Amour vainqueur/041

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Texte établi par J.-R. Constantineau (p. 53-60).

Titre I


LES ÉTUDES DE ROGERS


Quand nous jetons un coup d’œil autour de nous, sur tous les grands événements qui se passent et qui attirent l’attention de tout le monde ; quand nos oreilles sont frappées de surprise, à la nouvelle que de grands malheurs sont arrivés ; quand nous apprenons que des amis que nous avons connus et qui encore hier, jouissaient de la fortune, des honneurs et de la santé, sont terrassées dans leurs honneurs, dépouillés de leurs biens, et couchés dans leur cercueil ; quand les journaux publient avec sensation, les incendies qui ont ravagé les plus beaux édifices qui faisaient l’orgueil des villes où ils étaient érigés ; quand nous sommes obligés de pleurer la perte de parents chers, ensevelis dans les flots de la mer, sans pouvoir avoir la consolation même de serrer la main de ceux qu’ils ont laissés, à leur départ, à leur foyer ; quand nous voyons ces changements si soudains, dans la carrière des hommes, nous sommes obligés de nous demander : l’homme a-t-il une destinée ? Ses actes sont-ils la conséquences de sa propre volonté ? Ou sont-ils la conséquence de sa volonté soumise à une volonté supérieure qui commande, inspire et même dicte ses ordres ?

C’est là, une question de haute importance, qu’ont étudiée bien des savants, qu’ont discutée bien des philosophes, et que même les théologiens n’ont pu résoudre d’une manière claire, à l’unanimité.

Nous admettons bien que La Providence peut quand il lui plaît, arrêter le cours des lois naturelles qu’Elle a établies ; elle peut en suspendre les effets, comme elle peut les disproportionner à la cause qui les a produits.

Mais je crois que nous devons nous rendre à cette évidence, que La Providence, accorde à certains personnes, une mission spéciale, dans l’exécution de ses desseins.

Et pour réussir à faire exécuter ses désirs, par la personne qu’elle a choisie pour être l’instrument de sa volonté elle jette sur la route du prédestiné, les épreuves qui lui semblent le plus propres à rendre le prédestiné, apte à remplir la mission qu’elle veut lui confier.

Rogers avait repris ses études ; tout comme les autres élèves, il était, par le Révérend Père Directeur, invité à étudier sa vocation, il obtint succès dans ses études ; ses bonnes manières, son application au travail, ses talents le firent remarquer de ses supérieurs ; d’une allure distinguée, sage et laborieux, il gagna l’estime de ses professeurs et la popularité de ses confrères.

Au début de ses études, l’âme remplie du souvenir de sa petite amie, de sa petite Ninie, de qui il avait reçu, peu de jours, après son entrée au collège, une lettre dans laquelle, elle lui dépeignait tout le chagrin qu’elle avait éprouvé lors de leur séparation, tout l’amour qu’elle ressentait pour lui, toutes les espérances qu’elle fondait sur lui, lui promettant de garder toujours dans son cœur, les serments qu’il lui avait faits de l’aimer toujours.

Malheureusement un élève externe qui recevait ses lettres et les lui remettait, fut surpris par un professeur, transmettant à Rogers, cette première missive de Ninie : la lettre fut confisquée ; Rogers ne put la lire ni savoir d’où elle venait ; il se doutait bien cependant, qu’elle lui fut envoyée par son amie : il avait essayé, de lui écrire, en sa prétendue qualité de cousin, en adressant sa missive directement au couvent de Chatham ; mais la Révérende Sœur Directrice n’avait pas remis cette lettre à Ninie ; loin de là, elle lui avait répondu, elle-même, qu’il lui valait mieux employer son temps à ses études qu’à écrire aux filles du couvent ; que d’ailleurs, la jeune Ninie était à étudier sa vocation, qu’elle ne pensait plus aux plaisirs du monde, et était sur le point de se décider de faire une religieuse ; cette réponse de la Révérende Sœur Directrice, avait mérité à Rogers de la part du Directeur du Collège de l’Assomption où il faisait ses études, une forte réprimande ; Rogers en conçut du chagrin.

