuves détruisant ses excuses prétendues bonnes.

La vie s’était chargée de la mûrir. Elle comprenait maintenant qu’elle n’avait jamais aimé Charlie. Ce mariage avait été arrangé entre sa mère et les parents du jeune homme. Elle devait y rencontrer toutes les garanties de bonheur, mais il y manquait la note romanesque : le grand amour, le choix libre. Et, sans qu’elle s’en doutât, ce sentiment, en traître, s’était glissé dans son cœur.

Tout cela n’empêchait pas qu’une rupture avec Charlie était une conduite déloyale, inqualifiable. Elle prit la résolution de ne plus revoir Guy de Morais.

Elle s’endormit aux petites heures. Quand Yvonne frappa à sa porte pour le déjeuner, elle répondit :

— Prévenez maman de ne pas m’attendre, je suis trop lasse pour descendre.

Son repas lui fut apporté sur un plateau. Sa mère vint prendre des nouvelles et se préparait à s’installer dans sa chambre et à lui tenir compagnie, mais désirant la solitude elle prétexta avoir grand besoin de sommeil, et pour cause, sa mère se retira, mais avant de laisser la chambre, elle lui dit :

— Tu as veillé trop tard, ma petite, il te faudra être plus raisonnable une autre fois.

Elle caressa les boucles brunes, et referma la porte sans bruit.

La jeune fille aurait bien voulu sombrer dans le sommeil, avec tous ses ennuis, mais c’était impossible, comme sur un écran les scènes du retour de Charlie se déroulaient, suivies par la vision de reproches possibles, de longues scènes de récriminations.

Quand elle se présenta au dîner, sa mère la prévint que Guy de Morais s’était informé si elle se sentait remise de la fatigue qu’elle avait éprouvée la veille.

— Il savait donc, chérie, que tu avais présumé de tes forces,

— Je souffrais d’un violent mal de tête quand nous avons laissé le théâtre. Je m’efforçais de le lui cacher, mais avec lui c’est impossible. Il est beaucoup plus subtil que Charlie, il devine tout, souvent même ce que je pense.

Elle semblait préoccupée.

Elle était au boudoir depuis une demi-heure quand elle entendit Yvonne aller ouvrir à un visiteur. C’était Guy de Morais, il ne voulut pas se laisser introduire au salon ; il insista tant que la bonne le conduisit aussitôt à Pierrette.

— Je serai peut-être grondée, bégaya la pauvre vieille. Mademoiselle ne reçoit jamais au boudoir.

Elle s’effaça pour lui livrer passage.

Pierrette se leva surprise et parut contrariée. Le moyen maintenant de le renvoyer.

— Ne vous dérangez pas je vous prie, j’ai forcé la consigne, et suis venu ici afin de vous permettre de continuer votre méridienne. Elle est encore nécessaire à votre santé ébranlée.

Il parlait avec une telle assurance, de quels moyens se serait-elle servi pour l’éconduire ?

Il prit la main qu’elle lui tendait, plongea ses yeux dans les yeux noirs brillants.

— Vous paraissez reposée, et j’en suis bien aise.

Il y avait entre eux une gêne que toute la désinvolture de Guy de Morais n’arrivait pas à chasser. C’étaient les sentiments tumultueux déchaînés dans l’âme de Pierrette et qu’il avait soupçonnés en la regardant.

M. de Morais proposa à la jeune fille d’aller patiner. Dehors, mêlés à d’autres couples, cette contrainte qui risquait de s’éterniser dans ce boudoir bien clos serait vite dissipée.

Pierrette acquiesça. Elle en était même charmée, elle craignait tant qu’il n’essayât de la questionner s’ils restaient à causer tout l’après-midi. Et ses résolutions de la veille s’en allaient à vau-l’eau tant l’empire que ce jeune homme exerçait sur sa volonté était grand.

Ils se rendirent donc à la patinoire. Guy s’agenouilla devant elle, vissa lui-même les patins à ses bottines, boucla les courroies. Ensuite il chaussa ses lames d’acier et s’essaya seul. Il était très habile patineur, elle avait pu le constater aux quelques tours qu’il avait exécutés sur lui-même afin de s’assurer de son savoir. Il revint, se plaça à sa gauche, prit dans ses deux mains croisées devant lui les mains de la jeune fille, il se pencha sur le pied droit, et en souriant :

Êtes-vous prête ? demanda-t-il.

— Oui, dit-elle d’une voix très basse.

Puis ils s’élancèrent et plièrent souples comme des voiles sous le souffle du vent. Sans effort, sans bruit, ils allaient d’un balancement si pareil qu’on aurait dit un seul corps glissant sur la glace en un vol d’oiseau. Guy regardait sa compagne, toute rosée par le vent qui fouettait son visage. Ils se séparèrent, firent la double boucle, la huit, la pirouette au saut et à la course, puis de nouveau se réunirent, et le même balancement les emporta sur le miroir de glace. Un instant, il eut peur d’avoir présumé de ses forces, elle venait de ralentir son élan, il se pencha vers elle afin de s’informer, mais déjà elle s’était immobilisée et adressait la parole à une jeune fille qui venait d’arriver sur la glace, elle la présenta à Guy de Morais, s’excusa d’avoir interrompu leurs évolutions.

— Ce n’est rien, Mademoiselle, mais j’ai craint un instant de vous avoir entraînée trop longuement et trop violemment.

La musique se mit de la partie, ils exécutèrent des valses. Pierrette voulait revenir assez tôt chez elle car ils étaient invités à une soirée.

Une dernière fois, ils s’élancèrent penchés, fermèrent la boucle et laissèrent le rond à patiner.

M. de Morais prit congé de Pierrette sur un affectueux au revoir.

Pas une minute il ne lui vint à l’esprit de refuser à Guy de Morais cette soirée, tant était grand son pouvoir de séduction : quand elle le voyait, rien autre ne subsistait plus pour elle.

Au souper, sa mère la trouva plus animée qu’elle ne l’avait vue de longtemps.

— Maman, demanda-t-elle, en se levant de table, êtes-vous libre jusqu’à huit heures, nous causerions ensemble, j’avais pris goût à notre vie à deux, je dois sortir, nous sommes invités chez les Voisin, ce soir.

— Est-ce bien nécessaire que tu acceptes ? chérie, si tu allais prendre froid au sortir de cette soirée. N’oublie pas que tu n’es pas complètement remise.

— Au contraire, maman, je crois que je suis aussi forte qu’autrefois, il ne me reste plus qu’à reprendre mes habitudes de jeune fille du monde, j’étais en train de devenir casanière.

Sa mère heureuse de la voir plus gaie, n’osa pas insister. Quel sacrifice aurait-elle refusé quand il s’agissait du bonheur de cette enfant ?

— Si tu voulais, Pierrette, nous irions dans ta chambre, je présiderais à ta toilette. Pendant quelques instants je pourrais te croire redevenue enfant.

Pierrette sortit une robe verte, parée d’une guipure sans prix, elle était longue et moulait son corps souple.

Sa mère se rendit elle-même à la garde-robe et en tira une robe ivoire, longue et un peu plus ample que la première.

Pierrette y jeta un coup d’œil.

— Oh ! non, maman pas celle-là, dit-elle véhémente.

Elle venait de lui rappeler trop brusquement sa dernière sortie avec Charlie, et la robe de ce même ton pâle qu’il aimait tant. Ce souvenir la poursuivait avec une telle insistance qu’elle évitait avec soin tout ce qui pouvait l’alimenter, elle aurait tant voulu abolir ce passé.

Sa mère surprise n’insista pas. Pourtant, elle était un peu étonnée de constater un tel changement chez son enfant, elle avait toujours connu Pierrette disposée à mettre n’importe quelle parure pour faire plaisir, soit à elle-même soit à Charlie.

— Mets ta robe verte, mon enfant, dit-elle quelques instants après. Au fait, M. de Morais t’a peut-être demandé cette toilette.

— Non, ajouta Pierrette, il m’a dît l’autre jour qu’il me trouvait toujours bien, telle que je me mettais, et qu’il préférait le charme de l’imprévu.

La maman plaça, de ses mains, à l’épaule de sa fille une rose thé merveilleusement imitée du naturel, attacha le collier d’améthystes à son cou.

M. de Morais lui sut gré d’avoir mis pour lui cette parure qu’il lui avait offerte.

Elle avait ce soir un chapeau vert qui dégageait le front. Dans le corridor avant de souhaiter le bonsoir à Mme des Orties, il retoucha lui-même une boucle de cheveux qu’il trouvait trop avancée.

Pierrette sourit et revint vers la glace.

— Vous êtes bien. Mademoiselle. Venez, ce n’était qu’une idée de moi.

L’auto attendait à la porte.

— Vous êtes bien couverte, vous n’allez pas vous enrhumer.

Elle s’amusa de tant de sollicitude.

Pierrette dansa toute la soirée avec entrain. Elle ne se contenta pas d’accepter Guy de Morais comme danseur. La soirée se termina à une heure avancée. La robe longue et verte laissait à découvert de mignons souliers de suède brun. Pierrette ne s’inquiétait nullement de sa mise, toute entière au délice du moment. Il y avait si longtemps qu’elle ne s’était amusée de la sorte. De plus, le coudoiement d’autres bonheurs, l’enivrement de la minute présente jetaient bien loin dans l’ombre Charlie, et sa conduite personnelle qui lui causait tant de remords.

À un moment, entre deux danses, comme elle était assise dans l’un des salons qui avaient été mis à la disposition des personnes âgées, et des couples qui désiraient un instant de repos, M. de Morais avait voulu lui conseiller de ne pas abuser de ses forces. Elle lui avait répondu qu’elle se reposerait après ; pour le moment : « Je jouis de ma soirée ». Elle était très entourée. Quand elle évoluait avec un autre jeune homme, Guy de Morais s’arrangeait de façon à ne pas la perdre de vue. Une valse se préparait, il vint l’inviter, et ils commencèrent à valser ensemble, tous deux souples, tous deux rompus au rythme entraînant, ils formaient un couple ravissant. Les joues de Pierrette étaient enflammées. À la dernière mesure, il l’attira un peu plus près de lui ; et lui dit d’un ton très doux :

— Consentez à revenir, c’est assez pour ce soir.

Elle se laissa docilement entraîner vers le salon, et s’assit sous les branches d’un palmier.

Le rose s’enfuit rapidement de ses joues. Sa poitrine était soulevée par une respiration précipitée. Vêtue de vert, entourée de vert, elle paraissait toute pâle. Guy de Morais en fut effrayé.

— Allez-vous vous trouver mal ? questionna-t-il inquiet.

— Non, répondit-elle lentement, deux minutes de repos, et je serai disposée à vous accorder une autre danse.

Cette fois il se fit autoritaire.

— Pour cela non. Nous resterons encore quelque temps, à condition que vous acceptiez de demeurer bien tranquille dans ce coin reposant.

Non loin d’eux, il y avait une porte dissimulée par une draperie, cette porte conduisait sous une véranda vitrée. Déjà des couples nombreux s’y promenaient.

— Voulez-vous changer d’air, la véranda est invitante, proposa-t-il.

— Oui, je veux bien, répondit Pierrette d’un ton languissant.

Elle se mit sur ses pieds, et sentit comme un vertige. La lumière, en sortant de ce recoin d’ombre lui venant tout à coup dans les yeux, l’avait éblouie. Elle porta la main en avant pour trouver un soutien, aussitôt M. de Morais lui offrit son bras.

Elle s’y appuya en le remerciant, et ils se promenèrent à leur tour parmi les groupes avides de solitude.

Pierrette craignait que Guy de Morais ne lui parlât, et même qu’il eût désiré ce tête à tête, aussi s’efforçait-elle de tenir la conversation. Elle voulait paraître enjouée, mais il comprit aussitôt que la note était forcée.

— Vous vous croyez obligée de causer pour m’être agréable. Votre présence me suffit, restez bien calme, je vous prie.

Ils continuèrent à parcourir la véranda en silence, et les couples qu’ils croisaient devaient se demander quelle brouille entre eux les empêchait de trouver un sujet de conversation. Ils semblaient si bien faits l’un pour l’autre.

Toute la conduite du jeune homme était faite de prévenances et de sollicitude. À intervalles, il s’arrêtait afin de s’informer s’il marchait trop vite, si elle désirait rentrer au salon ?

Les premières dames commençaient à remettre leurs manteaux, tandis que les Messieurs appelaient un taxi.

De nouveau Guy de Morais proposa à Pierrette de partir, elle répondit affirmativement. Elle semblait soulagée à la pensée de s’éloigner.

— Pourquoi n’avez-vous pas voulu prendre congé plus tôt puisque vous étiez lasse ?

— Parce qu’il n’est pas d’invités plus désagréables que ces sans-gêne qui, par leur départ précipité, gâtent toute une soirée de plaisir.



CHAPITRE SIXIÈME

SURPRISE


C’est la veille de Noël. Yvonne vient de nettoyer et de ranger le salon. Il s’agit d’aller prendre le cadeau de Charlie relégué à la fraîche. Elle le traîne en bougonnant, jamais on n’en avait préparé un aussi lourd. Accroupie dans un coin, elle travaille à le fixer solidement afin que les lumières et les bibelots installés, il ne vienne pas choir au milieu du salon comme la chose était arrivée une fois, quand Pierrette était toute petite ; elle se rappelait encore ses larmes de désespoir devant le désastre.

Maintenant ce qui reste à faire, c’est le fait de Mlle Pierrette, se dit-elle, reculant pour jouir de l’effet, elle aperçoit une boule de papier restée suspendue à l’une des branches supérieures. Elle la saisit, et veut voir ce qu’elle contient. Quelle ne fut pas sa surprise en y trouvant un collier de perles. Elle s’élance dans la direction de la chambre de Pierrette, en criant :

— Mademoiselle ! Mademoiselle !

Pierrette croyant à un accident se précipite.

— Venez voir, venez voir, continue la servante en la précédant au salon.

— Mais qu’y-a-t-il ? questionne la jeune fille tout en s’avançant. Elle est ridicule, et elle ne le sait pas, une de ses joues est couverte de fard et l’autre est toute blanche.

Yvonne tend à bout de bras le collier.

Pierrette le saisit et regarde :

— Des perles ! dit-elle émue et effrayée.

— Qui a apporté ce cadeau ? Yvonne, continue-t-elle, il n’y a pas de carte.

— Bien sûr qu’il n’y a pas de carte, il était là dedans, et elle montrait l’arbre de Noël.

— Comment ! s’exclame Pierrette ahurie. Il y est resté tout ce temps. Aussi qui aurait cru y trouver des perles ?

Yvonne ignorait de qui venait l’arbre, et par le fait même le collier ; maintenant elle aurait bien désiré le savoir, mais elle n’osait pas interroger la petite demoiselle. Un jour ou l’autre, elle le lui dirait.

Pierrette s’élança vers la chambre de sa mère, et lui fit soupeser, évaluer le collier : elle s’agenouilla à ses pieds :

— Attachez-le vous-même à mon cou afin qu’il me porte chance : vous savez maman, ces belles pierres portent malheur.

— Ne crois pas cela, chérie, c’est une superstition. Notre destinée est en la main de Dieu qui n’a pas fait les pierres précieuses les unes plus que les autres chargées de vertus malfaisantes.

Elle allait se retirer quand sa mère l’interrogea :

— Qui te les a données, ces perles ?

— Devinez, maman, devinez.

Elle revint sur ses pas, taquine.

Un nom lui brûlait les lèvres, mais elle n’osait le prononcer. Il y avait si longtemps que Pierrette n’avait parlé de son fiancé, qu’elle était bien tentée de l’appeler son ex-fiancé.

Elle restait là sans parole, regardant sa fille avec insistance.

Cette tête brune volontaire, espiègle, lui avait toujours semblé une énigme. Elle ne comprenait rien à ce que cette éducation moderne avait fait de son enfant.

Pierrette vint s’asseoir près de sa mère sur un pouffe ; elle mit dans le creux de sa main le collier superbe et levant son regard indéchiffrable, elle articula lentement :

— Il était dans l’arbre de Noël envoyé par Charlie, l’autre jour. Je ne l’ai pas encore remercié, j’ignorais qu’il fût là, c’est Yvonne qui vient de le découvrir.

Pierrette ne parlait pas de s’éloigner. Elle allait et venait dans la chambre, dérangeant ici un objet, s’emparant d’un bibelot, elle le regardait attentivement comme si elle ne l’eût jamais vu. Sa mère comprit qu’elle désirait lui parler mais qu’elle ne trouvait ni la force ni les paroles pour lui dire des choses difficiles, des choses sur la portée desquelles elles ne s’entendraient pas.

— Approche, chérie, que j’admire ce cadeau princier.

Pierrette renvoya en arrière le rucher de dentelle écrue qui fermait son peignoir au cou, et sa mère put admirer sur la peau brune et lisse les perles laiteuses.

Yvonne frappa et mit fin trop tôt à leur tête à tête.

— Un paquet à votre adresse, Mademoiselle.

Pierrette tendit la main par la porte entr’ouverte.

Elle dénoua la ficelle. Elle tenait entre ses doigts une boîte de satin blanc, longue et plutôt mince. Il lui en coûtait de l’ouvrir, enfin elle s’y décida, et vit briller des diamants. C’était une parure de cheveux. La carte avait glissé sur le tapis, elle se pencha pour la ramasser, elle était de Guy de Morais. Il lui présentait ses meilleurs vœux, et lui rappelait le bal au Château Frontenac auquel ils devaient assister tous deux, quelques jours plus tard. Madame des Orties s’était d’abord opposée à cette sortie et finalement avait cédé : il craignait qu’à la dernière minute, elle aille se raviser et retirer sa permission.

Elle le montra une minute à sa mère, et s’enfuît dans sa chambre, prétextant qu’elle avait juste le temps de se préparer pour l’heure du dîner. L’horloge venait de tinter lentement onze heures.

Elle se vêtit d’une robe rouge feu. Toute son après-midi devait être employée à décorer l’arbre de Noël.

Sa mère fut surprise de lui trouver un air préoccupé. Elle s’attendait à la voir joyeuse.

Elle venait d’installer des lumières électriques dans l’arbre de Noël quand Yvonne introduisit M. de Morais. Il l’aida à disposer les boules multicolores, et les menus objets de la décoration. Elle le remercia chaleureusement du superbe cadeau qu’il lui avait envoyé cet avant-midi. Il regardait avidement les divers objets qu’elle accrochait, et qu’il supposait être des cadeaux, et n’osa la questionner sur la provenance d’aucun. Il remarqua le collier de perles, et aussitôt son esprit s’envola vers Charlie, comme Pierrette ne prononçait jamais ce nom devant lui, pourquoi risquer de lui déplaire en parlant de l’absent.

Il partit vers cinq heures en lui rappelant qu’il viendrait la rencontrer un peu avant la messe de minuit.

Au souper, elle s’informa si sa mère désirait se reposer avant l’office de la nuit, ne parut pas du tout désappointée de l’intention de celle-ci de se retirer vers huit heures pour lui revenir à onze.

— Que feras-tu de ce temps ? chérie, n’en profiteras-tu pas pour en faire autant ?

— Non maman, il est bien tard pour remercier Charlie, je ne lui ai pas écrit depuis la réception de son cadeau, j’ignorais qu’il fut aussi dispendieux, il est vrai : de plus, depuis que je suis très bien je ne lui ai adressé que deux mots sur une carte : « Je vais bien, je t’écrirai plus tard ». Il doit mettre sur le compte de mes nombreuses sorties et réceptions mon retard impardonnable. Ce soir, en attendant l’heure de la messe, je veux lui écrire longuement.

Madame des Orties embrassa sa fille, et se retira dans son appartement.

