André (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 07

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 54-55).
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VII.

De leur côté, André et Geneviève et mesdemoiselles Marteau continuaient paisiblement leur route sans entendre les cris de détresse dont Joseph, à tout hasard, faisait retentir la plaine. Enfin une des petites filles ayant laissé tomber son sac, André arrêta le cheval et descendit pour chercher dans l’obscurité l’objet perdu. Pendant ce temps il lui sembla entendre mugir au loin une voix de stentor qui prononçait son nom. Il consulta ses compagnons, et Geneviève décida qu’il fallait retourner en arrière, parce qu’un accident était probablement arrivé aux voyageurs du char à bancs. André obéit, et, au bout de dix minutes, il rencontra les tristes piétons qui gagnaient le haut de la colline. Henriette voulut raconter la malheureuse aventure ; mais, suffoquée par sa colère, elle s’arrêta pour respirer, et Joseph, profitant de l’occasion, se mit à raconter à sa manière. Il déclara que c’était un plaisant tour du marquis, et que ces demoiselles l’avaient bien mérité pour la manière dont elles s’étaient comportées dans le verger.

« C’est une infamie ! s’écria Henriette ; votre marquis est un vieil avare, un sournois et un ivrogne.

— Allons, allons, interrompit Joseph impatienté, vous oubliez que vous parlez devant son fils et qu’il est trop poli pour vous donner un démenti ; mais, si vous étiez un homme, jarni Dieu !…

— Et c’est parce que M. André ne peut pas imposer silence à une femme, dit Geneviève assez vivement, que l’on ne doit pas abuser de sa politesse et lui faire entendre un langage qu’il ne peut supporter sans souffrir. Allons, Henriette, calme-toi, prends ma place dans la voiture ; tâchez de vous y arranger toutes, et de prendre seulement le petite Marie sur vos genoux. Pour nous, qui avons fait la moitié de la route en voiture, nous ferons bien le reste à pied, n’est-ce pas, ma chère Justine ? »

La chose fut bientôt convenue. Joseph voulut un instant faire les honneurs de sa voiture à André et achever la route à pied ; mais il comprit bien vite qu’André aimait beaucoup mieux accompagner Geneviève, et il prit sa place dans la patache, qui continua le voyage au pas. André offrit son bras à Justine Marteau, afin d’avoir l’occasion d’offrir l’autre à Geneviève au bout de quelques minutes ; mais à peine l’eut-elle accepté qu’André, qui se croyait fort en train de dire les choses les plus sensées du monde, ne trouva plus même à placer un mot insignifiant pour diminuer le malaise d’un silence qui dura près d’un quart d’heure sans aucune cause appréciable.

Ce fut mademoiselle Marteau qui le rompit la première, dès qu’elle eut fini de penser à autre chose ; car elle était préoccupée, soit de la pensée de son trousseau, soit de celle de son fiancé. « Eh bien ! dit-elle, qu’avons-nous donc tous les trois à regarder les étoiles ?

— Je vous assure, répondit André, que je ne pensais pas aux étoiles, et que je les regardais encore moins. Et vous, mademoiselle Geneviève ?

— Moi, je les regardais sans penser à rien, répondit-elle.

— Permettez-moi de ne pas vous croire, reprit André ; je suis sûr, au contraire, que vous réfléchissez beaucoup et à propos de tout.

— Oh ! oui, je réfléchis, répondit-elle ; mais je n’en pense pas plus pour cela, car je ne sais rien, et quand j’ai bien rêvé, je n’en suis pas plus avancée.

— Cela est impossible. Quand vous regardez les étoiles, vous pensez à quelque chose.

— Je pense quelquefois à Dieu, qui a mis toutes ces lumières là-haut ; mais comme on ne peut pas toujours penser à Dieu, il arrive que je continue à les regarder sans savoir pourquoi ; et pourtant je reste des heures entières à ma fenêtre sans pouvoir m’en arracher. D’où cela vient-il ? Sans doute les étoiles font cet effet-là à tout le monde : n’est-ce pas Justine ?

— Je crois, dit Justine, que ton amie Henriette ne les regarde jamais. Pour moi, je suis comme toi, je ne peux pas en détacher les yeux ; mais c’est que cela me fait penser à des milliers de choses.

