Amour vainqueur/014

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Texte établi par J.-R. Constantineau (p. 19-Im4).

Titre IV


AU FOYER

Il faisait un temps superbe du mois d’août ; le lac Témiscamingue, miroir de Haileybury, était calme et clair ; une chaloupe de bois non peint, glissait légèrement sur ses eaux, sous le battement de deux avirons conduits doucement, mais vigoureusement par un jeune homme qui par sa gentillesse, avait réussi à faire prendre place à Ninie, en face de lui, dans cette embarcation qui devait conduire les jeunes amoureux, à un entretien des plus touchants.

La nature était des plus sereine ; le silence régnait partout ; pas de vents, ciel clair, soleil un peu assombri par de légers nuages clair-parsemés dans le firmament, brise chaude, atmosphère remplie du parfum s’exhalant des bois à l’aspect sauvage qui entourent le lac Témiscamingue ; les amoureux pouvaient ainsi donner libre cours à leurs conversations ; seuls, quelques oiseaux voltigeant autour d’eux, suivant leur embarcation comme pour recueillir à la surface des eaux les petits insectes ou les petits poissons qui y apparaissent lors du déplacement des eaux, sous le coup des rames, pouvaient distraire leurs esprits.

C’était l’avant-veille du départ de Ninie pour reprendre ses cours ; elle rêvait ! elle voulait savoir peindre, apprendre les travaux d’art connaître en un mot beaucoup. Cependant, son cœur ouvert à l’amour, rempli de désirs, d’espérances, souffrait à la pensée de tout quitter : Guigues et ses forêts ! ses parents et ses camarades, amour natal, amour filial, amour de cœur !

Rogers, qui l’accompagnait, était un beau garçon ; grand, à l’allure fière, d’un teint blond, à l’œil bleu, au sourire franc et bon il était très timide ; il avait fait quelques années de collège, mais il était encore bien jeune.

Rogers s’aperçut du combat qui se livrait dans le cœur de Ninie ; il l’aimait éperdûment ; il l’avait accompagnée quelques fois, à la sortie de la grand’ messe, à Guigues ; il lui avait, par plus d’un regard, fait comprendre, qu’elle était l’objet de son amour ; mais jamais, il n’avait encore osé lui dire tout ce qu’il avait ressenti pour elle ; il n’avait pas osé lui parler de ses projets, ni de ses rêves !

À la pensée seule de lui parler amour, à la rencontre du regard de Ninie, Rogers rougissait et trahissait tous les sentiments de son âme et obligeait Ninie à baisser la vue, qui, satisfaite et réjouie de se sentir aimée par Rogers, laissait exprimer sa joie, en lui jetant sur les mains les fleurs d’un bouquet qu’elle tenait, et qu’elle effeuillait en comptant le nombre des pétales des marguerites, et en refaisant, remodelant de ses doigts fins, le bouquet de roses dont elle en détachait des parties pour fixer à son corsage et à la boutonnière de l’habit de Rogers.

Mais, enfin, se dit-il, à lui-même, ne serais-je pas assez énergique, pour lui déclarer que toute mon affection va vers elle ; que je n’ai jamais aimé, que mes lèvres n’ont jamais effleuré les joues d’une jeune fille, par amour ?

Ne serais-je donc pas assez intelligent pour pouvoir lui dire de vive voix, que je l’aime ? Comme mon cœur se sentirait alors, soulagé ! Toutes ces réflexions que Rogers se faisait, augmentaient son trouble qu’il ne pouvait dissimuler ; Ninie, quoique bien jeune, elle aussi, était d’une nature un peu plus hardie, et elle chercha par de fines causeries à faire disparaître le malaise de Rogers ! elle, lui causait de tous ses projets d’études, et de quantités de choses bien indifférentes, lorsque tout-à-coup, profitant du bruit causé par les sifflets des manufactures de Haileybury, invitant les ouvriers à prendre un repos, après leur journée de durs labeurs, c’était six heures du soir, Rogers tout tremblant, devenu pâle, les yeux fixés dans les yeux de Ninie, et tout amoureusement : Ninie, lui dit-il, comme cela, tu t’en vas à Chatham, au couvent ?

Oui, mon cher, reprit-elle avec douceur, mais en y mettant de l’énergie, pour indiquer que sa décision était des plus ferme ; Je veux être instruite.

Ne t’en coûte-t-il pas de quitter Guigues ? il est vrai que le village n’est pas très grand, (Rogers était aussi de Guigues, mais habitait alors Haileybury) cependant, sais-tu qu’il y a, à Haileybury, un jeune homme qui aime à aller voir ce petit village et aussi qu’il éprouve pour toi, un amour des plus grands ? et en prononçant ce mot amour, Rogers, tout bouleversé donna un coup d’aviron, si maladroitement qu’il fit éclabousser un jet d’eau sur la modeste mais jolie petite toilette que sa mère lui avait achetée au début des vacances !

C’était sa première toilette mondaine !

Après un moment d’hésitation, Ninie bien que devinant le trouble dans lequel elle mettait Rogers, reprit ; « mais qui est-il ce jeune homme ? moi, j’ai des amis, mais je n’en connais pas qui éprouvent tant d’amour pour notre petit village et pour moi !» À son tour, Ninie, à la vue de l’embarras de Rogers, devint silencieuse ; sa poitrine soulevée sous les efforts qu’elle faisait pour dissimuler toute l’affection qu’elle ressentait, trahissait ses sentiments et alors elle baissa la vue, et de ses doigts tout tremblants, et feuilletant les jolies roses elle chercha à comprimer tout ce qui se passait dans son âme.

Plusieurs minutes qui n’en parurent qu’une, s’écoulèrent ; seuls, les avirons battant les eaux, rompaient le silence, intervenu entre deux âmes s’aimant au point de ne pas pouvoir s’exprimer. C’est moi ! reprit vivement et soudainement Rogers qui lâchant ses avirons s’élance au cou de Ninie, qui se rendant compte et de son impuissance à se défendre et au degré de l’amour qu’il lui porte et du bonheur qu’elle éprouve de se sentir dans ses bras, demeure impassible, la tête appuyée sur son épaule, et Rogers l’embrasse de toute la force de son âme…

Les deux avirons ne battent plus les eaux ; la chaloupe subit la douceur du courant léger, qui la glisse insensiblement ; seul, le ciel sait que ces amoureux vivent encore ; eux, ils ont perdu conscience de ce qui se passe ; Rogers, éveillé de sa léthargie, par les sanglots de Ninie, qui, sous l’émotion ressentie, ne peut retenir ses larmes… de joie et de bonheur, éprouvés, reprend les avirons pour remonter une distance de deux milles ; les amoureux avaient oublié ou plutôt, ne connaissaient pas que les plus courts instants de la vie, sont ceux passés et goûtés sous les ailes de l’amour : il était huit heures ! Il faisait encore chaud ; les étoiles scintillaient au firmament, la lune reflétait ses rayons argentés sur le lac témoin jaloux de cette scène d’amour !

Ninie avait reçu son premier baiser d’amour, de Rogers qui n’en avait jamais reçus ni donnés ! Ninie avait reçu ce premier baiser, sur les eaux du Témiscamingue, alors qu’elle portait sa première toilette mondaine de jeune fille, à son pays natal, et d’un jeune homme de son pays !

Souvenir, pour elle, qui lui a valu bien du courage, dans les multiples épreuves qu’elle rencontra sur sa route.

Premier baiser d’amour, première toilette mondaine et pays natal !

Vive Guigues ! Vive Haileybury ! Vive le lac Témiscamingue !


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