Amour vainqueur/051

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Texte établi par J.-R. Constantineau (p. 75-103).

Titre I


NINIE EN VOYAGE


Les heures de la vie se succèdent, mais ne se ressemblent pas ; certains jours que l’on croit être ceux, devant nous procurer le plus de joie et de bonheur, souvent ne nous apportent que déceptions et amertume ; comme certains jours que l’on croit être ceux, devant nous apporter que désagréables surprises et malheurs, ne sont souvent que le baume bienfaisant qui guérit nos blessures, ou ne sont qu’une douce brise qui vient sécher les sueurs encore ruisselantes sur nos fronts, ou ne sont que le messager porteur de la gaieté, prélude du bonheur.

Les aspirations les plus nobles, d’un cœur laborieux et honnête, sont souvent incomprises et non satisfaites ; les désirs les plus légitimes d’une âme à la recherche de jours heureux sont souvent consumés en de vains efforts !

Les cascades d’eau les plus puissantes, les chutes les plus bruyantes, sans se déplacer, attirent l’attention de tous ceux qui passent auprès d’elles ; impétueuses, elles lancent leurs eaux sur leurs eaux, dans des torrents épais et tumultueux, sans autre résultat que l’écume blanche qui recouvre la surface des eaux tombées, et le bruit sourd et régulier qui se dégage de ces tourbillons à l’aspect majestueux.

Ainsi, les âmes ardentes, enthousiastes, promptes à l’action, lancent, en attirant l’attention de ceux qui les coudoient, désirs sur désirs, sentiments sur sentiments, sans autre résultat que le trouble causé dans leur intérieur, par le choc de leurs diverses situations.

Le cœur est fait pour aimer ; bien qu’il se prête à divers amours, bien qu’il aime souvent aujourd’hui, le contraire de ce qu’il désirait aimer quelques années auparavant, il demeure, lui, toujours lui, capable de donner naissance à l’amour, capable comme la cascade ou la chute, de lancer ses eaux d’une manière impétueuse sans cependant cesser d’être lui, la source même de l’amour.

Ninie avait un cœur qui avait aimé la noblesse, la fierté, la modestie, l’ardente naïveté de Rogers ; mais, peu à peu, désillusionnée de tous ses rêves d’espérances, et versée sur le côté pratique de la vie, elle était portée à aimer, mais d’une manière superficielle ; son cœur lançait bien encore, ses feux d’amour, mais d’une manière différente ; elle aimait folâtrement ; comme pour éloigner des forêts sombres de son cœur, ce chasseur qui la poursuivait dans la solitude, à ses heures de recueillement, pour dissiper le grand souvenir qu’y avaient laissé, et le sourire bon et le regard tendre, de Rogers, elle commençait à répondre de l’œil, à tous les amis, qui se présentaient poliment sur sa route :

Sa position rémunératrice, la mettait en contact avec beaucoup d’hommes d’affaires ; jamais, son cœur ne prit au sérieux, les amours qui lui furent offerts ; que de pierres cependant, furent lancées dans son jardin ! Elle répondit au sourire, par un sourire ; à l’œillade, par une œillade ; à une remarque amoureuse, par une saillie des plus spirituelles ; elle marcha ainsi dans la vie, sans arrêter, ni ses regards ni ses sentiments.

La vie lui apparut comme un « sauve-qui-peut général » ; elle ne croyait plus aux déclamations des orateurs qui, sur les hustings, se proclamaient les champions du patriotisme ; son âme fut toute scandalisée de toutes les enquêtes faites sur le compte de certains échevins qui, ayant charge de prendre les intérêts de leurs contribuables vendaient leurs mandats et trahissaient leurs serments les plus nobles ! Elle ne croyait plus à l’amour ; depuis son arrivée à Montréal, elle avait été trop souvent témoin de procès où une jeune fille, où un jeune homme étaient délaissés par son fiancé, à la veille du mariage, par l’unique cause, que les clauses du contrat de mariage, ne lui apportaient pas tous les avantages qu’il avait osé espérer recevoir de cette union, elle ne croyait plus à l’amour ; elle ne désirait pas se marier ; elle avait été témoin, elle avait entendu répéter trop souvent aussi, que dans la ville de Montréal, que le mariage n’était qu’une vilaine comédie, dont plusieurs ne profitaient que pour tromper leurs conjoints et leur manquer de fidélité !

Que la spéculation se faisait partout dans toutes les entreprises ; elle n’y voyait que du désordre dans la société ; voyous, mauvais citoyens, échevins vendus, magistrats en boisson, amis hypocrites et traitres, filles sans mœurs, religions intéressées, apôtres de la tempérance payés, détectifs affamés, prêtres corrompus même quelquefois !

Ce fut la première impression qu’elle eut de la société de Montréal, quand elle y arriva ; aussi, passa-t-elle plusieurs mois, sous l’impression que la vie du monde n’avait qu’une base : l’argent ! En dehors de l’intérêt, elle n’y voyait rien ! Elle avait beau étudier les mœurs de ceux qui rapprochaient, elle avait beau s’inquiéter de son avenir, elle avait beau scruter tous les plis et replis de sa conscience, elle en arrivait toujours à la même conclusion.

Avoir de l’argent, c’est commander la considération ! Avoir beaucoup d’argent, c’est pouvoir se dispenser de la considération ! Avoir encore beaucoup plus d’argent, c’est pouvoir commander et acheter toutes ou à peu près, toutes les autorités ! Aussi, convaincue que tout, dans le monde, n’a pour base que l’argent, elle n’attacha d’abord de prix, qu’à ce qui pouvait lui rapporter bénéfices ; longtemps, elle ne se sentait pas capable de sympathies ; son cœur était comme remodelé à la dernière mode ; mais sa nature bonne, en souffrait quand revenue à sa chambre, fatiguée de ses longues heures de travail, elle méditait sur ce changement qui s’était opéré en elle ! Je n’aurais pourtant pas, ces sentiments, se disait-elle souvent, si mon premier amour, que je ne peux pas faire suivre d’autres, tellement je les redoute ne m’avait pas causé tant de chagrin ! elle appelait de toute la force de son âme, l’amour vrai ! l’amour sincère ! mais il lui paraissait impossible ! Rogers, seul, le lui avait témoigné le vrai amour, ces vrais sentiments qui n’ont aucune autre base que la réciprocité, de l’estime que deux personnes se portent !

À l’œil observateur de l’étranger, dans les grandes villes, apparaît toujours d’abord le mal, comme les sales écumes apparaissent toujours tourbillonnantes, à la surface des eaux des remous ! Mais celui qui y séjourne pendant plusieurs années, peut se rendre compte de la multitude innombrable de bonnes âmes, qui vivent au contact journalier de gens corrompus ! celui qui est dans les affaires, ou employé dans l’exercice des Saints Ministères de la Religion, peut constater toute la sublimité des vertus pratiquées d’une manière cachée, dans l’humilité et la modestie, non seulement dans les communautés, mais aussi dans toutes les classes de la société !

C’est ainsi que Ninie put se rendre compte de tout le bien qui se faisait à Montréal ; elle eut moins peur du monde ; elle choisit ses gens, elle entra peu à peu en relations, avec de bonnes familles qui lui rendirent de la joie et lui procurèrent de saines distractions ; elle ne resta plus confinée dans sa petite chambrette ; les multiples promenades qu’elle eût l’occasion de faire ainsi, la réconfortèrent, et sortirent son âme du profond mépris qu’elle avait de la société Montréalaise ; elle fit connaissance, avec des gens qui n’ont pas toujours présente à leur esprit, la pensée de faire de l’usure, en profitant de la pauvreté de leur prochain, pour lui prêter de l’argent à des taux exorbitants ; elle rencontra sur sa route, de bonnes dames charitables qui la renseignèrent sur les mœurs de différentes classes de personnes, ainsi Ninie put jouir de la vie, plus agréablement.