Comme il ne connaissait pas l’adresse personnelle de la jeune fille qui ne l’avait indiquée que sur la première note qu’elle lui avait adressée, Rogers à deux ou trois reprises, avait essayé encore, en adressant ses réponses, à la poste restante, à Chatham, mais ses correspondances furent ouvertes et remises à la Directrice du Couvent.

Tout ce mélange de correspondances non rendues à destination, fit réfléchir Rogers qui crut à de l’oubli, ou à de l’indifférence du côté de Ninie ; il éprouva de cette séparation un chagrin mortel !

Toutes ces belles promenades qu’il avait faites avec la jeune fille lui revenaient à l’esprit ; les larmes qu’il avait versées lors du départ de Ninie pour le couvent, la décision qu’il avait prise de reprendre ses cours pour se faire médecin ou avocat, dans l’unique but de conquérir et de garder son amour en se rendant digne d’elle et de son avenir, lui revenaient à la mémoire !

Ma chère Ninie, se disait-il souvent en lui-même, m’a oublié ; comment a-t-elle pu si facilement jeter au panier de l’oubli, tous ces beaux souvenirs, toutes les promesses qu’elle m’a faites de me garder son amour ! Ne se rappelle-t-elle donc plus les heures agréables passées dans le jardin de son père, alors que nous nous faisions nos premières déclarations d’amour, scellées sur les eaux du lac Témiscamingue ! Ne se rappelle-t-elle donc pas combien mon cœur était serré de chagrin et de peine, quand la veille de son départ pour le couvent, j’ai dû chanter : « Va, petit mousse où le vent te pousse » !

Rogers ne pouvait plus s’expliquer cette conduite de Ninie. Ô inconstance du cœur de la femme, se disait-il à lui-même !

Son cœur, en proie à la plus amère déception, souffrit beaucoup de cette indifférence de son amie, qu’il attribuait à de la mauvaise foi ou à de la légèreté ! Il devint triste, plus sérieux, et de longs mois passés dans cette solitude le firent réfléchir et tourner les yeux et son amour vers le Tout-Puissant !

Les Directeurs constatèrent avec joie que Rogers devenait plus pieux, et aussi mirent-ils ses parents, au courant du changement qui s’était opéré chez leur fils !

Les parents de Rogers qui croyaient avoir l’honneur et la joie de voir leur fils, diriger ses pas vers la prêtrise, écoutèrent les avis des Directeurs, qui l’envoyèrent passer ses vacances chez un oncle, curé dans une paroisse, avoisinant la ville de Toronto, où Rogers était tenu à l’écart des compagnies des jeunes filles et ne prenait de distractions que celles que lui accordait son oncle ; il était ainsi dans l’impossibilité de rencontrer la jeune fille qui l’avait tant aimé et à qui il avait juré une éternelle amitié.

Peu à peu, rafraîchie par les sages conseils de son oncle, le Curé, son âme se tourna vers les goûts de la vie ecclésiastique ; désillusionné des beautés de l’amour, détaché de l’attrait du monde, Rogers tenait une conduite exemplaire ; il servait la messe, observait les jours de jeûne et suivant en tous points, le règlement que son oncle lui avait tracé ; il se préparait par la prière et la mortification, à bien connaître sa vocation.

La monotonie de ce genre de vie sédentaire, après une année passée dans la solitude du collège, et les études arides de la philosophie, poussa Rogers au découragement ; mais gêné par les sacrifices d’argent que son oncle le Curé faisait pour lui, pour aider à son père, ainsi que par les espérances d’un avenir heureux, il n’osa divulguer à son oncle, tout le trouble qui envahissait son âme !

Un jour, deux jeunes filles de l’endroit, que Rogers avait eu le plaisir d’entretenir, en l’absence momentanée de son oncle, alors qu’elles étaient venues au presbytère pour affaires concernant l’achat d’une bannière, pour la confrérie des Enfants de Marie, se présentaient chez M. le Curé, juste au moment où il était à converser avec son neveu, lui révélant toutes les joies dont le cœur de prêtre est inondé en faisant bien ses devoirs de prêtre !

Elles se présentaient pour inviter le Curé, à une partie



de euchre donné dans l’une des braves familles du village, le priant de bien vouloir se faire accompagner de son neveu.

