Ancienne poésie scandinave

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ANCIENNE
POÉSIE SCANDINAVE.

Dans peu de jours, il sera publié, sous le titre de Littérature et Voyages[1], un remarquable volume de M. J. J. Ampère, un de nos collaborateurs. Ce volume, qui se compose de descriptions, de biographies et d’analyses relatives plus particulièrement aux littératures du nord, forme, avec le travail étendu sur Sigur, autrefois publié dans notre recueil, ce qu’il y a de plus complet et de plus instructif en France, touchant l’ancienne poésie scandinave. Nos lecteurs connaissent assez la manière ingénieuse et fine dont M. Ampère traite l’érudition, pour que nous soyons dispensés d’y insister. Un certain nombre de morceaux sur quelques poètes modernes de la Scandinavie et de l’Allemagne jettent une variété piquante au milieu de l’étude plus sévère des anciens monumens. Nous extrairons toutefois le chapitre suivant, qui caractérise et fait connaître un des plus profonds et des plus graves poèmes d’une époque où la poésie et la religion se confondaient.


LA VOLUSPA,
OU PROPHÉTIE DE LA VOLA.

Le chant mythologique le plus important de l’Edda est celui qui est intitulé la Prophétie de la Vola. C’est un fragment ou mieux, la réunion de plusieurs fragment qui contiennent le sommaire des principaux mythes scandinaves, plutôt rappelés que retracés par quelques grands traits d’une poésie souvent obscure, toujours bizarre, quelquefois sublime.

C’est l’expression voilée des oracles ; ce sont des enseignemens mystérieux sur l’origine des choses ; c’est l’annonce lugubre de la grande catastrophe dans laquelle l’univers et les dieux doivent périr pour renaître.

Les traditions sur lesquelles repose le poème, appartiennent à la plus ancienne époque de la mythologie scandinave. Ici les dieux sont des êtres cosmiques et non des personnages héroïques. Le poème que nous avons, est évidemment un débris d’une cosmogonie perdue ; il offre de grandes lacunes, de grandes obscurités ; quelques parties sont de sèches énumérations de noms mystiques. Tout cela indique, non pas un poème primitif, mais un abrégé, un résumé incomplet de traditions, et probablement de chants qui remontent à une antiquité encore plus reculée.

Telle qu’elle est, la Voluspa doit être classée au nombre des plus anciens chants de l’Edda par le mètre, la nature des idées, le caractère du style, concis, heurté et simple, sans aucun mélange de la recherche maniérée qui se fait déjà sentir dans les scaldes du neuvième siècle.

Le cadre du poème est celui de plusieurs chants mythologiques de l’Edda. C’est un personnage de la race des géans : ici une vola[2], qui raconte aux dieux réunis les destinées de l’univers. Tout ce qui a trait au grand combat qui doit amener la fin et le renouvellement du monde, est développé avec la complaisance d’un prophète qui menace ses ennemis. Cet hymne sinistre du dernier jour est ce qu’il y a de plus remarquable dans le poème. C’est une vision confuse, gigantesque et terrible ; c’est comme l’Apocalypse du nord.

Voici la traduction de quelques lambeaux de ces prophéties souvent sans liaison, mais empreintes de toute la grandeur et de toute la tristesse de la sombre mythologie scandinave.

« La vieille était assise à l’est, dans le bois de fer ; là, elle mit au monde les enfans du loup Fenris. L’un d’eux doit devenir puissant, et, sous une forme enchantée, dévorer la lune.

Il se nourrit de la vie des hommes lâches. Du siége des dieux dégoutte le sang. Les rayons du soleil deviennent noirs, tous les vents sont empoisonnés.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De loin je vois venir le crépuscule des dieux et le dernier combat.

Le dévorant[3] hurle sur la bruyère de Gnipa, les liens se brisent, et le loup se précipite[4].