Aussi, elle commença à faire quelques sorties, elle visita plusieurs villes dans notre Province ; son expérience lui démontra que partout, il y a du bon et du méchant monde ! Elle apprit en voyageant, que dans les grandes villes, si l’on voit de profondes misères, si l’on voit un état excessif de pauvreté, si l’on constate que le scandale sous les formes, traîne les rues, d’un autre côté, on est obligé d’ouvrir les yeux, et de rester étonné à la vue de toutes les vertus pratiquées si noblement !

Un jour elle partit en promenade pour New-Bedford, Mass., visiter l’une de ses tantes ; elle y passa plusieurs semaines.

Cette dame lui fit voir plusieurs villes des États-Unis que la jeune fille aimait à connaître ; elle aima les États-Unis, le climat tempéré lui allait bien ! elle aimait le genre de vie de ces villes, comme Boston et New York, où tout le monde marche droit à son but, ne s’occupant que de ses affaires, sans se préoccuper le moins du monde, de la conduite de ceux qui les entourent !

La belle saison de l’été, l’aspect verdoyant des parterres et des forêts, les figures épanouies et remplies de bonheur des touristes, en promenades d’automobiles, le chant des milliers d’oiseaux divers, le gambadage des petits animaux domestiques, tout comme l’apparence heureuse des couples assis confortablement, dans les chaloupes sillonnant les eaux, ainsi que la vue de multitudes de personnes sur le rivage de la mer, livrées à toutes sortes d’amusements, jetèrent Ninie dans de sérieuses réflexions et vinrent jeter dans son âme de jeune fille comme un réveil de tous ses amours.

Quand elle voyait cette suite d’amoureux, bras dessus bras dessous, à Coney Island, New York, faire la promenade, sur cette magnifique terrasse observatoire, en face de la mer, Ninie se sentait éprise du désir d’aimer ; la compagnie de cette bonne tante lui plaisait sans doute, mais ne pouvait satisfaire le besoin de son âme qui aurait aimé à s’épancher, dans la bonté du cœur d’un amant.

Le souvenir de Rogers et de leurs belles promenades et excursions, lui revenait bien à l’esprit, mais impossible maintenant pour elle, de ne jamais songer à lui, car il était voué au Seigneur, au service des saints autels ! Comme la gazelle qui relève la tête, et prête l’oreille à certains bruits ou échos qu’elle croit entendre, Ninie relevait la tête, et avait l’œil ouvert sur l’attention des garçons qui paraissaient lui porter attention, c’est ainsi qu’accompagnée de sa tante, alors qu’elle regagnait la ville, laissant par oubli, son parasol, sur un banc de la terrasse où elles s’étaient assises, quelques minutes, un monsieur dont le sourire, avait rencontré les regards brillants de la jeune fille, vint lui remettre cet objet ; Ninie remercia poliment, et Madame sa tante, le saluant, croyant reconnaître ce jeune homme : Pardon, monsieur, lui dit-elle en anglais, je crois vous reconnaître ? n’êtes-vous pas M. Mitchell qui demeurez à New-York et qui venez fréquenter à New-Bedford, mademoiselle Anita Baker, la fille de notre voisin ? Oui, madame, je vois que vous me reconnaissez, je suis M. Mitchell qui rend visite à la famille Baker à New-Bedford ; mais je ne courtise pas, mademoiselle Baker, je vous demande pardon, madame ; c’est ma cousine, et en qualité de parent, je suis heureux de lui rendre visite ; ceci d’ailleurs, me donne une occasion de prendre un congé, et de sortir de New-York, de temps en temps, où il fait si chaud, en la saison d’été !

La tante présenta alors sa jeune nièce, à M. Mitchell qui en deux ou trois phrases, la complimenta d’avoir une nièce aussi gracieuse, et ne cacha pas l’admiration qu’il avait pour cette jeune fille.

Ninie n’avait que peu remarqué ce jeune homme qui lui parut tout d’abord, plus âgé de plusieurs années qu’elle ne l’était elle-même, et qu’elle n’espérait plus rencontrer.

La conversation fut de courte durée, et les deux femmes prirent place dans leur auto qui les attendait, au coin Est du Parc, et regagnèrent leur hôtel Savoie où elles avaient leurs chambres.

Ninie ne pensait pas au mariage ; elle avait fait tant de sacrifices, pour se faire instruire ; elle avant tant fait de démarches, pour se trouver une position enviable qu’elle n’était pas prête à penser au mariage ! D’ailleurs, les espérances qu’elle avait d’arriver à se créer un avenir par elle-même, ne lui permettaient pas de renoncer à tous les rêves qu’elle avait nourris, depuis son enfance.

Elle désirait aimer, aimer pour se distraire, aimer pour sentir son cœur se réchauffer au contact d’une personne bonne et affectueuse, aimer pour être aimée, pour avoir un ami, un confident à qui elle pourrait faire part de ses projets d’avenir, de ses rêves d’espérances, de ses regrets, de tout ce qui l’intéresse et donner en retour d’une sympathique attention, un grand amour vivace !

Ninie, retourna avec sa tante, à New-Bedford où elle eut l’occasion de rencontrer dans une soirée, chez une des amies de sa tante, ce jeune homme qu’elle avait quelques jours auparavant, rencontré à New York.

M. Mitchell redoubla d’attention pour elle ; elle ne put répondre à ce monsieur, que par un témoignage d’estime et par une conversation assez longue qu’elle eut avec lui ; il lui fit connaître qu’il était célibataire, riche propriétaire à New York, et qu’il tenait le commerce de bijouteries ; qu’il vivait seul, avec sa vieille mère, sur la quarante cinquième avenue ; il lui fit part de tous les sentiments qu’il éprouvait, depuis cette rencontre qui lui avait permis de faire connaissance, avec elle ; il l’invita à faire une promenade avec sa tante à New York, qu’il connaissait bien, étant établi dans cette grande ville, depuis au-delà de quinze ans, se faisant un plaisir de lui faire visiter New-York, et ses environs, ce que Ninie accepta après avoir consulté sa tante.

M. Mitchell alla, à un jour convenu, rencontrer Ninie au Savoy Hotel, où elle ne pouvait en croire à ses yeux, quand elle en admirait les beautés et les décors, et quand de sa chambre qu’elle occupait avec sa tante, elle pouvait contempler le joli parc, qui s’étend en face du Savoy Hotel, parc d’une immense étendue, couvert d’arbres de toutes variétés, de fleurs de toutes sortes, et au milieu duquel, coulent les eaux claires d’une rivière artificielle. Tous ces édifices, à quinze et vingt étages, lui faisaient un étrange contraste avec les maisonnettes de Guigues ; elle ne se lassait pas d’admirer ces architectures à divers styles !

M. Mitchell conduisit ces dames d’abord chez sa vieille mère, à qui, il présenta sa nouvelle amie, Ninie, avec un air de satisfaction peu ordinaire ; l’amour qu’il éprouvait déjà pour elle, était visible, et sa mère, une brave femme aux cheveux blancs, au sourire gracieux, grande, svelte, et à l’air très distinguée, parut aimer à première vue, cette jeune fille de qui son fils Harry avait déjà conquis l’estime, et la confiance, sinon l’amour.

M. Mitchell fit tout son possible, pour faire faire en automobile, d’agréables promenades, à Ninie et à sa compagne de voyage.

Sans le vouloir, dans son cœur bon et généreux, naissaient et grandissaient des sentiments de reconnaissance et d’amitié pour Harry qui, de son côté aimait de plus en plus, cette jeune fille naïve et intelligente.

Durant les mois de vacances, que Ninie passa chez sa tante à New-Bedford, elle ne refusa pas les nombreuses promenades qu’il lui offrit gracieusement de lui faire faire, vu que sa tante l’accompagnait dans toutes ses excursions ; M. Mitchell lui présenta à plusieurs reprises, de ses amis et trois jeunes demoiselles de bonne famille de New-York, qu’ils eurent l’occasion de rencontrer plus tard, dans leurs visites soit à Boston, à Meriden, à Hartford ou à Providence ; quelquefois même, ils firent ensemble des promenades d’automobiles.

