Anatole/7

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Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 33-37).


VII


M. d’Émerange se retira convaincu de l’impression que son dernier mot avait dû produire sur Valentine, mais il se reprocha de lui avoir trop tôt laissé connaître celle qu’elle avait faite sur lui ; et, pour réparer autant qu’il était en son pouvoir une faute aussi grave, il résolut de passer deux jours entiers sans voir ces dames. Par ce moyen il croyait prouver à madame de Saverny, qu’il n’en était pas au point de n’être heureux qu’en sa présence, et à madame de Nangis, qu’il ne lui donnerait jamais le droit de l’offenser impunément. Ce calcul ne réussit qu’auprès de la dernière, car Valentine n’avait pas eu l’idée de prendre au sérieux la furtive déclaration du chevalier ; elle la mit au nombre de ces mots galants qu’il savait dire avec tant de grâce, et n’en conserva aucun souvenir.

Madame de Nangis était loin de partager cette indifférence ; le moindre mot du chevalier avait la puissance de déranger son humeur ; tout de sa part la flattait ou la blessait, et dans cette occasion son absence lui parut une insulte. Il devait bien présumer que le lendemain de cette petite scène, elle aurait la migraine, et il n’envoya même point savoir de ses nouvelles. Ce procédé faillit la rendre vraiment malade, et quand M. de Nangis vint la conjurer, le surlendemain, de ne pas manquer à l’engagement qu’elle avait pris de dîner le même jour chez une de leurs vieilles parentes, elle eut besoin de tout son courage pour se résigner à remplir un devoir aussi ennuyeux.

Valentine la voyant un peu souffrante, lui donna tous les soins de la plus tendre amitié, et s’offrit de l’accompagner. On partit de bonne heure, pour se conformer à l’ancienne habitude qu’avait la présidente de C…, de dîner à l’heure du Marais ; et l’on arriva bientôt dans la cour de l’hôtel le plus gothique et le plus triste de Paris. Un vieux laquais, posté au haut d’un grand escalier, donna le signal de l’arrivée de la comtesse, et l’on vit aussitôt un grand nombre de serviteurs invalides s’empresser d’ouvrir avec peine les battants d’une longue enfilade de portes. Les convives, déjà réunis autour du fauteuil de la présidente, offraient l’image la plus imposante d’une assemblée de famille dont on aurait exclu les jeunes héritiers. Valentine fut accueillie par ce cercle vénérable avec tout le cérémonial d’une présentation. La présidente la traitait avec la considération que méritait à ses yeux la veuve d’un vieux gentilhomme, et se contentait de parler à madame de Nangis, avec l’air protecteur qu’on a pour un enfant. Il faut convenir qu’elle en avait alors toute la maussaderie. Comme elle ne faisait aucun effort pour dissimuler son ennui, chacun pouvait deviner qu’il ne devait l’avantage de la voir qu’à sa déférence aux volontés de son mari ; et personne ne lui savait gré d’un sacrifice fait d’aussi mauvaise grâce.

Valentine, douée d’un meilleur esprit, savait tirer parti de celui de tout le monde. S’amusant de la gaieté, de la folie même, qui animent souvent la conversation des jeunes gens, elle s’intéressait à celle des savants et s’instruisait à celle des vieillards.

En achevant son éducation, M. de Saverny lui avait appris cette politesse, qui consiste encore plus à écouter avec intérêt, qu’à répondre avec bienveillance. Il n’avait rien oublié de ce qui pouvait ajouter au charme des qualités précieuses de Valentine ; et son plus grand regret en mourant, fut d’ignorer à quel heureux mortel il léguait une femme aussi aimable.

Le mérite de madame de Saverny fut apprécié des amis de la présidente, et quand le dîner fut fini, on se disputa l’honneur de faire sa partie. Madame de Nangis avait grande envie de se soustraire aux lenteurs d’un boston, qui menaçait de remplir la soirée, mais elle y fut condamnée par un regard de son mari, dont la sévérité, pour tous ces petits devoirs de société, ne pouvait se comparer qu’à son indulgence pour de plus grands travers. La comtesse se promit bien de n’obéir qu’à moitié à cet ordre ; elle savait que M. de Nangis devait se trouver le même soir à un rendez-vous chez le ministre des affaires étrangères, et dès qu’il fut parti, elle prétexta une subite indisposition, fit des excuses sur la nécessité de se retirer, et demanda sa voiture. Valentine, la croyant vraiment indisposée, la suit avec inquiétude, et l’engage à se mettre au lit aussitôt qu’elles seront de retour ; mais elle est interrompue dans ses avis charitables par un grand éclat de rire de la comtesse, qui tire le cordon de sa voiture, et dit à ses gens :

— À l’Opéra.

— Comment à l’Opéra ? s’écria Valentine ; mais vous n’êtes donc pas malade ?

— Bonne raison ! C’est surtout quand on est malade que l’on a besoin de se distraire.

— Mais si vous alliez y souffrir davantage.

— Je ne saurais être nulle part aussi mal qu’au milieu de tous ces vieux contemporains de ma tante. Mais en vérité je vous admire : comment trouviez-vous quelque chose à dire à ces gens-là ; moi, je ne sais pas assez bien mon histoire de France pour causer avec eux, car je suis sûre que le plus jeune était page de Louis XIV.

— Je n’ai pas le droit d’être aussi difficile que vous, reprit Valentine, et je supporte assez patiemment un moment d’ennui. Cependant, je sens que la gravité du Marais me paraîtrait bientôt insipide, s’il me fallait en souffrir plus d’un jour.

— Cela ressemble pourtant assez à la province.

— C’est possible, mais à la campagne on n’a aucune idée de cette manière de vivre, et vous savez que j’y passais l’année entière.

— Sans vous ennuyer ? Voilà qui est miraculeux. Je n’ai jamais pu rester plus de trois mois dans mes terres, malgré le soin que je prenais d’y amener beaucoup de monde ; je frémis déjà de l’idée d’y aller ce printemps ; et, sans le projet que nous avons d’y jouer la comédie, j’aurais bien de la peine à tenir la promesse que j’ai faite à votre frère de l’y accompagner.

— Si vous lui disiez à quel point cela vous contrarie, je suis sûre qu’il ne l’exigerait pas.

— Ah ! vous le connaissez bien peu, si vous ne savez pas quelle importance il attache à ma présence au château de Varenne, à l’époque de la fête du village. Ne faut-il pas que je sois le témoin de cette grande solennité, et que je prenne ma part des honneurs qu’on lui rend. J’avoue que je la lui céderais de bon cœur, car je ne connais rien de si fastidieux que cette parodie des fêtes de souverains où l’on se fait rendre une partie de l’encens qu’on dépense à la cour.

Ici la portière s’ouvrit, et ces dames descendirent à l’Opéra. Madame de Nangis, qui ne se souciait pas d’être vue dans sa loge, entra dans celle de la princesse de L…, tourna le dos au théâtre, et se mit à chercher des yeux auprès de quelle jolie femme le chevalier d’Émerange tentait de se venger d’elle.