Ce sera, M. le Curé, dit la plus jolie d’elles, une agréable distraction pour votre neveu M. Rogers ; ses vacances vont se terminer bientôt et nous essaierons de l’égayer quelque peu, avant qu’il retourne à ses études ; permettez-lui M. le Curé, cette petite sortie, nous ferons en sorte qu’il ne trouve pas le temps trop long ; ce ne nous serait agréable de causer avec M. Rogers, il est si gentil !

Rogers, qui était attentif aux paroles de cette jeune fille, rougit subitement quand il entendit le compliment qui lui était adressé !

Comme hésitant un moment pour donner le temps, à son oncle de répondre : je vous remercie beaucoup mesdemoiselles, de votre aimable invitation ; je ne saurais l’accepter avant que d’abord mon oncle, le Curé, ait répondu lui-même à l’invitation que vous lui avez adressée.

M. le Curé, prenant un air sérieux. Mes bonnes amies : ce serait vraiment un grand plaisir pour moi, d’assister à cette partie de euchre, chez M. Howard, car c’est une brave famille que la famille de M. Howard, et de plus M. Howard est un de mes bons paroissiens et un de mes amis ! Mais, je ne sais pas si je pourrai ce soir, m’y rendre, car ma migraine m’a fait souffrir tout l’après-midi ; je m’étais proposé d’aller prendre de l’exercice, ce soir ! À tout événement, mesdemoiselles, dites à M. Howard que je ferai mon possible pour y assister. Les deux jeunes filles ayant salué et M. le Curé et M. Rogers se retirèrent en causant amicalement.

Ces petites effrontées, dit M. le Curé à son neveu ! elles viennent pousser l’audace jusqu’à vouloir venir courir après les garçons jusqu’ici. Il y en aura bien assez de garçons, à cette soirée ! L’un de ces dimanches, je leur donnerai pourtant, à ces petites écervelées, une leçon qui leur servira longtemps ! Rogers, fut tout désappointé de l’attitude de son oncle ; mais M. le Curé, nous pourrions peut-être aller saluer cette famille Howard, et jouer une partie de cartes seulement, cela ferait sans aucun doute, grand plaisir à M. Howard que j’ai remarqué, avoir beaucoup d’estime pour vous ! L’autre jour, après votre messe, tandis que vous étiez occupé à l’assemblée des marguilliers, il est venu m’apporter une belle boîte de cigares, et a passé plus d’une heure à converser avec moi dans l’espérance de vous voir !

Oh ! mon cher neveu, je t’assure que M. Howard me connaît ; nous irons l’un de ces jours saluer cette famille, avant ton départ ; tu as une vocation ecclésiastique et je n’aurais pas voulu, t’exposer à perdre cette vocation, en te mettant au contact de ces têtes légères qui peuvent tourner le cœur d’un jeune homme comme toi !

Rogers se sentit amèrement contrarié ! Son cœur de jeune homme à la vue de la gentillesse de ces demoiselles qui lui avaient parlé avec tant de déférence et d’affection, avait senti, en lui-même, comme une flamme de feu d’amour se réveiller, et se dit à lui-même : Oh ! J’ai des doutes sur ma vocation !

Faut-il, se dit-il, à lui-même, pour étudier sa vocation, se priver de toutes les joies, plaisirs même permis, pour rester comme emprisonné dans ce presbytère soumis sous la rigueur d’un règlement si sévère, et ne goûtant d’autres distractions que celle d’une conversation avec ce vieillard, que je ne peux contredire, et à qui je ne peux désobéir, pas même sur les sujets les plus indifférents.

Son oncle le Curé, constatant l’étendue du chagrin de Rogers qui pourtant faisait tous ses efforts pour le dissimuler : s’adressa à Rogers.

Viens avec moi, lui dit-il, en descendant l’escalier de la vérandah ; prends ta ligne et les rames, nous irons prendre de l’exercice, un tour de chaloupe, une partie de pêche, et une bonne pipée de tabac, voila qui sera bien plus à propos, va, mon garçon !