Quelles impressions, son âme ne subit-elle pas, au contact de ces Américains, si larges dans leurs manières, si habitués à vivre avec tout le confort tel qu’on peut se le procurer avec de l’argent. Que de réflexions lui venaient à l’esprit, quand revenue dans sa chambre, elle racontait à sa tante, les considérations qu’elle avait faites sur le voyage de la journée ; sa tante plus habituée à ce genre de vie, elle qui demeurait à New-Bedford, depuis plus de vingt ans et qui était alors veuve d’un mari, qui avait aimé passionnément le voyage et les aventures, où elle avait été entraînée pour l’accompagner, recevait peu ou point d’impressions de la vue de toutes ces villes qu’elle avait plus d’une fois visitées !

Mais Ninie, si jeune, partie du fond des bois du Témiscamingue, s’apercevant que M. Mitchell l’aimait éperdument, et elle, qui ne ressentait que pour lui, jusqu’alors qu’une amitié qui était plutôt de la reconnaissance, que de l’amour, se sentait prise dans une alternative qui lui amenait souvent à l’esprit, des réflexions qu’elle avait des difficultés à résoudre.

Refuser d’accompagner M. Mitchell, c’était renoncer aux chances de connaître les différentes villes où il se plaisait à la conduire ; accepter de nouveau d’accompagner M. Mitchell dans toutes les promenades qu’il lui proposait, c’était en quelque sorte, engager son cœur dans la voie d’une amitié qu’elle savait tôt ou tard être obligée de briser ; et alors elle se rappelait que M. Mitchell, pour elle, dans l’espoir de conquérir son amour, avait discontinué ses visites chez sa cousine Miss Baker, qui en avait éprouvé un cruel chagrin et qui avait conçu contre Ninie, une haine terrible, sans la bien connaître, autrement que pour sa rivale. Déclarer à M. Mitchell qu’elle ne l’aimait pas d’amour, c’était pour Ninie, s’exposer à des reproches et à de la vengeance !

Si M. Mitchell était bon, s’il l’aimait, il serait devenu haineux et l’aurait détestée ; car les amis qu’il lui avaient présentés un jour, l’avaient dépeint, peut-être par jalousie, terrible dans ses reproches, s’il se croyait dupe de quelque manque de franchise et de loyauté ; plus d’une fois, Ninie avait conversé avec la mère de Harry ; elle l’aimait beaucoup cette jeune fille et aurait désiré la garder avec elle, tant elle la trouvait bonne et madame Mitchell avait paru confirmer l’appréciation des qualités comme des défauts de son fils ! ce qui était de nature à plonger Ninie dans la plus noire anxiété ; son cœur était en proie, à la plus vive douleur ; elle l’aurait aimé pour un amant, s’il n’eut pas été si arrogant et si autoritaire ; car elle admirait chez lui, la propreté, la droiture, la franchise ! elle aimait aussi la loyauté et la distinction de sa vénérable mère qui lui manifestait tant d’égards et de considération !

Son imagination lui faisait entrevoir, d’un côté si elle consentait à l’épouser, la richesse, la vie large menée dans la ville de New York, qu’elle aurait aimée passionnément ; elle savait que toute la famille de M. Mitchell qu’elle avait rencontré plus d’une fois, chez la mère, l’appréciait beaucoup ; Ninie savait que par ses connaissances et son instruction, et par sa facilité à parler anglais, elle n’aurait pas de difficultés à paraître au premier rang de la société de cette grande ville.

Partout où elle avait été, partout où M. Mitchell l’avait conduite, soit dans les bals, soit dans les réunions de sa famille, soit dans les soirées intimes de ses amis, Ninie était apparue naturellement distinguée et bien éduquée ; toutes les règles de la bienséance, et du savoir-vivre qu’elle avait apprises aux couvents de Jésus Marie, à Hochelaga et à Chatham lui étaient si familières et si naturelles qu’on aurait dit qu’elle avait été élevée dans les familles du grand monde.

M. Mitchell était fier de son amie ; les charmes de sa jeunesse, la naïveté de son esprit, les réponses intelligentes et réfléchies qu’elle donnait quand il s’agissait de converser sur des sujets d’actualité, sérieuse, son regard vif et étincelant d’ardeur, d’amour, en faisaient une charmante jeune fille, digne de la haute distinction et des richesses de M. Mitchell.

Aussi ne manquait-il pas l’occasion pour présenter sa jeune amie dont il se sentait orgueilleux, à ses parents, à ses amis et pour s’en faire accompagner dans tous ses voyages, et pour assister avec elle, à toutes les grandes réceptions, fêtes musicales, qui se donnaient à New-York et auxquelles il décidait de prendre part.

Ninie, sans le détester, n’éprouvait pas pour lui, l’amour qu’elle avait ressenti quand jeune, elle avait aimé son ami Rogers ; souvent, le soir, retirée à sa chambre, seule, pensive, quand l’aquilon venait souffler fortement à sa fenêtre, que la pluie tombait en torrents bruyants sur la façade de l’hôtel Savoie, qu’assise dans son grand fauteuil, et contemplant les nuages déversant leurs orages, sous les rayons tristes de la lune qui se montrait de temps en temps, elle faisait la comparaison de l’amour nouveau qu’elle avait pour M. Mitchell avec l’amour d’autrefois qu’elle avait ressenti pour Rogers ! l’amour que Ninie avait pour M. Mitchell était dicté par sa raison, celui qu’elle avait eu pour Rogers lui avait été dicté par son cœur ! Mais à quoi bon, se disait-elle, penser encore à cet amour de Rogers ? Je ne puis plus le voir ! il est prêtre ou sera un jour, prêtre ! L’amour qu’elle avait eu pour lui l’avait fait tressaillir de joie, de bonheur !

Celui qu’elle avait pour M. Mitchell, ne lui inspirait que de la reconnaissance pour ses bontés ; sa raison seule lui faisait comprendre qu’elle serait heureuse en l’épousant ; mais plus elle le connaissait, moins elle était portée à l’aimer, bien que M. Mitchell fut bon, il était d’un caractère orgueilleux, prétentieux et d’un genre commercial, sans aucun rêve d’avenir, sans idéal, il ne pouvait satisfaire à toute l’ambition de l’âme de Ninie, qui lui demandait plus de rêves de la vie, plus d’aventures que ce genre de vie monotone et réglé ; sa nature sensitive et délicate exigeait pour elle, des égards qu’elle ne croyait pas recevoir de Harry.

Plusieurs fois, elle révéla l’état de son âme, à sa tante qui était d’un caractère tout différent et qui par sa différence d’âge n’avait pas les mêmes goûts ni les mêmes aspirations, et par conséquent lui conseillait de mettre l’amour de cœur, de côté, et d’être pratique, et d’épouser ce M. Mitchell qui lui offrait toutes les chances par son mariage, de l’élever à son rang, au rang de sa famille ; ce qui ne convainquait pas Ninie d’agir ainsi ; elle ne pouvait faire taire son cœur, qui n’ayant encore aucun autre amour, ne pouvait se décider à renoncer de rencontrer un amant, qu’elle pourrait aimer du même amour qu’elle avait éprouvé pour Rogers !

Ninie ne sachant trop quoi faire, bercée tantôt par les rêves d’espérances de rencontrer un autre Rogers, illusionnée tantôt par le miroitage des diamants qu’elle porterait et les richesses dont elle serait douairée si elle épousait M. Mitchell, Ninie se trouva dans une cruelle inquiétude et résolut de demander conseils à sa mère.


Madame…

Guigues
Témiscamingue Co.


Ma chère Maman,

Le nom de mère est bien doux ; mais pour vous prouver comme j’ai besoin de vos conseils, je vous appelle aujourd’hui, ma chère maman.

Je suis plongée dans la plus cruelle incertitude ; des inquiétudes de la haute gravité envahissent mon âme, et je viens vous les soumettre pour ou m’aider à les dissiper en changeant ma situation pour celle qui s’offre à moi ou m’aider à les combattre en renonçant à ce qui m’est offert et qui peut être pour moi, un avenir heureux ou un avenir des plus pénibles !

J’ose croire que le retard que j’ai apporté pour répondre à votre bonne lettre que j’ai reçue à New-Bedford, chez ma tante, ne vous a pas causé trop d’inquiétudes.

