Anatole/25

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Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 134-138).


XXV


Après une réception plus cérémonieuse que fraternelle, M. de Nangis entama la grande question par un long préambule, et finit par féliciter sa sœur sur le beau sort qui l’attendait. Ce début fit battre le cœur de Valentine ; elle ne douta plus que son frère instruit de l’amour d’Anatole, ne conçut le projet de surmonter tous les obstacles pour assurer son bonheur. Mais cette douce idée s’évanouit bientôt, lorsqu’elle entendit M. de Nangis faire un grand éloge de M. d’Émerange, et y ajouter ces mots :

— Tant d’agréments réunis méritaient votre préférence ; aussi me suis-je bien gardé de la contrarier ; vous avez vu mes soins à multiplier les assiduités du chevalier chez moi ; mais vous devez penser que si je lui ai offert aussi souvent les occasions de vous faire sa cour, j’étais rassuré d’avance sur la crainte de vous compromettre. La manière noble et franche dont le chevalier m’avait déclaré ses intentions ne pouvait me laisser aucun doute sur ses sentiments pour vous, et c’est en vous approuvant que je vous les voyais partager.

— Moi, mon frère, interrompit Valentine, avec un embarras mêlé de dépit, je vous jure que loin de les partager, je les ignorais.

— Ah ! Valentine, soyez de bonne foi, et vous conviendrez de ce que tout le monde sait déjà. Une femme s’aperçoit si vite de l’amour qu’elle inspire ! D’ailleurs il faut avouer que M. d’Émerange dissimulait fort mal celui qu’il a pour vous ; car il y a déjà très-longtemps que, plaisantant madame de Nangis sur l’attrait qui fixait auprès d’elle tant de gens aimables, et particulièrement un homme dont les plus jolies femmes se disputaient l’hommage, elle me fit remarquer que vous seule aviez l’honneur de ce triomphe.

À ces mots le front de Valentine se couvrit de rougeur, elle frémit de laisser soupçonner à son frère l’idée qui excitait sa honte pour une personne chère à tous deux ; et la bonté de son cœur la décida à convenir que le chevalier lui avait en effet témoigné quelquefois le désir de lui plaire ; mais que le caractère frivole dont il faisait gloire, l’avait empêchée d’attacher la moindre importance à ses discours.

— Il n’en est pas moins vrai qu’ils vous étaient agréables, reprit le comte ; ils vous le paraîtront encore plus maintenant que vous savez que cette apparence de galanterie cache un sentiment profond. Mais je suis de votre avis sur ces airs légers, qui sont tant à la mode ; vous en voyez l’inconvénient, on ne sait à quoi s’en tenir sur tout ce qui se dit ; la gravité est moins amusante, j’en conviens : mais quand il s’agit d’une affaire d’où dépend le destin de sa vie, on pourrait bien se résigner à en parler sérieusement, Au reste, pour mon compte, je n’ai pas ce reproche à faire à M. d’Émerange ; et c’est avec toute la solennité d’une semblable démarche qu’il est venu me prier de vous offrir sa main.

— Je suis fort honorée de son choix, répondit Valentine en baissant les yeux, mais je ne saurais me décider aussi promptement… à former un nouveau lien.

— Voilà tout justement une réponse de comédie ; vous oubliez, ma chère Valentine, que ce n’est ni un tuteur, ni un oncle qui vous interroge, et qu’étant parfaitement libre d’agir selon votre volonté, vous n’avez besoin d’aucun prétexte pour la satisfaire. Il est vrai que le respect des usages, et ce que l’on se doit à soi-même, imposent quelquefois plus de sacrifices que n’en saurait exiger l’autorité des parents les plus sévères ; mais vous connaissez aussi bien que moi l’empire de ces devoirs, et vous n’avez pas plus à redouter mes avis que ceux de votre raison ; ainsi donc pourquoi me feriez-vous mystère de vos projets et de vos sentiments.

— Puisque vous m’autorisez à vous parler franchement, reprit Valentine avec plus d’assurance, je vous avouerai que, tout en rendant justice aux avantages séduisants de M. d’Émerange, je le crois incapable de s’occuper du bonheur de sa femme. Quand on a, comme lui, contracté l’habitude des succès brillants, on ne se réduit pas sans regret à des plaisirs plus calmes ; et je ne me sens point le courage de consacrer ma vie à un homme fort aimable, sans doute, mais qui me semble impossible à fixer.

— Vous avez cru probablement triompher de ce raisonnement, quand vous avez consenti à recevoir les soins du chevalier ?

— Je ne les ai jamais encouragés.

— Du moins les avez-vous accueillis sans dédain, car autrement il aurait bientôt cessé de vous les consacrer. Son caractère est trop connu pour qu’on lui soupçonne jamais la duperie de persister dans un amour sans espoir ? Aussi est-on déjà convaincu dans le monde de votre préférence pour lui, et de l’heureux événement qui doit en résulter.

— C’est ce qui m’afflige, répartit Valentine, le cœur oppressé par le ton de sévérité que venait de prendre son frère ; cependant, ajouta-t-elle je ne me crois pas obligée d’accomplir les prédictions qu’il plaît à quelques personnes de faire.

— Songez bien que ces sortes de prédictions sont presque toujours dictées par le sentiment des convenances. Mais j’ai tort de vouloir soutenir une cause que votre cœur plaidera bien mieux que moi. J’ai rempli mon devoir en vous instruisant de la proposition de M. d’Émerange : il doit être de retour ici dans huit jours ; réfléchissez d’ici à ce moment sur la réponse que vous devez lui faire, et pensez surtout qu’on ne refuse pas impunément d’aussi grands avantages.

En finissant ces mots, le comte sortit pour donner quelques ordres. Valentine, empressée de terminer un entretien que la contrainte rendait insupportable, rentra dans son appartement, et s’y renferma pour méditer sur la réponse qu’on lui demandait. Son incertitude ne portait pas sur l’idée d’accepter ou non la proposition du chevalier. Elle était bien décidée au refus. Mais la manière de motiver ce refus lui présentait de grandes difficultés. L’aveu de ses rapports avec Anatole n’aurait pas trouvé grâce auprès de M. de Nangis, dont la froide raison ne comprenait rien aux faiblesses du cœur. D’ailleurs comment se flatter de voir approuver par qui que ce soit le sacrifice d’un sort brillant, pour les plaisirs d’un amour romanesque ! Cette réflexion devait empêcher Valentine de confier jamais le principal motif de sa résistance aux vœux du chevalier. Il ne lui restait donc plus qu’à répéter les lieux communs dont on se sert ordinairement pour rejeter de semblables propositions, sans humilier l’amour-propre de celui qu’on refuse, et sans trahir le secret de celui qu’on préfère.