Anatole Baju (Tailhade)

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Quelques fantômes de jadis
L’Édition Française Illustrée (p. 95-104).


ANATOLE BAJU
ET LES
COMPAGNONS DE VERLAINE


Ce fut dans le courant de l’hiver, en 1884, que Paul Verlaine, à l’âge de quarante ans, réintégra Paris, qu’il ne devait plus quitter jusqu’à sa mort. Ayant échoué dans ses tentatives agronomiques et renoncé à cultiver la forêt des Ardennes, qui, pour toute récolte, donne aux poètes la rose de Titania ; ayant aussi fermé les paupières du bel enfant Lucien Létinois, Raimbaud de sa maturité, dont l’image resplendit, comme à travers les gemmes d’un reliquaire, dans les poèmes de Bonheur, Verlaine jugea le moment opportun de reprendre le harnais littéraire. Il n’ignorait pas l’admiration enthousiaste que la plupart des lettrés manifestaient pour son œuvre bizarre et pénétrante, pour ces brèves odelettes, ces cris de douleur intime, ces confidences à mi-voix, qui, sans rhétorique ni verbiage, sans pompe ni fracas, sans « écriture artiste », sans la moindre emphase parnassienne, portaient au cœur, chantaient à l’unisson de la rêveuse jeunesse et de l’éternelle Humanité. Néanmoins la réputation de Verlaine demeurait circonscrite, ne franchissait pas encore les groupes d’initiés. Les éditeurs catholiques Palmé, après la conversion du poète, avaient publié puis étouffé dévotement Sagesse, écrite à Malines pendant les loisirs que lui faisait sa prison. La Bonne Chanson, tirée à peu d’exemplaires par les soins d’Edmond Lepelletier, seul ami des jours mauvais, attestant de Verlaine la prodigieuse virtuosité, accréditait sa gloire et déjà lui donnait place à côté des plus adroits et des plus grands. Très habile, en dépit de son débraillement affecté, de son allure insouciante et d’une prédilection très sincère pour les liqueurs fortes, Verlaine attendait son heure, sachant qu’elle ne pouvait tarder, que, par un mouvement de bascule inévitable et certain, le goût des jeunes hommes ne tarderait pas à s’orienter vers un art plus véridique, plus ému que celui du Parnasse, dont la veine épuisée et moribonde ne se maintenait guère que dans les sonnets fastueux et coruscants de Hérédia. Verlaine donc soignait ses amitiés, ne gardait ni mépris ni rancune aux compagnons qui, suivant l’usage, l’avaient abandonné quand il faisait scandale et méritait la réprobation du Bourgeois. Paysan madré, sous une apparence de bohème indécrottable, poor Lélian « soignait » l’Académie en la personne peu reluisante de Coppée. Il ne gardait pas rancune à l’auteur du Lys rouge, lui pardonnait Choulette, si bien que la protection d’Anatole France, amicale, souriante, efficace, lui faisait escorte jusqu’à son dernier jour.

Sa gloire éclata comme une aurore boréale, dans les cénacles de la rive gauche, quand parut, chez Vannier, une plaquette, d’ailleurs assez médiocre, les Poètes maudits. Ces poètes, Raimbaud, Corbière et Mallarmé, avec, pour compléter le brelan, Verlaine lui-même, furent sacrés d’emblée inspirateurs et maîtres des générations nouvelles. Décadents, symbolistes vers-libristes, un monde entier de poètes et de grotesques, d’artistes, vrais ou faux, se réclama de leur gloire. Leur influence épanouie en traînée de poudre éclata comme un feu d’artifice et, du soir au matin, métamorphosa la chose littéraire. Le nom de Verlaine fut porté aux étoiles. Ce ne furent plus désormais que rythmes chuchotés, sanglots d’automne ! Le « charme du vers faux » éclata dans toute son horreur. Des jeunes hommes se rencontrèrent qui façonnaient des « chansons bien douces », comme, en 1820, ils eussent, auprès des lacs, assis une Elvire aux anglaises en repentirs, entre le cygne et la barque des méditations lamartiniennes.

Une école se groupa autour du Maître, habile à ramasser les miettes de sa renommée, à partager ses veilles de cafés en estaminets, enfin, quand venait tardivement l’heure, qui toujours sonne, du coucher, à reconduire son ivresse jusqu’à l’hôtel borgne où ce dompteur de rythmes gîtait parmi les débardeurs et les Messieurs du Dimanche.

Car, dans la familiarité de Verlaine, ingurgitation des spiritueux, visites aux cabarets les moins respectables s’inscrivaient au premier rang des nécessités journalières. Tout en exploitant avec beaucoup d’industrie et d’à-propos le succès foudroyant qui se levait sur lui, Verlaine continuait à satisfaire ses goûts de crapule et d’ivrognerie. Il traînait, du Café François-Premier à l’« Académie » de la rue Saint-Jacques, une séquelle de pierreuses en cheveux et d’éphèbes aux ongles noirs, qui ne rappelaient que fort approximativement le Bacchus de Léonard ou les jeunes hommes de Platon. Lui-même, sordide, avec, sous un chapeau crasseux, le cache-nez d’un allumeur de réverbère et la barbe de Vireloque, donnait à son escorte l’exemple du sans-gêne, de la malpropreté. Ce n’était affectation ni fanfaronnade, mais un très sincère appétit de l’ivrognerie abjecte et de la mauvaise compagnie. Au milieu de ce cortège, apparaissaient quelquefois des curieux, des enthousiastes, des étrangers que le désir de voir, d’entendre le poète séraphique, aux chants d’une si haute et pure mysticité, guidait vers les caboulots du Quartier Latin. Sans vergogne, Verlaine continuait à boire, se laissait inviter. Les petits verres succédaient aux chopines, à la grande stupeur des « entrants », que sidéraient un peu l’entourage et les façons de Verlaine.