Il se précipite à l’est, à travers les vallées pleines de poison, de tourbe et de fange[5].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle vit un palais loin du soleil, sur le rivage des cadavres, ses portes sont tournées au nord. Des gouttes de poison y ruissellent à travers les soupiraux. Il est pavé de serpens[6].

Là elle vit marcher dans des torrens pesans, les parjures, les meurtriers, et ceux qui séduisent les femmes d’autrui.

Là le serpent Nilhüggr cherchait les corps des trépassés, le loup traînait les cadavres. Comprenez-vous ceci ? Savez-vous ce que je veux dire ?

Alors les frères combattront, et l’un tuera l’autre. Les enfans des sœurs brisent la parenté. Alors il est dur d’être dans le monde. L’adultère y règne. C’est l’âge des haches, l’âge des glaives ; les boucliers sont fendus. C’est l’âge des tempêtes, l’âge des meurtres ; jusqu’à ce que le monde soit détruit, aucun homme n’épargnera un autre homme.

Les enfans de Mimir[7] jouent. L’arbre du monde s’embrase. Heimdall souffle dans la corne antique de Giallar ; ses sons remplissent l’air. Odin converse avec la tête de Mimir.

Ygdrasil, le puissant frêne[8], s’agite ; le vieil arbre gémit quand les géans sont déchaînés ; tous les êtres tremblent dans les routes de la mort, jusqu’à ce que le feu de Surtur dévore le monde.

Le dévorant rugit sur la bruyère de Gnipa, le loup brise ses chaînes et se précipite.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le grand serpent qui entoure la terre se roule, possédé de la furie des géans, le serpent presse les vagues ; l’aigle crie, de son bec pâle il déchire les cadavres ; le vaisseau des morts est mis à flot.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Surtur[9] vient du midi, roulant des flammes ; de son glaive resplendit le soleil du dieu des morts ; les rochers se brisent, les géantes errent, les hommes foulent les voies de la mort, et le ciel se fend.

Où en sont les Ases ? où en sont les Alfes[10] ? La vaste demeure des géans rugit ; les Ases tiennent conseil ; les sages habitans des montagnes soupirent à l’entrée des cavernes. Comprenez-vous ceci ? Savez-vous ce que je veux dire ?

Le soleil commence à noircir, la terre tombe dans la mer, les brillantes étoiles s’évanouissent, la fumée ondoie au-dessus de l’incendie, les flammes se jouent dans le ciel.

Alors elle vit la terre, admirablement verte, de nouveau sortir de la mer ; elle vit les cascades se précipiter, et, au-dessus, voler l’aigle, qui guette le poisson du haut des rochers.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Alors les moissons croîtront sans être semées ; tout malheur sera détruit : Baldur viendra et bâtira avec Hautr[11] la belliqueuse demeure d’Odin, le palais sacré des dieux. Comprenez-vous ceci ? Savez-vous ce que je veux dire ?

Elle vit s’élever un palais plus beau que le soleil, sur le haut Gimli ; là, habiteront les bonnes races à jamais heureuses.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le sombre dragon vient volant, le dragon étincelant vient des rochers ténébreux : il plane au-dessus des campagnes, emportant des cadavres. Et maintenant la Vola retombe dans la nuit. »


*


LE HAVA-MAL,


OU LE DISCOURS SUBLIME D’ODIN.

POÈME GNOMIQUE.


Sous ce titre, le compilateur de l’Edda a réuni divers fragmens qui contiennent et la partie morale de la doctrine d’Odin, et des enseignemens magiques, concernant surtout la science des runes. Dans la première division du Hava-Mal, c’est Odin lui-même qui parle ; c’est elle qui a donné son nom au tout.

