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Ampère (Arago)/10

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 70-75).
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ampère prend part à la discussion célèbre qui s’établit entre georges cuvier et geoffroy saint-hilaire sur l’unité de composition de tous les êtres organisés.

La discussion reposait sur des considérations très-délicates. Si l’on voulait, par exemple, trouver la ressemblance entre la disposition des viscères chez un mollusque céphalopode et la disposition des viscères de l’homme, il fallait concevoir celui-ci plié en arrière à la hauteur du nombril, de manière que le bassin et les membres inférieurs allassent se souder aux parties voisines de la nuque ; il fallait, de plus, se figurer l’homme marchant sur la tête. D’autres comparaisons exigeaient qu’un des deux animaux fût censé retourné comme un gant ; que le squelette osseux passât du dedans au dehors, que d’enveloppe il devînt enveloppant, etc., etc.

Les membres des sections mathématiques de l’Académie ne pouvaient guère prendre, dans un débat si subtil, que le rôle d’auditeurs attentifs. Ampère, le seul Ampère, se jeta dans l’arène tête baissée. Mais aussi il se trouvait que les idées si vivement combattues par Cuvier, et dont notre honorable confrère Geoffroy-Saint-Hilaire se portait le défenseur non moins décidé, Ampère les avait déjà eues en 1803.

Le savant secrétaire de l’Académie, terminant au Collége de France son cours de l’histoire des sciences au xixe siècle, fut naturellement conduit à parler de la secte allemande connue sous le nom de philosophes de la nature.

Les principes des philosophes de la nature, du moins en ce qui touche à l’unité de composition des animaux, lui paraissaient erronés et il les combattit. Ampère était au nombre des auditeurs de notre illustre confrère. Si, de même qu’à l’École normale conventionnelle, les élèves avaient eu le droit d’interpeller les professeurs, chaque leçon du cours de Cuvier se serait certainement terminée par un débat animé et instructif ; mais les règlements interdisaient impérieusement cette innovation. Ampère n’était pas homme à se laisser décourager par de semblables difficultés. Les usages ne lui accordent pas la parole dans l’amphithéâtre où Cuvier développe ses idées ; ce sera en face, sans sortir de l’enceinte du collége fondé par François Ier, si ce n’est le même jour, du moins dans la même semaine, à l’occasion de son cours de Mathésiologie, qu’Ampère se placera franchement, quant au point le plus capital de la zoologie philosophique, en adversaire décidé du premier naturaliste de l’Europe. Dans chacune de ses leçons, on entendra la critique détaillée, minutieuse, de la précédente leçon de Cuvier. Mais, en revanche, Cuvier, à qui Frédéric son frère, un des auditeurs du cours de mathésiologie, analysera l’argumentation d’Ampère, en fera périodiquement le texte d’une de ces leçons dont le Collége de France conservera longtemps le glorieux souvenir, et où brilleront au même degré le talent d’exposition, la connaissance détaillée des faits et, faut-il l’avouer, l’art de rendre le sarcasme incisif, sans franchir les limites d’une critique de bon ton. Chaque semaine, Ampère semblera terrassé sous les coups de ce nouvel Hercule ; et chaque semaine aussi, comme l’Antée de la fable, on le trouvera prêt à soutenir d’autres combats, non toutefois sans avoir quelque peu et fort habilement changé de terrain entre deux assauts successifs.

Pour supposer qu’Ampère considéra cette lutte comme un tournoi d’apparat et sans conséquence, il a fallu admettre, contre toute raison, contre toute probabilité, que, mettant volontairement un bandeau sur ses yeux, il n’apercevait pas que, dans les mains de Cuvier, des armes émoussées elles-mêmes feraient de douloureuses blessures. Empressons-nous de le dire, Ampère savait parfaitement combien son adversaire était redoutable ; si malgré cela, il passa outre, ce fut pour remplir ce qui lui paraissait être un devoir de conscience. En juillet 1824, notre confrère fit imprimer, mais sans livrer son nom au public, une théorie de l’organisation des animaux articulés. Dans ce travail, après s’être emparé d’un type unique, il le poursuivait, à travers mille déguisements, dans la multitude d’espèces dont le règne animal se compose. Il cherchait, par exemple, comment on ferait du papillon léger le lourd crapaud, et du crapaud la baleine colossale. Les critiques de Cuvier s’adressaient donc à Ampère tout aussi bien qu’aux philosophes de la nature ou à Geoffroy-Saint-Hilaire, et notre ami, sous peine de mettre sa tranquillité personnelle au-dessus des intérêts de la science, devait renoncer aux privilèges de l’anonyme. Il accomplit cette obligation, sans aigreur, mais avec fermeté ; il ne prit aucun souci des nombreux inconvénients attachés à la position que les circonstances venaient de lui faire ; il ne se laissa même pas détourner de son but par ce que les hommes redoutent le plus en France : le ridicule.

Je me rappelle encore le dialogue qui s’établit un jour, en ma présence, entre M. Ampère et un académicien, adversaire décidé de l’unité de composition, et dont les spirituelles saillies étaient fort redoutées de ses connaissances, et même peut-être de ses amis. J’en rapporterai le commencement.

« Eh bien, monsieur Ampère, vous aussi vous prétendez que, sous le point de vue anatomique, maître corbeau, sur un arbre perché, ne différait pas de l’animal cauteleux et rusé qui lui soutira son fromage ; vous aussi, vous croyez que


Le héron au long bec emmanché d’un long cou


n’est qu’une simple modification de la commère la carpe, dont il avait si sottement dédaigné de faire son dîner ; vous aussi, vous trouvez que le fabuliste commettait une hérésie en histoire naturelle quand il disait :


Mais le rat sortant de sa cage
Lui fit voir en moins d’un instant
Qu’un rat n’est pas un éléphant


— Oui, Monsieur, oui, répliqua Ampère, tout ce que vous venez d’enregistrer comme des impossibilités, je l’admets. Les détails en ce genre seraient superflus ! Après des études consciencieuses, je me suis attaché à un principe singulier en apparence, et que le temps, néanmoins, fera prévaloir ; au principe que l’homme est formé sur un plan qui se retrouve dans tous les animaux sans exception. — À merveille, monsieur Ampère ; votre système a un mérite incontestable et rare ; il est clair et catégorique. Je vous attends donc à l’escargot ! »

Ampère prit lui-même, pendant quelques secondes, sa bonne part de la gaieté que cette saillie provoqua parmi toutes les personnes présentes ; mais bientôt il entra sérieusement dans la question risible qu’on venait de lui présenter ; il la traita avec une grande profondeur ; il montra des connaissances si étendues en anatomie et en histoire naturelle, il signala des ressemblances, des analogies tellement ingénieuses, là où les premiers pas semblaient devoir conduire à l’absurde, que, pour l’honneur de l’espèce humaine, nous nous surprîmes à regretter que le terme de comparaison offert à Ampère eût été pris si bas dans l’échelle animale.