Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses/27

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Tome 3. Chapitre XXVII.



CHAPITRE XXVII.

Mort d’Agnès et de l’abbesse.


Quelque étrange, quelque peu convenable que puisse paraître ma conduite dans une femme, et surtout dans une religieuse, la nécessité me servira d’excuse. Un secret, un horrible secret, pèse sur mon âme. Je ne puis jouir d’aucun repos que je ne l’aie révélé au monde entier et que je n’aie apaisé le sang innocent qui me crie vengeance du fond du tombeau. J’ai beaucoup risqué pour me procurer cette occasion de soulager ma conscience. Si j’avais échoué dans mes efforts pour déceler le crime, si l’abbesse avait seulement soupçonné que ce mystère d’iniquité me fût connu, ma perte était inévitable. Les anges de lumière qui veillent sans cesse sur ceux qui méritent leur faveur m’ont aidée à cacher mon projet. Il m’est donc permis de faire un récit dont les circonstances glaceront d’horreur toutes les âmes sensibles. Je prends à tâche de déchirer le voile de l’hypocrisie et d’apprendre aux parents égarés à quels dangers est exposée la malheureuse femme qu’ils ont une fois soumise à l’empire de la tyrannie monastique.

Parmi les religieuses de Sainte-Claire, aucune n’était plus aimable, aucune n’était plus douce qu’Agnès de Medina ; je la connaissais parfaitement ; j’étais son amie, sa confidente ; je n’étais pas la seule qui eût pour elle une tendre amitié ; sa piété vraie, son empressement à obliger, son caractère angélique, la faisaient chérir de tout ce qu’il y avait d’estimable dans la communauté. L’abbesse elle-même, vaine, sévère et scrupuleuse, ne pouvait refuser à Agnès une approbation qu’elle n’accordait à personne. Chacun a quelque défaut. Hélas ! Agnès eut une faiblesse ; elle viola les lois de notre ordre, et encourut la haine de l’implacable abbesse. Les règles de Sainte-Claire sont sévères, mais antiques et négligées ; plusieurs, depuis quelques armées, étaient restées dans l’oubli, ou, par un consentement général, avaient été remplacées par des dispositions plus douces. La peine attachée au crime d’Agnès était cruelle, était barbare. La loi était depuis longtemps tombée en désuétude. Hélas ! elle existait encore, et la vindicative abbesse voulut la faire revivre. Cette loi ordonnait que la coupable fût plongée dans un cachot secret, spécialement destiné à cacher éternellement au monde la victime d’une superstitieuse tyrannie. Dans cette triste demeure, elle devait être en proie à une solitude perpétuelle et crue morte de tous ceux que des liaisons de famille ou d’amitié auraient pu engager à tâcher de la secourir. Ainsi devait-elle languir le reste de ses jours, sans autre nourriture que du pain et de l’eau, sans autre consolation que la facilité de donner un libre cours à ses larmes.

L’indignation élevée par ce récit fut si violente que pendant quelques moments elle interrompit la narration de la mère sainte Ursule. Lorsque l’agitation eut cessé et que le silence eut recommencé à régner dans l’auditoire, elle reprit son discours, pendant lequel, à chaque phrase, les terreurs de l’abbesse paraissaient augmenter.

On assembla un conseil de douze anciennes religieuses ; j’étais du nombre. La prieure peignit de couleurs exagérées les torts d’Agnès, et n’eut pas de scrupule de remettre en vigueur cette loi presqu’oubliée. Je dois le dire à la honte de notre sexe : le pouvoir de l’abbesse était si absolu dans le couvent, et le malheur, la solitude et les austérités avaient tellement endurci les cœurs de nos anciennes et aigri leur caractère, que cette barbare proposition obtint neuf voix sur douze. Je n’étais pas une des neuf ; j’avais eu de fréquentes occasions de me convaincre des vertus d’Agnès ; j’avais pour elle un tendre attachement ; je compatissais à sa faiblesse et j’avais pitié de son malheur. Les mères Berthe et Concilie se mirent de mon côté ; nous fîmes la plus forte opposition, et la supérieure se trouva forcée de changer de projet ; quoique la majorité fût de son avis, elle craignit de braver le nôtre ouvertement ; elle savait que, soutenues par la famille de Medina, nous serions assez fortes pour l’emporter ; elle n’ignorait pas non plus que c’en serait fait d’elle si Agnès, une fois enfermée et crue morte, venait à être découverte ; elle renonça donc, quoiqu’avec beaucoup de répugnance, à son dessein. Elle demanda quelques jours pour trouver un genre de pénitence qui pût être approuvé de toute la communauté, et promit aussitôt qu’elle aurait pris une résolution de rassembler le même conseil. Deux jours se passèrent. Le soir du troisième, on annonça que le lendemain Agnès serait interrogée, et que, suivant la conduite qu’elle tiendrait en cette occasion, sa peine serait augmentée ou mitigée.