Cette première partie du Hava-Mal est un poème gnomique, dans lequel, sous une forme sentencieuse, sont déposées les idées que se faisaient les anciens Scandinaves de la supériorité intellectuelle et morale. Les vertus les plus recommandées sont la prudence, l’hospitalité, la libéralité ; il y a des conseils sur l’amour et l’amitié. Le premier de ces sentimens n’y est pas présenté avec un grand raffinement, mais il s’y montre sans brutalité. Il y a sur l’amitié des pensées touchantes, et sur la gloire des mots sublimes.

Çà et là des réflexions naïvement satiriques, d’autres qui trahissent une habitude irréfléchie de férocité, forment un contraste frappant, mais naturel avec le ton grave et sage de l’ensemble.

La fin du Hava-Mal est un petit traité de magie qui expose les effets surnaturels de la puissance des runes ; on y trouve la source de la plupart des idées superstitieuses du moyen âge ; on voit là en germe ce qui, mêlé plus tard à d’autres idées conservées par tradition de l’antiquité, ou venues de l’Orient, a été la sorcellerie.

Je vais donner une idée du Hava-Mal, en traduisant les sentences les plus frappantes et les plus naïves.

Il est remarquable qu’il n’y en ait presque aucune qui recommande la bravoure. Elle était tellement dans les mœurs et dans le tempérament du peuple, qu’il n’était pas besoin d’en parler.

On sera, je pense, frappé de quelques pensées où éclate un sentiment profond de sociabilité. La charité chrétienne, ou le sentiment social, étendu à l’espèce tout entière, est en germe dans plusieurs de ces maximes de la vieille sagesse germanique, entre autres dans celle qui se termine ainsi : l’homme est la joie de l’homme.

« Regarde bien de tous côtés avant d’aller en avant, car tu ne sais où peut être caché ton ennemi.

Heureux celui qui donne ! Un hôte entre, où va-t-il s’asseoir ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il a besoin de feu celui qui est entré. Ses genoux sont glacés ; il a besoin d’habit et de vêtemens celui qui vient par-dessus les montagnes.

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On ne peut prendre avec soi, en voyage, une meilleure provision, que beaucoup de sagesse ; elle vaut mieux que l’or dans un lieu inconnu. C’est un secours dans le besoin.

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La bière n’est pas si bonne qu’on le dit pour les enfans des hommes. Plus un homme boit, moins il se connaît lui-même.

L’oiseau de l’oubli[12] plane sur l’ivresse, et ravit à l’homme son intelligence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’insensé croit qu’il vivra éternellement, s’il fuit le combat ; mais l’âge même ne lui donnera pas la paix, c’est à sa lance à la lui donner.

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L’insensé veille toute la nuit et pense à beaucoup de choses ; puis, quand le matin vient, il est fatigué, et le soin qui le tourmentait lui demeure.

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Quand l’ignorant vient dans une réunion, il vaut mieux qu’il se taise, personne ne s’aperçoit mieux combien il sait peu qu’après qu’il a beaucoup parlé.

C’est faire un long détour, que d’aller vers un ami trompeur, quoiqu’il demeure sur votre route ; c’est prendre un chemin de traverse, que d’aller vers un ami fidèle, quoiqu’il demeure au loin.

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Si tu as un ami auquel tu te confies, pour en bien jouir, il faut mêler vos pensées, échanger avec lui des présens, et aller souvent le trouver.

Si tu en as un autre auquel tu ne te confies point, et si cependant tu veux en profiter, il faut parler finement, penser prudemment, et lui rendre ruse pour dissimulation.

J’étais jeune autrefois, j’allai seul, et je m’égarai dans des routes trompeuses. Je me suis cru riche quand j’ai trouvé un autre ; l’homme est la joie de l’homme.

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Un jour, dans un champ, je donnai mes habits à deux hommes de bois. Quand ils en furent revêtus, ils semblèrent des héros. L’homme nu est timide.

L’arbre se dessèche, qui n’est revêtu ni d’écorces ni de feuillage. Ainsi est l’homme sans ami ; l’homme ne peut vivre seul.