Pierrette restée seule, s’installa dans le boudoir. Elle se dirigea vers un petit secrétaire qui occupait l’un des angles de la pièce, elle l’ouvrit, prit du papier, une plume-réservoir ; elle avait l’intention de tracer des mots, d’énoncer des pensées, sa plume décrivait des arabesques sur la feuille de papier blanc. Bientôt elle mit la tête dans ses deux mains. Elle n’entendit pas Yvonne qui s’approchait. Lui tendant une enveloppe jaune elle dit :

— Mademoiselle, un télégramme.

Pierrette l’ouvrit rapidement de son coupe-papier d’ivoire.

« Bonsoir Pierrette. Joyeux Noël ! »

« Charlie. »


Merci Yvonne, il n’y a pas de réponse. Puis elle réfléchit, ne serait-ce pas le meilleur moyen de me tirer d’affaire ? Rédiger un télégramme ne demande pas un grand déploiement de littérature, il suffit de savoir être concis. Elle se mit en devoir d’étudier le lieu de provenance de celui qu’elle venait de recevoir. Les campements d’arpenteurs ont des adresses assez compliquées.

Elle se lève, se dirige vers l’appareil téléphonique, demande et obtient assez vite la communication avec la compagnie de télégraphe. Donne le numéro de sa dépêche, et dicte une réponse laconique.

« Merci du cadeau superbe. Merci des bons vœux. Te souhaite bonheur parfait. Lettre suivra. »

« Pierrette. »


Elle revient vers le secrétaire. De nouveau, elle s’efforce d’appeler les idées qui ne veulent pas germer dans son esprit rebelle. Elle trouverait facilement des mots brefs et précis : « J’ai reçu ton cadeau et t’en remercie, il est vraiment splendide. Je te sais gré de ta gentillesse, un télégramme la veille de Noël, quelle idée gentille ! » Elle se sentait disposée à lui raconter les détails de la découverte du collier. Mais elle savait bien que ce n’était pas cela qu’il attendait, il y avait entre eux plusieurs mois de silence, il espérait un véritable journal, le récit circonstancié de sa vie depuis ce temps, afin de renouer le fil interrompu de leur intimité. C’était justement ce qu’elle ne pouvait faire. Lui narrer sa vie, lui parler de Guy de Morais. Au fond, n’avait-elle pas tort de se laisser courtiser ainsi par ce jeune homme, son cœur et les circonstances étaient contre elle. Où aurait-elle trouvé la force de rompre ? Elle se laissait entraîner par le cours de la vie sans avoir la force de réagir. Ce soir, pourtant, elle ressent profondément tout ce qu’il y a de faux dans la situation qu’elle s’est créée. Elle trace deux lignes sur une carte :

« Joyeux Noël ! Merci ! Maman se joint à moi pour te présenter ses souhaits. »

« Pierrette. »


Elle avait mis tant de temps à tourner et à retourner ses pensées qu’elle n’était pas prête quand M. de Morais arriva en habit noir, fleur à la boutonnière. Elle dépêcha sa mère au salon :

— J’en ai encore pour un bon quart d’heure.

Dans sa précipitation, elle avait laissé la dépêche de Charlie et son enveloppe adressée en vue dans le corridor. Elle entendit les pas de sa mère et de Guy de Morais dans cette direction. Elle eut l’intuition qu’elle avait été imprudente, mais n’en continua pas moins ses préparatifs. Trop d’empressement ne pouvait qu’embrouiller davantage la situation. Peut-être ne remarquerait-il pas ces deux pièces à conviction.

Elle haussa les épaules. Que de tracas pour rien ! Qu’était devenue sa vie si limpide, si simple que tout le monde y pouvait lire ? Elle ne put s’empêcher d’avoir une pensée de regret pour ce temps qui lui paraissait si loin.

Quand elle se présenta, elle était ravissante dans une vaporeuse toilette de crêpe georgette blanc ; elle avait attaché le collier de perles à son cou, et portait le bandeau de diamants à la main.

Guy de Morais se leva pour lui souhaiter le bonsoir, elle lui tendit la parure en le priant de la placer lui-même dans sa chevelure. Elle était d’une taille assez élevée, il n’eut qu’à se rapprocher un peu. Tandis qu’elle était si près de lui, et que Madame des Orties s’était absentée quelques minutes sous le prétexte d’ordres à donner à Yvonne concernant le réveillon, il lui demanda sans préambule :

— Je voudrais savoir lequel de nous deux est le plus près de votre cœur ? Mademoiselle.

Elle voulut jouer sur les mots et badina.

— De vous ou de maman.

— Ne jouez pas la comédie, vous savez bien quel est cet autre dont je veux parler.

Elle balbutia interdite :

— Pourquoi voulez-vous me mettre à la torture ce soir ? Le moment est bien mal choisi.

Elle était devenue toute pâle. Sa mère revenait, ils se séparèrent. Pierrette alla s’asseoir sous le reflet d’un abat-jour rose, elle était séduisante au possible, au moindre de ses mouvements les diamants de son front étincelaient. Guy de Morais ne la quittait pas des yeux. Bientôt l’heure sonna de partir pour l’église. Le jeune homme commanda un taxi, bien que la distance fût minime, il craignait, dit-il, que Pierrette ne prît froid en cette nuit belle mais froide.

Les deux femmes prirent place au fond de la voiture, et Guy de Morais en face d’elles.

Pierrette avait enlevé ses diamants afin de coiffer son chapeau et Guy en était mécontent.

À l’église, il se tint très bien, Pierrette semblait de marbre, placée dans le banc entre sa mère et Guy de Morais, elle ne se tourna ni vers l’un ni vers l’autre ; les mains jointes, elle suivait attentivement l’office divin ; ses yeux cherchaient la crèche : il lui était resté de son enfance une très tendre dévotion envers Jésus-Enfant.

À la sortie, l’auto attendait : elle se pelotonnait frileuse tout près de sa mère. Elle se rappelait malgré elle les derniers Noëls, les Noëls anciens quand Charlie était avec elle. Et en foule, l’assaillaient les souvenirs heureux, les réminiscences, très douces, elle comparait intérieurement son esprit tiraillé et la douce quiétude qui marquait jadis cette belle fête.

Au réveillon elle fut silencieuse. Elle avait laissé Guy de Morais lui remettre le diadème. Sa tête en était couverte de scintillements. Un peu plus tard ils se dirigèrent vers le salon. En passant par le boudoir Pierrette voulut ouvrir la radio, par extraordinaire la radiofusion n’était pas bonne à cette heure tardive de la nuit. Madame des Orties ouvrit le piano et supplia sa fille de bien vouloir exécuter quelque chose.

Elle ne se fit pas trop prier. Guy de Morais en fut surpris ; pour la première fois il entendrait Pierrette jouer, chanter. Combien souvent ne lui en avait-il pas fait la demande ?

Elle cherchait parmi les partitions. Elle les prenait une à une, les mettait de côté ; enfin elle en ouvrit une sur le piano. Le jeune homme se rapprocha avec l’intention de tourner les pages et put lire : « Noël de Augusta Holmès ».

La voix douce et bien timbrée de Pierrette détachait les syllabes, elle chantait avec toute son âme. Elle termina se permettant d’altérer un peu les mots de la partition : « le bonheur pour tous ceux que j’aime ».

Guy de Morais la remercia chaleureusement et ajouta très bas :

— Nous avons tous une place particulière dans votre cœur.

Elle rougit et sans répondre, l’invita à se faire entendre à son tour. Elle s’était levée du tabouret.

— Restez-là, s’il vous plait, vous m’accompagnerez. Malheureusement je ne sais rien en rapport avec la fête du jour. Faites-moi voir quelques-unes de vos partitions.

Après quelque hésitation, il saisit : « Pâle étoile du soir » de Gilis, paroles d’Alfred de Musset.

— Pouvez-vous chanter le soprano, Mademoiselle ? je me chargerai de la basse.

La jeune fille ne répondit pas, mais elle plaqua les premiers accords.

Les deux voix s’harmonisaient à ravir, la voix légère et vibrante de Pierrette n’était jamais couverte par le timbre grave mais harmonieux de celle de son compagnon.

Quand ils eurent fini, Madame des Orties les pria de recommencer ;

— C’est un véritable enchantement.

Ils s’exécutèrent de bonne grâce. Pierrette fit même remarquer :

— Cela nous servira d’exercice si jamais nous voulons nous faire entendre ensemble ailleurs.

Ensuite Pierrette interpréta : « La prière du naufragé » de Gilis.

Ce morceau sentimental semblait avoir été écrit pour elle. On l’aurait pu croire suspendue par un fil au-dessus des flots. En réalité, elle se demandait comment se tirer non d’un naufrage, mais du dilemme dans lequel elle s’était placée. Elle rendit le morceau avec un art consommé.

Elle chanta : « La légende des roses » de Maurice Pesse. Pour finir, elle joua avec brillo le « Fra Diavolo » de Sydney Smith.

Elle rangea le recueil des opéras de cet auteur, remît toute la musique en ordre, et ferma l’instrument.

Elle reprit sa place et le jeune homme l’imita. La conversation languissait et Pierrette était lasse.

Guy de Morais se retira quelques minutes plus tard.

C’est le 31 décembre. Dans la grande salle de bal du Château Frontenac au milieu des groupes presque tous jeunes, séduisants, il est quelqu’un qui ne peut passer inaperçue, et cette personne : c’est Pierrette. Elle porte une robe de satin blanc à traîne, des souliers à reflets d’argent, au-dessus de ses yeux noirs qui étincellent, de la bouche qui sourit, brille dans le sombre des cheveux un éclatant nimbe de diamants. Elle n’a pas encore manqué une seule danse. Son compagnon, grand, mince, moustache blonde, yeux bleus, porte avec une aisance et une distinction remarquables l’habit de soirée. Ils évoluent avec une grâce parfaite. Jamais peut-être, depuis très longtemps certain, Pierrette ne s’est sentie si assurée, si enjouée, si heureuse. Elle a voulu chasser bien loin tous les souvenirs importuns.

Elle jouit de tous les regards d’admiration qu’elle sent dirigés de leur côté. Guy de Morais craint qu’elle ne présume de ses forces dans l’entraînement du moment. Elle le rassure, en lui disant qu’elle ne se sent nullement fatiguée. Et, c’est vrai.

Ils ont promis à Madame des Orties de venir lui souhaiter la bonne année aussitôt après la messe de minuit, à laquelle elle devait assister. C’était même à cette condition que la permission avait été enlevée.

Le jeune homme consulte sa montre :

— Il nous faut nous presser, Mademoiselle, nous avons juste le temps de retenir un taxi, et de nous rendre chez vous.

Elle suit, il l’enveloppe de son manteau de fourrure. Elle le laisse s’occuper de tout.

Il lui tend la main pour l’aider à monter en voiture. Elle s’assied tout au fond de l’auto, et reste silencieuse, elle ne boude pas ; si Guy de Morais lui parlait, elle trouverait des mots aimables pour lui répondre, elle songe cependant, elle est vaguement mécontente. Ce cérémonieux « Mademoiselle », dont il la fatigue continuellement. Ce soir, au milieu de ce plaisir entraînant, elle avait espéré qu’une fois au hasard, quand les mouvements rapides de la danse les rapprochaient une seconde, il lui dirait bas, très bas, pour elle seule : « Pierrette ». Elle l’avait espéré de nouveau ce mot à l’instant où il la couvrait de son manteau, et il n’était pas venu. En analysant ses sentiments elle rougissait. Avait-elle le droit d’accorder tant d’importance aux faits et gestes de Guy de Morais quand elle était moralement liée à Charlie ? Mais enfin, pour qui avait-elle fait tant de frais de toilette ce soir ? Pour qui avait-elle été si gentille ? Et tout cela en pure perte. Elle était lasse de penser et, avec le calme de la nuit, elle sentit monter en elle une grande lassitude.

Madame des Orties les attendait dans la salle à manger décorée avec goût de fleurs naturelles.

Un succulent réveillon était servi. Les jeunes, mis en appétit par le mouvement qu’ils s’étaient donné, y firent honneur. La maman les regardait déguster les friandises et s’en amusait. Elle demanda du chant et de la musique mais ni l’un ni l’autre ne se sentaient disposés.

Pierrette habile, connaissant bien sa mère, se mit à lui parler des jeunes filles qu’elle avait rencontrées, des toilettes qu’elles portaient et de divers potins qui changèrent complètement le cours de ses idées.

Guy de Morais vient faire sa visite d’adieu, un télégramme qu’il a reçu à l’instant le rappelle sans retard à New-York. Il paraît contrarié de ne pouvoir donner suite à l’invitation qu’il avait acceptée, d’accompagner Pierrette dans la famille de l’une de ses amies, chez qui on devait tirer le gâteau des « Rois ».

Pierrette inconsciemment laisse percer le chagrin qu’elle éprouve de son départ. Est-ce simplement parce qu’elle se trouvera seule à cette soirée, et que probablement elle n’ira pas ? Non, loin de là, mais bien parce que Guy de Morais s’en va. Il lui a fait pressentir ce qu’est l’amour, et maintenant il la laisse si seule…

Dans le corridor Pierrette a tendu la main à Guy de Morais, il s’en est saisi, et l’a baisée, puis il s’est éloigné de son pas souple, de sa démarche aisée, pas plus ému que la première fois.

La jeune fille est revenue au salon ; pensive, elle s’est dirigée vers le coin rose. Sa mère qui la surveille à la dérobée s’approche ; elle a posé sa main sur la nuque de sa fille :

— Ne trouves-tu pas ton coin rose devenu vert ou noir ?

Avec l’intuition particulière au cœur des mères, elle sent souffrir son enfant.

— Maman, je ne veux pas être triste, c’est idiot et inutile. Voulez-vous que je chante pour vous ?

La réponse ayant été affirmative, elle ouvre le piano, feuillette des partitions, module à perdre haleine, des chansons simples et badines, souvenirs de ses jeunes années, des mélodies plus graves, aux accompagnements compliqués, elle a même essayé quelques chants populaires : « Ne fais jamais pleurer ta mère, L’amour, toujours l’amour, Kiss me good night ».

Puis elle s’est levée à bout de souffle, et est venue embrasser sa mère ; lentement elle s’est laissée glisser sur un pouffe, et a enfoui sa tête dans les plis de la robe de satin noir.

Comme Pierrette n’est pas coutumière de ces démonstrations de tendresse. Madame des Orties sent toute la désespérance de ses mouvements.

Elle prend dans ses mains la tête de son enfant et dit :

— Nous sortirons ce soir, mignonne, il y a longtemps que je ne suis allée au théâtre, tu m’y conduiras, l’auto est en ordre.

— Oui, certainement, acquiesça-t-elle.

Pierrette est assise devant son secrétaire, elle barbouille du papier, avec rage, elle le met en boule, et le lance au panier.

Elle vient de recevoir de Charlie une lettre de reproches et de plaintes. Elle porte d’autant plus, cette lettre, que Pierrette dans son for intérieur, se fait depuis quelque temps les mêmes semonces. D’un autre côté, plus elle s’interroge, moins elle se sent disposée à lier sa destinée à la sienne. Elle ne se fait plus illusion, ce qu’elle ressent à l’égard de Guy de Morais c’est : l’amour. Mais comment expliquer à Charlie ce revirement ? Sait-elle au juste comment cela s’est passé ? Quand elle s’était éveillée, il était trop tard, le désastre était irréparable. À force de remuer ces pensées dans sa tête, elle devint très nerveuse.

Elle finit par lui écrire quelque chose de pas très explicite, au milieu de tout ce désordre de mots, il devait comprendre qu’elle lui offrait de reprendre tous les cadeaux qu’il avait bien voulu lui faire, aussi qu’elle tenait l’automobile à sa disposition. Ce qui voulait dire qu’elle considérait toutes relations entre eux définitivement rompues.

À la réception de cette missive, Charlie passa par tous les états. De la colère au désespoir, de la rage à l’inertie. L’idée lui vint de reprendre aussitôt le chemin de Québec. Il aurait avec Pierrette une explication verbale, il saurait lui faire comprendre qu’elle brisait complètement son avenir. Quelle raison aurait-il maintenant de vivre ? Puis, à la réflexion, il se disait : Pierrette n’a pas ainsi changé sans qu’un autre amour ait pris naissance dans son cœur, saurai-je la ramener à moi ? Il laissa tomber sa colère avant de lui répondre.

Pierrette, de son côté, qui s’était sentie si satisfaite après l’expédition de cette lettre, devint inquiète. Elle était si bien emmêlée dans l’inextricable réseau des sentiments divers et contradictoires qui se disputaient son âme depuis des mois qu’elle en venait à se demander si elle n’avait pas mal agi. Sa vie devint une véritable torture. Dans l’entrainement d’une partie de plaisir elle oubliait momentanément ses ennuis, mais aussitôt qu’elle se retrouvait seule, elle se sentait angoissée comme à l’approche d’un malheur.

Quelques jours passèrent, ne recevant pas de réponse à sa lettre, elle finit par se figurer que son explication avait été parfaite.

Pendant les semaines qui suivirent, elle ne fit que de rares apparitions dans le monde. Elle passait de longues heures au salon occupée à des travaux de broderie. Puis elle se fatigua de cette vie paisible, recommença de lancer des invitations et d’en accepter.

Un matin elle reçut une courte épître.

Ma chère Pierrette,

Non, tu ne peux malgré tout m’empêcher de te nommer ainsi. Malgré ta défection, malgré le chagrin immense que tu me causes, je ne puis encore que t’aimer. As-tu donc oublié en compagnie d’un autre tous les souvenirs qui nous sont communs ? Je ne puis le croire, tu as été ensorcelée, pauvre chérie, puisse le réveil ne pas t’être trop cruel.

Les cadeaux que je t’ai faits sont bien à toi. Je ne puis croire, ni me faire à l’idée qu’un autre puisse te rendre heureuse. Je t’aime plus que jamais, Pierrette garde au fond de ton cœur une petite place pour ton meilleur ami d’enfance. Je ne te reverrai jamais. Prie pour le plus malheureux des hommes, et malheureux à cause de toi.

Charlie.


À la réception de cette missive Pierrette sentit une grande tristesse lui étreindre le cœur, elle souffrait de la peine qu’elle infligeait à son compagnon d’enfance, à son meilleur ami. Guy de Morais ne se chargerait-il pas de lui rendre la pareille ? Elle l’aimait, mais lui, l’aimait-il ? l’aimerait-il jamais ? La question se posait angoissante.



CHAPITRE SEPTIÈME

DEMANDE EN MARIAGE


Il fait un froid de loup. Pierrette est allée visiter ses protégés qu’elle a quelque peu négligés durant le séjour de Guy de Morais à Québec. Elle a fait le trajet à pied par un de ces caprices qui lui sont coutumiers.

Elle arrive, grimpe l’escalier rapidement, frappe et s’introduit. À sa surprise, elle se trouve nez à nez avec un homme aux formes de colosse, ses larges épaules lui barrant le passage.

— Que venez-vous faire ici, la petite ? C’est bien vous qui racontez des sornettes à ma femme.

Pierrette n’a jamais connu la peur ; elle relève son front volontaire, ses yeux lancent des éclairs.

— Je ne viens pas conter des sornettes à votre femme. Mais à vous, je puis vous dire quelque chose : vous êtes un sans cœur. Sans notre intervention, votre femme serait morte de faim et de misère, sans que vous pensiez à faire quoi que ce soit pour la soulager, et vous avez promis d’être son soutien : lâche !

Sa voix se faisait vibrante pour flétrir cet homme qu’elle avait tant désiré rencontrer au cours de ses visites, afin de lui dire son fait, elle ne manquerait pas cette occasion, peut-être unique.

— Allez-y doucement, la petite, ne venez pas m’insulter ici, je suis chez moi.

Pierrette le regarde avec un air de dédain si frappant qu’il se retire de quelques pas et glisse les mains dans ses poches.

— Je veux bien être poli avec vous, mais vous vous croyez des droits parce que vous avez fait de petits cadeaux à ma famille, vous ne vous y êtes pas appauvrie, ça y paraît.