Ma santé est très bonne, ainsi que celle de ma tante qui me parle souvent de vous et de toute notre famille.

Je vous écris de New-York, où pour la cinquième fois depuis mon arrivée aux États-Unis, j’ai passé quelques jours à chaque promenade, en compagnie de ma tante ; nous nous retirons à l’Hôtel Savoie qui est un peu plus joli et plus considérable que le Vendôme ou le Maple Leaf de Haileybury !  !

Ce qui m’a surtout frappé, ici, c’est que presque tous les employés parlent le français !

Inutile de vous dire que nous y sommes très bien traitées.

Je vous sais anxieuse de connaître la cause de ces fréquentes excursions à New-York, je vais vous la dire franchement, et j’en suis d’autant plus aise de vous l’avouer que j’éprouve un besoin de tout vous dire et de vous demander vos bons conseils.

Vous vous rappelez sans doute, ma chère maman, que j’ai toujours eu l’idée de connaître et d’acquérir des connaissances.

Bien, voilà, pendant mes vacances à New-Bedford, j’ai fait connaissance d’un jeune homme charmant ; je l’ai aimé d’abord ; lui aussi, il m’a aimée et m’aime encore davantage ; il m’a fait visiter presque toutes les grandes villes des États-Unis de l’Est ; je suis allé en automobile, très souvent avec lui, accompagnée de ma bonne tante.

J’ai été heureuse de voir, de connaître et d’apprendre ; plus d’une fois, vous le devinez j’ai ouvert les yeux, de surprise et d’étonnement ; ce jeune homme appartient à une belle et brave famille de New-York, très riche et vit seul avec sa mère.

Je comprends très bien que si je l’épouse, mon avenir est tout fait ; j’ai l’estime de sa famille ; et je crois avoir son amour ; mais moi, je ne ressens pour lui que de la reconnaissance, car je ne l’aime plus ; il est orgueilleux et ne souffre pas de contradictions ; je devrais avoir le droit à mes idées ; parfois, je fais des rêves d’avenir, il rit de moi ; il a un genre commercial et très pratique ; il est dans le commerce des bijouteries et il possède de riches magasins qui font envie ; sa résidence privée est princière ; Je sais que je serais très bien si je pouvais forcer mon cœur à l’aimer. Que dois-je faire ? ma chère maman ? Quitter New-York sans lui parler, ce serait passer pour une espiègle ! lui déclarer que je ne l’aime plus, c’est m’exposer à sa haine ! Continuer à sortir avec lui, pour temporiser, quand je sais qu’il me faudra briser ce lien, cet amour, tôt ou tard, c’est m’exposer davantage à sa haine.

En ces derniers temps, en présence de l’avenir souriant qui s’offrait à moi, j’ai essayé de forcer mon cœur, à l’aimer ; tous mes efforts sont vains et mon cœur comprimé ne sait plus que laisser échapper des sentiments d’indifférence et de froideur ; c’est à peine si je ressens encore de la reconnaissance pour cet homme que je vois chercher à me dominer au point de ne pas pouvoir respecter mes moindres pensées exprimées, bien qu’il réitère ses déclarations d’amour, et que je sache, vu son assiduité auprès de moi qu’il m’aime beaucoup.

Ma chère maman, que dois-je faire ? dites-le moi bien vite, car je souffre de l’indécision de mon âme ; je sens le besoin de vos conseils ; la base de mon anxiété n’est peut-être que l’inconstance ? suis-je à refuser mon bonheur, par mon inconstance qui me ferait délaisser l’objet poursuivi dès que je l’atteins ?

Avec l’assurance de ma piété filiale, recevez un bon baiser et les amitiés de celle qui se souscrit.

Votre enfant respectueuse et reconnaissante

NINIE


Cette lettre fut lue avec beaucoup de surprise par la mère qui ne retarda pas, plongée qu’elle était dans la plus grande anxiété au sujet du sort de sa fille, à lui répondre :


Ma chère enfant,

La sensibilité et le dévouement d’une mère n’ont pas de bornes ; si les conseils que je te donne dans cette lettre, sont de nature à froisser ton orgueil, j’espère que tu tiendras compte de la surprise que tu m’as causée ; je ne veux que ton bonheur.

Je sais que tu as confiance en ta mère ; je sais que tu comprends toute l’étendue de l’amitié que je te porte !

Puisque tu me demandes des conseils, tu as donc confiance en l’expérience de celle qui n’a jamais épargné ni chagrin, ni argent ni labeur pour te procurer le bonheur pour lequel tu soupirais depuis des années.

Je te demande, ma chère enfant, de revenir à Montréal, au plus tôt, sinon, tout de suite, ne cherche pas à contraindre ton cœur ; tu es jeune, il te reste encore des espérances ; d’ailleurs, il te vaudra mieux vivre sans être aimée, en ta liberté, que de vivre enchaînée sous le pouvoir d’un homme que tu ne peux aimer ! Si tu ne l’aimes pas maintenant, tu l’aimeras encore moins dans le mariage ! Je te prie de le fuir de la manière la plus courtoise possible, et reviens au foyer où le cœur de ta mère t’attend ; n’hésite pas ; car ce M. se croyant trompé pourrait chercher à tirer vengeance contre toi.

N’accepte plus rien de lui, ni présents, ni promenades, ni bouquets, ni amours, ne lui fais pas de promesses ; la liberté est entre toutes les jouissances de la vie, celle qui procure le plus de bonheur.

Un amour enchaîné est un bonheur à demi seulement goûté, et dont la saveur très souvent est changée en amertume ! l’or et l’argent seraient-ils sur tes pas, que tu ne saurais goûter le vrai bonheur !

Au nom des sacrifices que nous avons faits, ton père et moi, pour seconder toutes tes ambitions nobles et légitimes, je te prie de bien vouloir réfléchir et de mettre fin à ces tourments de ton âme, en proie à de l’indécision.

Nous prions que le Seigneur éclaire tes démarches et te protège et te ramène saine et sauve au foyer ou à ton emploi, où tu pourras continuer à travailler à ton avancement et à tes succès tant souhaités. Veuille croire à l’amitié de celle qui se joint à toute la famille pour te souhaiter prompt retour et énergie de tout rompre, dans tes intérêts les plus sacrés !

Ta mère respectueuse.


Ninie en recevant cette lettre, de sa mère, lut et relut plusieurs fois, ces phrases qui lui indiquaient d’une manière bien claire, la conduite qu’elle devait suivre ; mais il lui fallait exécuter ! l’exécution est toujours plus difficile que la promesse ! Dès le même soir, qu’elle recevait cette lettre à l’Hôtel Savoie à New York, Harry se présentait pour lui demander de l’accompagner à une partie de danse, qui se donnait à la soirée, sur le toit de la maison ; Ninie, quoique pensive s’efforça de paraître gaie et souriante comme à l’ordinaire ; elle n’avait d’autres résolutions que celle d’exécuter les conseils de sa mère dont le souvenir lui était revenu à l’esprit, plus vivace et énergique, que jamais, après la réception de la lettre qu’elle avait reçue d’elle. Comme l’a dit quelqu’un, pensez à votre mère et toutes vos décisions seront bonnes et vous ne pêcherez jamais.

Ninie accepta gracieusement l’invitation de Harry, croyant trouver là, l’occasion de s’expliquer avec lui, et de lui faire comprendre toute la nature de ses sentiments, et de lui prouver en même temps, reconnaissance pour toutes les faveurs et prodigalités dont elle avait été l’objet.

Les gens devant faire partie du garden roof’s party, commencèrent à se diriger vers l’élévateur qui conduisait au toit si élevé qu’il domine presque tous les édifices qui l’entourent.

Plus de cent personnes assistaient à cette fête vraiment féerique ; l’orchestre y était installée ; les toilettes des dames étaient ravissantes ; les messieurs portaient l’habit de gala.