La paix entre les ennemis est comme un feu qui brûle cinq jours : au sixième il s’éteint. Ainsi s’en va toute cette amitié.

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Les grains de sable sont petits, les gouttes d’eau sont petites, petites aussi sont les pensées humaines. Tous ne sont pas égaux. Chaque siècle ne porte qu’un homme.

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Il faut avoir un bon entendement, mais pas trop de sagesse. Ne cherchez pas à prévoir votre sort, et votre âme sera libre de soucis.

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Il doit se lever de bonne heure, celui qui veut gagner les biens ou la vie d’un autre. Le loup qui reste couché ne trouve pas un repaire. On ne triomphe point en dormant.

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Comme l’aigle s’étonne égaré sur la mer sauvage jusqu’à ce qu’il parvienne à la rive, ainsi est l’homme qui vient parmi beaucoup d’hommes où il a peu d’amis.

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Tout homme sage doit se servir avec précaution de sa force, car on trouve, lorsqu’on vient parmi les braves, que nul n’est fort contre tous.

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Bien que malheureux, nul n’est entièrement privé de bonheur. L’un est heureux par ses fils, l’autre par ses amis ; l’un par ses richesses, l’autre par ses bonnes actions.

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J’ai vu briller le feu dans la salle du riche, mais devant la porte se tenait la mort.

Le boiteux peut monter à cheval, le sourd combattre vaillamment, celui qui n’a qu’une main paître les troupeaux ; il vaut mieux être aveugle que mort[13]. On ne peut rien faire d’un mort.

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Ton troupeau meurt, tes amis meurent, et toi-même tu dois mourir ; mais pour celui qui s’est acquis une bonne renommée, cette renommée ne mourra pas.

Ton troupeau meurt, tes amis meurent, et toi tu dois mourir aussi ; mais je sais une chose qui ne meurt jamais, le jugement sur ceux qui sont morts.

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Il faut louer la journée le soir, une femme quand elle est morte, un glaive quand il est éprouvé, une fille quand elle est mariée, la glace quand tu es dessus, la bière après que tu l’as bue.

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Il faut se servir d’un vaisseau pour les voyages, d’un bouclier pour la défense, d’un glaive pour l’attaque, mais d’une jeune fille pour les baisers.

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Personne ne doit croire les discours des jeunes filles et ce que disent les femmes ; car le cœur de la femme a été fait sur une roue tournante, et la ruse placée dans son sein.

Un arc qui se brise, un feu qui brille, un loup qui hurle, une corneille qui crie, un porc qui grogne, un arbre sans racine, une vague qui monte, une chaudière qui bout, un trait qui vole, une vague qui tombe, une glace d’une nuit, un serpent roulé en cercle, les propos de lit d’une nouvelle épouse, une épée émoussée, un ours qui joue, ou le fils d’un roi, un veau malade, un esclave indocile, une sorcière qui prophétise des malheurs, une pluie nouvellement tombée, un ciel clair, un maître qui sourit, l’aboiement d’un chien, l’amour des femmes de mauvaise vie, un champ semé de bonne heure ; — on ne doit point se fier à ces choses, ni trop tôt à son fils ; le champ de blé dépend du temps, le fils dépend de son intelligence ; tous deux sont incertains.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La paix avec les femmes est comme une pensée qui fuit, comme un voyage sur une neige glissante avec un cheval âgé de trois hivers, rétif et encore mal dompté ; c’est comme de croiser dans une tempête avec un vaisseau sans mâts ; c’est comme de vouloir, sur une montagne couverte de neige pendant le dégel, saisir des rennes à la course.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Qu’il parle doucement celui qui désire l’amour d’une jeune fille, qu’il lui offre ce qu’il possède, qu’il loue sa beauté ; ainsi il l’obtiendra.

Que nul homme ne blâme l’amour d’un autre ; souvent un beau visage charme le sage, mais n’enchaîne pas l’insensé.