À cette invitation, le jeune Rogers dut obéir, et suivre M. le Curé, dans la direction de la rivière, à quelques dix minutes de marche ;

C’était une belle journée du mois d’août ; il faisait très chaud ; les eaux de la rivière étaient calmes ; le ciel était clair, à peine quelques légers nuages flottaient poussés par une légère brise, sous le firmament dans la direction du soleil sur le point de disparaître derrière les montagnes.

C’était partout silence : seuls les cris de l’alouette, le ronflement de la grenouille et des wawarons, venaient troubler la solitude du rivage de la rivière.

Rogers détacha la chaloupe ancrée selon l’habitude, et tous deux prirent place ; Rogers tenait les avirons !

Les lignes étaient tendues, M. le Curé chargeait les pipes de tabac.

Une petite prière, mon enfant, dit M. le Curé, pour bénir le Seigneur et demander de nous protéger contre les accidents. Tous deux agenouillés dans la chaloupe, glissant légèrement sur les eaux, prièrent quelques instants.

M. le Curé essaya de ramener la gaieté dans le cœur de son neveu, et se montra d’une affabilité plus qu’ordinaire ; Rogers s’efforçait de témoigner beaucoup d’intérêt au récit des histoires drôles que M. le Curé lui racontait et qu’il essayait d’enjoliver ! Mais quel glaive, dans son cœur ! quel combat se livrait en cette âme de jeune homme dont on voulait faire un prêtre, uniquement parce qu’il était bon et affectueux ! Il pleuvait à verse dans le cœur de Rogers, qui se voyant les avirons dans les mains, mêmes qui avaient conduit les avirons de l’embarcation où était assise devant lui, sa chère Ninie, sa chère amie dont il n’avait pu s’expliquer l’indifférence ou la séparation, sur les eaux du Lac Témiscamingue se livrait à de sérieuses réflexions !

Quel contraste saisissant pour lui entre ces deux scènes !

Le beau lac Témiscamingue, se disait-il ! Toi, tu m’as rendu au cœur de la joie, du bonheur ! tu as empreint dans mon âme, des souvenirs qu’aucune figure ni par ses attraits, ni par ses beautés, ne saurait effacer ! Tu m’as fait goûter les heures les plus douces, les plus agréables de ma vie ! Qu’elle était belle ! Qu’elle était bonne ! Qu’elle était douce, la jeune fille assise dans ma chaloupe ! Qu’il était délicat le parfum qui s’exhalait des roses qu’elle tenait dans ses mains ! Qu’il était bien fait le bouquet qu’elle fixa à mon habit !

Qu’elles étaient douces fraîches et vermeilles, les joues de celle qui reçut de moi, et mon premier baiser et mes premières déclarations d’amour ! Que les eaux du lac Témiscamingue étaient donc limpides ! Qu’il était admirable cet horizon, ondulé des crêtes des montagnes qui entourent mon village natal Guigues, et la ville Haileybury où j’ai laissé ma famille qui me croit heureux en ce moment alors que la plus terrible tentation ou faiblesse ou désespoir s’emparent de moi !

Qu’ils sont laids ces rivages de cette rivière !

Qu’il est vilain, mon oncle, de vouloir me priver de ma liberté pour me choisir mon état de vie ! Quelle odeur nauséabonde s’exhale de ces petites forêts, étendues le long de cette rivière ! Quelle tristesse dans cette conversation où il me faut ne parler que de Dieu, ou rire au récit de vieilles histoires de mon grand’père ! Grand Dieu ! s’écriait en lui-même Rogers, la mort dans l’âme, je me meurs de peine et de chagrin !

La lune témoin de nos premiers serments d’amour, sur les eaux du lac Témiscamingue, où est-elle, je ne la vois pas ! Où est donc ma Ninie !

Rogers, de retour au presbytère, après une veillée des plus tristes de sa vie, monta à sa chambre, après avoir passé une bonne demie-heure à prier avec le bon Curé, et là, se livra à de sérieuses méditations !

Le matin, son oreiller était toute mouilée, arrosé des larmes qu’il avait versées pendant la nuit ; ses joues étaient amaigries et ses yeux avaient perdu de leur éclat habituel ; Rogers était plus indécis que jamais ! Il pensait à sa vocation !

Il avait pensé à Ninie !

Il avait rêvé au lac Témiscamingue.