Ninie et Harry se distinguèrent par la richesse et la sobriété de leurs toilettes ; tout le monde était joyeux ; seuls, les deux amoureux semblaient éprouver le besoin de se dire quelque chose, plus qu’à l’ordinaire ; Harry comprit que Ninie roulait quelques pensées dans son esprit.

Aussi, tandis qu’on faisait les préparatifs de la valse, Ninie interrogea Harry, d’une manière si réfléchie, qu’il devina que son cœur était sous l’impulsion de divers sentiments, et sous le coup d’une résolution dont il redoutait les conséquences.

Il s’en était aperçu, car à deux ou trois reprises Ninie dit à Harry, retirons-nous à l’écart, j’aimerais à vous causer de quelque chose. Harry essaya de savoir immédiatement, ce dont il s’agissait, mais Ninie hésita, tellement, elle ne savait par commencer ; alors Harry qui, de fait avait accompagné Miss Anita Baker, à une soirée, dans le cours de la semaine écoulée, plutôt par courtoisie et comme seul moyen de sortir de l’impasse dans laquelle il se trouvait, vu que la famille Baker peut-être, à la demande de leur fille Anita, avait rendu visite à la famille et à la vieille mère de Harry ; alors Harry, dis-je, croyant que Ninie voulait lui faire des reproches, d’un ton affectueux, la prenant pas la main, lui dit : Ma chère amie, ne m’en faites pas de reproches, je n’ai pu faire autrement ; je vois que vos yeux n’expriment pas la même flamme d’amour, que d’habitude ; votre sourire est tout différent, et près de vous, je ne respire plus le bonheur que vous m’avez toujours fait goûter ; la parenté et la position sociale imposent des devoirs auxquels on ne saurait se soustraire.

Ninie, fut toute étonnée de cette déclaration ; et constatant que Harry cherchait à s’excuser, elle feignit savoir ce dont il s’agissait, mais n’avait entendu parler de rien ; elle soupçonna un peu l’affaire, et d’un air plus rassuré : comment Harry, osez-vous maintenant continuer votre assiduité auprès de moi, alors qu’en mon absence, vous vous permettez de… Ninie coupa court sa phrase, et attendit la réponse de Harry qui tout ému, et craintif de perdre l’amour de sa nouvelle amie, reprit avec chaleur et enthousiasme : Ninie, vous le savez, je ne vous ai pas trahie ; dès le début de nos amours, même le jour où nous nous sommes connus sur la terrasse observatoire, ici, à New York, alors que j’avais été épris subitement, des beautés de votre sourire et de l’expression de vos regards, je vous ai déclaré que Miss Anita n’était qu’une cousine, que je ne la fréquentais pas avec l’intention de l’épouser ; si je me suis permis de la conduire, mercredi dernier, à cette soirée, c’est tout simplement, parce que la famille était en visite, chez ma mère.

C’est une cousine, dit Ninie, mais si c’est votre cousine, c’est ma rivale ! Oh ! non ! Ninie, soyez tranquille et calme ; soyez rassurée que Miss Anita n’a pas, de moi, ni amour, ni espérances pour l’avenir ! Vous voulez me tromper, Harry ? comment se fait-il, s’il en est ainsi que vous l’ayiez reconduite jusqu’à la gare, où vous vous êtes permis de l’embrasser, comme un amant ? osez-vous croire que mon orgueil n’est pas blessée ? Croyez-vous que je subirai longtemps, la honte, l’humiliation de n’être aimable, aux yeux des gens qui me connaissent dans New-York, maintenant, pour ne mériter qu’une partie de l’amour d’un jeune homme ! Non, Harry, vous m’avez trompée ! Vous aimez votre cousine, et elle vous aime ! vous venez faire près de moi, une comédie par vos déclarations d’amour ! Votre amitié pour moi, n’est pas sincère ! J’ai une bien faible opinion de la délicatesse de votre cœur, puisqu’il peut ainsi se livrer à de si multiples et divers amours !

Harry, hésitant entre la colère et la crainte de perdre à jamais, l’objet de son amour, croyant à la sincérité des paroles de Ninie, qui n’étaient qu’un habile mensonge, un prétexte dont elle se servait, pour saisir l’occasion de briser avec cet ami, dont elle avait reçu le conseil de sa mère, de s’éloigner au plus tôt : Ninie, lui dit-il, la figure pale, et tout tremblant, comme ne pouvant que difficilement dominer la colère qui l’emportait, vous ne voulez donc pas prendre mes paroles, comme celles d’un homme noble, capable de dire la vérité ? Si j’ai accompagné cette demoiselle Anita qui est ma cousine, si je l’ai embrassée, lors de son départ, c’est que les relations de parents que nous avons avec la famille Baker m’en faisaient un devoir ! Me croyez-vous Ninie ? Acceptez-vous mes paroles comme celles d’un honnête homme ? Alors, Ninie passant la main sous son corsage, en sortit une lettre qu’elle ouvrit ; l’écriture était bien connue de Harry, il la reconnut ! Harry n’y pouvait plus rien comprendre ; écrite en anglais bien soignée, cette lettre était ainsi conçue :


À Dlle…

Savoy Hotel
New York.


Mademoiselle,

Je ne peux pas comprendre que vous vous permettiez d’essayer à conquérir et l’estime et l’amour de mon ami de cœur, Harry ; c’est moi qui ai son amour et son cœur même ; je suis sa fiancée ! Vous voyez bien qu’il rit, et s’amuse un peu, à vos dépens, puisque mercredi, hier encore, j’étais à New York, et je me suis promenée en automobile, avec lui, sous vos regards.

S’il ne m’eût pas aimée, il aurait refusé de m’accompagner, de peur d’être vu par vous.

Vous faites mal, cependant d’essayer à jeter du trouble dans le cœur de mon fiancé ; il me semble que vous pourriez trouver, plus convenablement à votre rang dans la ville, d’où vous venez.

ANITA BAKER


Cette lettre était écrite par Miss Baker, dans un moment de jalousie ; Harry essaya d’en convaincre Ninie, mais celle-ci contente de trouver dans cette circonstance, un motif de s’éloigner de lui, mon cher Harry, lui dit-elle, en y mettant autant de douceur que possible, je vous serais reconnaissante, si vous m’accordiez la faveur de ne pas m’en vouloir ; vous avez été bon pour moi ; j’ai su apprécier vos qualités et tout ce que vous avez fait pour moi, mais l’amour que vous n’avez cessé de prodiguer à Miss Baker, en même temps que vous juriez fidélité et amour éternel, m’a complètement déçue et voilà que mon cœur est tout changé.

Ma chère Ninie, ma chère amie, tout ce que j’ai fait pour vous, je l’ai fait librement, mû que par un seul motif, celui de vous être agréable ; je croyais avoir réussi, je croyais avoir et posséder votre estime, votre considération, votre amour et votre cœur ; vous m’avez fait voir les choses ainsi ; J’ai cru en vous ! Maintenant, vous voilà prête à me fuir, et ce, sans cause. Où était donc votre bonne foi ? Vous prétextez avoir été blessée par la lettre de Miss Baker ; je vous donne franchement l’explication de sa conduite ; je sais qu’elle m’aime, mais je ne l’aime pas pour en faire mon épouse ; elle a cru vous éloigner de moi, en écrivant ainsi. Seconderez-vous ses desseins, ou si vous me resterez fidèle ? Vous savez que je vous ai aimée, que je vous aime encore. Déjà, je goûtais les délices d’une union prochaine ; déjà, je caressais les rêves de vous voir entrer à l’église, appuyée sur mon bras, pour y répéter ces mots d’une manière solennelle, que vous m’avez déjà dits, sous le souffle trop ardent de l’amour, ou sous le masque de l’hypocrisie : « Harry, je vous aime, oui pour la vie ! »

Il me semble que je pourrais vous faire jouir de la vie ; ma conduite est exemplaire ; mes amis appartiennent à la meilleure société de New York, regardez-bien, ce M. là-bas, avec deux amis, dans le coin de la salle, c’est un millionnaire, ayant à sa gauche, le gérant général de la Cie Métropolitaine, et à sa droite, le secrétaire de notre ville ; désignant et nommant une dizaine de personnes, dames ou messieurs comme étant de ses amis, et appartenant à la meilleure société de New-York. Harry lui fit entrevoir, tous ses projets d’avenir, tous les voyages qu’il avait l’idée de faire, et lui promit de toujours être bien affectueux pour elle, lui garantissant que seule, elle avait place dans son cœur ; que si elle le quittait, qu’il ne saurait trop comment se consoler du chagrin amer qu’il en éprouverait. J’ai fait pour vous, beaucoup, vous ne le niez pas ? J’attendais pour faire davantage, le jour où je croirais que je puisse être sûr de votre cœur ; bien des fois, j’ai rêvé à vous, bien des fois, j’ai pensé de quelle manière, je pourrais arriver à vous rendre heureuse, je vous ai étudiée ; et je n’attendais que le moment propice, pour vous prouver toute l’ardeur de mon amour ; mon cœur est fixé à votre amabilité, et je ne saurais l’en détacher. Mais, puisque vous êtes si souffrante, parlez-moi, dites-moi la cause de votre malaise, car je lis sur votre figure qu’un sombre nuage plane au-dessus de l’amour de votre cœur.

