Amour vainqueur/032

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Texte établi par J.-R. Constantineau (p. 49-52).


CHAPITRE III


DÉBUT DANS LA VIE RÉELLE


Titre II


À MONTRÉAL


Les amitiés humaines sont inconséquentes, inconstantes, souvent cruelles.

Le lien puissant en apparence, qui semble unir deux cœurs affectueux, est rompu par la plus légère irréflexion, ou encore par une circonstance attribuée souvent à de la mauvaise foi, alors qu’elle n’est due qu’à un événement fortuit.

Les moments heureux passés et goûtés en amour, sont souvent changés en des heures remplies d’amertume et de chagrin.

Ninie, qui avait tant aimé, n’était devenue préoccupée que d’une chose ; faire son devoir d’employée ; assidue au travail, dévouée pour les intérêts de son patron, elle réussissait audelà de toutes ses espérances ; elle gagnait peu à peu la confiance des hommes d’affaires et captait l’attention de tous ceux qui l’approchaient ; mais, son cœur n’avait plus d’amour ; elle méditait souvent sur l’inanité de l’amour ; aussi elle ne se souciait guère d’aimer, ses distractions consistaient, en dehors de ses heures d’ouvrage, à prendre une marche, pour jouir du grand air dont ses poumons avaient besoin.

Un jour, en octobre, un jeudi après-midi, une amie invita Ninie à l’accompagner dans une visite qu’elle voulait rendre à un de ses frères, étudiant en théologie au grand séminaire à Montréal.

Il faisait bien beau ; les feuilles jaunies jonchaient le sol ; les promeneurs remplissaient la rue ; les dames avaient revêtu leurs toilettes de fourrures pour se protéger contre l’air refroidi annonçant l’automne.

Les deux jeunes filles descendirent la rue Sherbrooke, où il fut donné à Ninie pour la première fois, d’admirer et de contempler ces magnifiques constructions, ces grands parterres remplis de bouquets et de frais gazon ; le babillement de son amie rendit à Ninie, un peu de la gaieté qu’elle avait perdue depuis son arrivée à Montréal ; à la vue de tous ces riches carosses portant des êtres, à la figure heureuse et ne respirant que joie et bonheur, Ninie, faisait des vœux ! moi aussi, j’en aurai de l’argent ! Mais son cœur était triste d’avoir essuyé une déception en amour ; son ami Rogers lui avait causé beaucoup de peine !

Les deux jeunes filles arrivèrent au parloir du Grand Séminaire où des parents, des amis attendaient des ecclésiastiques, ou conversaient avec ceux qui, de leur famille, avaient obtenu la permission de venir au parloir.

Pendant qu’elles attendaient, le Révérend M. Lecoq, alors Directeur du Grand Séminaire de théologie, apparut dans la salle d’attente, et constatant la présence de ces jeunes filles, se dirigea droit vers elle, et leur demanda qui elles attendaient ? Ninie répondit : l’arrivée de son frère, alors en deuxième année ; cet échange de mots, entre le Révd M. Lecoq et les deux jeunes filles attira l’attention des visiteurs et autres ecclésiastiques en visite ; l’un de ceux-ci se retournant du côté des jeunes filles, fixa les regards sur Ninie avec un mouvement de la plus grande indifférence, mais comme s’il eut douté avoir connu déjà cette figure, mais n’osa pas prêter l’attention davantage, vu qu’il était accompagné de sa mère, et qu’il se trouvait en présence du Révd M. Lecoq dont les recommandations sages, sur la modestie, les convenances ecclésiastiques lui faisaient un devoir de faire taire sa curiosité.

C’était un grand jeune homme blond, à l’œil bleu, au regard doux et bon : sa figure souriante indiquait un bon cœur franc et loyal ! ses manières réservées dignes, en faisaient un ecclésiastique remarquable ! C’était Rogers que Ninie reconnut.

Ninie pâlit ! elle ne put contenir son émotion ; tout chez elle trahissait un malaise des plus pénibles !

Mon amie, lui dit sa compagne, êtes-vous malade ? oui, reprit-elle, je me sens fort mal à l’aise ; ma digestion, je crois, ne va pas du tout ; et j’éprouve un violent mal de tête ! aussitôt, sa compagne salua son frère et prit congé de lui.

Elle s’aperçut, le long de la route, que Ninie était très surexcitée, nerveuse et qu’elle pouvait à peine prononcer quelques paroles entrecoupées de soupirs qu’elle cherchait de contraindre ! Ninie fit tous ses efforts pour dissimuler sa peine et à toutes les questions que son amie lui adressait, elle ne savait que répondre autre chose : Je suis mal à l’aise, ce n’est rien ! c’est une digestion qui me fatigue.

De retour à sa chambrette, elle s’affaissa sur son lit et pleura abondamment.

Elle venait de revoir, celui qui lui avait promis de l’aimer toujours ! Elle venait de revoir son ami d’enfance, son bon Rogers, elle avait tant désiré savoir ce qu’il était devenu ! Jusqu’alors, elle s’était résignée à vivre sans amours, conservant toujours cependant l’espoir de revoir son bon Rogers ; oui, c’est bien lui, se disait-elle, c’est bien mon Rogers que je viens de revoir, au Grand Séminaire ! Plus d’espoir ! plus de vie, pour elle, maintenant ! elle sentait son âme défaillir !

Que lui était-il arrivé pour qu’il prenne une décision aussi importante, sans même lui faire part de ses projets sur son avenir ? Pourquoi Rogers avait-il agi ainsi, lui, le jeune homme fier, délicat et affectueux ? Comme je regrette, disait-elle à elle-même, l’avoir revu ! Mon cœur est tout bouleversé, à la pensée que je ne verrai plus ce Rogers qui chantait avec tant de sympathie dans la voix, lors de mon départ pour le couvent, « va, petit mousse, où le vent te pousse » !

Que de larmes, Ninie, versa, dans ces heures de réflexions ! Tantôt, elle prenait la décision de se faire, elle aussi, religieuse ! Tantôt, elle rêvait de faire un voyage pour oublier tous ses chagrins ! D’autres fois, elle pensait à retourner à son foyer, pour y couler une vie de dévouement auprès de ses parents ! Mais, se rappelant la décision ferme qu’elle avait prise de faire une vie sortant de l’ordinaire, et tous les sacrifices qu’elle avait faits pour y parvenir jusqu’alors, elle répéta de nouveau : Je vaincrai, je laisserai sur ma route, accrochés aux ronces des arbrisseaux que j’aurai foulés à mes pieds, les lambeaux de mon cœur, s’il le faut, et je vaincrai !

Ninie, après avoir versé beaucoup de larmes, repassa dans la mémoire, tous les sacrifices qu’elle avait faits pour atteindre le but tant convoité, de devenir quelque chose, et résolut d’oublier celui qu’elle n’avait plus le droit d’aimer puisqu’il s’était consacré à Dieu, et décida de se remettre à la poursuite de l’objet de ses rêves, et avec le poète André Chénier se dit à elle-même :

Mon beau voyage encore, est si loin de sa fin !
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin,
J’ai passé les premiers, à peine,
Au banquet de la vie à peine commencée,
Un instant seulement mes lèvres ont pressé,
La coupe en mes mains, encore pleine.

Je ne suis qu’au printemps, je veux voir la moisson ;
Et comme le soleil, de saison en saison,
Je veux achever mon année.
Brillante sur ma tige et l’honneur du jardin
Je n’ai vu luire encore que les feux du matin,
Je veux achever ma journée.