Il jetait un coup d’œil de convoitise sur la mine soignée de Pierrette.

— L’aumône n’appauvrit jamais, rétorqua la jeune fille, c’est Dieu qui le veut ainsi.

L’homme alla s’asseoir à l’autre extrémité de la pièce sur une chaise boiteuse.

Pierrette remarqua que la femme était absente, et que le père était seul avec quelques enfants.

— Où est votre femme ? s’enquit-elle.

— Elle est allée travailler, il faut bien manger.

— Et les enfants ?

— Ah ! les gueux ! ils courent la rue.

La jeune fille parut ne pas s’apercevoir de la désinvolture de cette réponse. Elle se planta devant le mari désœuvré et abruti :

— Voulez-vous travailler, oui ou non, si on vous fournissait du travail, auriez-vous la bonne volonté de l’exécuter ?

Il la regardait avec un air narquois ; en avait-elle du toupet ?

Elle réitéra sa question.

— Peut-être bien, la mignonne, pour vous faire plaisir.

— Mais si vous travaillez, il ne faudra pas boire votre argent. Je le saurai, n’en doutez pas.

Il la dévisagea sournois :

— Êtes-vous de la police secrète ?

Elle ne releva pas l’intention blessante, promit de lui chercher du travail, et lui conseilla de mettre un peu d’ordre dans la maison.

— Comme vous y allez, mon bijou, ne vous gênez pas tandis que vous y êtes. Mais dites donc, pourquoi ne m’aideriez-vous pas ?

Elle le regarda d’un long regard très digne.

— Je ne badine pas, en attendant de travailler pour gagner, faites œuvre utile et soulagez votre femme autant que la chose vous est possible.

Il ne promit rien et Pierrette s’éloigna sans grande espérance.

Après son départ, l’homme se mit à ramasser divers objets et à les mettre à leur place, il se disait : « Elle n’est pas peureuse pour une petite de la haute, et en a-t-elle une assurance, elle serait capable de me faire croire que je dois changer de vie. Il sourit mi ému, mi amusé, à l’idée d’une conversion possible ; ce sentiment lui était si nouveau. »

Malgré le manteau de fourrure, les gants chauds, le béret de laine angora, elle revint frissonnante. Elle a l’impression d’avoir échappé miraculeusement à un grand danger. Elle longe des rues peu fréquentées et le vent la giffle au passage. Elle a rencontré de mignons enfants couverts de haillons, mal chaussés, et elle a vidé sa bourse. Heureuse d’avoir pu soulager quelques misères, elle se sent joyeuse. Sur son visage un reflet de bonheur s’unit à un sentiment de pitié. Elle songe : « Si Charlie me voyait payer ainsi de ma personne pour les malheureux, comme il serait content, il me parlait si souvent de sa conférence Saint-Vincent de Paul ». Puis une grande amertume lui vint : pourquoi penser à Charlie ? Quelle absurdité ? Et cette seule souvenance suffit à lui gâter tout le plaisir de sa bonne action. Ce souvenir la poursuivra donc toujours comme un remords ?

Dans le boudoir bien chaud et confortable, elle est venue rejoindre sa mère. Elle a pris un travail de broderie, mais ses doigts restent inactifs, et ses yeux fixent un point de la chambre. Elle revoit passer devant ses yeux ces miséreux, ces déshérités, elle rejette sa broderie et s’empare d’un tricot destiné aux pauvres. Elle réfléchit : comme il en faudrait de l’argent pour soulager toutes les misères qui courent le monde. Madame des Orties est assise dans l’angle opposé, et a placé près d’elle une petite table volante ; elle écrit, levant de temps à autre les yeux pour regarder sa fille, ne voudrait-elle pas deviner ce que celle-ci pense ?

Bientôt, elle plie les pages noircies, les glisse dans une enveloppe, et pousse un long soupir de soulagement.

— Pierrette, tu vas recevoir une demande en mariage, dit-elle sans préambule.

— Pourquoi dites-vous cela, maman ?

— Parce que, la famille de M. de Morais fait prendre des informations sur le chiffre de ta dot et sur bien d’autres détails.

— Ah ! répond Pierrette, désagréablement impressionnée. Ils tiennent tant que cela à connaître le montant de ma dot.

— Ils m’assurent du contraire, c’est, disent-ils, une simple formalité.

Pierrette n’ajoute rien et Madame des Orties voulant savoir ce que sa jeune fille pense de cette demande qui ne peut plus tarder, ajoute :

— Pierrette, l’idée te serait-elle venue de changer Charlie que tu connais depuis l’enfance, pour cet étranger dont nous ne savons rien ou presque rien ?

— Maman, ne vous inquiétez pas, « la grande demande » n’est pas faite que je sache. Savez-vous s’ils ne trouveront pas insignifiant le peu que j’apporte ?

— De cela je ne suis pas inquiète, mon enfant, le montant de ta dot représente un montant respectable.

— Alors, attendons patiemment la suite des événements.

Elle se mit à parler avec volubilité de choses indifférentes à cette question. Les dernières invitations reçues, celles qu’elle accepterait ; elle commença de régler avec sa mère les derniers détails d’un thé qu’elle se proposait d’offrir en l’honneur de l’une de ses amies fiancée depuis la Noël.

— Maman, je voudrais des fleurs naturelles. Quel montant m’allouez-vous pour cette dépense ?

Elle regardait sa mère comme si elle eût désiré lire à l’avance dans ses yeux le chiffre qu’elle énoncerait. Et pourtant, elle ne pensait pas du tout à cela, elle voulait constater si les craintes de sa mère étaient dissipées, si elle avait réellement réussi à chasser de son esprit les papillons noirs.

Bientôt, elles furent d’accord sur tous les points, même sur le nombre des invitées.

C’est l’anniversaire de Pierrette et sa mère lui a préparé un « party » surprise.

La jeune fille suivant son habitude est sortie tout l’après-midi. En entrant vers cinq heures, au lieu de passer par le salon, elle se dirigea directement vers sa chambre.

Elle portait son manteau de fourrure court et une jupe de lainage. Yvonne la guettait sans en avoir l’air, et souriant sous cape lui fit remarquer :

— C’est votre fête aujourd’hui, Mademoiselle Pierrette, ne ferez-vous pas toilette avant de vous présenter au thé ?

— Tu as une excellente idée, ma vieille Yvonne.

Et aussitôt elle se mit en devoir de se rendre à cette suggestion.

— Donne-moi ma robe verte, Yvonne, ma robe avec de la guipure.

Quelques instants plus tard, c’était une Pierrette des jours de cérémonie qui se présentait au salon.

Quelle ne fut pas sa surprise, d’y trouver réunies dans un silence complet, ses amies les plus intimes.

Au premier abord, elle se sentit intimidée par l’inattendu de la réception, mais presqu’aussitôt elle redevint maîtresse d’elle-même.

La place d’honneur lui avait été réservée ; avant d’y prendre place, elle les embrassa toutes, en commençant par sa mère. Jamais elle ne s’était sentie émue comme aujourd’hui devant des manifestations d’amitié. Elle se demandait si elle ne devenait pas sentimentale.

On papota jusqu’à six heures autour de tables chargées de friandises. Après le thé, quand le groupe joyeux se leva de table, l’une des jeunes filles se fit l’interprète de toutes et offrit à Pierrette en leur nom et en celui de Madame des Orties, une magnifique gerbe de roses. Au centre du bouquet était attachée une rose de papier si lourde qu’elle accablait les autres. Pierrette la détacha. Elle contenait un bijou de montre. À sept heures les invitées commençaient à se lever pour prendre congé. Pierrette voulait que chacune rapportât un souvenir de cette réunion, elle délia le ruban qui retenait les fleurs et se mit à les distribuer ; elle ne savait pas être heureuse seule, il lui fallait partager son bonheur pour le doubler.

Elle se montra plus affectueuse que jamais, et les reconduisit en leur promettant une nouvelle réunion sous peu :

— Et celle-ci, c’est moi qui vous l’offrirai, mes amies.

Quand la dernière invitée se fut éloignée, Pierrette revint au salon et se pendit au cou de sa mère :

— J’ai une maman comme personne !

Puis resserrant son étreinte :

— Maman, que je t’aime !

C’était peut-être la première fois que Pierrette devenue jeune fille disait : « Maman, je t’aime. » En tout cas, elle ne l’avait jamais dit avec un tel accent.

Madame des Orties sentit un frisson très doux la secouer. N’en venait-elle pas quelquefois à douter du cœur de cette enfant ? Elle était en ce moment la plus heureuse des mères, elle avait toujours considéré comme des trésors, les mots et les gestes affectueux de sa fille si peu expansive.

Elles oublièrent dans une minute de suave intimité, le prétendant éconduit et le prétendant possible qui faisaient depuis quelques semaines le tourment de ces deux femmes, pour vivre l’une pour l’autre simplement.

Cette trêve ne fut pas de longue durée, le lendemain matin le courrier apportait la grande nouvelle.

C’était un clair matin de mars, la nature quelque peu éveillée de son sommeil hivernal donnait des espérances de soleil plus chaud, de beaux jours remplis de joie.

Pierrette chantait sans savoir pourquoi. Les premiers rayons plus ardents éveillaient en elle un renouveau de vie. Elle aurait sauté de joie à la seule vue des oiseaux voletant autour de sa fenêtre, et de la neige s’évanouissant sous les caresses trop vives de la lumière.

Depuis le matin elle courait par la maison. Deux fois déjà elle était allée jusqu’à la chambre de sa mère, et s’était retirée sans oser frapper jugeant qu’il était trop tôt. Le facteur avait déposé dans la boîte une lettre à l’adresse de celle-ci. Elle supplia Yvonne :

— Allez la porter tout de suite. Si maman n’est pas éveillée, allez sur la pointe des pieds et déposez-la sur sa table de chevet.

Quand elle disait vous à Yvonne, c’est qu’elle lui demandait quelque chose qui lui tenait bien fort au cœur.

Elle ne voulait pas l’avouer, mais cette lettre, elle en attendait du bonheur.

Yvonne porta le déjeuner dans la chambre de sa maîtresse qui ne fit pas appeler Pierrette. Celle-ci s’était dit : « Si la missive me concernait, depuis longtemps maman m’en aurait prévenue. »

Au dîner, Madame des Orties se présenta l’air soucieux.

— Avez-vous reçu de mauvaises nouvelles ? demanda Pierrette, profitant de l’une des absences d’Yvonne.

— Non, ma Pierrette, pas précisément, c’est la demande en mariage de Guy de Morais. Tu ne peux pas savoir jusqu’à quel point il m’en coûte de te demander ton avis à ce sujet. Je suis si certaine que tu diras : oui.

Yvonne revenait portant le dessert, Pierrette n’ajouta rien aux dernières paroles prononcées par sa mère malgré son ardent désir de savoir.

Assise dans la chaise longue du boudoir, elle attend maintenant que la conversation interrompue reprenne où elle en était restée.

Après quelques minutes de réflexion Madame des Orties s’hasarda à demander :

— Pierrette, pourquoi ne demanderais-tu pas à Guy de Morais de venir s’établir au Canada ?

— Maman, c’est impossible. La position qu’il tient si brillamment aux États-Unis, en trouverait-il la pareille ici ?

— C’est vrai, mais il s’adapte facilement puisque français d’origine, et a su se tailler une situation enviable dans un pays étranger.

— Maman, dit Pierrette, je vois ce qui vous ennuie dans cette question de mariage. Vous resterez bien seule. La solution est toute trouvée, vous venez avec nous à New-York.

Elle est restée étourdie de ce qu’elle vient de dire. Était-elle bien décidée à dire : oui, à la demande de Guy de Morais, surtout en avait-elle le droit ?

— Comme tu y vas, chérie, me vois-tu transplantée là-bas ? Une seule raison pourrait m’y décider : si j’avais des raisons de croire que ce Monsieur ne te donne pas tout le bonheur que tu es en droit d’attendre. Alors seulement, j’irais étudier la question sur les lieux, juger par moi-même de la vie qui t’est faite.

— Maman, vous êtes injuste à l’égard de Guy de Morais. Qu’y a-t-il dans sa conduite qui puisse vous donner à douter de son caractère ?

— Mon enfant, je me défie de tout ce que je ne connais pas.

Elles discutèrent encore quelque temps. Madame des Orties décida d’attendre une semaine ou deux avant de faire tenir sa réponse.

— N’allons pas montrer trop d’empressement, et laisser croire que cette demande nous flatte outre mesure. Tu n’ignores pas, chérie, que la lettre de Guy de Morais en contenait une de son père exposant lui-même les souhaits de son fils, et t’assurant que toute la famille serait honorée de ta réponse affirmative, d’après les renseignements fournis par Guy sur ton compte.

— C’est forcé, répondit Pierrette judicieusement, ils ne me connaissent aucunement.

Un voile de tristesse s’étendait sur la petite famille.

Pierrette ne pouvait s’empêcher de faire un parallèle entre ces fiançailles dépourvues de joie, et l’époque enchantée qu’elle avait vécu lors de son engagement à Charlie. Les réunions sans nombre qui avaient été offertes en leur honneur, le repas de fiançailles, l’accueil affectueux et sympathique des parents du jeune homme.

Malgré tout, les heures s’égrenèrent et la quinzaine était écoulée. Madame des Orties ne put s’empêcher de demander à Pierrette si elle était toujours dans les mêmes sentiments, si la réponse devait être affirmative ?

— Oui, maman, si toutefois vous ne vous opposez pas à la réalisation de mes projets.

— Je consens à cette union, puisque tu crois aller vers le bonheur. Puisses-tu ne pas le regretter un jour ?

Aussitôt que le « oui » eut touché le jeune homme, Pierrette reçut une longue lettre débordante de termes affectueux, pour mieux dire chaque mot était une caresse. Il en venait une tous les jours. Un beau matin, dans le pli parfumé que Pierrette attendait maintenant avec impatience, il était question d’un voyage à Bône.

Pierrette ne pouvait s’en tenir de joie. Guy avait marqué en toutes lettres : « Je me rappelle, petite fiancée chérie, votre désir d’aller à Bône. J’y accéderai. Nous irons d’abord en France saluer ma famille, et ensuite je vous conduirai voir le ciel bleu et la mer bleue qui vous faisaient rêver, il y a si peu de temps encore. »

Elle s’envola porter cette bonne nouvelle à sa mère qui ne partagea pas son enthousiasme.

— Si tu savais les appréhensions dont ta résolution me remplit. Je n’ai que de mauvais pressentiments.

— Maman, vous me gâtez mon plaisir. On croirait à vous entendre que je cours à un malheur certain.

— Bien oui, chérie, je ne puis faire taire mes craintes. Autant je croyais à ton bonheur le jour où j’accordai ta main à Charlie, autant je me sens inquiète, pour ne pas dire coupable, en prêtant la main à ces négociations. Car, en somme, on n’a jugé que la question argent. Personne ne s’est même inquiété de savoir si tu n’étais ni bossue, ni boiteuse.

— Voyons, maman ! Est-ce que ses parents ne savaient pas que Guy n’irait pas s’amouracher d’une infirme.

— Qu’en sais-tu ? Enfin, laissons ces discussions qui ne servent de rien puisque ta décision est prise. Mais explique-moi donc maintenant comment tu en es arrivée à une rupture avec Charlie ?

— Maman, tu n’as pas deviné qu’à son retour, je ne l’aimais déjà plus ?

— J’avais bien cru le soupçonner. Mais enfin, comment expliques-tu ta conduite à son égard ? Jusqu’à la dernière minute tu lui laisses croire que tu vas l’épouser, et en le voyant tu ne peux plus le tolérer près de toi. Tu lui refuses le moindre témoignage d’affection, et chaque fois qu’il veut te voir, tu cries dans ton délire (ce n’est le plus souvent que le reflet des pensées fixes) : « Va t’en ! Va t’en ! » Pourquoi ne pas m’avoir prévenue tout de suite, je n’aurais laissé aucune espérance à ce pauvre garçon qui faisait réellement pitié le jour où il est venu me faire ses adieux, en m’annonçant : « Je serai longtemps, bien longtemps à ce voyage. Peut-être ne reviendrai-je jamais à Québec ? Si Pierrette me demandait, prévenez-moi tout de suite. »

— C’était incohérent. Je comprenais ce qu’il n’osait dire, ce qu’il redoutait sans vouloir y croire définitivement : que sa Pierrette, cette Pierrette, amie de son enfance, volontairement devenue sa fiancée, ne l’aimait plus, en aimait un autre.

— Puis tu lui as écrit quelques lettres : tu as accepté son cadeau du Jour de l’An, enfin tout à coup, paf ! tout est rompu, sans même m’en avoir dit un mot.

Pierrette comprit combien sa mère était bouleversée pour lui adresser de si vifs reproches. Elle l’avait toujours tolérée telle quelle, jusqu’à aujourd’hui ; elle répondit donc d’une voix très émue :

— Maman, tu n’aurais pas compris, tu n’aurais pas été capable de sentir ce que j’eusse été impuissante à bien exprimer. Si tu savais l’effet produit sur moi par le retour de Charlie ? Je l’attendais, je l’attendais même avec impatience ; mais quand il m’est apparu descendant du train, il m’a semblé avoir devant moi un homme que je n’avais jamais vu, ni connu. Lors de mon retour à la santé, j’ai compris à un jaillissement d’éclair, que j’aimais depuis des mois Charlie, sous les traits de Guy de Morais ; j’étais atterrée de la découverte. Comment lui expliquer ? Comment lui faire comprendre ce qui était si vague en moi, si inexplicable, si vilain que je n’osais même pas l’énoncer. J’avais trahi mon ami d’enfance. Je l’avais trahi à mon insu. Enfin, il m’a libérée lui-même en m’adressant quelques jours après le départ de Guy de Morais, une lettre de reproches. Je n’ai pas osé lui dire que je reprenais ma parole, mais il a compris tout pareil. Je lui ai demandé de reprendre ses cadeaux, qu’ils étaient à sa disposition. Que son automobile, il pouvait venir la chercher, que je ne m’en servirais plus. Il n’a pas répondu à cette lettre. Quelqu’un, comme vous le savez, est venu réclamer la clef de la voiture, je ne doute pas qu’elle ne soit plus dans le garage, mais je n’y suis pas allée voir.

Pierrette s’arrêta à bout de souffle. Elle n’avait pas encore analysé aussi clairement sa conduite dans cette circonstance, et elle s’efforçait de se donner le beau rôle. Ne sentait-elle pas confusément que ce malheur avait été causé par la trop grande liberté dont elle avait joui. Pouvait-elle aller le reprocher à sa mère ? Madame des Orties la voyant émue, et ne voulant pas l’accabler, lui dit simplement :

— Je suis certaine que tu n’es pas très fière de ta conduite, si tu t’étais confiée à moi, nous aurions pu faire mieux.

Elle embrassa tendrement sa fille pour lui faire oublier ce que ses paroles pouvaient contenir d’amertume.

La voix du remords que Pierrette avait réussi à faire taire en se grisant des mots d’amour dont les lettres de Guy de Morais la berçaient, revint plus opiniâtre que jamais. Ne souffrirait-elle pas un jour ou l’autre pour expier la peine qu’elle avait causée à un autre ?

« Tout se paie », il ne faut jamais l’oublier.

Il ne fut plus question entre sa mère et elle de Charlie. Et Guy de Morais, c’était toujours Pierrette qui commençait à l’en entretenir, celle-ci faisait mine de l’oublier. Pourtant un jour elle osa demander :

— Ne déciderez-vous pas bientôt la date de votre mariage ?

— Guy me disait sur sa dernière lettre qu’il viendrait à Pâques et que nous discuterions ensemble l’époque la plus convenable. Bien entendu vous aurez voix au chapitre.

CHAPITRE HUITIÈME

CATASTROPHE


Depuis quelques jours Madame des Orties est soucieuse. Au repas, taciturne, elle adresse rarement la parole à sa fille qui respecte son mutisme. Plusieurs fois elle a été demandée à l’appareil, et chaque fois, avec sa perspicacité féminine. Pierrette a remarqué qu’elle en est revenue avec un front plus grave, plus rembruni.