Ninie, toute confuse de se voir comme trahie par l’émotion, qu’elle n’avait pu dissimuler, et par le ton bref avec lequel, elle avait engagé la conversation, eut un moment d’indécision.

Constatant les nouvelles déclarations d’amour de Harry, et ayant encore à la mémoire, tous les conseils donnés par une mère d’expérience, dans le seul but de son bonheur, Ninie se trouvait dans un état difficile à décrire ; mais enfin, son âme rafraîchie par les avis de sa mère, et comme réconfortée, lui donna un regain de courage et continua avec instance : Harry, lui dit-elle, ne vous rappelez-vous pas que la première fois que je vous ai rencontrée, je vous apparus belle ? ne vous rappelez-vous pas que je vous ai avoué que vous étiez gentilhomme, sans oser admettre que vous étiez mon ami ; ne vous rappelez-vous pas, que, bien que j’aie accepté certaines promenades que nous avons faites ensemble, je vous ai estimé, au point de vous rencontrer souvent et que j’ai mis entre vos mains, ma confiance et mon avenir ? Ne vous rappelez-vous pas, que malgré que vous disiez que je sois d’un caractère mélancolique, vous m’avez déclaré que les jours que vous aviez passées avec moi, étaient les plus beaux de votre vie ? Oh ! je vous ai aimé, j’ai cherché à vous aimer davantage ! mais je ne le puis pas, maintenant, car votre conduite me laisse trop soupçonner que vous aimez encore Miss Baker !

Tous les assistants ont les yeux fixés sur nous, reprit Harry, et je ne veux pas m’imposer à leur attention. Si l’amour a eu des prises sur moi, je veux et j’entends qu’il reste sans conséquences. Si je dois me séparer de vous chose cruelle que je devrai combattre, je serai un homme, un homme pratique, et je vous laisserai partir pour vous diriger vers le but que vous vous proposez d’attendre. Je vous laisse libre, allez ! Allez ! puisque c’est votre désir de me quitter !

Harry, dit Ninie, vous prenez les choses vraiment au sérieux, je n’ai point l’intention de vous dire Adieu, mais seulement de me permettre d’étudier cette question de notre union, au contact des conseils de ma mère ; je vous sais bon, et généreux ! Je vous prie de vous rappeler que ma conduite à votre égard, a été sans bassesses, ni culpabilité, que j’ai accepté toutes vos invitations autant pour vous faire plaisir que pour en retirer moi-même de l’agrément, que si vous pensez le contraire, je devrai vous quitter, et alors je vous avouerai que toute séparation comporte des sacrifices, mais que si vous me soupçonnez de mauvaise foi, la séparation la plus douloureuse a encore des charmes.

À ce moment Harry pâlit, et voyant les musiciens qui reprenaient leurs devoirs, il dit :

Ninie, ma chère amie, vous voulez donc me quitter ?

Non, dit-elle, mais pour le moment, je veux retourner à mon foyer, étudier avec ma mère cette question que vous me posez ; car je ne suis pas prête à essayer, sans consulter ma mère, de vous rendre heureux ; vos ambitions dit-elle, mon cher ami, ne sont pas tout-à-fait les miennes, vos rêves ne sont pas les miens ; je sais que vous avez de l’argent, que vous m’avez porté considération et estime, et je puis ajouter sans orgueil, que ce n’est pas sans à propos, car j’ai cherché par tous les moyens, à me rendre digne de vous. Vous m’avez aimée, je vous ai aimé ! mais le plus nous nous connaissons, le moins nous nous aimons, je crois ; et en vue de notre bonheur commun, je m’attarde à réfléchir, et oser croire qu’une séparation serait aussi bonne, que la continuation d’un amour obligé de souffrir la rivalité d’un autre amour.

Séparons-nous, soit, dit Harry, puisque c’est là votre désir, mais en attendant, un tour de valse.

L’atmosphère rempli des parfums des bouquets qu’on avait disséminés tout autour de la salle, répercutait les échos joyeux des instruments de l’orchestre, et les convives comme transportés dans le tourbillon des rires de la jeunesse, et enivrés de joie, répondaient aux notes de la musique, et se berçaient d’illusions faisant oublier les chagrins.

La jeune fille était tout de même, toute stupéfaite du changement de l’état d’âme de Harry ; peut-être ne l’avait-elle pas connu, tel qu’il était ? Harry se montrait plus généreux, plus délicat, plus affectueux et plus idéaliste qu’elle ne l’avait jamais cru !

Ninie, vous ne m’aimez donc plus, dit Harry, après quelques moments de silence, en terminant sa valse ?

— Oh ! Harry, vous me faites souffrir.

Répondez-moi, dit-il avec ténacité.

Vous répondre, Harry, m’obligerait à vous parler plus longuement, que je ne puis faire ici, maintenant en présence de cette assistance qui, toute joyeuse et occupée à se divertir, me ridiculiserait de me voir plus longtemps retirée à l’écart avec vous, et causer sur un ton si sérieux et me verrait peut-être verser des larmes !

Soit, ajouta Harry, il se fait tard ; retirons-nous ; descendons au salon privé, et en présence de votre tante, nous nous expliquerons.

Car je veux savoir à quoi m’en tenir !

À cette invitation, la jeune fille toute bouleversée des remarques de Harry, et bien décidée à ne pas changer sa décision, et de suivre les conseils de sa mère et de retrouver le bonheur, la paix dont elle jouissait avant de le connaître accepta avec un sourire gracieux, l’aimable causerie, en cabinet particulier.

Tous trois prirent place dans le salon privé de Ninie, où tout d’abord on dégusta un verre de fine Champagne à la santé de Harry qui se contenta de demander la permission aux dames de fumer une cigarette.

Mon ami dit-il s’adressant à Ninie, qui, toute inconsciente, venait de jouer le «  Home Sweet Home, » sur le piano, qui était dans l’un des coins du salon ; ouvrez-moi votre cœur, parlez-moi avec franchise ! M’aimez-vous encore ? Quand vous me disiez que vous désiriez vous fonder un « Home », sous mes soins et sous mon amour, étiez-vous sincère ? croyez-vous à la sincérité de celui qui a fait tant pour vous ? Toute personne a ses défauts ; je ne suis pas parfait, moi non plus ; je peux vous paraître hautain, orgueilleux, trop pré-occupé des affaires et, comme devinant tous les sentiments cachés dans les plis et replis du cœur de la jeune fille, je peux vous paraître comme n’ayant pas l’idéal que vous voudriez trouver en moi ; permettez-moi de vous dire mademoiselle, que les rêves n’ont jamais bâti les fortunes, que la vie pratique n’a jamais obligé l’amour à diminuer d’intensité ; permettez-moi de vous dire qu’un homme peut avoir un grand cœur, être très sentimental, et avoir, en même temps, une intelligence plus forte et plus maîtresse des sentiments de son cœur.