Qu’on ne blâme personne pour cette faute, qui est celle de beaucoup d’hommes. Des sages il fait des insensés, parmi les enfans des hommes, lui le puissant desir.

La pensée seule sait ce qui convient au cœur, et il n’est point de pire maladie que de ne prendre plaisir à rien. »

Cette dernière pensée semble écrite pour notre temps ; mais dans toute cette fin, il pourrait bien y avoir quelques traits plus modernes que le reste.


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LE CHANT DE RIG.

POÈME POLITIQUE.


Ce chant n’est ni un chant cosmogonique comme la Voluspa, ni un chant éthique et magique comme le Hava-Mal ; c’est un chant politique et historique dans le fond, contenant, sous une forme mythologique, l’origine sacrée de la hiérarchie sociale, dans le nord, celle des trois ordres qui la constituent, et, en même temps, la succession des trois races qui ont peuplé la Scandinavie, et dont chacune correspond à l’un de ces trois ordres.

Voici quelle est l’idée de ce chant.

Un des Ases, ou dieux Heimdall, sous le nom de Rig, qui veut dire le fort, le puissant, arrive sur le bord de la mer, en un certain pays ; là, il trouve deux époux, dont les noms sont symboliques : c’est l’ayeul et l’ayeule (Edda). Ses hôtes lui offrent un pain grossier et la chair d’un veau ; ensuite il se place dans leur couche, au milieu d’eux. Il passe ainsi trois nuits, puis reprend son chemin. Neuf mois s’écoulent, et l’ayeule enfante un fils : on répand sur lui l’eau lustrale (ancien baptême des Scandinaves), et on l’appelle esclave (throel). « Il était noir, la peau de ses mains était rude, ses genoux arqués, ses doigts épais, sa figure hideuse, son dos courbé, ses talons saillans.

Quand il fut devenu fort, son occupation était de travailler l’écorce, de faire des paquets de branchages, et de les porter à la maison.

Une femme errante vint dans sa demeure ; la plante de ses pieds était meurtrie, ses bras brûlés par le soleil, son nez était déprimé. Elle s’appelait la servante. » .....

Ce couple misérable s’unit, et de cette union résulte la race des esclaves. Les noms de leurs fils et de leurs filles sont significatifs ; ce sont des noms d’opprobre : le sombre, le grossier, le querelleur, le paresseux, l’épais ; la lente, la déchirée, le pied de grue, etc. ; leurs occupations sont « de faire des haies, d’engraisser les champs, de soigner les porcs, de garder les chèvres, de fouiller les tourbières. »

Ensuite Rig vient dans la demeure d’un autre couple. Cette fois ses hôtes se nommaient le grand père et la grand’mère. « Le mari construisait un métier à tisser, sa barbe était soignée, il avait une touffe de cheveux sur le front, son vêtement était serré ; il y avait un coffre sur le plancher. La femme faisait tourner le rouet, elle ouvrait les bras, elle préparait des vêtemens. »

Rig se couche encore entre eux et passe ainsi trois nuits ; neuf mois après, il naît à la grand’mère un fils qu’on appelle le Paysan (Karl). « On l’enveloppa dans le lin. Sa chevelure était rouge et son teint rubicond, ses yeux étincelans.

Il commença à croître et à se fortifier, il apprit à dompter les taureaux, à faire des charrues, à construire des maisons de bois, à bâtir des granges, à fabriquer des chars, à conduire la charrue.

On lui amena sa fiancée, vêtue d’une peau de chèvre, portant le trousseau de clefs ; elle s’appelait la diligente : on la plaça sous le voile de lin. Les époux habitèrent ensemble, ils échangèrent leurs anneaux, ils étendirent leur couche, et ils établirent leur demeure. »

Leurs enfans s’appellent : l’homme, le garçon, le colon, le sujet, l’artisan, etc. ; de là est sortie la race des paysans.

