Amours et Haines (1869)/Le Rhône (Pailleron, 1869)
LE RHÔNE.
à m. amédée achard.
Taillez en blocs forêts et monts,
Forgez des freins, scellez des ponts,
Comme un mors dans sa bouche,
Donnez-lui le roc à mâcher,
Mais empêchez-le de marcher,
Le Rhône âpre et farouche,
Qui descend des libres sommets
et va, sans se tarir jamais,
Mêler ses flots par trois sillons,
Autant que l’ongle des lions
En creuse dans les sables !
Le Rhône est fier. — Comme le Rhin,
Il a ses vieux donjons d’airain ;
Comme un fleuve de neige,
Ses sapins verts au dur profil,
Et ses palmiers comme le Nil,
Et puis encor… que sais-je ?
Camargue fauve, taureaux noirs
Regardant vaguement, les soirs,
Couler l’onde sonore,…
Hérons pensifs, flamants rosés,
Dont le vol aux cieux embrasés
Est semblable à l’aurore.
Le Rhône est fort. — Comme la mer,
Il traîne des galets de fer
Il a pour rive du granit
Si haut que l’aigle y fait son nid,
Et pour roseaux des chênes !
Ah ! le vieux mâle ! sur son dos,
Qu’on charge les plus lourds fardeaux,
Plomb ou pierre, qu’importe ?
Et qu’importe voile ou vapeur ?
Un vaisseau ne lui fait pas peur,
Il dit : « Viens ! » et l’emporte.
Tombe des pics, franchis le val !
Au grand galop comme un cheval
Rase la plaine immense,
Fends les lacs et fends les coteaux
De l’acier tranchant de tes eaux,
Mon grand fleuve en démence !
Mon grand fleuve rude aux flancs gris,
Que, dans l’écume, avec des cris,
Passe magnifique, ô mon roi !
Nulle majesté mieux que toi
Ne porte sa couronne.
Passe et mire en ton cours fécond
Fillette brune et raisin blond,
Ceps riants, belles femmes.
Heureux le peuple de tes bords !
Il a le vin, âme des corps,
Et l’amour, vin des âmes.
Ô fils des monts immaculés !
Tu roules toujours plus troublés
Tes flots de lieue en lieue ;
Rhône indigné, l’âme est ainsi,
L’âme qui se perd, elle aussi,
Dans l’immensité bleue !