Anatole/17

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Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 90-94).


XVII


Mademoiselle Cécile avait si bien exagéré l’indisposition de sa maîtresse, qu’aussitôt après le dîner, madame de Nangis, suivie de tous ses convives, arriva chez la marquise, pour s’informer des nouvelles de la malade, et lui tenir compagnie. Ce projet dérangeait beaucoup celui que Valentine avait formé de passer la soirée toute seule ; mais elle n’en témoigna point d’humeur. En entrant, le docteur s’écria :

— Vraiment, je ne m’étonne pas qu’on ait la migraine dans une chambre ainsi parfumée de fleurs !

Et sans attendre de réponse, il donna l’ordre à un laquais de sortir tous les vases de fleurs qui se trouvaient dans l’appartement ; madame de Nangis, accoutumée à ce despotisme doctoral, ne s’y opposa point. Mais Valentine demanda grâce pour son jasmin d’Espagne, dont le parfum était trop doux, à ce qu’elle assurait, pour l’incommoder. Cette exception lui valut bien des commentaires sur l’envoi du jasmin, jusqu’au moment où chacun s’accorda pour le mettre sur le compte de l’ambassadeur d’Espagne. Pendant que l’on s’occupait de ce grand intérêt, le chevalier d’Émerange s’apercevant qu’il tenait encore à la main une branche d’héliotrope, qu’il avait cueillie chez madame de Nangis, la jeta dans le feu, en s’excusant auprès de la marquise, de n’avoir pas pensé plutôt que cette fleur pouvait l’incommoder. La comtesse s’aperçut de ce mouvement, et le trouva tout simple ; mais quand elle vit le chevalier remplacer le bouquet qu’il venait de jeter, par une branche du jasmin de madame de Saverny, elle prit un air boudeur qui ne la quitta plus. Cette familiarité déplut aussi à Valentine ; elle avait toujours présente à l’esprit la conversation de la princesse, et convenait que les manières du chevalier pouvaient bien avoir donné lieu au bruit qui circulait ; pour en détruire l’effet, elle prit avec lui un ton de réserve qu’il remarqua avec étonnement ; il crut d’abord que c’était un caprice, et voulut en triompher, en redoublant de soins et de gaieté ; mais s’apercevant de l’inutilité des frais de son esprit, il joua le dépit, et devint silencieux. Le docteur profita de l’auditoire qu’on lui cédait, pour raconter un certain nombre d’anecdotes burlesques, dont il connaissait pour le moins aussi bien l’effet que celui de ses recettes. Il dut en être content, car l’on rit aux éclats ; et ce fut au milieu du bruit qu’il avait provoqué, que le docteur sortit enchanté de son succès, et persuadé que lui seul s’entendait à guérir la migraine.

Le dépit du chevalier ne le servant pas mieux que sa coquetterie, il résolut de demander franchement à madame de Saverny en quoi il avait eu le malheur de lui déplaire ? Chez beaucoup de gens la franchise est encore une ruse, et souvent celle qui leur réussit le mieux. Le chevalier en fit une heureuse épreuve. Valentine n’avait pas prévu qu’il dût lui demander l’explication de sa nouvelle manière de le traiter, et l’embarras qu’elle mit à lui répondre quelques mots insignifiants, fut interprété par le chevalier en faveur de son amour-propre. Il supposa que l’humeur jalouse de madame de Nangis avait inspiré à Valentine le désir généreux de calmer les inquiétudes de sa belle-sœur, en affectant plus de froideur pour lui ; et, sans laisser apercevoir le plaisir qu’il ressentait de cette prétendue découverte, il dit à voix basse à la marquise, que si elle persistait à le traiter avec tant de sévérité, il regarderait ce changement de manière, comme un ordre de ne la plus revoir, et qu’il s’y résignerait malgré toute l’étendue du sacrifice. En écoutant le chevalier, Valentine, qui n’osait lever les yeux sur lui, les jeta sur madame de Nangis ; elle la vit pâlir et se trouver mal ; son premier mouvement fut d’aller la secourir, mais la comtesse revenant bientôt à elle, la remercia sèchement de l’intention qu’elle avait de la ramener dans son appartement pour lui donner ses soins ; elle prétendit n’avoir besoin de ceux de personne, et prit le bras de M. d’Émerange, qui lui offrit de la reconduire. Les amis qu’avait amenés madame de Nangis, troublés par cet événement, prirent congé de Valentine, sans qu’elle y fit attention. L’oreille encore frappée des derniers mots de sa belle-sœur, et le cœur oppressé du refus qu’elle avait fait de ses soins, elle sentit ses yeux se remplir de larmes, et s’affligea d’un procédé dont elle craignit de deviner la cause. L’arrivée d’Isaure la tira de sa triste rêverie.

— Eh mon Dieu ! qu’est-ce donc qui se passe, s’écria la petite, en embrassant Valentine. Quoi ! vous pleurez ! Est-ce que maman vous a grondée aussi ?

— Non, mon enfant, mais je l’ai vue souffrir, et cela m’a fait de la peine.

— Elle a été malade, n’est-il pas vrai ? Mademoiselle Cécile nous l’avait bien dit.

— Cela n’est pas inquiétant, elle est beaucoup mieux maintenant.

— Ah ! je le sais bien, puisque j’ai été la voir tout à l’heure. Mais elle était si en colère contre M. d’Émerange, qu’elle m’a renvoyée en disant à ma bonne de me coucher tout de suite ; cependant il n’est pas encore neuf heures. Aussi j’ai demandé à venir passer un petit moment avec vous. Savez-vous qu’il faut que ce M. d’Émerange ait bien désobéi à maman, pour qu’elle se fâche ainsi ?

— Que cela te fait-il ? Je t’ai cent fois répété qu’à ton âge on comprenait tout de travers ce que les grandes personnes se disent entre elles, et que le mieux était de ne jamais le répéter.

— Eh bien, je ne répéterai plus rien, je vous le promets, ma tante.

— Si tu tiens parole, je te récompenserai.

— Ah ! que je suis contente, que me donnerez-vous ?

— Choisis ce que tu voudras.

— Voici bientôt le temps des étrennes, je sais que mon papa doit me donner une montre, maman une grande poupée, il ne me manque plus qu’un collier avec un joli médaillon ; ah ! si vous vouliez m’en donner un avec votre portrait dessus, je serais aussi belle que la petite fille de la princesse de L…, qui porte à son cou le portrait de la reine.

— Puisque tu le désires, tu auras le collier et le portrait, mais tu connais nos conditions.

— Ah ! je n’ai pas envie de les oublier.

En disant ces mots, Isaure souhaita le bonsoir à sa tante, et se promit bien de lui obéir.