Dans la nuit qui précéda cet examen, indignée, je me glissai dans la cellule d’Agnès à une heure où je supposais les autres religieuses endormies. Je la consolai autant qu’il m’était possible ; je l’invitai à prendre courage ; je lui dis de compter sur l’appui de ses amis, et je convins avec elle de certains signes par lesquels je m’engageais à répondre par oui ou par non aux questions de l’abbesse ; sachant que son ennemie chercherait à l’effrayer, à l’embarrasser, je craignais qu’on ne lui surprît quelqu’aveu préjudiciable à ses intérêts. Je voulais tenir ma visite secrète, et je restai peu de temps avec Agnès. Je la pressai de ne point se laisser abattre ; mêlant mes larmes à celles qui inondaient son visage, je l’embrassai tendrement, et j’étais sur le point de me retirer, lorsque j’entendis marcher quelqu’un qui s’approchait de la cellule ; je m’éloignai vite de la porte. Un rideau qui couvrait un grand crucifix m’offrit une retraite ; je courus me cacher derrière. La porte s’ouvrit, et l’abbesse entra suivie de quatre autres religieuses ; elles s’approchèrent du lit d’Agnès. L’abbesse lui reprocha sa faiblesse dans les termes les plus durs. Elle lui dit qu’elle déshonorait la maison, qu’un monstre comme elle ne méritait pas de vivre. Puis elle lui ordonna de boire une liqueur contenue dans un vase que lui présentait une des religieuses. Inquiète sur les effets de ce breuvage, et craignant de se trouver sur le bord de l’éternité, la malheureuse enfant tâcha par les prières les plus touchantes d’exciter la pitié de l’abbesse. Elle demanda la vie dans des termes qui auraient attendri le cœur d’un tigre ; elle promit de se soumettre à toutes les punitions qu’on voudrait lui infliger, la honte, la prison, les tourments ; elle supporterait tout, pourvu qu’on lui laissât la vie, qu’on lui accordât seulement un mois, une semaine, un jour. Son impitoyable ennemie écouta sans se laisser émouvoir ses instantes prières. Elle lui dit que d’abord elle s’était proposée de la laisser vivre, et que si elle avait changé d’avis, elle n’avait à s’en prendre qu’aux amies qui l’avaient défendue. Elle continua d’insister pour qu’elle avalât le poison, lui dit d’implorer la miséricorde de Dieu, et non la sienne, et lui assura que dans une heure elle ne serait plus au nombre des vivants. Voyant qu’il n’y avait aucun espoir de toucher cette femme insensible, Agnès essaya de se jeter à bas de son lit et de demander du secours. Elle se flattait, si elle ne pouvait échapper au danger qui la menaçait, d’avoir au moins des témoins de la violence qu’on lui voulait faire. L’abbesse devina son intention ; elle la saisit avec force par le bras et la rejeta sur son oreiller. En même temps, tirant un poignard et en mettant la pointe sur le sein de la malheureuse Agnès, elle lui déclara que si elle jetait un seul cri ou si elle tardait encore un instant à boire le poison, elle allait le lui enfoncer dans le cœur. Déjà à demi-morte de frayeur, elle ne put résister plus longtemps ; la religieuse approcha avec le funeste vase. L’abbesse força Agnès de le prendre et d’avaler le breuvage. La malheureuse enfant le but et le crime fut consommé. Les religieuses s’assirent près du lit ; aux gémissements de l’infortunée elles répondirent par des reproches. Elles interrompaient par des sarcasmes les prières par lesquelles elle se recommandait à la miséricorde divine ; elles la menaçaient de la colère de Dieu et de la damnation éternelle ; elles lui disaient qu’il n’y avait pour elle aucun espoir de pardon et jonchaient ainsi d’épines la couche douloureuse de la mort. Telles furent les souffrances de cette malheureuse infortunée, jusqu’au moment où la mort vint la soustraire à la malice de ses persécutrices. Elle expira entre l’horreur du passé et la crainte de l’avenir ; et ses derniers moments furent si terribles qu’ils durent amplement satisfaire la haine et la vengeance de ses ennemis.

L’abbesse, aussitôt que sa victime eut cessé de respirer, sortit de la chambre ; ses complices la suivirent.