Harry, cher ami, vous m’avez retirée à l’écart ; je suis contente de votre discrétion : je reconnais en vous, un homme que je croyais pouvoir aimer dès les premières rencontres que le hasard m’a favorisé de faire de votre personne ; je vous ai aimé, quoiqu’ayant toujours conservé en mon cœur, le désir de vous connaître davantage ; ce désir s’est accentué depuis surtout que j’ai appris que vous n’aviez pas renoncé à l’amour que vous portiez, à Miss Anita Baker ; je veux vous connaître davantage ; nous ne vivons qu’une vie ; le mariage heureux fait le bonheur des époux ! Je veux non seulement être aimée, mais je veux aimer, et je ne me sentirais pas capable d’aimer un homme au cœur si large qu’il peut abriter deux amours !

Le mariage heureux fait le bonheur des époux, non-seulement en ce monde, mais aussi pour ceux qui comme nous, croient à l’Éternel, le bonheur dans l’autre monde !

Je voudrais vous aimer autant que mon cœur est capable d’aimer ; mais j’en suis empêché par ma rivale ; laissons faire ; le temps me persuadera si je dois vous aimer encore. Peut-être vous déciderez-vous à quitter ma rivale ?

Si je réfléchis, Harry, ce n’est pas parce que je ne saurais vous aimer ; je serais capable de vous aimer si je vous savais digne de mon amour ; je ne suis pas seule, comme je vous ai dit, dans ma décision ; votre amour n’est pas resté sans écho, dans mon cœur vous le savez.

Oui, dit Harry, je le sais, je l’ai cru du moins que vous m’aimiez ! mais de grâce, ne me parlez plus de Miss Baker ! Si je dois pour vous faire plaisir et conserver votre amour, renoncer aux relations que ma parenté avec la famille Baker m’impose par devoir, je le ferai ! Si pour rétablir la paix dans votre âme, je dois ne plus fréquenter ni comme cousin, ni comme ami, Miss Baker, je le ferai ; car l’amour que je ressens pour vous, est au-dessus de tous les sacrifices que vous pourriez exiger de moi.

Ninie, satisfaite de cette déclaration, en apparence, feignit de recouvrer le calme et l’assurance qu’elle avait jadis, quand elle sortait au bras de Harry ; et de fait, intérieurement, elle sentit naître en son cœur, une flamme d’amour plus vivace que jamais, Harry lui apparut alors plus affectueux ! si je l’avais connu, ainsi ? Après tout, c’est un bon garçon, se disait-elle ! il m’aime et je serais bien, avec lui !

Harry, lui dit Ninie, si je décide de quitter New York, veuillez croire que je reviendrai ou que je vous enverrai de mes nouvelles ? Oh, mon ami, reprit-il, vous ne pouvez pas partir ainsi ; vous avez un devoir à remplir et je tiens absolument à ce que vous l’accomplissiez.

Un devoir à remplir ? dit Ninie, toute étonnée, de se faire tracer une ligne de conduite, en présence de sa tante, par Harry ! La tante qui avait été occupée jusqu’alors, absorbée dans la lecture, en entendant cette phrase, demanda excuse au jeune couple, et regardant Ninie : Oui, ma chère nièce, M. Mitchell a raison, tu as un devoir à remplir ; je comprends et je m’explique que toute saisie du sujet intéressant de la conversation qui t’intéresse, tu ne t’en doutes, mais je sais que tu sauras t’acquitter de ce devoir dont veut parler M. Harry ; quel est ce devoir ? je ne comprends pas, ma tante, reprit avec vivacité, Ninie. M. Harry, si je le devine bien, veut insinuer que tu devras aller saluer sa vieille mère ? Oui, hochant la tête, dit-il, vous avez raison, madame ! Oh ! mon ami, soyez sans inquiétudes ; j’ai songé à ce que je dois faire. De même que je ne vous aurais pas quitté sans vous voir ni vous parler, à plus forte raison, je ne partirai pas sans avoir salué madame votre mère ; elle a été bonne pour moi ; elle m’a reçue dans sa maison comme si j’eusse été sa fille ! Si toutefois, je n’allais pas lui rendre visite, ce serait plutôt par la crainte d’être reçue froidement. Comment, dit Harry, pouvez-vous vous attendre à être reçue froidement ? avez-vous l’intention de me quitter définitivement ? Harry, paraissant tout énervé et surexcité, et comme regrettant d’avoir fait tant de déclarations d’amour et craignant de s’être abaissée en face de cette jeune fille, qui semblait vouloir le délaisser, continua : pourquoi me parler ainsi ? Vous me promettez de revenir ou de m’envoyer des nouvelles ? vous me déclarez que si je renonce à l’amitié de Miss Anita Baker, vous m’aimeriez ; alors, pourquoi parler d’être reçue froidement par ma vieille mère qui a cru comme moi, à l’amour et l’estime que vous m’avez manifestés ouvertement.

Ne savez-vous pas que cette brave dame est la noblesse même ? seriez-vous dans le tort qu’elle ne vous en parlerait même pas. Mais si vous lui déclarez, que votre amour pour moi est toujours le même, fort, puissant, persévérant et que vous partez pour obtenir le consentement de vos parents, à notre union vous lui ferez une grande consolation et lui apporterez la confirmation de tous les rêves qu’elle a faits pour mon bonheur.

Harry, dit Ninie, n’allez pas trop loin ; je connais madame votre mère ; je connais mon devoir ! et je saurai l’accomplir à ma satisfaction, avant de quitter New York !

Le lendemain, Ninie se préparait à quitter New York ; elle avait passé la nuit à s’entretenir après le départ de Harry, avec sa tante qui lui reprochait de manquer son avenir, et de croire un peu trop à l’importance de son amour.

Cet homme n’a pas de défauts, lui disait sa tante, il a ses manières, à lui ; tu ne dois pas avoir la prétention de prendre mari, pour en faire ton valet ! Ah ! l’avenir te dira que le galant que tu croiras prendre, épouser, sera un bourreau dans ta maison. Ninie était satisfaite tout de même, de sa veillée avec Harry. Elle lui avait promis de venir ou de lui envoyer de ses nouvelles et il lui avait promis de se rendre à Montréal ou à Guigues pour lui rendre visite.

Ninie se rendit vers les deux heures de l’après-midi, chez la mère de son ami ; elle y fut reçue très cordialement, comme d’habitude.

Après quelques paroles échangées, Mde Mitchell qui parut un peu, au courant de la situation, pressant sur son cœur, cette jeune fille qui venait la saluer, avant son départ et la remercier de tous les égards, de toutes les politesses qu’elle avait eus pour elle, lui dit : Mais, j’espère que vous nous reviendrez ! et désignant le grand fauteuil qui se trouvait au milieu du boudoir, que Ninie occupait habituellement dans ses visites, lui dit : Votre fauteuil vous attendra ? mademoiselle ! Ninie, toute émue, à la vue de cette vieille mère, si bonne et si affectueuse lui répondit : Je reviendrai certainement, madame, reprendre mes appartements à l’Hôtel Savoie, où je me plais, et où nous sommes si bien ; je reviendrai certainement madame, causer avec vous, si mes bons parents que je vais consulter m’en donnent la permission ; car mon cœur d’abord un peu refroidi, probablement par l’ennui de ma famille et de tout ce qui m’est cher là-bas, redeviendra réchauffé et désireux de vous revoir madame, ainsi que M. votre fils Harry, mon cher Harry.

À ce moment, Harry qui était dans ses appartements, dont la porte était ouverte, comprit toute la conversation échangée entre Ninie et madame sa mère, s’élança rapidement au cou de Ninie, et les larmes dans les yeux, en présence de sa mère : Ninie, ma chère amie, est-ce bien vrai que vous allez revenir ? au moins, est-ce bien vrai que vous me donnerez de vos nouvelles ? j’irai vous voir, j’irai moi, vous rendre visite, si vous ne pouvez revenir à New York ! Je veux vous revoir ! Ninie, comme toute impressionnée de cette marque réelle d’amitié, de la part de la mère et de l’amour intense de Harry, répondit : Sûrement, je reviendrai ! à ce moment, Ninie avait changé sa décision ! elle avait pris la résolution de revenir ! elle était convaincue que Harry n’était pas le garçon orgueilleux, que ses amis et son imagination le lui avaient dépeint.