Ensuite Rig s’en alla dans une demeure tournée au sud. Là était un couple qui s’appelait le père et la mère. « L’époux était assis et tordait le nerf d’un arc ; il ployait un arc, il fabriquait des flèches ; la mère regardait ses bras, tissait la toile, affermissait ses manches… Ses sourcils étaient plus beaux, son sein plus éblouissant, son cou plus blanc que la neige la plus pure. »

Rig s’asseoit au festin entre eux deux.

« Alors la mère prit une nappe brodée, une nappe de lin blanc, et en couvrit la table ; elle prit ensuite des pains minces, des pains d’un blanc froment, et les plaça sur la nappe.

Elle plaça sur la table des plats ornés d’argent, pleins de venaison, de lard, d’oiseaux rôtis ; le vin était dans le pot. Les coupes étaient garnies de métal. Ils parlaient et conversaient jusqu’à ce que le jour finit. »

Rig va cette fois encore se coucher entre les époux. Il passe ainsi trois nuits, et au bout de neuf mois, la mère mit au monde un fils qu’elle enveloppa de soie, on l’arrosa de l’eau sacrée, et on le nomma le Noble (Jarl). Sa chevelure était blanche, ses joues vermeilles, ses yeux brillaient comme ceux d’un petit serpent.

Le Noble grandit dans la maison. Il apprit à brandir la lance, à tordre le nerf de l’arc, à ployer l’arc, à fabriquer des flèches, à faire voler des traits, à agiter des lances, à monter sur des chevaux, à lancer des chiens de chasse, à tirer le glaive, à nager.

Rig vint à sa demeure ; Rig le voyageur lui enseigna les runes, il lui donna son nom. Il l’avoua pour son fils, et voulut qu’il possédât des champs héréditaires, des champs nobles, et des demeures antiques.

Ensuite, le Noble chevaucha par un chemin sombre, par des montagnes glacées, jusqu’à ce qu’il arrivât à une demeure. Là il commença à brandir sa lance de tilleul, il poussa son cheval, il tira son glaive, il éveilla la guerre, il rougit les champs, il fit du carnage, il gagna de la terre.

Ensuite il gouverna seul dix-huit gaards, il divisa ses richesses et les partagea entre tous, donnant aux uns des anneaux d’or, aux autres des chevaux agiles. Il distribua les anneaux, il brisa les bracelets. »

Le Noble (Jarl) épouse la fille du baron (Herser), et leurs enfans sont le fils, l’enfant, la race, l’héritier, le parent, le descendant. Le dernier de ses enfans est Konr, le chef, le Roi. Les autres enfans du Noble se livrèrent aux occupations de leur père, ils domptèrent des chevaux, ils courbèrent des boucliers, ils aiguisèrent des traits, ils brandirent des lances. Mais le plus jeune, le roi connut les runes : les runes du temps, les runes de l’éternité. Il sut sauver la vie des hommes, émousser le tranchant des glaives, apaiser la mer.

Il comprit le chant des oiseaux, il sut éteindre le feu, calmer et endormir les douleurs. Il posséda la force de huit hommes.

Mais au milieu de cette science, il est troublé par une corneille qui lui dit qu’il serait mieux de monter à cheval, et de coucher des armées dans la poussière. Elle lui parle de Dan et Danpr, qui possèdent des terres meilleures que les siennes, qui sont habiles marins et bons guerriers, et là finit ce qui reste de ce chant singulier.

L’intention politique de ce chant est évidente : c’est d’exprimer l’institution divine de l’ordre social, tel qu’il existait de toute antiquité en Scandinavie. L’esclave, le paysan, le noble, sont désignés par leur nom, et caractérisés par les occupations qui leur sont attribuées. Tous trois sont fils d’un dieu. Ainsi là, comme en Orient, la théologie était la base de la législation.