Elle voudrait bien questionner : savoir. Mais comment oserait-elle le faire ? Les circonstances ne s’y prêtent pas ; de plus, avait-elle, elle-même, l’habitude des confidences ? Elles se murent toutes deux dans le silence et n’en sortent que pour échanger des banalités.

La jeune fille est sortie. La douceur de la température l’appelle au dehors. Puis, elle a pris en dégoût, ces longues heures en tête à tête avec sa mère, pendant lesquelles, elles n’échangent que de rares paroles. N’est-il pas même arrivé que Pierrette voulant parler d’une partie de plaisir, d’une réception à donner, s’est vu objecter une foule de raisons. Elle sent si bien que sa mère a du chagrin, du chagrin qu’elle lui cache, que la pauvre enfant n’y comprenant rien commence à regretter sincèrement sa décision d’une union avec Guy de Morais, si ce mariage doit lui aliéner l’affection de sa mère. A-t-elle jamais goûté rien d’aussi doux que leurs rares heures d’abandon et de confiance ? Si encore Guy était près d’elle, il chasserait ces pensées tristes, mais il est loin et ses lettres ne peuvent suffire à éclairer tout à fait sa vie. Elle redouble d’attention, de petits soins, car si elle n’est pas expansive, elle est toute de dévouement et de tendresse, jamais l’occasion ne lui a été offerte de le montrer, au contraire, c’est elle qui toujours a été choyée. Enfin, l’éducation qu’elle a reçue l’a portée à refouler ses sentiments, à les empêcher de se traduire au dehors par des actes ; mais ils restent là au dedans, inexploités, ils se décuplent.

La jeune fille a passé l’après-midi à arpenter la rue. Elle n’est allée rendre aucune visite. Elle se sent trop absorbée par ses pensées. Elle a marché d’un pas lent en regardant les vitrines, en examinant les passants à la dérobée, les étudiant ; ils l’intriguent ces promeneurs indifférents. Ont-ils comme elle des idées qu’ils ne peuvent arriver a chasser. Pensées tristes ou gaies, mais obsédantes. Elle sent deux mouvements contradictoires s’élever en elle. D’un côté, c’est son enthousiasme débordant, toute la promesse de bonheur qu’elle se fait de la venue de Guy, dans un mois à peu près, de cet avenir si rapproché mais qu’elle ne peut avancer d’une seconde ; de l’autre, c’est une inquiétude lancinante causée par l’attitude de sa mère. Est-elle malade ? Seule la pensée de son prochain mariage ne devrait pas être suffisante à la mettre dans un tel état ? Elle ne sait plus que supposer.

Elle s’efforce d’être confiante malgré tout. N’a-t-elle pas l’habitude de dire : « À quoi bon pleurer ? Cela ne guérit rien et enlaidit. »

Dans le corridor elle croise un Monsieur qu’elle a déjà vu, il s’incline obséquieusement, elle rend le salut en se demandant où elle l’a déjà rencontré ? Il la tire d’embarras en se nommant. Elle se le rappelle bien maintenant. Le notaire de la famille. Il était là le jour de ses fiançailles avec Charlie. Il ajoute quelques mots de politesse, et part, reconduit par Yvonne. Sans enlever ni son chapeau, ni son manteau, Pierrette a pénétré dans le boudoir. C’est assez insolite que sa mère ne soit pas venue reconduire elle-même ce personnage. Elle n’aperçoit personne. Elle se rend à sa chambre, frappe un coup discret, et entend un :

— Est-ce toi Pierrette ? tout mouillé de larmes.

Elle se précipite, non sans un serrement de cœur, dans cette pièce dont les stores sont baissés.

— Êtes-vous malade ? maman, dit-elle en s’approchant rapidement du lit sur lequel Madame des Orties s’est effondrée sans enlever sa robe de satin.

Pierrette veut voir le visage qui s’est enfoui dans l’oreiller.

Sa mère, avec des yeux égarés, ajoute :

— Tu veux savoir, tu as raison. Je te l’ai caché aussi longtemps qu’une lueur d’espérance m’est restée. La catastrophe est irrémédiable : nous sommes ruinées…

Puis elle cache de nouveau sa figure et recommence à sangloter.

Pierrette qui ne sait pas exactement tout ce que signifie pour elle et pour sa mère cette exclamation : « Nous sommes ruinées », entoure les épaules de sa maman de ses deux bras, la berce comme l’on fait aux petits enfants pour calmer leurs larmes, et répète :

— J’irai voir, demain, cet oiseau de mauvais présage. Ne t’inquiète pas, petite mère chérie, tu verras, nous nous tirerons d’affaire, même si nous n’avons pas tout cet argent inutile.

De plus, elle pensait : « Guy ne nous laissera pas dans la misère, si réellement notre situation est désespérée ». Elle ne pouvait y croire, elle se disait : « nous aurons simplement un peu moins de superflu. »

Elle aida sa mère à enlever sa robe, à glisser son déshabillé mauve, dans lequel, elle la trouvait encore si belle.

Elle s’assit à ses côtés, et se mit à raconter des drôleries remarquées dans la rue lors de sa sortie. Avec ses nouvelles affolantes, ce vilain hibou a failli me faire oublier toutes mes histoires. Elle riait et non pas forcément. L’inquiétude n’avait pu s’installer en maîtresse dans son esprit occupé de tant d’autres choses attrayantes.

Elle prit son souper avec sa mère qui ne s’était pas senti la force de descendre à la salle à manger. Elle l’aida à se mettre au lit, s’assit dans un fauteuil et lui tint compagnie jusqu’à ce qu’elle s’endormît.

Le lendemain matin elle s’informa auprès d’Yvonne.

— Madame repose encore, lui fut-il répondu.

Pierrette se sentait libre comme l’air, elle décida d’appeler le notaire au téléphone, et prit avec lui un rendez-vous d’affaires pour une heure exacte de l’après-midi. Ensuite, elle retourna vers sa chambre et se prit à réfléchir sur la conduite à tenir dans cette démarche. Elle nota les principaux points avec minutie, décida dans quelle tenue elle se présenterait, et était bien décidée à se faire renseigner d’une manière complète sur leur situation financière. Elle ne se reconnaissait plus, cette question d’argent ne l’avait jamais intéressée quand elle en avait tant et plus ; maintenant, elle voulait à tout prix être renseignée. Puis, de voir sa mère tellement démoralisée lui avait rendu toute cette clairvoyance qu’elle déployait autrefois au jeu ; s’il y a partie à gagner, je la gagnerai, se promit-elle.

Pendant le dîner elle prévint sa mère qu’elle sortirait, et promit de rentrer le plus tôt possible.

— C’est bien urgent cette sortie ? chérie, questionna Madame des Orties.

— Oui, maman, parce que j’ai promis d’y aller, sans cela j’aurais pu remettre la partie à un autre jour.

— Si tu es attendue, c’est vrai, ma Pierrette, il serait impoli de te dérober, d’autant plus que notre condition financière changée pourrait bien éloigner de nous une foule de gens qui étaient fiers de se dire nos amis.

— Ah bien ! pour ceux-là, maman, ne vous inquiétez pas, je saurai les semer.

Son esprit d’indépendance se réveillait.

Elle embrassa affectueusement sa mère, lui conseilla de se reposer jusqu’a son retour, et partit.

Elle portait son costume gris de l’année précédente, une blouse blanche, un chapeau de la même étoffe que le costume, des souliers à talons militaires. Elle avait l’air d’une petite femme d’affaires qui va régler une question pendante.

À l’heure fixée, elle était à l’étude du notaire. Cet homme, habitué de discuter ces sortes de situations avec des hommes, ou avec des femmes mêlées de longue date à ces questions épineuses, se demandait ce que cette enfant assise en face de lui pouvait bien vouloir. Longtemps il s’était occupé, et avec succès, des intérêts de Madame des Orties, et il n’avait pas voulu refuser cette entrevue bien qu’il la jugeât puérile.

Comme le notaire la regardait toujours en souriant, et ne lui adressait pas la parole, elle brisa la première le silence.

Au fond, il lui pressait de savoir quelle était la vraie signification de ce mot : ruine.

Elle commença :

— Notaire, je comprends que ma démarche vous surprenne, mais vous savez, j’ai vingt et un ans, je ne suis plus une enfant, et maman est tellement frappée de la nouvelle que vous lui annonciez hier, que je ne veux pas la laisser porter seule le poids de notre malheur. Je désire premièrement savoir quel était notre avoir approximatif avant cette catastrophe.

Le tabellion se mit à énoncer des chiffres.

Pierrette avait un crayon, du papier, et les consignait à mesure avec soin.

— Maintenant, continua-t-elle quand le notaire eut cessé de parler, que nous reste-t-il ?

Sa voix était tranchante comme un couteau.

Il sentait qu’elle avait eu le temps de penser : vous, un homme, un homme en qui maman avait toute confiance, vous avez risqué cet argent qui ne vous appartenait pas dans des placements qui n’étaient pas de toute sûreté ; imbécile, imprudent.

Elle eut la délicatesse de ne pas formuler la moindre remarque ou insinuation malveillantes. Elle compilait des chiffres et tendait toute sa volonté à comprendre des choses quelle ignorait, et avait voulu ignorer jusqu’à ce jour.

Elle hasarda une dernière question :

— Naturellement nous devrons changer de genre de vie. La maison ne rapporte rien par elle-même et coûte très cher. La rente faite à ma mère par sa dot, qui heureusement n’a pas été aliénée, ne nous permettra pas de soutenir notre train de vie. Nous aviserons.

Le notaire était ébahi de voir avec quelle facilité, elle avait saisi la réalité de la situation, et avec quel flegme, elle paraissait prête à se résigner à tous les sacrifices qu’elle pourrait comporter.

Il la congédia sur un gracieux au revoir.

Le clerc en la reconduisant se demandait par quel hasard, pour quelle raison, une demoiselle était venue seule dans cette étude par cette belle après-midi du printemps ? Non, l’idée ne pouvait lui venir d’une perte d’argent devant l’assurance de la belle enfant.

Pierrette arpenta quelques instants la rue et classa ses idées. Que valait-il mieux faire ? Essayer de faire entrer sa mère dans l’étude de certains détails qui lui paraissaient insignifiants, la veille, ou faire en sorte de faire accepter à celle-ci de lui abandonner toute la responsabilité ? Elle se persuada bientôt que c’était le seul moyen de résoudre la difficulté, seulement pourra-t-elle la convaincre ?

Elle entra et se renferma quelques minutes dans sa chambre.

Ensuite, elle se mit à parcourir la maison à la recherche d’Yvonne.

Elle la trouva dans la cuisine en train de peler les légumes pour le repas du soir. Elle referma la porte sur elle avec précaution. Puis elle s’avança, l’air grave, vers la bonne qui l’avait bercée toute petite, et qui ne comprenait pas exactement tout ce qui se passait depuis quelques jours, mais qui avait eu l’intuition, comme tous les simples, de choses graves et probablement très désagréables pour ses maîtresses.

Elle regardait la jeune fille avec de grands yeux étonnés et effrayés.

Pierrette questionna :

— Yvonne, sauriez-vous garder un secret si je vous en livrais un, bien, bien grand ?

Elle appuya volontairement sur les dernières paroles.

— Ma petite demoiselle, vous le savez bien que je me ferais hacher plutôt que de livrer les secrets de mes maîtres.

— C’est vrai, Yvonne, je sais que nous avons raison d’avoir confiance en toi, et c’est pourquoi je suis venue te trouver. Voici ce dont il s’agit : Tu as bien compris que l’indisposition subite de ma mère avait une cause, une cause de toi ignorée, mais qui était la suite de la visite du notaire ; écoute bien : nous sommes ruinées.

Yvonne la regardait ébahie et ne semblait pas beaucoup comprendre. Elle continua d’expliquer :

— Nous n’aurons plus autant d’argent à dépenser.

Yvonne s’exclama :

— Et vous avez pensé à me remercier ! Vous savez bien que je ne puis abandonner ma maîtresse, et vous laisser, vous, faire toutes sortes de besognes.

— Il ne s’agit pas encore de cela. Yvonne, il s’agit d’abord de diminuer les dépenses de tout ce qui n’est pas absolument nécessaire, tu entends bien, absolument nécessaire. Ensuite, de ne rien refuser à maman, et finalement, je te demanderai probablement quelque délai pour te payer tes gages.

La bonne sourit, toute sa crainte s’était enfuie, comme la rosée sous les premiers rayons du soleil.

— Vous pouvez compter sur moi, ma petite demoiselle, Madame ne manquera de rien. Vous attendre pour les gages, ce n’est pas la question, vous m’avez tant donné quand vous étiez dans l’abondance, je veux bien vous servir pour rien jusqu’à ce que vous ayez refait votre fortune.

Il ne pouvait venir à l’esprit de cette bonne et simple fille que tout leur argent était fondu en une seule fois, et ne reviendrait plus.

Pierrette dit :

— Je suis contente de toi. Surtout, garde la plus grande discrétion, et ne laisse rien voir à maman.

Elle quitta la cuisine, déchargée d’un poids ; cette entrevue avait été facilitée par le dévouement inaltérable de la brave Yvonne. Maintenant il s’agissait de voir sa mère, et d’obtenir carte blanche. Tout un plan était échafaudé dans sa tête ; elle ferait en sorte de soutenir leur train de vie actuel jusqu’à l’époque de son mariage ; ensuite, elle la déciderait bien à venir demeurer avec eux aux États-Unis.

Elle se dirigea vers la chambre de sa mère et n’y trouva personne, elle revint vers le boudoir qu’elle trouva également vide ; enfin, elle pénétra dans le salon, et vit sa mère appuyée au dossier d’un fauteuil. Les yeux ouverts, elle paraissait vouloir emplir son regard de la vue de cette chambre qu’elle avait meublée et garnie avec tant de goût. Elle aperçut sa fille et lui dit en s’avançant vers elle :

— Il nous va falloir nous séparer de tous ces bibelots, de tous ces objets familiers, et, probablement, prendre un tout petit logis.

Pierrette la fit asseoir.

— Maman, conseilla-t-elle, n’allez pas si vite à démolir nos habitudes. J’arrive de chez le notaire, j’ai tenu à être complètement au courant. Je suis fixée. Dans quelques jours j’écrirai à Guy afin d’avancer l’époque de notre mariage. Ensuite, plus d’inquiétude, vous viendrez avec nous, je vous amène. Elle caressait sa mère du regard.

— Pierrette, ce que tu es enfant ! Sais-tu que Guy pourrait bien t’abandonner en apprenant l’écroulement de notre fortune.

— Je n’en crois rien maman, Guy est suffisamment riche par lui-même. Il a une belle situation qui doit lui apporter prochainement de l’avancement. Je ne lui soupçonne pas de sentiments aussi bas.

Sans qu’elle le laissât deviner, ces paroles dans leur cruauté, avaient éveillé en elle la crainte : elle ne voulut pas l’avouer, et continua à faire des projets. N’avait-elle pas une autre raison de se méfier ? Ne se rappelait-elle pas encore les précisions financières exigées avant de s’engager ? Pourtant, elle veut espérer quand même.

Elle lance le mot décisif :

— Maman, ne me laisseriez-vous pas la conduite de la maison dans cette passe difficile ? Je vous promets d’être prudente, et même de vous demander conseil.

La pauvre mère ne se sentait pas le ressort nécessaire pour tenir tête aux difficultés. Jugeant par contre qu’elle faisait œuvre utile en laissant son enfant s’initier à ce qu’une telle situation pécuniaire avait d’ardu, acquiesça presque aussitôt à sa demande.

Pierrette laissa le salon décontenancée de sa trop facile victoire. Elle avait la certitude de ce qu’elle avait cru deviner : sa mère ne se sentait pas la force de lutter, elle était écrasée par le malheur. Se tournant elle annonça :

— Je vais écrire à Guy.

Elle s’asseoit devant le petit secrétaire en bois de rose. Elle admire le beau fini soyeux comme un velours de prix et se dit : « Un jour ou l’autre je devrai le vendre », elle le considéra encore une minute avec des yeux attendris, sa mère lui en avait fait cadeau l’année de ses dix-huit ans, quand elle avait définitivement quitté le pensionnat. Il était entré dans sa vie à une époque décisive. Il n’y avait pas longtemps qu’il trônait là, mais ces trois dernières années de sa vie n’étaient-elles pas celles où elle avait vécu le plus intensément ? Elle s’aperçoit qu’elle glisse sur la pente des souvenirs amollissants. Elle se ressaisit : pas de mièvrerie, un secrétaire : vais-je m’attendrir pour un morceau de bois plus ou moins précieux, plus ou moins bien travaillé ? Elle saisit une feuille de papier, réfléchit un instant.

La conversation qu’elle venait d’avoir avec sa mère l’avait prémunie contre l’emballement. Elle ne parla pas à Guy de la date de leur mariage, elle lui annonça en deux mots qu’elles étaient ruinées. Ne précisant en aucune manière à quoi se réduisaient les débris de leur fortune.

Par petites phrases concises, claires et nettes, elle lui explique comment leur argent a été englouti. Ne lui offre pas de reprendre sa parole, elle aurait cru lui faire injure. Elle remet son manteau et son chapeau, et court porter ce billet à la boîte à lettres. Elle avait coutume de demander ces petits services à Yvonne, mais elle avait compris qu’il valait mieux pour elle, à toute éventualité, s’habituer à se servir seule. Si elle allait être lâchement abandonnée de Guy, ne serait-elle pas obligée, comme d’autres de ses amies, qui s’étaient vues après la mort de leur père, dans cette obligation de travailler. Elle sourit : « Suis-je insensée ? » Et confiante, elle revient à la maison et s’ingénie à distraire sa mère. Elle s’asseoit au piano et se met à jouer et à chanter.

Madame des Orties lui fait remarquer tandis qu’elle rangeait une partition :

— Si nous allions être forcées de vendre cet instrument ?

— Eh bien ! maman, ce sera notre désennui, par le fait même, le dernier meuble dont nous nous départirons. En attendant, faisons-le servir à sa fin : emplir la vie de douceur et de mélodie.

Les jours passent et la réponse qu’elle a pensé devoir être prompte à venir de New-York n’arrive pas, elle n’est pas très inquiète se disant que Guy peut être absent, en voyage, comme la chose lui arrive souvent : qu’il répondra aussitôt de retour, et que la lettre le touchera.

Mais les semaines s’écoulent, et Pierrette commence à perdre confiance. Elle se raidit pour n’en rien laisser paraître. Pâques s’avance, peut-être Guy apportera-t-il sa réponse ?

C’est le jeudi saint et Pierrette fait ses visites d’église en église. Elle n’a jamais prié avec une telle ferveur depuis qu’elle s’est lancée dans le tourbillon du monde. Elle pourrait se croire revenue à son enfance pieuse ; mais aussi, elle a bien des choses à lui demander au bon Dieu, cette année. Sa mère supporte mal l’épreuve ; pourtant rien n’a été changé à leur vie. Qu’en sera-t-il quand elle devra laisser cette maison à laquelle elle est foncièrement attachée ? Pierrette revient très calme et avec l’espérance d’une bonne nouvelle. Pourquoi ? Elle n’en sait rien. Elle longe le corridor et croise Yvonne.

— Il y a sur la table une dépêche pour vous, Mademoiselle.

En même temps Pierrette l’a vue, son rectangle jaune se détachant en une tache claire sur le vernis. Elle le saisit : C’est de Guy, elle n’en doute pas, il lui annonce son arrivée.

Elle a peine à empêcher sa main de trembler quand elle lit, les caractères dansant devant ses yeux :

Empêché de me rendre. Ecrirai prochainement. Sympathies.

Guy de Morais.