Sur quel terreau la merveilleuse floraison venait-elle s’épanouir ? Encore qu’il eût infiniment d’esprit, de malice et de charme, dans les rares moments où l’Alcool ne le possédait point, le poète de Green, instigateur d’Ubu, employait d’ordinaire le mot national à ponctuer son entretien. Cela faisait un éclat singulier, à travers le brouillard des pipes et la puanteur des breuvages, sur les cris, les gloussements, les pétarades et les cocoricos de cette fantastique ménagerie. A côté d’un vrai poète, Ernest Raynaud, d’esprits éminents, Jules Tellier, Charles Le Goffic, venait s’asseoir l’écume des bouges, des tavernes où l’on boit. Ici, le plus grand poète — après Baudelaire — du Dix-Neuvième Siècle, se harpaillait avec les filles à maçons du Clos-Bruneau ou du quartier Saint-Victor, tandis que Bibi-la-Purée, ex-séminariste et cireur de chaussures, échangeait des aperçus esthétiques ou autres avec le très noble comte Robert de Montesquiou, pasteur de chauves-souris en même temps que Mécène au rabais des littérateurs besogneux.

Parmi les individualités falotes qui s’agglutinaient à l’entourage de Verlaine, aux esthètes sans linge ainsi qu’aux biberons sans relâche assoiffés, un des types les plus cocasses fut, à coup sûr, Anatole Baju, auquel revient l’honneur d’avoir donné à ses amis et connaissances le nom de « Décadents ». — « Nous autres, gentilshommes du Moyen Age..., » disait un fantoche de l’ancien Bobino ou du Petit-Laze. — « Nous autres, décadents, » affirma Baju, que la lecture du batave Huysmans avait émerveillé. Claudien, peut-être, ne se croyait pas en décadence de Virgile, mais Anatole s’affirmait décadent tout court dans une plaquette bimensuelle et jaune-serin, où sa littérature foisonnait.

C’était, quant à lui, un petit homme, noir, mal bâti, l’air d’une figure en pain d’épices, vieillot en même temps qu’inachevé, la peau moite, le cheveu rare et gras, les genoux cagneux et le regard stupéfait, le nez en pied de marmite et la bouche déhiscente, jadis meunier, avant de professer, comme instituteur à la laïque de Saint-Denis, sa préoccupation maîtresse, le dandysme, induisait Baju à vêtir les plus étranges hardes. On le rencontrait, harnaché d’un inexpressible caca d’oie, que rehaussait encore une bande large de satin vieil or ou de velours cerise. « Car, disait-il, pour obtenir des femmes la soumission d’esclave à laquelle nous avons droit, il convient de séduire leur imagination et de flatter leurs yeux. » Le ridicule factum de Barbey d’Aurevilly sur Brummel était son livre de chevet. Au surplus, quoique revenant du moulin, Baju croyait devoir à sa propre élégance de traîner Zola dans la boue et d’épancher, dans un périodique, le trop-plein de son génie. Ainsi Le Décadent fut fondé. Verlaine lui souhaita la bienvenue ; il lui donna des vers, entre autres cette ballade : Louise Michel est très bien. Ernest Raynaud y collabora ; quelques autres poètes encore, si bien que le nom resta et que La Décadence devint une congrégation poétique au même titre que La Pléiade, Le Parnasse ou L'Ecole du Bon Sens. Depuis, les sectes ont pullulé à la façon des plaies d’Egypte ou des Hérésiarques dans Flaubert. Luministes, obscuristes, véristes, solistes, multilinguistes, unanimistes, contrapontistes, bandagistes et le reste ! Si bien que cela, aujourd’hui, manque tout à fait d’importance ; depuis qu’on en fait un emploi excessif, les étiquettes ne représentent plus aucune chose, comme, autour des cigares, les bagues en papier doré.

Mais, lorsque vivait Baju, cela gardait encore je ne sais quel intérêt. Le « dompteur de femmes » en trousse jaune a connu l’heureuse fortune de créer un mot. Gavarni inventa les « lorettes » ; Roqueplan, la « parisine » ; René de Pont-Jest, les « faiseuses d’anges ». Or, le très infime et provincial maître d’école à Saint-Denis, le garçon de moulin, Baju, verra peut-être, contrepointes du sien, les noms de ces raffinés, en vedette naguère, pour ce qu’il a fourni aux disciples immédiats de Paul Verlaine, un sobriquet heureux, indélébile, indélébile d’autant plus qu’il ne signifie absolument rien et ne porte avec soi ni rime ni raison.