L’intention historique n’est pas moins certaine. La Scandinavie, occupée primitivement par des tribus finoises, avait subi deux invasions de la race germanique, celle des Goths et celle des Ases. Ces trois couches de populations sont évidemment représentées par les trois générations qui sortent de Rig. La race des indigènes est caractérisée par la noirceur de sa peau et par d’autres signes physiologiques que l’on retrouve encore aujourd’hui chez les Lapons, qui en sont un débris. Comment ne pas les reconnaître à leurs genoux arqués, à leur figure hideuse, à leur dos courbé, à leurs talons saillans ! Le nom de cette race indigène est celui de la servitude, parce qu’elle fut asservie par la race plus belle et plus forte qui vint ensuite envahir le pays. Cette race elle-même est désignée également dans ce chant par ses caractères physiques, entre lesquels la blancheur de la peau et la couleur blonde des cheveux tiennent le premier rang. La portion de cette race, dont l’immigration en Scandinavie est la plus ancienne, qui portait le nom de Goths et donna ce nom à une portion de la Scandinavie, est représentée ici, par la classe intermédiaire, entre la race primitive réduite en esclavage par la conquête, et la caste des derniers conquérans. En effet, le rôle politique des Goths était intermédiaire entre l’asservissement absolu qui était le lot des Finois, et le commandement suprême, qui était le partage des Ases ou Suédois. C’étaient probablement les Goths qui formaient la masse des colons ou paysans libres, tandis que les Ases étaient les chefs militaires.

Les Ases paraissent avoir été une population d’élite, une tribu éminente, supérieure en intelligence et en beauté aux Goths, leurs frères par le sang, et leurs devanciers dans la conquête. Aussi le poème dont nous nous occupons insiste-t-il sur l’éclat et la blancheur de leur teint, sur la vivacité de leur regard.

La fiction de l’aïeul et de l’aïeule, du grand-père et de la grand’mère, du père et de la mère, indique l’ordre d’ancienneté des trois populations.

Le Noble, qui va faire la guerre vers le nord, rappelle ces expéditions fréquentes des Ases contre les peuplades finoises cantonnées dans la partie septentrionale de la Scandinavie, dont les traditions de la mythologie montrent tant de traces.

Remarquez que le Roi (Konr) est un fils du Noble (Jarl), qu’il est son dernier fils. En effet, la royauté est née de cette sorte de féodalité primitive que formait l’autorité indépendante des chefs, avant que l’un d’entre eux, sorti de leurs rangs, né de leur sang, eût soumis cette autorité à la sienne en se faisant roi.


J. J. Ampère.

    renaîtront pour vivre en paix au sein de l’harmonie universelle rétablie entre les êtres.

  1. Chez Paulin, éditeur, place de la Bourse.
  2. Vola ou Vala était le nom qu’on donnait aux prophétesses qu’on appelait en diverses circonstances pour prédire l’avenir, surtout à la naissance des enfans.
  3. Garmr, le Cerbère scandinave, dont les aboiemens expriment peut-être ici les bruits souterrains qui précèdent la grande catastrophe.
  4. Le loup Fenris, le principe destructeur est déchaîné.
  5. La fange, les tourbières désignent le pays habité par les Finois. C’est vers ce pays que se dirigent les mauvaises puissances.
  6. C’est l’enfer scandinave.
  7. Les vagues sont déchaînées ; le crâne de Mimir, c’est l’Océan.
  8. C’est le monde.
  9. Le Noir, c’est-à-dire l’obscur, le voilé, le dieu suprême, qui détruit et renouvelle l’univers.
  10. Les génies, les puissances de la nature.
  11. Baldur ou Balder et son frère Hautr ou Hother, qui l’a tué
  12. Le héron de l’oubli.
  13. Ce passage est un de ceux qui prouvent l’antiquité du Hava-Mal. Il y a dans le texte : il vaut mieux être aveugle que brûlé (brendr). L’usage de la crémation des corps précéda en Scandinavie celui de l’inhumation, qu’on trouve déjà à l’époque historique la plus reculée.