Ninie dit, Au revoir, à Harry et embrassa filialement cette bonne vieille, qui lui posant les mains, chaque côté de la tête, et déposant sur ses joues roses de jeune fille, de ses baisers les plus affectueux, lui dit : pour le bonheur de mon fils et pour mon bonheur je vous demande de revenir ! Et Ninie de lui répondre par une seule caresse, ne pouvant contenir son émotion. Elle retourna avec sa tante, vers l’automobile qui les attendait, pour les conduire à la gare, où Harry promit à Ninie d’être présent, au départ du train ! Que de réflexions, ne fit-elle pas ! Pensive et silencieuse, elle ne savait plus de quel côté, diriger ses pas ! Elle aimait tant la mère de Harry qui lui manifestait tant d’intérêts !

Retourner pour y vivre de son emploi, à Montréal, quel contraste avec le genre de vie élevé et noble qu’il lui était offert ! Harry dont elle n’aimait pas les manières, lui paraissait maintenant meilleur et plus affectueux que jamais.

À l’heure indiquée, Harry se rendait en automobile à l’Hôtel Savoie pour y chercher son amie et sa tante qui l’accompagnait, pour les conduire à la gare.

Il y trouva Ninie, à sa grande surprise, en pleurs, et comme toute désireuse de demeurer à New York ; il en éprouva une certaine satisfaction de la voir, dans cet état d’âme.

Ma chère Ninie, lui dit Harry, me permettez-vous de vous demander la cause de votre chagrin ? Il est très facile de vous l’expliquer. Je ne puis résister à l’émotion que je ressens, en me voyant sur le point de quitter cette belle ville, que j’ai tant admirée, de quitter l’Hôtel Savoie, dont la délicatesse et le savoir-vivre du personnel et l’amabilité du gérant, nous font désirer de prolonger notre séjour, de quitter un ami, vous, qui avez été si bon pour moi ! Je ne croyais pas vous aimer tant que cela ! Il faut donc croire que je vous aime, puisque mon départ, ma séparation d’avec vous me cause tant de peine ! Harry s’avança, dans un moment de transports joyeux, vers Ninie, la pressa sur son cœur, et sans mot dire, déposa un long baiser sur son front.

Ninie sentit alors qu’elle l’aimait plus que jamais.

Arrivés à la gare quelques minutes, avant le départ du train, tous trois prirent place dans le char « Pullman » et Harry dit à la jeune fille : « Le motif de votre départ, est-il réellement celui que vous prétextez ? ou s’il est plutôt le désir que vous éprouvez de rencontrer un autre ami qui serait mon rival ? Croyez-vous qu’il m’est possible d’espérer encore, sur votre amour ?

Ninie, vous le savez, je vous ai aimée, à la folie ! je vous aime encore beaucoup ! Bien des fois, je me suis levé, dès cinq heures du matin, pour prendre une promenade à cheval, et avoir l’occasion, en passant en face de l’Hôtel Savoie, de vous saluer à votre fenêtre, et cueillir, rival avec le Soleil, les premiers sourires de votre figure rayonnante de joie, du repos de la nuit. Comme je vous ai aimée ! Pour conquérir votre amour, il n’y a pas de sacrifices, que je ne serais pas disposé à faire ! Si votre cœur est engagé : dites-le moi, bien franchement ; quoique bien attristé, je retournerai silencieux, auprès de ma mère, et j’emporterai dans mon cœur, les souvenirs d’une illusion qui, après m’avoir apporté tant de bonheur, m’apportera tant de larmes ! mais les larmes que je verserai, seront sans reproches, à votre égard ; tout ce que je vous demande, c’est de me dire la vérité. Reviendrez-vous ? M’enverrez-vous de vos nouvelles ? Aimez-vous un autre ami ? Jamais, mon cœur ne fut plus épris d’amour, comme il le fut de votre personne.

Oh ! Harry, je vous donne ma parole d’honneur, dit Ninie, je reviendrai certainement à New York, avant longtemps ; et si quelques événements extraordinaires m’en empêchaient, je vous le laisserai savoir, et je serai heureuse, alors de recevoir votre visite.

À ce moment, comme le signal du départ du train était donné, Harry après avoir embrassé amoureusement sa Ninie et avoir salué la tante, se retira en déposant une lettre entre les mains de la jeune fille ; elle ouvrit quelques instants après, cette lettre conçue ainsi :



Ma chère Amie,

Permets-moi de t’écrire, ce que je ressens à l’occasion de ton départ ; et de te dire l’impression que tu fis sur mon âme quand je te vis pour la première fois ; en lisant cette poésie ci-incluse, de Gabriel Venise, tu te convaincras que je t’aime depuis le jour où je t’ai connue ; car elle est l’expression fidèle de ma pensée !

En te voyant t’éloigner de moi, mon cœur est serré, et je crains de mourir de chagrin !

La crainte que j’éprouve, d’apprendre que tes parents s’objectent à notre union ou que tu as changé tes amours, me laisse à demi-mort.

Qu’il me tarde d’avoir de tes nouvelles ! Ne me fais pas souffrir le supplice d’une trop longue attente ; car je suis impatient…

L’ennui que j’éprouvai de me voir privé de tes sourires, de l’agrément de la douce conversation, de l’ardeur de tes baisers, sera terrible !

Puisses-tu penser sérieusement à moi, et te faire un devoir de conscience, de tenir tes promesses envers celui qui pour toi, est prêt à sacrifier le reste de ses jours.

Veuille croire en mon amitié toujours sincère et persévérante.

HARRY

La poésie incluse se lisait ainsi :

Ô jeunesse aux grands yeux, jeunesse aux cheveux blonds,
Qui poses, dès l’aurore, un pied, dans la rosée ;
Dame du clair matin, pareille à l’épousée,
Que le Seigneur amène au son des violons.

Toi qui vas les bras nus, les tresses dénouées,
Rieuse à travers l’ombre, et la nuit, et le vent ;
Toi qui pour diadème, as le soleil levant,
Et dont la robe rose est faite de nuées.

Que ton charme est puissant et doux ! Les plus hardis
Fléchissant le genou, t’adorent en silence ;
Pur comme l’encensoir qu’une vierge balance,
Le ciel se teint pour toi d’un bleu de Paradis ;

Et dans le pays vert où ta grâce ingénue
Sous le baiser d’avril éclate en liberté
Pleins d’allégresse et fous de ta beauté,
Les oiseaux par milliers, célèbrent ta venue.

Ta sveltesse ineffable est celle du bouleau,
Ta voix nous berce ainsi qu’une chanson lointaine ;
Comme un lys qui s’effeuille au bord d’une fontaine,
Ton corps délicieux a la fraîcheur de l’eau

Tu ressembles parfois à la biche craintive.
Qui, l’oreille aux aguets sent venir le chasseur ;
Ta bouche, au clair de lune, a l’étrange douceur,
De la belle-de-nuit et de la sensitive.
 
Parfois, lasse d’avoir suivi les papillons,
Tu mires ton visage à la source des fées,
Et l’odeur des lilas t’arrive par bouffées,
Dans la brise qui vague et le chant des grillons.

Et puis comme Diane errant par la clairière,
Le carquois sur l’épaule avec ses lévriers,
Sur un fond d’azur pâle et de genévriers,
Tu resplendis, superbe et chaste, ô guerrière.
 
Telle je t’aperçus pour la première fois
Dans le brouillard léger de l’aube qui se lève,
À cette heure où la vie est comme un divin rêve,
Que traverse un soupir de flûte ou de hautbois.

Près du ruisseau d’argent, dans la forêt mystique,
Où tremble, vers le soir, un chant de volupté ;
Près des cascades d’or, dans le cirque enchanté ;
Ton appel virginal était comme un cantique.

Enfant émerveillé, j’allais par le chemin ;
Je regardais danser le soleil sur la mousse,
Adorable et terrible, éblouissante et douce,
Tu m’apparus, jeunesse, une rose à la main !