Anatole/3

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Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 15-19).


III


— Quelle est cette Artémise ? demanda une de ces personnes bienveillantes, que le mérite frappe rarement, mais que le ridicule choque toujours.

— Je ne la connais pas, répondit une autre, mais à son costume économique, je présume que c’est une dame de compagnie de la princesse.

— En effet, je lui trouve assez l’air de ces jeunes femmes qu’on élève pour être toujours de l’avis de leur princesse, pour finir un meuble de tapisserie, et jouer au besoin une sonate à quatre mains.

— Vous en direz, mesdames, tout ce qu’il vous plaira, dit un troisième, mais cette femme-là a des traits admirables.

— Des traits ? Vraiment, vous êtes bien heureux de les découvrir à travers cet énorme chapeau ; moi, je ne crois pas à la beauté des visages que l’on prend tant de soin de cacher.

C’est ainsi que chacun donna son avis sur madame de Saverny, lorsqu’elle parut. Elle était pâle et fatiguée de son voyage ; on la trouva sans fraicheur. Sa robe n’était pas nouvelle, et il fut décidé qu’elle avait l’air provincial ; du reste, on était sûr qu’elle manquait d’esprit et d’usage, car elle avait l’air étonné de tout, et ne parlait de rien. Dix minutes suffirent pour asseoir ce jugement, et le rendre irrévocable.

M. d’Émerange lui-même, malgré toutes ses connaissances positives sur la beauté, ne fut pas exempt d’injustice envers celle de madame de Saverny. Les plus savants dans ce genre sont souvent dupes de la mode, et il en est peu d’assez courageux pour défendre les agréments d’une femme mal mise. Le chevalier reprocha à madame de Nangis de l’avoir trompé sur le compte de sa belle-sœur.

— Pour cette fois, lui dit-il, vous ne vous plaindrez pas de mon admiration, madame de Saverny ne me donnera jamais le tort de la partager entre vous deux.

— N’en faites pas serment, reprit en souriant la comtesse.

En ce moment M. de Nangis vint prendre le chevalier pour le présenter à sa sœur, comme un de ses amis les plus aimables. Valentine répondit avec grâce aux choses froidement polies que lui adressa le chevalier ; il fut d’abord séduit par le son de sa voix, et, sans trop écouter ce qu’elle disait, il remarqua les plus belles dents et le plus gracieux sourire. Mais il garda le secret de cette découverte, et n’osa pas démentir son premier jugement.

Cependant un sentiment de curiosité le rapprocha de madame de Saverny. Placé entre elle et la princesse de L…, il observa que Valentine écoutait la musique en personne de goût ; et, dans ce qu’il put entendre de ses réponses à la princesse, il reconnut un choix d’expressions élégantes et simples, qu’on rapporte assez rarement de la province. Le collier de madame de Nangis s’étant dénoué, Valentine ôta ses gants pour le rattacher, et laissa voir un bras charmant. Le Chevalier n’en fut pas moins de l’avis de tous ceux qui se refusaient à la trouver belle. Cependant lorsque le concert finit, et que madame de Nangis vint, accompagnée de plusieurs jolies femmes, le supplier de chanter quelques-unes des romances qu’il avait mises à la mode, il parut ne céder qu’à leurs instances ; mais le fait est que madame de Saverny fut la seule qui n’osât le prier, et qu’il ne chanta que pour elle.

Un long séjour en Italie avait rendu M. d’Émerange fort bon musicien ; il avait une voix agréable, et chantait avec goût. Sa prétention était de ne paraître attacher aucune importance à ses talents ; mais, tout en ayant l’air de se croire fort indigne des applaudissements qu’on lui prodiguait, il ne pardonnait pas la critique. Malheur aux femmes qui trouvaient ses romances mauvaises, ou ses couplets mal rimés ! on savait bientôt le nombre de tous leurs ridicules.

Aucune des personnes qu’avait réunies madame de Nangis n’eut à craindre cette vengeance de la part du chevalier. L’enchantement fut général : chaque couplet offrait une application que ces dames interprétaient à leur gré. Celles que la flatterie du chevalier avait souvent honorées de ses éloges, croyaient se reconnaitre dans tous les portraits de ses bergères, le reste se lisait dans ses yeux, et tous les amours-propres étaient satisfaits. Madame de Saverny, qui n’entendait rien à toutes ces finesses, trouva simplement que M. d’Émerange chantait bien ; mais elle n’osa le lui dire, tant la simplicité de ce compliment aurait paru froide, en comparaison de l’exagération des éloges dont on se plaisait à l’accabler.

Madame de Saverny ne savait pas encore combien le silence d’une seule personne peut gâter un succès. Elle aurait pu s’en apercevoir, si elle avait remarqué de quel air le chevalier répondait aux choses flatteuses que lui adressait madame de Nangis. Sa distraction et son mécontentement étaient visibles ; il ne pardonnait point à une femme de province de ne pas être transportée du plaisir de l’entendre, et se disait : Il n’est pas douteux que cette belle veuve ait pour adorateur quelque petit gentilhomme des environs de son château, à qui elle a promis en partant de ne s’amuser de rien dans son absence ; je suis sûr qu’elle va lui écrire demain que je l’ai ennuyée à périr, et s’en faire un mérite ! Cette réflexion inspira plus de dépit au Chevalier que du dédain. Il décida bien que madame de Saverny devait être sotte et maussade ; il ne lui en aurait même rien coûté pour le dire, mais il s’efforçait en vain de le penser ; car l’amour-propre rend plus souvent injurieux qu’injuste.

Cette soirée se termina pour Valentine, au moment où l’on vint annoncer le souper. Elle se retira dans l’appartement qui lui était destiné. Mademoiselle Julie l’y attendait pour lui offrir ses services et donner, d’un ton protecteur, ses avis à la petite Antoinette, qui lui paraissait une femme de chambre bien peu au fait des grands intérêts de la toilette d’une jolie femme. Il est vrai qu’Antoinette coiffait mal, et laçait de travers, mais c’était bien la plus honnête et la plus jolie de toutes les jeunes filles de Saverny. Sa mère avait élevé Valentine ; et Antoinette pouvait impunément mal habiller sa maîtresse, sans lui donner l’envie de la renvoyer. Cependant le séjour de Paris exigeait plus de soins ; et mademoiselle Julie fut chargée par la marquise du choix d’une seconde femme de chambre, dont le premier devoir serait de bien traiter Antoinette.