Elle conclut aussitôt que c’est l’annonce d’un abandon définitif. Très bien, se dit-elle, et elle ne verse pas une larme. Elle sourit même à la pensée des sympathies. Ce n’était pas moi qu’il aimait, mais mon argent, je suis prête à bénir cette circonstance malheureuse qui me permet de découvrir ses vrais sentiments. Le lâche ! Le vilain !

Elle court trouver sa mère et lui montre le papier jaune.

— Je ne me fais pas illusion, maman. Demain, tout de suite, je me mettrai en quête d’un gagne-pain. Je regrette seulement d’avoir tant tardé.

Heureusement pour elle, sa mère avait eu la bonne idée de lui faire donner une instruction complète, bien qu’elle fût loin de s’attendre à voir sa jeune fille dans la nécessité de se pourvoir elle-même. Elle jugeait qu’une éducation trop superficielle ne forme pas le caractère, ne développe pas toutes les énergies. Qu’un demi savoir rend une jeune fille orgueilleuse et pédante. Maintenant, elle n’avait qu’à s’en féliciter, bien qu’elle fût au désespoir à la seule pensée de voir son enfant réduite à une pareille extrémité.

— Non, Pierrette, supplia-t-elle, tu ne travailleras pas. J’ai mes rentes de jeune fille. Cette maison, nous la vendrons, et nous en tirerons de quoi te permettre de te marier convenablement.

— Je me demande si je ne suis pas déjà une vieille fille, dit Pierrette en se regardant dans la glace.

Elle sourit, c’est qu’elle n’était pas très convaincue.

La mère suivait son idée fixe, cette repartie de sa fille n’avait pu la dérider.

— Nous avons des amis influents ; il faudra s’adresser à eux. Si tu pouvais t’occuper ici, faire de petits travaux d’aiguille, tout en restant avec moi, et même je pourrais t’aider.

Dans ces paroles passait toute l’affection débordante, tout le dévouement d’une mère qui préfère se donner de la peine, et l’épargner à ses enfants.

Pierrette ne releva pas cette phrase, et se retira quelques instants plus tard.

De nouveau, elle s’adresse à Yvonne :

— Plus d’économie, ma bonne, supplie-t-elle. Pour moi, le matin, plus de café. Puis elle énumère ainsi tout ce qu’elle juge superflu pour elle-même, et dont elle se passera jusqu’à nouvel ordre.

— Yvonne, je te dois un mois de gages, et je ne l’oublie pas, il faut que je te paie à tout prix.

— Tut ! Tut ! je suis riche, je n’ai pas besoin d’argent, j’ai des économies.

Mais Pierrette était déjà loin et ne l’écoutait plus.

Elle se met au téléphone et demande une foule de conseils à des amis sûrs chez lesquels elle fréquente peu mais dont elle connait le dévouement inaltérable, et la clairvoyance de tout premier ordre.

Tous et chacun lui promettent un appui. On lui conseille de mettre la maison en vente, sans se servir de l’intermédiaire d’un notaire. Il faut éviter tout déboursé, si elle veut en retirer une somme qui en vaille la peine.

Elle pose quelques questions discrètes sur ce qu’elle peut attendre de leur appui, si elle se voit acculée à l’obligation de travailler.

Tous se récusaient, alléguant qu’elle pourrait fort bien sortir de cette impasse sans avoir recours à cette dernière solution.

Le lendemain Pierrette s’adressa elle-même aux journaux, fit insérer : « Propriété à vendre », jugea les détails de l’annonce ; acheta une pancarte et vint demander à Yvonne de l’afficher à la devanture de la maison.

La pauvre était atterrée :

— Mais c’est impossible ! Mademoiselle, c’est impossible !

— Entendez-vous ? Yvonne, il faut placer cette affiche ; allons, obéissez tout de suite.

La bonne dévouée regrette d’avoir déplu à sa jeune maîtresse, se confond en excuses, et se dirige bien à regret vers la porte, en répétant entre ses dents : « Misère de misère. »

Le souper fut lugubre. Madame des Orties se sentait bien faible, mais de peur d’effrayer son enfant et de lui alourdir le fardeau en se montrant si peu vaillante, fit effort pour descendre à la salle à manger, mais elle eut un éblouissement en se mettant à table. Elle tourna sur elle-même, et n’eut été la présence d’esprit de Pierrette qui appela Yvonne, la soutenant de toutes ses forces, en attendant de l’aide, elle tombait. Ce ne fut qu’une petite alerte, sans suite grave. Après une bonne nuit de repos obtenue au moyen d’un remède efficace, Madame des Orties se sentait mieux.

Le soir de ce jour si fertile en péripéties, les nerfs de Pierrette avaient subi une trop forte tension, renfermée dans sa chambre jaune, la tête enfouie dans un coussin pour étouffer ses sanglots, sans pensée, elle pleura longtemps. Ce moment de faiblesse était bien facile à concevoir chez cette enfant choyée, gâtée, la transition était trop brusque. En se levant le lendemain elle se promit à elle-même de ne plus céder à ses nerfs.

Pâques est passé et Guy de Morais n’est pas venu. Un beau matin, il arrive à l’adresse de Pierrette une longue lettre ; au milieu de phrases ampoulées et embrouillées, il essaie de faire accepter à sa fiancée, sa conduite comme héroïque. Il se trouve lui-même dans une situation difficile. L’avancement qu’il espérait tarde indéfiniment et ne se traduit qu’en promesses. Ses parents ont fait de lourdes pertes, il ne peut rien lui offrir qui soit digne d’elle. Il appuie sur le fait qu’il est désolé de renoncer à cette union qui le comblerait, mais il ne peut se faire à l’idée de cette jeune fille élevée dans le luxe vivant à ses côtés d’une vie gênée.

Pierrette, les sourcils froncés, lit jusqu’à la dernière ligne, et levant les yeux vers sa mère, s’efforce de sourire. Elle veut par son attitude lui faire comprendre qu’il n’y a pas à se désoler de cette lâcheté. Aussi bien, n’était-elle pas prévue ?

— J’en étais sûre de ce dénouement, depuis le jour de la réception du télégramme, mais je ne croyais pas que ce triste sire aurait tant d’audace. Il ne mérite même pas que je lui réponde. Il ose m’offrir son secours pécuniaire, si jamais je suis dans une passe par trop difficile. Il me serait moins dur de mendier que de lui demander quoi que ce soit.

Pierrette n’en fit pas une maladie. Elle avait tant d’autres choses en tête. Mais comme tous ces événements qui se précipitaient l’avaient mûrie. Vaillamment, elle se mit en devoir de trouver, coûte que coûte, un emploi lui permettant de suffire à ses dépenses.

D’acheteur pour la propriété, il ne s’en présentait pas un seul, et Yvonne répétait :

— Qui peut croire que vous soyez obligées de vendre ?

Pierrette fit des comptes, la plus grande partie de la nuit, et chiffra le total effarant, auquel s’élevait son déficit. Elle se demandait ce qu’elles devaient dépenser quand elles donnaient deux ou trois réceptions par semaine. Mais ce temps n’était plus, il était urgent de laisser cette maison sous le plus court délai possible. Puisqu’il ne fallait pas penser à la vendre par ces temps difficiles, le mieux était de la louer, et de se chercher un logis moins dispendieux, assez confortable. Avec une précision, qui la terrifie, elle calcule ce que celle-ci peut rapporter dans les conditions présentes. Sa mère vivra de ses rentes de jeune fille. Elle, de son travail. Le loyer de cette maison paiera le petit appartement et défraiera les plus grosses dépenses.

Le lendemain elle se présente au déjeuner assez défaite.

Sa mère s’inquiète aussitôt de sa santé.

— Oh non, maman, je ne suis pas malade ; de plus ce n’est pas le temps de l’être.

La pauvre mère s’imaginait bien à tort que sa fille avait pleuré toute la nuit la défection de Guy de Morais. Elle lui proposa une sortie pour la distraire.

— Maman, c’est impossible, j’ai des courses urgentes à faire. Je vous remercie tout de même de votre bonne intention.

Elle part, et malgré la neige fondue qui fait les rues malpropres et impraticables, elle court au bureau des journaux et sans plus tarder fait changer l’annonce. Puis elle se rend chez quelques Messieurs de leurs connaissances et leur explique sa position telle qu’elle est. « Ce que je vous demande, ce n’est pas une aide pécuniaire, nous n’en avons pas besoin pour le moment, mais une manière de gagner ma vie. »

Ces hommes se sentent aussitôt bien disposés envers cette jeune fille polie, peu hautaine, pas pleurnicharde non plus malgré son malheur réel ; mais ils se demandent, si élevée comme elle l’a été, elle sera en mesure de rendre des services dans un bureau.

Elle rentra pour l’heure du dîner. Elle ne rapportait aucune bonne nouvelle ; elle n’ose même pas faire part à sa mère de ses démarches et de leur apparent insuccès ; n’a-t-on pas promis de s’occuper d’elle ?

Après le repas, sans se donner une minute de répit, elle court à l’appareil téléphonique, et se met en communication avec des connaissances, les prie de bien vouloir se souvenir que leur maison est à louer : s’ils rencontrent quelqu’un à la recherche d’un logis répondant à la disposition du leur, de leur envoyer ces personnes : ce serait un réel service à leur rendre.

Épuisée de sa nuit sans sommeil, et de toutes ces démarches affolantes, de cette vie à laquelle elle n’est pas habituée, Pierrette s’est assise dans la chaise longue du boudoir : des chiffres courent et se croisent dans sa tête, puis avec la facilité de la jeunesse, elle s’endort.

Depuis combien de temps reposait-elle ainsi, quand Yvonne se présenta, et mettant la main sur son bras replié sous sa tête lui dit intimidée :

— Mademoiselle, je regrette bien de vous déranger, mais il y a un Monsieur au salon qui demande à parler à Madame. J’ai pensé que ce sont encore des affaires, n’est-ce pas que c’est mieux vous ?

Pierrette est sur pieds et n’écoute pas le long discours d’Yvonne.

Elle se présente sans faire attendre davantage. Sa démarche est digne, avec quelque chose de grave et de sérieux qui surprend chez une jeune fille de cet âge.

Elle interroge avec tact et discrétion.

C’est un locataire possible. Elle se met à ses ordres pour lui faire visiter la maison.

En parcourant les chambres sur lesquelles il ne jette en apparence qu’un coup d’œil distrait, il s’informe :

— Mademoiselle, votre annonce indique possession immédiate. Avez-vous retenu un appartement au cas où vous devriez évacuer celui-ci plus tôt que vous ne le pensez ?

Réfractaire aux inquisitions, nullement disposée à introduire un étranger dans ses affaires, tout son orgueil se cabre, elle répond évasiment :

— Ne vous inquiétez pas de nous, Monsieur. Quand désirez-vous prendre possession de la maison ?

— Dans huit jours, cela vous peut-il être possible ?

— Très bien, Monsieur.

Ils discutent ensemble assis au salon les conditions de paiement, les moindres détails. Pierrette est surprise elle-même de la facilité avec laquelle elle s’est transformée. Aurait-elle jamais cru savoir ainsi discuter des questions qu’elle dédaignait quelques mois auparavant.

Il lui laisse fixer le jour qui lui convient le mieux pour se rendre chez le notaire signer le bail.

— C’est à vous que j’aurai affaire, Mademoiselle ?

Son ton voulait être indifférent en posant cette question, mais il est surpris de voir cette jeune fille remplacer sa mère ; on ne lui a pourtant pas dit que celle-ci soit impotente.

— À moi, ou à ma mère si elle est assez bien.

Il salua et partit. On lui avait dit : Vous aurez à traiter avec des personnes plus qu’aisées, tombées tout récemment dans un état, qui pour elles, peut leur paraître de la misère. Il s’était attendu à trouver des femmes larmoyantes, désolées, prêtes à accepter toutes les conditions. Loin de là, il trouvait une jeune fille moderne, maniant les affaires comme une personne au courant.

Aussitôt que la porte se fut refermée sur ce visiteur, Pierrette courut au téléphone, afin de faire cesser tout de suite l’annonce dans les journaux. Elle pensait à économiser les moindres sous, elle, habituée à ne pas compter. Elle s’inquiétait : « je deviendrai mesquine, avare, et comme ce serait vilain. »

Elle s’empressa de remercier la personne de leurs amis qui lui avait dépêché ce locataire muni des meilleures recommandations, et revint au boudoir. Elle fit des chiffres, se sentit satisfaite, et voulut faire part à sa mère de tous ces développements heureux. Celle-ci arrivait pour le repas du soir.

La jeune fille espérait lui voir partager son enthousiasme. Mais la maman restait silencieuse, elle se voyait obligée de vendre ses meubles et s’imaginait déjà vivant dans un taudis.

Pierrette, assez perspicace pour deviner les craintes que sa mère n’osait émettre, réussit à la rassurer. Les meubles, il ne pouvait être question de les vendre immédiatement, et pourquoi, elles n’y étaient nullement forcées. Elle s’était réservé la jouissance du garage, nous y mettrons tout ce qui sera de trop pour notre petit logis.

Sa mère l’admirait sans réserve.

— Tu penses à tout. J’ai eu tort de te laisser ignorer nos affaires si longtemps, nous n’en serions peut-être pas où nous en sommes.

— Je ne pense qu’à cela. Dès demain, je me mettrai à la recherche d’un beau petit plain-pied. Le passé n’en parlons plus, il est mort. M’eussiez-vous offert de m’occuper de vos finances quand elles étaient prospères, je me serais certainement récusée. J’arrive à me débrouiller avec rien, une fortune m’aurait fait peur. Elle souriait : « Vous le savez bien, je vivais dans un rêve, il fallait une catastrophe pour m’apprendre ce qu’est la vie. Non, vous n’avez rien à regretter. »

— Veux-tu que je t’accompagne dans tes recherches ? mignonne.

— Non, maman, vous useriez vos forces à me suivre.

Le lendemain avant de s’éloigner elle avait recommandé à Yvonne :

— Commence à empaqueter, je ne sais pas où nous irons mais nous partirons bientôt. Ingénie-toi à ne pas troubler les habitudes de maman.

Elle entra vers la fin de l’après-midi. Sans enlever son chapeau, elle se presse vers le boudoir, sa mère est occupée à lire ; au bruit de ses pas, elle relève la tête et l’interroge du regard.

— Oui, j’ai trouvé, mère, et je viens vous prier de m’accompagner. Je voudrais que vous voyiez avant de prendre une décision définitive.

— Non, mon enfant, c’est inutile, je ne trouverai rien de beau. Puis je me fie à ton goût, je ne doute pas que tu as su trouver quelque chose au moins convenable.

— Non seulement convenable, mais confortable, maman. Je suis certaine que vous aimerez votre nouveau logis.

Les jours qui suivirent furent des jours de bouleversement. Pierrette s’efforcait d’être partout : avec Yvonne pour l’aider, avec sa mère afin de la distraire, et de lui faire oublier tout ce qu’il y a de désagréable dans un changement de domicile.

Un après-midi, elle sortit pour des courses urgentes. Pendant son absence, elle fut demandée à l’appareil.

Yvonne court sur ses pas : comme elle entre, se dirigeant vers la chambre de sa mère :

— Mademoiselle ! Mademoiselle ! on vous a demandée au téléphone.

— As-tu noté le numéro ? Yvonne.

— J’ai même pris le nom, mais je ne me souviens de rien, regardez plutôt sur la petite table.

Pierrette reconnaît le nom de l’un des hommes d’affaires chez qui elle s’est présentée.

Elle s’empresse d’appeler à son tour, mais le Monsieur est absent et on ne l’attend à son bureau que le lendemain matin. Un instant, elle eut la crainte d’avoir manqué l’occasion, peut-être unique, de se trouver un emploi. Puis optimiste malgré tout, elle se dit : « on ne peut me tenir rigueur d’être sortie. »

Le lendemain matin à neuf heures elle était déjà devant l’appareil, elle avait compris depuis le premier jour qu’elle ne pouvait plus afficher la même indépendance, elle serait sous peu une salariée. Quand elle eut obtenu la communication, on lui répondit que Monsieur X était là. Il ne lui promit pas tout de suite du travail, il la priait de passer à son bureau dans le cours de l’après-midi.

CHAPITRE NEUVIÈME

LES NOUVELLES


Par extraordinaire, Charlie est sorti du bois ; depuis huit jours, il est de nouveau en contact avec le monde civilisé. Un journal tombe sous sa main, il y jette négligemment les yeux ; une annonce en lettres grasses attire presqu’aussitôt son attention.

MAISON À VENDRE

Mais elles sont donc bien pressées. Il réfléchit un instant et conclut : « Ce que je suis niais, Pierrette se marie à Guy de Morais, et Madame des Orties, avant d’aller rejoindre sa fille aux États-Unis, réalise tous ses capitaux. »

Cet incident ne le laisse pas indifférent, mais il s’efforce de n’y plus penser. Depuis la rupture définitive, il s’est obligé à chasser l’idée de Pierrette, il ne peut penser à elle sans un serrement de cœur, alors il a fait sa vie si occupée, qu’il ne lui reste pas une minute pour rêver, et peu à peu l’apaisement s’est fait dans tout son être.

Aujourd’hui, au seul contact de ses yeux avec ce nom qui pourtant n’a pas été écrit pour lui, il sent tous les souvenirs de jadis revenir en nombreux essaims. Il se rappelle son enfance, et Pierrette qu’il aimait déjà quand elle n’était encore qu’une fillette aux robes courtes ; Pierrette devenue jeune fille, ses beaux rêves d’avenir, sa défection. Lui qui avait en elle une telle confiance. Il passe la main sur son front, personne ne doit soupçonner ce qui se passe en lui, machinalement il se lève et se dirige vers la sortie de l’hôtel. Il accélère le pas, et bientôt il voit derrière lui, brillant comme des étoiles les fenêtres des dernières maisons de la petite ville.

Ses idées se classent. Au cours de l’été il fera un voyage à Québec. Pierrette sera partie à New-York, il ne pourra plus qu’entendre parler d’elle.

Après cette longue marche il se sent plus calme, et revient vers la pension. Le souper a été servi, on l’a cru parti. Il constate tout cela d’un coup d’œil dans le corridor dont la disposition lui permet d’étudier d’un regard la salle à manger ; il se glisse sans bruit à l’étage supérieur, heureux de n’avoir rencontré personne. Il pénètre dans sa chambre et ferme la porte à double tour. Demain il ne déjeunera pas ici, comment pourrait-il supporter les cancans de ces hôtels de petite ville où les mêmes personnes se rencontrent périodiquement et s’entretiennent des affaires de leurs voisins.

Charlie est une de ces natures très énergiques qui ne se laissent abattre par rien. Il a aimé Pierrette profondément. Il ne fait rien à la légère. Elle n’a pas su comprendre le grand sentiment désintéressé qu’il lui a voué ; il ne veut pas se désoler outre mesure. Pourtant, certains jours plus sombres il a craint de sentir germer en lui la haine, il a eu peur de lui. Alors il se saisissait d’un souvenir d’elle, d’un de ces riens qu’elle lui avait donnés autrefois, et tout de suite il sentait son cœur se fondre d’amour pour elle. Comment en pourrait-il être autrement, il l’a toujours aimée, il n’a jamais aimé nulle autre femme. Maintenant il redoute la prochaine expérience qu’un jour ou l’autre il fera d’une jeune fille. Il ne peut arriver à les croire toutes pareilles à Pierrette, prêtes pour un oui ou un non à délaisser l’homme auquel elles ont promis leur foi. Maintenant qu’il souffre à cause d’elle, et ce soir d’une brûlure plus cuisante, il se dit que pas une ne pourrait jamais lui plaire comme Pierrette. Plus il réfléchit entre ces quatre murs blanchis à la chaux, dans cette chambre faite de bois vert qui a séché et dont les interstices des planches lui permettraient de suivre ce qui se passerait chez son voisin s’il y en avait un, plus il se persuade d’une chose, plus il se rappelle que jamais elle ne lui a déclaré son amour. Il mettait sur le compte de l’éducation qu’elle avait reçue la froideur dont elle s’entourait. À force de remuer les cendres du passé, il a fini par comprendre que l’amitié de la jeune fille n’était faite que de camaraderie et qu’elle n’avait pu en un jour se muer en amour. Ils se connaissaient depuis l’enfance. Pierrette qu’il avait entourée de gâteries. Pierrette qu’il avait adulée, ne l’avait jamais aimé. Il n’avait pas su éveiller en elle ce sentiment dont elle était capable, puisqu’il était éclos un jour dans son cœur, avec une rapidité surprenante, mais pour un autre.