Ce ne fut qu’alors que j’osai sortir de mon asile. Je n’avais point défendu ma malheureuse amie, sachant bien que, sans pouvoir la sauver, j’aurais subi le même sort. Frappée d’horreur et d’effroi, j’eus à peine la force de regagner ma cellule. Avant de passer la porte de celle d’Agnès, je jetai un dernier regard sur le lieu où gisait sans vie cette fille naguère si aimable et si belle ; je fis du fond de mon cœur une prière pour le repos de son âme, et je jurai de venger sa mort par la honte et le châtiment de ses assassins ; ce n’est qu’avec bien de la peine et des dangers que j’ai tenu ma promesse. À l’enterrement d’Agnès, égarée par la douleur, j’eus l’imprudence de laisser tomber quelques mots qui alarmèrent la conscience coupable de l’abbesse. Je devins l’objet de ses soupçons ; on observa toutes mes démarches, on suivit tous mes pas ; je fus environnée d’espions. Il s’écoula bien du temps avant que je pusse instruire les parents d’Agnès de mon fatal secret. On fit courir le bruit que cette infortunée était morte subitement. Cette fable fut crue, non-seulement par ses amis, dans la ville, mais même par les personnes qui, dans le couvent, s’intéressaient à elle. Le poison n’avait laissé sur son corps aucune trace. Personne ne soupçonna la véritable cause de sa mort ; elle resta inconnue à tout le monde, excepté à ses assassins et à moi.

Je n’ai rien à ajouter ; je réponds sur la vie de la vérité de tout ce que j’ai dit. Je répète que l’abbesse est un assassin ; qu’elle a ôté du monde et peut-être du ciel une infortunée dont la faute était légère et pardonnable ; qu’elle a abusé du pouvoir qui lui était confié ; qu’elle a agi en tyran et en hypocrite. J’accuse aussi comme ses complices les quatre religieuses Violette, Camille, Alix et Marianne. Elles sont aussi coupables que l’abbesse.

La mère sainte Ursule finit ainsi son récit. D’un bout à l’autre, il avait excité l’horreur et l’étonnement. Mais lorsqu’elle en fut à l’assassinat d’Agnès, l’indignation du peuple s’exprima si haut qu’on eut bien de la peine à l’entendre jusqu’à la fin ; le murmure augmentait d’un instant à l’autre. Enfin des cris s’élevèrent de toutes parts, demandant qu’on livrât l’abbesse à la fureur de la multitude. Don Ramirez s’y refusa avec courage. Lorenzo lui-même observa au peuple que l’accusée n’était point jugée, et l’engagea à laisser à l’Inquisition le soin de la punir. Toutes les représentations furent inutiles ; le tumulte devint plus violent et la populace plus irritée. Ramirez tâcha vainement d’emmener sa prisonnière hors de la foule ; de quelque côté qu’il passât, un attroupement lui fermait le passage et demandait à grands cris l’abbesse. Ramirez ordonna à sa suite de se faire un chemin à travers la multitude. Pressés par la foule, ses soldats ne purent pas même tirer leurs épées. Il menaça les plus avancés de la vengeance de l’Inquisition ; mais l’effervescence était telle que ce nom terrible ne produisait plus aucun effet. Lorenzo, malgré l’horreur que lui donnait pour l’abbesse le souvenir de sa sœur, ne pouvait sans pitié voir une femme dans une position si terrible. Mais en dépit de ses efforts et de ceux du duc, malgré ceux de don Ramirez et de ses archers, le peuple continuait à les serrer de près ; enfin il se fit jour au travers des gardes qui protégeaient sa proie, l’arracha de cet asile et se disposa à en faire une justice aussi prompte que terrible. Tremblante, égarée, sachant à peine ce qu’elle disait, la malheureuse femme demandait un moment de répit. Mais le peuple, tout entier à sa vengeance, ne l’écouta point. On lui fit toutes sortes d’insultes, on la couvrit de boue et d’ordure, on lui prodigua les noms les plus odieux ; des hommes furieux se l’arrachaient les uns aux autres, et le dernier était toujours plus barbare que celui qui venait de la quitter ; ils étouffaient par leurs cris de rage la faible voix dont les accents plaintifs imploraient leur pitié. Traînée au travers des rues, foulée aux pieds, accablée de coups, elle subit tous les tourments que peuvent inventer la fureur et la vengeance. Enfin un pavé lancé par une main vigoureuse vint la frapper à la tempe ; elle tomba baignée dans son sang, et quelques minutes après elle termina son sort et son supplice. Quoique devenue insensible aux insultes de la multitude, elle continua à en recevoir les outrages. La rage impuissante de ses meurtriers s’exerça sur son cadavre, et ne s’arrêta qu’après l’avoir mutilée, défigurée, de manière à lui ôter jusqu’à la forme d’une créature humaine.


FIN DU TROISIÈME VOLUME.