Charlie se mit à s’adresser des reproches. Si elle allait être malheureuse avec cet inconnu ? Pourquoi était-il parti avant qu’elle ne fût guérie ? Il l’aurait ramenée à lui. Puis il se fatigua de tourner dans ce cercle vicieux dont il ne pouvait sortir puisqu’elle était mariée à un autre. Il finit par essayer de se consoler en se disant que tout était pour le mieux ainsi. Elle aurait toujours été prête à prendre son vol vers un autre cœur, et j’aurais été très malheureux.

Malgré tous ces beaux raisonnements, l’aurore le trouva assis devant une table, la tête dans ses mains.

En se rendant au bureau payer sa note, il jette machinalement les yeux sur le courrier. Une lettre pour lui. Elle a beaucoup voyagé et finit par lui arriver. Il la décachette d’un air indifférent tout en attendant sa monnaie que la femme est allée chercher dans une autre pièce. Elle lui vient de l’un de ses cousins, parti dernièrement se fixer à Québec.

Il lui parle d’une maison qu’il a louée. Puis s’informe : « Suis-je mal renseigné ? Ne devais-tu pas te marier à une jeune fille du nom de Pierrette des Orties ? Ne demeurait-elle pas sur la Grande Allée ? As-tu appris qu’elle a perdu sa fortune ? Je suis peut-être indiscret, mais je suis si certain que cela ne peut être la raison qui vous a séparés. »

Puis il lui donnait des nouvelles de sa famille et l’invitait de venir lui rendre visite à Québec.

CHAPITRE DIXIÈME

LE TRAVAIL FORCÉ


Dans un bureau bien éclairé, Pierrette est installée devant un pupitre. Pour la première fois ce matin, elle fait l’apprentissage du « struggle for life ». Avec sa jupe grise, sa blouse blanche, elle ressemble à une véritable jeune fille de bureau. Elle lit attentivement des papiers et les classe. Elle paraît très occupée.

Après une première semaine, son patron — comme ce mot semble drôle dans la bouche de la fière et indépendante Pierrette ! — son patron la demande à son bureau, et l’interroge :

— Trouvez-vous qu’on vous fait la vie trop dure ? Pensez-vous pouvoir vous habituer à rester enfermée ?

Pierrette lève ses beaux yeux noirs brillants pour répondre :

— Si je puis acquérir assez d’expérience pour vous rendre service, en ce qui me concerne, je suis enchantée de ma position.

Il sent bien que Pierrette n’a eu qu’à faire appel à sa bonne éducation pour répondre de la sorte. Certains jours, il a remarqué que les heures lui semblent bien longues ; et en effet malgré l’intérêt qu’elle porte à son travail, malgré le plaisir de penser qu’elle n’est plus obligée de contracter des dettes pour vivre, pensée qui l’encourage et la stimule, elle broie du noir. Passer ses jours entre les quatre murs d’un bureau quand on a été gâtée, quand la vie n’a été jusqu’à vingt et un ans occupée qu’au seul gré de ses caprices ou de ses désirs, le changement est trop radical pour ne pas amener un peu de tristesse.

Ce soir, elle entre avec son premier salaire, elle court à la cuisine :

— Yvonne, acceptez ceci, en acompte sur ce que je vous dois d’arriéré.

La bonne a beau protester que Mademoiselle ne lui doit rien, Pierrette se sauve en laissant le billet de banque sur le coin de la table.

Elle ne peut aller loin dans ce petit logis, et Yvonne la rejoint aussitôt à la salle à manger. La jeune fille est à ranger son chapeau et son manteau dans la garde-robe.

Yvonne a beau protester qu’il doit y avoir des choses plus pressantes à payer, Pierrette lui ferme la bouche en lui disant :

— Je vous prie, ma bonne, n’insistez pas, vous me feriez de la peine, retournez à votre cuisine.

La vieille s’en retourne en marmottant.

Au souper Pierrette s’informe de mille détails. Sa mère lui répond point par point. Elle ne peut reconnaître son enfant dans cette jeune fille devenue du jour au lendemain une personne si différente. Autant elle ne s’occupait de rien autrefois, autant elle n’oublie rien maintenant. La maman craint que ce beau zèle ne se refroidisse ; elle en serait contrariée, car elle ignore si elle saurait tenir une maison avec si peu.

À l’heure de la soirée une amie de Pierrette l’appelle, et lui demande si elle est libre. Elle répond affirmativement.

— Puis-je aller te voir demande l’amie d’une voix hésitante ? C’est pour une œuvre de charité.

Pierrette l’invite à venir, elle se demande pourtant ce qu’elle sera en mesure de faire présentement. Peut-être suffira-t-il de vendre à un comptoir, le soir ! Enfin elle verra, si elle peut quelque chose.

Madame des Orties s’est retirée. Elle ne peut supporter l’idée de recevoir dans les conditions où elles se trouvent. Le salon est pourtant convenable. Elles y ont logé le piano à queue, le « Chesterfield » et l’espace est encore assez grand.

Pierrette fait les honneurs de son petit « home » comme elle faisait les honneurs de son riche logis.

Elle cause gaiement avec son amie, s’informe de plusieurs jeunes filles qu’elle n’a pas rencontrées ces derniers temps ; elle a été si occupée, et cela lui semble si comique dans sa bouche, cette expression : « si occupée ».

La quêteuse expose le but de sa visite.

— Ne suis-je pas indiscrète en venant te solliciter ? Tu étais si généreuse que j’aurais eu du regret de ne pas t’associer à nous comme autrefois.

Elle avait une manière de dire : « comme autrefois » qui finit par blesser l’oreille de Pierrette. Elle pensait malgré elle : « Ne pourrait-elle pas omettre de me rappeler si maladroitement mon passé ! »

Pour écourter cette visite qui lui devenait à chaque instant plus désagréable à cause du complet manque de tact de cette amie, Pierrette sachant bien que sa mère devait suivre leur conversation, sa chambre étant contiguë au salon, dit à la jeune fille :

— C’est le Père X… qui s’occupe de cette œuvre, j’irai le voir demain.

Elle se levait en même temps de manière à lui faire comprendre qu’une visite dans un but de charité ne doit pas s’éterniser.

L’autre piquée au vif ne put s’empêcher de lui décocher une pointe :

— J’étais à peu près certaine qu’il était inutile de te voir sous les circonstances.

Pierrette ne releva pas l’intention malveillante, mais elle sentait cruellement que l’allusion répétée était voulue : cette jeune fille était jalouse et n’avait pas de cœur. Elle la reconduisit elle-même et la laissa sur un cordial au revoir.

Elle se demandait combien de ses amies sentiraient ainsi un plaisir malin à humilier la Pierrette qui tenait toujours la première place autrefois ; cette réflexion ne fit qu’amener un sourire amer sur ses lèvres. Riche, elle avait appris à connaître les derniers échelons de la société ; pauvre, elle apprendrait à juger la valeur des amitiés mondaines.

Après avoir souhaité une bonne nuit à sa mère, elle se retira dans la salle à manger. Elle avait eu le temps de prendre une décision depuis l’arrivée de son amie. Elle donnerait sa parure de diamants. Comme elle était d’une valeur inestimable, elle irait elle-même la porter au Père qui la ferait râfler.

Elle n’avait pas pris cette détermination sans qu’il lui en coûtât. D’un autre côté, comme l’avait si judicieusement remarqué son amie, elle était généreuse. Cette parure ne pouvait plus lui être d’aucune utilité. Aurait-elle jamais l’occasion de la porter ? Et si oui, ne serait-elle pas déplacée dans la chevelure d’une jeune fille obligée de travailler pour gagner sa vie ?

La conserver, en souvenir de l’ingrat qui l’avait abandonnée, juste au moment où elle aurait eu le plus besoin de quelqu’un pour l’aider, quand elle se trouvait sans défense aux prises avec la vie ? Elle n’y tenait pas plus que cela.

Elle avait écrit à son cousin Benoît, à New-York, et lui avait exposé leur ruine sans ne rien lui cacher du désastre, elle racontait également la défection de son ami sans un mot amer pour celui-ci. Elle semblait être fataliste, et se consoler en se disant qu’il était écrit que les choses se passeraient ainsi. Ce n’était pas son idée au fond, mais elle considérait comme une grande grâce d’avoir pu découvrir avant son mariage, ce côté si petit de cet homme qu’elle jugeait maintenant indigne d’elle. Elle lui avait aussi fait part de sa nouvelle vie, et ne se plaignait pas de son travail.

La réponse ne se fit pas attendre : « Viens, Pierrette, nous ne sommes que des garçons à la maison, maman a toujours dit qu’elle aimerait voir une fille au milieu de nous, Viens donc, cette chère maman, tu lui tiendras compagnie, nous sommes si souvent au dehors. »

Pierrette répondit aussitôt à cette bonne lettre. Elle remerciait sa tante et ses cousins de leur gentillesse, dont elle n’avait jamais douté : si pour le présent, elle refusait leur offre désintéressée, elle acceptait pour le jour où fatiguée de la vie, elle aurait besoin de repos. Elle donnait des nouvelles de sa mère, et terminait en les assurant que tout allait pour le mieux.

À la longue Madame des Orties se prit à aimer le logis choisi par sa fille. Il était petit, mais personnellement, elle était presque aussi bien installée qu’autrefois. Elle ne pouvait se faire à l’idée que Pierrette ne souffrît pas de tous ces changements bien qu’elle l’en assurât.

Devant le dévouement et l’entrain de sa jeune fille qui ne se démentaient pas, Madame des Orties sentait progressivement renaître son courage, et en venait même à s’intéresser à leur nouveau genre de vie.

Elle reprenait peu à peu ses habitudes de vie sociale. Après la catastrophe, orgueil blessé, amour-propre chatouilleux, craignant d’entendre des allusions désagréables, elle avait refusé sa porte à ses meilleures amies. Le prétexte était tout trouvé : sa santé avait été trop fortement ébranlée. Pierrette voyait avec plaisir se dessiner ces améliorations. Elle avait craint un temps que la solitude ne devînt dangereuse pour la santé morale de sa mère ; de ce côté aussi l’horizon s’éclaircissait.

Un soir, Pierrette se rendit chez le Père X… et lui remit le bandeau de diamants.

Le bon Père se récusait :

— Je ne puis accepter un objet d’une telle valeur, autrefois vous pouviez faire de ces largesses, mais maintenant !

— Mon Père, je vous prie de l’accepter. Vous le mettrez en râfle. Il vous rapportera un montant assez considérable.

— Vous pourriez le vendre, mon enfant.

— Le vendre ! j’espère bien n’être jamais réduite à cette extrémité. Mais ce bijou serait le dernier que je me résignerais à échanger pour de l’argent.

— Enfin, puisque vous y tenez, soit.

Pierrette revint chez elle. De l’avoir donné, ce bandeau, de penser qu’elle ne le verrait plus, lui était un soulagement.

Sa mère, au contraire, ne pouvait imaginer qu’elle se départît avec joie d’un bijou qu’elle avait un jour paru si fort apprécier.

— Si tu le désirais une fois ou l’autre, petite, pour aller en soirée ?

— Il ne serait plus de ma condition de fortune. De plus, il me rappelle un lâche. Ce souvenir m’est plutôt pénible.

— Tu n’as pas de nouvelles de Charlie, mon enfant ?

— Non, maman. Et comment voudriez-vous que j’en aie ?

— Quelque fois j’avais l’espérance. Tu sais, dans les mêmes circonstances, il n’aurait pas agi comme Guy de Morais.

Cette idée, combien de fois avait-elle hanté l’imagination de Pierrette depuis ces jours de malheur ! Elle avait senti dans son âme la certitude que Charlie n’aurait pas abandonné sa fiancée pour une question d’argent. Elle le savait si désintéressé. Que pouvait-elle contre l’inéluctable ? elle l’avait sacrifié de gaieté de cœur, lui, le seul ami qui aurait eu le courage de lui être fidèle dans l’épreuve. Ces pensées étaient inutiles, elle ne pouvait rien changer à sa conduite passée.

Un lourd silence passa entre les deux femmes. Pierrette ne voulait pas donner suite à la remarque de sa mère, il lui était désagréable de s’entendre rappeler qu’elle avait commis une bévue, une de ces bévues qui sont irréparables. Elle s’était crue de son siècle, c’est à dire une femme qui consulterait sa tête au lieu de son cœur dans une question de mariage, et elle avait la preuve du contraire.

Inutile d’avoir des regrets si la vie était à recommencer, elle sentait que sa conduite serait la même. Rien ne peut compter devant l’amour. Toute cette soirée, elle resta pensive.

CHAPITRE ONZIÈME

COUP DE FOUDRE


À force d’économies, Pierrette avait réussi à rétablir son budget. Elle ne devait plus rien à personne, aussi avait-elle repris autant que possible sa vie mondaine, elle était surprise cependant de ne plus savoir y mettre l’entrain d’autrefois.

Un dimanche, le Père X… l’appela au téléphone : elle avait eu la chance de tirer le numéro gagnant de sa parure de diamants. Elle fut toute surprise, elle l’avait presque oubliée, cette parure.

— Venez la chercher, mon enfant, elle est doublement à vous : le bon Dieu ne voulait pas vous en priver.

— Mais qu’en ferai-je maintenant, mon Père ?

— Plus tard, attendez. Dieu vous fournira peut-être l’occasion de vous en servir. Ses desseins sont impénétrables.

— Vous avez triché, mon Père, ajouta Pierrette d’une voix taquine. Vous ne vouliez pas que je me départisse de ces diamants me croyant toujours un peu coquette, d’ailleurs comme toutes les jeunes filles.

— Non, mon enfant, vous pouvez consulter vos compagnes. Nous avons choisi pour faire le tirage un soir où vous n’étiez pas là, afin de vous ménager. Nous n’ignorions pas que de voir une autre s’éloigner avec ce diadème, porté une seule fois, pouvait vous être une souffrance. Demandez à Jacqueline, elle vous dira qu’elle a plongé la main dans la grande boîte de carton que vous connaissez, celle où avaient été disposés les billets, et que le vôtre, acheté les premiers jours, s’est trouvé le premier sous ses doigts.

— C’est très bien, mon Père, je ne disais cela que pour badiner. Gardez-le pour vos œuvres.

— Non, par exemple ! Je vous ai dit de venir le chercher, obéissez.

— C’est bien, j’irai et je vous remercie.

Un soir, en entrant de son travail, Pierrette sonne au monastère et demande le Père X…

Et ce bijou dont elle avait cru se débarrasser à tout jamais, redevint sa propriété.

Elle le mit avec les autres bijoux de valeur et dit à sa mère :

— Si jamais vous êtes sollicitée au profit d’une œuvre de charité, et que vous n’ayez pas d’argent, n’hésitez pas, donnez-le.


* * * *


L’été est beau mais il fait bien chaud. Pierrette, malgré son énergie, trouve la vie plus difficile qu’elle ne l’était les années précédentes quand elle n’avait qu’à se promener sur la grève. Tous les jours le même soleil chaud qui amollit l’asphalte, sèche les rues aussitôt arrosées, ce vent qui soulève un nuage de poussière et de microbes, un orage qui éclate à la sortie du bureau, tous ces inconvénients journaliers auxquels elle n’était pas habituée lui pèsent un peu.

Pourtant un rien suffit à lui faire plaisir. Ce matin, en entrant, elle a trouvé une lettre de son cousin, il lui annonce sa visite prochaine. Elle en est heureuse, ce sera une agréable diversion, mais elle songe en même temps qu’elle ne pourra pas s’occuper de lui comme autrefois. Ah ! cet autrefois qui revient sans cesse en parallèle avec le présent, comme elle voudrait l’abolir. Elle se promet tout de même de profiter de sa venue pour s’amuser. Elle espère que sa présence fera fuir cette sensation d’ennui qu’elle éprouve depuis quelques semaines, et qui se fait plus intense au milieu des amusements que durant ses longues heures de travail.

Pierrette vêtue d’une robe bleue à pois blancs, un large chapeau sous lequel sa figure disparaît aussi bien que ses cheveux, se dirige vers la basse-ville. Elle ne sait pas, et ne vous croirait pas si vous le lui disiez, que dix pas derrière elle, ralentissant l’allure, quand il prévoit qu’une vitrine peut attirer l’attention de la jeune fille, et lui livrer en même temps son identité, Charlie la suit afin de se procurer des renseignements qu’il n’a pas voulu demander à des étrangers. Il saura enfin où elle travaille. Il ignore encore où elle demeure, mais il se jure de le découvrir avant longtemps.

Il l’examine : toujours la même démarche fière et bien balancée, toujours ce port de tête si altier ; la ruine ne l’a pas abattue. Il la regarde pénétrer dans l’immeuble et reste à faire les cent pas à la basse-ville. À quelle heure peut-elle bien aller dîner ? il suppose midi. Vers cette heure, il revient flâner aux alentours de l’établissement dans lequel Pierrette est entrée ce matin ; il consulte sa montre : midi et quart, midi vingt, midi trente-cinq. Des hommes, des femmes, des jeunes gens le dépassent pressés, les uns se précipitent vers l’escalier et gagnent la partie haute de la ville, les autres se dirigent droit devant eux, ils vont vers Saint-Roch, d’autres enfin s’engouffrent dans des trams débordants, ils iront donc jusqu’à Saint-Sauveur ou Saint-Malo, plus loin aussi peut-être, à Limoilou. Puis le flot humain cesse de le frôler, la rue redevient déserte, seul le klaxon d’un camion ou d’une automobile jette un appel strident avant de s’engager au tournant d’une rue. Alors, se dit-il, je l’ai manquée, je suis venu trop tard, elle a dû s’enfuir à midi tapant ou même un peu avant, elle m’a échappé. Je me reprendrai une autre fois. Si je savais pour quelle maison elle travaille, comme le premier venu je m’informerais à quelle heure la fermeture. Mais les données que je détiens ne me suffisent pas. Comment savoir ? Dans cet édifice il y a de nombreux bureaux. Il s’entête. Je reviendrai ce soir à cinq heures. Aujourd’hui je n’ai rien autre à faire. Je veux savoir et je saurai.

Pas une minute il ne songe qu’il peut paraître ridicule. Cinq heures moins un quart, et déjà Charlie est à son poste d’observation. Pierrette sort ; son patron lui offre de prendre place dans sa voiture qui stationne à quelques pas. Elle passe tout près de lui, elle frôle de sa manche légère la rude étoffe de son habit, mais elle lui tourne le dos, et dans sa précipitation afin de ne pas faire attendre, elle n’a pas remarqué un homme immobile sur le trottoir. Lui a senti un grand désir, un désir fou de l’arrêter au passage, de lui souffler : Pierrette ; mais il y a de si nombreux mal appris dans cette partie de la ville qui ennuient les jeunes filles, qu’il se retient ; elle ne reconnaîtrait pas sa voix, elle continuerait son chemin sans se retourner. Charlie se dit : je la filerai en taxi. Mais pour héler une voiture, il faut au moins en voir une. Enfin une machine à vide. Le jeune homme n’a pas encore perdu de vue la limousine qui emporte Pierrette. Il commande au chauffeur : suivez cette Packard No 12388. Le chauffeur a-t-il mal compris l’indication ? a-t-il perdu la piste à une minute où le trafic était plus dense ! Toujours est-il que Charlie s’aperçoit tout à coup que la Packard 12388 n’est plus en vue. Il maugrée entre ses dents, commande au conducteur de stopper, paie et descend. Comme cela lui ferait du bien, de passer sur le dos de cet imbécile qui n’a pas su faire son travail, le mécontentement qui gronde dans son âme, à l’ordinaire si paisible. Pas une minute il a pensé se faire conduire à l’hôtel, tellement il se sent en colère.

Il retourne à pieds, en pestant contre cette journée qui ne lui a valu que des désagréments, il a fait le planton, il s’est promené en taxi. Sa manière d’y monter et d’en descendre ne peuvent que porter au ridicule, tout cela réuni ne peut le faire changer d’idée, il veut à tout prix revoir Pierrette et, avant, savoir au juste ce qu’elle est devenue.

À la réception de la lettre de son cousin, il n’est pas tout de suite parti. Il a réfléchi, puis toujours une voix lui disait que Pierrette était pauvre, que c’était bien elle qui avait loué sa maison, qu’elle n’était plus heureuse et qu’elle avait besoin de lui. Puis un jour sa décision a pris corps, il ira à Québec, il verra si tous ses pressentiments sont des réalités. Il se met en correspondance avec ses chefs. Il lui faut un congé illimité. Combien de temps faudra-t-il pour reconquérir sa Pierrette ? Cette fois il ne fuira pas avant le succès complet. Toutes ses affaires réglées, un soir d’été, il débarque à la Gare Union, à la même heure, du même train auquel Pierrette est venue à sa rencontre. Aujourd’hui il est seul, personne ne l’attend, afin d’être plus libre de ses mouvements il n’a même pas prévenu son cousin de son arrivée.

Le lendemain, un nouveau plan occupe son esprit ; il rencontrera l’une des amies de Pierrette qu’il sait jalouse et bavarde, sans avoir besoin de la questionner il saura tout ce qu’il désire et bien davantage encore. Un coup de téléphone, il l’amène au Canadien. En effet, il ne s’est pas trompé. Heureuse de se pavaner avec l’ancien fiancé de Pierrette, sa langue va. Il écoute depuis une demi-heure et il en sait plus qu’il ne lui en faut pour réussir son plan. Maintenant il s’agit de s’en débarrasser. Il ne peut se décider à la planter là sur le trottoir au sortir du théâtre, il devra donc attendre à demain pour revoir Pierrette.

Cinq heures moins dix, Pierrette commence à mettre en ordre les papiers épars sur son bureau, elle entend le grincement de la porte poussée du dehors, elle l’entend se refermer, elle lève la tête. Quelle n’est pas sa stupéfaction de voir en face d’elle Charlie. Elle cherche son crayon, bouleverse tout, et ne trouve rien, elle voudrait surtout faire cesser les battements si précipités de son cœur. Elle ne peut faire attendre un client de la sorte, fût-il son ex-fiancé ? Elle se lève et s’avance, mais avant qu’elle n’ait eu le temps de poser une question, Charlie a parlé le premier, il demande :

— Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu étais obligée de travailler ?

Le mot a été spontané, il le regrette déjà ; comment le prendra-t-elle avec cette tête qu’il lui voyait l’autre matin ?

Dans son émoi, il a oublié toutes les belles phrases qu’il avait préparées et son cœur seul a dicté ces quelques paroles.

Pierrette très pâle regarde Charlie. Ses lèvres tremblent, elle ne peut arriver à articuler une syllabe. Elle se croyait plus maîtresse d’elle-même. Mais aussi cette surprise après une journée de travail et de réclusion par cette chaleur. D’une voix très basse, elle prononce :

— C’était bien inutile.

— Qu’en sais-tu Pierrette ?

Puis changeant de ton :

— As-tu affaire à M. Z ? questionne-t-elle !

Inconsciemment elle avait repris le tutoiement de jadis, Charlie ne lui en avait-il pas donné l’exemple ?

— C’est inutile de simuler, Pierrette, tu le sais bien.

— As-tu affaire à M. Z ? questionne-t-elle.

Pierrette répéta :

— C’est bien inutile.

Charlie la regardait, il avait espéré une toute autre réception. Il se ressaisit :

— Pierrette, tu pars à cinq heures, prépare-toi, je te reconduis chez ta mère.

La jeune fille hésite.

Peut-elle accepter cette politesse de Charlie ? Pourquoi pas ? Il lui semble si peu ressemblant au jeune homme qu’elle avait attendu, un jour, au débarcadère du chemin de fer.

Elle s’agite, classe, place dans les filières ; ses longs doigts sont aussi habiles à ce travail qu’ils l’étaient autrefois à manier des fleurs. Enfin elle est prête.

Charlie ouvre la portière et s’efface :

— Monte et conduis, Pierrette, tu sais toujours.

Elle hésite une minute et s’élance. Elle enlève ses gants blancs et les tend à Charlie :

— J’ai appris à les faire durer, dit-elle, et elle rit d’un petit rire nerveux.

Il la regarde à la dérobée, elle ne parle pas, ne s’occupe qu’à conduire avec prudence et sûreté, il voudrait bien percer ce front et savoir les idées qui se logent en dessous, mais elle a une figure figée, tendue dans un effort suprême d’indifférence.

Elle a pris la côte de la Montagne, la rue Buade, la rue de la Fabrique, la rue Saint-Jean, puis descend dans la partie basse du faubourg Saint-Jean-Baptiste. Elle stoppe la machine, descend, et lui lance, la voix âpre :

— Tu as voulu savoir où nous logeons ; nous en avons baissé, cela te fait-il plaisir ? Je puis te dire que, pour moi, ce m’est indifférent.

— Allons, Pierrette, reprend Charlie, pourquoi être méchante, tu sais bien que je n’ai pas voulu, par simple curiosité, savoir où tu demeurais ; j’ai tant désiré te revoir, j’ai tant souffert de te savoir obligée de travailler ! Oh Pierrette ! je t’en prie, comprends et ne m’accuse pas injustement. Tu as été sans le vouloir très dure envers moi, je ne te l’ai pas reproché, et ne te le reproche pas, mais pour une fois, sois juste à mon égard.

La jeune fille était engagée sur le marche-pied, le jeune homme debout sur le trottoir appuyait sa main à la portière de la voiture. Ils se trouvaient tous deux face à face. Pierrette pouvait lire sur le visage ouvert de Charlie la sincérité des paroles qu’il prononçait. Jamais, pourtant, elle ne l’avait connu éloquent comme ce soir.

— Tu as raison, mon ami, j’ai été injuste et méchante envers toi, ne regrette rien, j’ai été bien punie.

Sa voix avait pris, comme jadis quand elle lui parlait, des intonations douces, elle ajouta :

— Je ne puis m’attarder davantage, mère est maintenant habituée à mes sorties et à mes rentrées régulières, elle se mettrait l’esprit à la torture. Un jour ou l’autre tu pourras venir la saluer ; elle reçoit l’après-midi et sera contente de te revoir.

Elle s’enfuit, et Charlie reste figé sur place, comme s’il eût espéré qu’un hasard quelconque l’obligerait à sortir de nouveau. Et pourquoi ? il avait eu l’occasion de lui exposer tous ses griefs, de formuler toutes les demandes, il n’avait pas su profiter de sa présence. Loin de là, il lui avait dit une foule de choses qui pouvaient l’éloigner de lui quand il s’était tant promis de la reconquérir. Il se faisait des reproches, il avait toujours été ainsi. À quoi bon se désoler ? Il ne changerait pas du jour au lendemain. Dans toutes les circonstances graves, sa timidité en face de cette enfant lui avait fait commettre des bévues, les jours et aux moments où il avait le plus désiré n’en pas commettre.

Un après-midi il vint rendre visite à Madame des Orties. Pierrette n’avait pas prévenu sa mère du retour de Charlie et de leur rencontre ; celui-ci en pénétrant dans le salon lut la surprise sur la figure de son hôtesse et comprit aussitôt le silence de Pierrette. Il en fut mortifié et jugea convenable de ne pas mentionner leur récente entrevue. Madame des Orties ne put s’empêcher de lui dire :

— Je trouve étrange que vous n’ayez pas eu l’intention de revoir ma jeune fille la première, mais j’y songe, vous ignorez probablement qu’elle travaille, vous aviez espéré la rencontrer à la maison cet après-midi.

Charlie eut la franchise de répondre :

— Si, j’ai revu Pierrette, il y a près d’une semaine. C’est elle qui m’a proposé de vous faire une visite.

Madame des Orties allait lui expliquer ou lui demander quelque chose, et elle n’en eut pas le temps, s’excusant auprès du jeune homme. Elle s’avance, la main tendue, pour souhaiter la bienvenue à une nouvelle arrivante. Puis le cercle s’agrandit, et la conversation ne porta plus que sur des questions mondaines, de sorte qu’une bonne causerie intime devint impossible.

Charlie prend congé trouvant sa position passablement ridicule, assis comme il l’était entre deux vieilles dames, bien que l’une d’elles fût la mère de Pierrette.

À peine était-il sorti que la visiteuse s’ingénia par d’habiles questions à pousser Madame des Orties à des confidences. Tant de potins couraient déjà dans le cercle de leurs connaissances. Elle tombait mal, jamais cette femme, absolument bien, n’avait mêlé le public à sa vie ; et pour cause, du reste, elle ne savait rien de ce qui s’était passé entre sa fille et le jeune homme. Avaient-ils recommencé leur roman au point où ils l’avaient laissé quelques mois auparavant ? Mystère. La curieuse en fut pour ses frais.

Cela n’empêcha pas les racontars les plus divers de courir la ville le lendemain ; on se soufflait à l’oreille, entre deux gorgées de thé chaud : Pierrette et son premier fiancé sont à nouveau d’accord, ou bien la petite des Orties en a rabattu, elle s’efforce de reprendre dans ses filets celui qu’elle a jadis dédaigné.

Charlie avait imaginé qu’il serait agréable à Pierrette de rentrer à la maison, le soir, en auto. Il vint à sa rencontre deux jours de suite sans qu’elle ne soufflât mot ; le troisième soir, elle lui signifia de cesser ses assiduités. Qu’en penserait-on au bureau ? Et dans le monde ?

En sautant lestement de voiture, elle lui fit cette remarque :

— Si tu savais tout ce qui se dit sur mon compte, tu comprendrais que je te supplie de ne plus revenir.

Il insista pour connaître les commérages, mais elle répondit :

— Écoute jaser, et tu sauras.

Il aurait voulu lui dire de laisser les langues s’aiguiser et de s’occuper de lui qu’elle faisait souffrir, mais il n’en trouva pas le courage, il s’éloigna désespéré. Il était resté silencieux, ces derniers soirs, croyant que peu à peu elle s’habituerait à nouveau à sa présence, à son amour. Si comme lui, elle eut été tout occupée de son amour aurait-elle entendu les mots malveillants, certes non. Elle ne voudrait donc jamais comprendre qu’il l’aimait réellement et profondément.

C’est samedi l’après-midi, il y a une partie de tennis : Pierrette est libre, ses sandales attachées à sa raquette, sa robe de soie de l’année précédente, un bandeau blanc retenant ses cheveux, elle se dirige de son pas décidé dans la direction du court.

Elle arrive, chausse les sandales. Quelques minutes plus tard le jeu commence.

Dans l’entraînement de la lutte pour la victoire finale, Pierrette n’a pas remarqué un nouvel arrivé. Comme elle laissait tomber sa raquette et se disposait à se retirer, elle entend une voix connue :

— Pierrette, joues-tu la prochaine partie avec moi ?

Elle relève la tête, et sans une minute d’hésitation, refuse cette invite :

— Charlie, je te remercie, mais c’est impossible, je rentre.

Tout en parlant elle a remis ses souliers de ville et se dispose à laisser le court après un amical au revoir à ses compagnes et à ses compagnons.

— Au moins, implore Charlie, permets-moi de t’accompagner.

Il s’est approché tout près afin que sa supplique ne soit pas entendue de tous.

Pierrette fait un signe de tête affirmatif.

Il règle son pas sur le sien, et la conduit jusqu’à l’auto stationnée un peu plus loin.

— Aimerais-tu faire une promenade avant d’entrer ?

— Non, merci Charlie.

Il pensait qu’elle prendrait place au volant, il le lui offrit même, mais elle s’y refusa obstinément.

Les deux mains croisées sur sa robe blanche, elle regardait par la portière évitant de se tourner du côté de son compagnon : elle semblait craindre de l’entendre rompre le silence.

Le jeune homme voulut profiter de cette rencontre quelque peu fortuite, bien qu’il ne fût allé au court qu’avec l’espérance de l’y rencontrer, et de l’inviter de l’accompagner au théâtre une fois, la semaine suivante.

À peine eut-il formulé son invitation qu’elle accepta :

— Oui. Charlie, je veux bien, mais elle y mit une restriction : Si par hasard mon cousin était à la ville, je me dédirais probablement de cet engagement.

Comme autrefois Charlie souscrivit à tous les caprices de Pierrette. Secrètement elle aurait préféré l’entendre lui répondre brusquement. Lui eût-il fait observer combien elle était exigeante, elle aurait été en droit de son côté de lui faire des remarques.

Aussitôt seul, Charlie se demande s’il ne vaudrait pas mieux ne jamais la revoir. À quoi aboutiraient ces rencontres ? Il n’avait pas attaqué la question qui lui brûlait les lèvres et lui rongeait le cœur, et il jugeait que Pierrette n’était pas encore mûre pour envisager et discuter la situation de sang-froid : elle avait trop dans les oreilles le tintement des « qu’en dira-t-on ».

La semaine suivante, quand arriva le jour de la soirée promise, Pierrette cherche en vain un prétexte pour se dérober. Au souper, elle annonce à sa mère qu’elle va au théâtre avec Charlie. Entre elles pas un mot n’avait encore été échangé au sujet du jeune homme, depuis son retour. La maman attendait que son enfant commençât, et celle-ci tardait volontairement à toucher un sujet de conversation aussi épineux.

— Pierrette, ne crois-tu pas que Charlie va renouveler sa demande en mariage ?

— Il serait bien assez gauche pour le faire.

— Mon enfant, ce serait pour toi une bien belle chose, et pour moi un sujet de tranquillité, ton avenir assuré.

Pierrette ne répondit pas, elle cherchait dans la garde-robe une toilette qui lui convînt : elle ne changeait pas tous les jours maintenant. Elle sortit la robe ivoire qu’elle portait le jour du départ de son fiancé, et la replaça nerveusement ; saisit la robe rose de son retour, et de nouveau la remit à sa place.

Elle ne voulait rien qui lui rappelât les jours de leur ancienne camaraderie. Elle sentait trop combien différentes maintenant seraient leurs relations.

Elle se décida pour sa toilette noire bien qu’elle l’eût portée une fois ou l’autre pour sortir en compagnie de Guy de Morais. Elle était simple, attirait peu le regard, et lui seyait à ravir.

Ce soir, l’émotion avait fait perdre à son teint toute animation, et n’eût été l’éclat de ses yeux, elle eût paru plus âgée qu’elle ne l’était en réalité.

Charlie la trouva toute autre qu’à l’ordinaire. Avait-elle un air assez sérieux ? Quelle idée grave pouvait lui donner cette physionomie ? Il aurait tant désiré la retrouver heureuse de son retour et qu’elle le laissât paraître.

Il n’osa la questionner. En aurait-il eu le courage devant ce visage fermé ? Une seule chose n’était pas changée : sa démarche, son allure fière et indépendante.

Quand la représentation fut un peu avancée, il se pencha vers elle et d’une voix basse et voilée, il demanda s’il pouvait lui parler sérieusement, lui poser des questions si graves : quelles étaient le motif de son retour à Québec ?

— Tu as bien compris, Pierrette, que je désire te parler depuis la minute où j’ai su que tu étais libre.

Les mains de la jeune fille qu’elle tenait sur ses genoux se crispèrent, son visage devint plus pâle et elle articula :

— Charlie, je prévois le sujet de cet entretien. L’endroit est bien mal choisi. Nous ne pourrions ni l’un ni l’autre parler librement. Savons-nous qui peut entendre et colporter nos paroles ? Viens chez moi, disons samedi en quinze.

— Pourquoi pas samedi de cette semaine ? implora Charlie. Pourquoi me faire attendre une quinzaine ? Mon épreuve n’a-t-elle pas été assez longue ?

— Parce que j’aurai de la visite et ne serai pas libre.

— Comme tu voudras, concéda-t-il.

Puis le silence retomba entre eux.

Pierrette réfléchissait et le travail de son esprit transparaissait sur sa figure mobile. Charlie souffrait de son côté parce qu’il comprenait que le peu d’empressement de la jeune fille ne devait pas être de bon augure. Puis une autre idée vint traverser son imagination comme une flèche empoisonnée. Cette visite ! son cousin ne serait-il pas accompagné cette fois encore de Guy de Morais ? Il sentit la jalousie lui mordre le cœur. Pourquoi ne pas la fuir ? Pourquoi ne pas mettre entre eux de nouveau des lieues et des lieues ? Non, il se sent lié comme par un aimant invincible.

Une fois, il essaye de saisir la main de la jeune fille et de la garder dans la sienne, mais elle la retire aussitôt d’un mouvement brusque.

Pierrette lui sourit d’un sourire très tendre et très ému en lui souhaitant au revoir, elle voulait se faire pardonner la peine qu’elle lui causait, et malgré lui cette seule et faible marque d’affection insinua l’espérance dans son cœur. Il l’aimait beaucoup plus qu’avant la rupture. La rupture : il écoutait le sens de ce mot, et se disait que le malentendu qui les avait séparés, il en avait été seul cause. Depuis son arrivée à la ville, il a entendu bien des racontars sur le compte de Pierrette : ses relations avec Guy de Morais, ses fiançailles certaines et qu’il croit simplement possibles, tant d’indices pourtant auraient dû l’y faire croire, mais elle, n’était-elle pas restée la même ? Il se répétait qu’il avait lui-même coupé les ponts. Comment Pierrette, avec sa nature fière, aurait-elle écrit à Charlie quand sa dernière lettre était restée sans réponse ? Comment aurait-elle pu se disculper auprès de son fiancé s’il avait bien voulu, sur des apparences, croire à son infidélité ! À la réflexion, il se donnait tous les torts, preuve certaine qu’il l’aimait encore, et de plus en plus. Seul l’amour sait ainsi être aveugle, et couvrir d’un voile lumineux les turpitudes de l’être aimé.

Avant ces jours d’épreuve jamais Pierrette n’avait réfléchi sérieusement. Elle agissait au gré de ses désirs, penchant toujours du côté susceptible de lui apporter le plus de satisfaction, mais depuis que le sérieux était entré dans sa vie, depuis que la souffrance avait commencé de creuser un sillon dans son âme toute neuve, un travail s’était opéré en elle. Elle avait pris l’habitude de rechercher le mobile de ses actions, elle avait surtout essayé de prévoir les conséquences possibles que celles-ci pouvaient entraîner. Elle avait une nature foncièrement généreuse, et cette générosité, sa mère s’était appliquée à la développer. Même aux jours de son insouciance, elle avait été habituée à donner largement à ceux qui étaient moins fortunés qu’elle ; très jeune, elle avait appris à ne jamais faire de la peine à qui que ce soit. Par tempérament, elle n’avait pas peur des obstacles, elle l’avait prouvé lors de la catastrophe. Les difficultés avaient fait jaillir en elle une personne capable de lutter, trouvant même dans l’effort une énergie qu’elle n’aurait jamais su déployer dans le calme et le bien-être.

Entrée chez elle, elle avait repris le cours de son raisonnement. Charlie présent, elle s’était efforcée de ne pas penser à ce qu’il lui dirait bientôt, qu’il lui aurait dit tout de suite si elle l’eût laissé parler.

Le côté très fier de sa nature se révoltait à la seule pensée d’accepter de Charlie ce qu’elle avait refusé quand leurs conditions de fortune à tous deux étaient égales : maintenant ne serait-ce pas recevoir une aumône, une aumône déguisée, mais une aumône quand même ? Puis elle se sentait très émue à sonder la profondeur et la valeur de l’amour qu’il lui avait voué. Cet amour était assez noble, assez désintéressé, pour s’élever au-dessus des mesquineries d’argent, assez généreux pour fermer l’oreille aux racontars. Racontars, potins, car en effet, qui se gênerait pour dire que la fière et orgueilleuse Pierrette des Orties était tout heureuse de donner sa petite main vide au jeune homme dédaigné quand cette main était garnie.

Pour la première fois depuis des mois, les larmes coulèrent de ses yeux, elle voulut chanter pour les faire tarir, mais elles roulèrent plus abondantes, et la jeune fille après une longue veille douloureuse finit par s’endormir. Comme elle avait longtemps pensé à Charlie, elle rêva de leur entretien, elle l’entendit renouveler ses espérances matrimoniales, mais au matin, elle fut surprise de retrouver dans ses rêves les traits de Guy de Morais.

Son cousin arrive ce soir. Pierrette est à la gare et l’attend comme la dernière fois. Elle porte une robe blanche, un chapeau de paille de même teinte, et l’accueille avec la même expression de joie jeune. Cette fois, elle est venue en tram. Son cousin hêle un taxi et ils partent. Pierrette se sent confuse, et ne peut s’empêcher de prévenir Benoît :

— Il y a bien des choses de changées. Tu vois, je ne conduis plus un auto, et nous ne saurions t’offrir l’hospitalité, l’exiguïté de notre logis ne le permet pas.

Le jeune homme sourit et prenant la main de sa cousine :

— Par tes lettres, il me semblait Pierrette, que tu supportais mieux ce changement de fortune.

— Pour moi, c’est vrai, cela m’est parfaitement indifférent, mais je pense à maman, et à la mortification qu’elle ressentira de ton séjour dans une chambre d’hôtel.

— Ne t’inquiète pas, cousine, je commence à bien connaître Québec. Je n’irai pas à l’hôtel, je louerai simplement une chambre et nous prendrons nos repas ensemble. Tu verras que ta mère aura l’impression de me recevoir chez elle comme autrefois.

— Surtout évite toute allusion au passé. J’ai pris l’habitude de vivre entièrement du présent afin d’abolir les jours anciens, et d’entraîner ma mère à se faire une âme neuve en rapport avec notre vie présente.

La parfaite bonne grâce du jeune homme réussit à illusionner Madame des Orties. Il s’extasiait sur la belle disposition de leur nouveau logis. N’était-ce pas vraiment un miracle qu’elles fussent arrivées à conserver la plus grande partie de leurs meubles, à garder à Madame des Orties l’illusion du luxe de jadis, par la proximité de sa chambre avec le salon, par la disposition quasi analogue de son appartement ?

Un peu surpris de voir le grand air de cette épave du passé, il voulut questionner la bonne. Mais Yvonne n’aimait pas plus les étrangers que les visites, maintenant qu’elles signifiaient des dépenses pour sa jeune maîtresse, laquelle s’ingéniait à ne pas paraître déchoir.

— Mademoiselle paie tout ce qu’elle achète, Mademoiselle n’a pas de dettes.

La brave Yvonne ne voulut rien ajouter.

Pierrette dut subir une nouvelle épreuve de la part de son cousin ; il y mit tout son bon cœur, mais il ignorait combien cette proposition pouvait être désagréable à la jeune fille qu’il avait connue si peu réfléchie, si fantasque même.

Il fait un demi jour tendre comme en prodigue la fin des belles journées d’eté, les appliques électriques du salon n’ont pas encore été allumées. Pierrette est assise au piano et laisse ses doigts errer sur les touches, au gré de l’imagination. Elle a joué et chanté pour son cousin des morceaux agréables, gais, amusants : maintenant, elle joue en sourdine des accords d’une souveraine tristesse.

Le jeune homme en est ému jusqu’au fond de l’âme : il se dit : « Ce détachement de tout n’est que superficiel ; Pierrette est profondément malheureuse. » Se levant, il se rapproche de sa cousine et saisissant les doigts qui errent sur le clavier, il les emprisonne dans ses mains.

— Tu sais, j’avais un message pour toi et n’osais te le transmettre. Cette demi obscurité me donne du courage ; écoute-moi bien : Guy de Morais ne t’a pas oubliée quoique tu puisses en penser.

Il sentit la petite main qui se débattait pour reprendre sa liberté. Elle est émue, se dit-il, et veut me cacher ses sentiments. Il desserra l’étreinte, il en avait assez, et poursuivit :

— Si tu veux refaire ta vie, il en est encore temps, dis oui.

Elle restait froide et muette, il s’aperçut qu’elle s’était ressaisie. Tout de même, il continua :

— Guy de Morais est prêt à revenir, puisque tu acceptes si bien la perspective de gagner ta vie. Vous vivrez quand même aux États-Unis ; il travaillera, tu gagneras ta part et vous pourrez vous faire la vie luxueuse à laquelle vous êtes tous deux habitués. Je n’ai qu’un mot à lui envoyer, et il viendra me rejoindre.

Pierrette tressaillit.

— Ce mot, je te défends de le prononcer. Je ne veux pas le revoir. Je le méprise dans mon cœur, mais pourtant nous sommes si curieusement organisés que je pourrais de nouveau me laisser prendre à ses manières, à sa parfaite distinction apparente ; mais d’un mariage sans estime, je ne veux à aucun prix. Il a été trop vilain, jamais je ne pourrais l’aimer comme autrefois, que dis-je, je ne saurais l’estimer une minute. Il a physiquement tout ce qu’il faut pour plaire, mais son cœur, à la hauteur du bas de laine, m’a dégoûtée. La vie cache tant de bassesses.

Elle sanglota, ses deux bras coulant le long de sa jupe. Elle paraissait découragée, hors d’elle-même.

— Pierrette, voulut encore plaider le jeune homme : Réfléchis bien, ton avenir serait assuré, puis tu sais, beaucoup de mariages, sont des mariages de raison ; admettons que tu n’accepterais cette solution que comme un pis aller.

— Comme tu me connais peu. De plus nous discutons inutilement, je n’en suis pas à cette extrémité, j’ai rencontré sur mon chemin un amour plus noble, beaucoup plus désintéressé.

Son cousin la regardait stupéfait :

— Tu es donc sur le point de te marier.

— C’est à savoir, interjecta Pierrette, je veux simplement te mettre au courant. Tu me portes un tel intérêt. Le jeune homme que j’ai trahi pour ce goujat de Morais est prêt à me mettre en mesure de refaire ma vie. Je ne puis me décider à accepter bien que j’admire et sache apprécier la valeur de son désintéressement et la profondeur de son amour.

— Ne laisse pas échapper cette occasion unique.

Pierrette répéta plus bas : « Ne laisse pas échapper cette occasion unique. »

— Mais dans ce cas, ce serait moi que je mépriserais.

Ils entendaient des bruits de pas. Madame des Orties venait les rejoindre avant le souper. Pierrette se dirigea vers le commutateur électrique, fit jaillir un flot de lumière ; au premier moment, ils furent éblouis. Passant près de son cousin, elle dit d’une voix suppliante :

— Ne parle plus que de choses indifférentes.

Celui-ci fit un signe de tête affirmatif.

Entre ces trois personnes s’entretenant gaiement, racontant des épisodes amusants d’une vie si remplie, il eût été facile à un observateur averti de sentir passer des pensées tristes, des souvenirs angoissants, des craintes grosses de menace pour l’avenir. Ils se laissaient deviner par ces silences qui se faisaient d’eux-mêmes et que seul un effort de volonté arrivait à combler.

Pierrette déployait une verve factice qui trompait son émotivité nerveuse. Combien aurait-elle préféré un recueillement profond, une solitude complète qui lui eussent permis de classer et d’approfondir ses sentiments ! Au lieu de cela il y eut des visiteurs toute la soirée, et le lendemain une excursion à la campagne. Ne fallait-il pas faire honneur à un hôte aussi agréable ?

Benoît n’osa reprendre cette conversation avec sa cousine, il aurait bien désiré savoir quel serait le sort de Charlie ; mais Pierrette avait été si émue lors de leur entretien à ce sujet qu’il crut mieux s’abstenir de la bouleverser par simple curiosité.

Avant de la quitter pour retourner chez lui, le jeune homme voulut faire accepter à Pierrette un cadeau assez important en argent ; elle en fut humiliée et refusa d’accepter.

Voyant bien qu’en insistant, il mortifierait davantage la cousine à la fierté ombrageuse, il prit le parti de se rendre à la cuisine.

— Yvonne, dit-il, prenez cet argent que votre maîtresse ne veut pas toucher ; il aidera à couvrir les dépenses que ma venue a certainement occasionnées.

— Comment ferai-je ? répliqua la bonne perplexe.

Elle se défendait entre deux sentiments contraires ; son désir d’éviter à sa jeune maîtresse une nouvelle raison d’économiser, et l’embarras de lui faire accepter cet argent.

— Vous la tromperez sur les déboursés, Yvonne.

— Vous pensez que c’est si facile ; elle est renseignée sur le prix de tout, et elle n’ignore rien de ce qui entre ici. Quelle maîtresse de maison, elle sait faire !

En effet, quand le samedi suivant, Pierrette vint à la cuisine pour régler avec Yvonne la question des dépenses de la semaine, celle-ci lui dit qu’elle n’avait pas besoin de beaucoup, étant donné les provisions faites en l’honneur de son cousin.

— Yvonne, je comprends, tu as accepté de Benoît l’argent que je n’avais pas voulu toucher.

Ses lèvres marquaient le dégoût.

Yvonne maugréa le dos tourné, en fourrageant dans l’armoire :

— C’est bien beau le détachement, mais enfin on ne peut toujours pas vivre de l’air du temps.



CHAPITRE DOUZIÈME

L’AMOUR


Il fait un beau jour d’été, le soleil inonde le salon où Pierrette assise, tricote. Charlie doit venir et la jeune fille ne peut réussir à maîtriser sa nervosité. De temps à autre, elle se lève et regarde à la fenêtre. Si cette conversation était finie, mais non, elle va bientôt commencer, pense-t-elle. Elle désirait une complète solitude et se l’est procurée. Pour plusieurs raisons, elle ne voulait pas que sa mère fût présente. Pourquoi la mêler à ce moment de sa vie, décisif entre tous ? pourquoi la faire inutilement souffrir ? Que cette attente prenne fin au plus vite sans cela elle perdra tous ses moyens de discuter et de raisonner.

Le timbre résonne et Yvonne introduit Charlie. Autant elle était nerveuse durant l’attente, autant elle est sûre d’elle-même maintenant.

Elle offre un siège et va s’installer à l’autre extrémité de la chambre. Ses mouvements sont aussi paisibles, aussi simples qu’ils étaient autrefois quand Charlie fréquentait chez elle régulièrement. Elle ne lui adresse pas la parole et attend qu’il fasse lui-même son entrée en matière. Elle croit savoir ce qu’il désire lui répéter, mais en aiguillant elle-même la conversation, ne risque-t-elle pas d’emmêler les fils encore davantage ?

Avec sa timidité naturelle accrue par le tournant décisif de la situation Charlie se sent complètement aphone. Comment amorcer la conversation ? Comment ne pas être gêné devant cette jeune fille qui semble le regarder comme un juge d’instruction ? Qu’est-il venu faire dans cette maison ? Il se sent ridicule, et chaque minute de ce silence qui se continue, l’enfonce plus avant dans son sentiment d’impuissance déjà si aigu. Il s’insurge intérieurement contre sa faiblesse qui lui a fait accepter toutes les conditions de Pierrette. Il a perdu tous ses moyens. Il se tiendrait à son siège s’il ne faisait attention, afin d’arrêter ce mouvement de dégringolade dont il se sent l’impression.

Enfin il élève la voix, et il lui semble que les tentures, les meubles, sont aussi stupéfiés que lui-même de l’entendre.

— Pierrette, dit-il suppliant, pourquoi me mettre ainsi à la torture ? Tu sais bien quel est le motif qui m’a ramené vers toi. Je te voudrais heureuse, Pierrette, dis, est-ce encore possible ? dis que je n’ai pas attendu trop longtemps ?

La jeune fille reste silencieuse, son visage ne laisse rien voir des sentiments qui la bouleversent, elle est seulement très pâle.

Charlie répète :

— Dis que je n’ai pas attendu trop tard.

Le silence devient lourd après cette prière.

Pierrette tord ses mains :

— Charlie, tu me fais souffrir horriblement, si tu savais combien il m’est dur de te faire de la peine, de te repousser. Mais c’est impossible ! impossible !

Ses mains se ferment l’une sur l’autre, et elle continue d’une voix hachée :

— Je t’aime plus et mieux que je ne t’ai jamais aimé, je t’aime trop pour accepter. M’avais-tu donc cru un cœur de roche, incapable d’apprécier cet amour si grand, si noble, si désintéressé que tu m’offres ? Mais ne comprends-tu pas que la grandeur même de cet amour m’accable. Oh Charlie !

Sa voix meurt dans un sanglot.

Charlie ne peut comprendre cette incohérence. Ce que les femmes sont complexes ! Elles ne peuvent donc jamais énoncer une idée clairement comme eux, les hommes, savent le faire ?

Pourtant, Pierrette n’a jamais été plus conséquente avec elle-même. Avant de donner cette réponse, elle a réfléchi, elle a consulté, et sa détermination ne fait nul doute. Il ne faut pas qu’elle se laisse attendrir.

Charlie s’est avancé dans la direction de la jeune fille : comme ce sanglot lui fait mal à entendre, il tend la main pour saisir la sienne.

Elle se dérobe et lui fait signe de regagner son siège.

— Tu ne peux comprendre, Charlie, combien grande est ta revanche. J’ai du chagrin, mais du chagrin ; et de nouveau un sanglot soulève sa poitrine. Charlie, tu ne comprends pas, tu ne veux pas comprendre. Autrefois, tu dois le sentir maintenant, je ne t’aimais pas, nos relations étaient faites de camaraderie. Le jour ou l’amour vrai s’est éveillé dans mon cœur, c’est pour un être vil et méprisable qu’il s’est allumé. Par ses procédés, qu’il me répugne de te narrer, il a tué en moi cet amour que j’avais voué dans mon imagination toute neuve à un être idéal qu’il n’était pas. Aujourd’hui que j’ai souffert, que j’ai appris à juger la noblesse et le désintéressement de ton amour, je t’aime, je t’aime plus que je ne saurais te le dire, et c’est parce que je t’aime et t’estime que je te répète :

— Oublie-moi, sois heureux.

— Mais Pierrette, je ne saurais être heureux sans toi. Que deviendras-tu ? Tu es obligée de travailler pour gagner ta vie. Pour que je sois heureux, il faut que tu le sois tout d’abord.

De nouveau il laisse son siège et se rapproche de Pierrette, mais il ne tente pas de la toucher. Elle paraît farouche, tant elle fait effort afin de ne pas laisser deviner l’âpreté de la lutté intérieure qu’elle doit subir.

— Dis-moi, au moins, Pierrette, que tu ne me repousses pas à cause des racontars. Je le sais, dans le monde, les mauvaises langues se plaisent à dire que tu mets tout en œuvre pour reconquérir celui que tu as délaissé. Tu sais bien que c’est faux. Tu sais bien que je ne puis le croire une minute.

Comme Pierrette se taisait, il continua :

— Ah c’est pour cela que tu me repousses ! C’est de crainte de voir les gens critiquer ta manière de faire, c’est parce que tu n’aurais pas extérieurement le beau rôle. Mais tu le sais bien, nous laisserons la ville, nous irons loin, très loin, aussi loin que tu voudras, afin qu’aucun de ces bruits ne viennent frapper ton oreille, et gâcher le bonheur que je veux te donner. Nous chercherons un lieu pour cacher notre vie où personne ne saura rien de nos relations antérieures : il ne viendra à la connaissance de personne non plus que tu m’as accepté en mariage un jour où ta dot était minime.

— Ah ! je le sais Charlie, je ne doute pas une minute de ton bon cœur, loin de moi l’idée de te faire injure. Tu cacherais à tous ce secret que moi je ne saurais jamais oublier. Jamais tu ne me ferais le moindre reproche ni de ma pauvreté, ni de ma conduite passée, tu mettrais même tout en œuvre pour me faire oublier mes torts envers toi. Raison de plus de t’admirer, de te dire que je sais t’apprécier. Mais tout cela ne change rien à ma décision.

Puis sur un ton différent :

— Si je suis femme c’est pour savoir ce que c’est que d’aimer. Dans ma naïveté j’ai pu croire le contraire, combien j’ai souffert pour en faire la triste et bienheureuse expérience, nul ne le saura jamais. Puis il n’y a pas que moi qui sois en jeu. Vous-même, comment pourriez-vous aimer une femme qui au lieu de vous donner son cœur à jamais, l’a donné un instant à un autre ? Comment pourriez-vous chasser de votre esprit les soupçons qui, en justice, pourraient l’effleurer ? Comment pourrai-je être heureuse quand un regard de vous, un simple mot, me paraîtraient des allusions à mon malheureux passé que je suis impuissante à abolir ? Notre vie ne serait qu’un long malentendu ! Oh Charlie, je vous en prie, éloignez-vous. Tout, tout nous sépare.

Elle s’était dressée en prononçant ces dernières paroles.

Charlie voyant qu’il était inutile d’insister, sortit du salon, et Pierrette s’avança elle-même pour le reconduire.

— Adieu, dit-elle d’une voix mouillée, tandis que lui-même, oppressé, défaillant, descendait les degrés sans se retourner et que déjà sa Pierrette adorée avait la main sur le bouton de la porte pour la refermer.

Pierrette rentra au salon et effondrée sur une causeuse, donna libre cours à ses larmes, elles déchargèrent son cœur du poids trop lourd qui l’oppressait. Comme il lui aurait paru bon tout à l’heure, quand Charlie était là, d’appuyer sa tête sur son épaule amie, d’y rester blottie, bercée par son grand amour viril. Comme elle avait dû lutter pour ne pas succomber. Ces larmes ne furent qu’une défaillance passagère, quand sa mère entra ; à part une grande lassitude, il ne restait à Pierrette aucune trace extérieure de son émotion.

La vie reprit pour elles deux son cours régulier.


* * * *


Madame des Orties vient de faire visite à sa fille, elle l’a vue derrière la grille d’un couvent cloîtré.

Guidée par des avis éclairés et par ses réflexions personnelles. Pierrette en est venue à comprendre que l’amour humain ne pourrait jamais la satisfaire.

Elle n’avait pas su répondre à l’amour de Charlie ; un moment elle avait cru trouver un être capable de satisfaire toutes les aspirations de son cœur, et elle avait découvert à sa honte qu’elle avait fait fausse route, parce que chez lui l’intérêt tenait plus de place que l’amour.

Quand Charlie était revenu déjà elle avait compris la futilité de l’amour humain avec ses navrantes désillusions. Elle s’était tournée de toutes les forces de son âme vers la source même de l’Amour.

Dans le cloître, elle a trouvé avec la compagnie de l’Amour divin, Celui qui ne trompe jamais, la paix et la joie.

Souvent elle s’informe à sa mère de leurs protégés, elle a tant prié pour eux. Plusieurs années après sa profession, elle osa questionner :

— Qu’est devenu Charlie.

Pour lui aussi elle avait bien prié dans sa retraite.

— Il est entré à la Trappe d’Oka, lui avait-il été répondu.

Dieu s’était servi de l’épreuve pour faire jaillir la lumière en eux. Ils avaient trouvé au milieu du recueillement et de la prière un bonheur tel, que le monde n’en peut avoir le moindre soupçon.

Car il n’y a pas d’amour moderne : ce sentiment quand il est sincère est immuable et immortel.


F I N