— Oh ! c’est que vous êtes savante, vous, Justine ; vous êtes bien heureuse ! Mais dites-moi donc à quoi les étoiles vous font penser : j’aurai peut-être eu les mêmes idées sans pouvoir m’en rendre compte.

— Mais, dit Justine, à quoi ne pense-t-on pas en regardant ces milliards de mondes, auprès desquels le nôtre n’est qu’une tache lumineuse de plus dans l’espace ? »

Geneviève s’arrêta tout étonnée et regarda Justine, attendant avec impatience qu’elle s’expliquât davantage.

André s’était imaginé, en voyant le beau front de Geneviève plein d’inlelligence, et en écoutant son langage toujours si raisonnable et si pur, qu’elle devait savoir toutes choses, et l’idée de sa propre infériorité l’avait rendu jusque-là timide et tremblant devant elle. Il fut donc surpris à son tour, et chercha dans les grands yeux de Geneviève la cause de cet étonnement naïf.

« Est-ce que tu ne sais pas, dit Justine, qui n’était pas fâchée de déployer son petit savoir, que toutes ces lumières, comme tu les appelles, sont autant de soleils et de mondes ?

— Oh ! j’ai entendu parler de cela à Paris par une de mes compagnes qui avait un livre… mais je prenais tout cela pour des rêves… et je ne peux pas croire encore… Dites-nous donc ce que vous en pensez, monsieur André. »

Cette interpellation fit sur André un effet singulier. Il venait d’être presque choqué de l’ignorance de Geneviève ; il se sentit tout à coup comme attendri. Jusque-là son amour avait été dans sa tête ; il lui sembla qu’il descendait dans son cœur. Il regarda Geneviève à la faible clarté du ciel étoilé : il distinguait à peine ses traits ; mais une blancheur incomparable faisait ressortir sa figure ovale sous ses cheveux noirs, et une sérénité angélique semblait résider sur ce visage délicat et pâle. André fut si ému qu’il resta quelques instants sans pouvoir répondre. Enfin il lui dit d’une voix altérée : — « Oui, je crois que notre monde n’est qu’un lieu de passage et d’épreuve, et qu’il y a parmi tous ceux que vous voyez au ciel quelque monde meilleur où les âmes qui s’entendent peuvent se réunir et s’appartenir mutuellement. »

Geneviève s’arrêta encore et le regarda à son tour comme elle avait regardé Justine. Tout ce qu’on lui disait lui semblait obscur ; elle en attendait l’explication.

« Croyez-vous donc, lui dit André, que tout s’achève ici-bas ?

— Oh ! non, dit-elle, je crois en Dieu et en une autre vie.

— Eh bien ! ne pensez-vous pas que le paradis puisse être dans quelqu’une de ces belles étoiles ?

— Mais je n’en sais rien. Vous-même, qu’en savez-vous ?

— Oh ! rien. Je ne sais pas où Dieu a caché le bonheur qu’il fait espérer aux hommes. Croyez-vous, mesdemoiselles, qu’on puisse obtenir tout ce qu’on désire en cette vie ?

— Mais non ! dit Justine ; on peut désirer l’impossible. Le bonheur et la raison consistent à régler nos besoins et nos souhaits.

— Cela est très-bien dit, répondit André ; mais pensez-vous qu’il existe trois personnes au monde qui puissent atteindre à la sagesse ? Nous voici trois : répondez-vous de nous trois ?

— Oh ! c’est tout au plus si je réponds de moi-même, dit Justine en riant ; comment répondrais-je de vous ? Cependant je répondrais de Geneviève, je crois qu’elle sera toujours calme et heureuse.

— Et vous, mademoiselle, dit André, en répondez-vous ?

— Pourquoi pas ? dit-elle avec une tranquillité naïve. Mais parlez-moi donc des étoiles, cela m’inquiète davantage. Pourquoi Justine dit-elle que ce sont des mondes et des soleils ? »

André, heureux et fier, pour la première fois de sa vie, d’avoir quelque chose à enseigner, se mit à lui expliquer le système de l’univers, en ayant soin de simplifier toutes les démonstrations et de les rendre abordables à l’intelligence de son élève. Malgré la soumission attentive et la curiosité confiante de Geneviève, André fut frappé du bon sens et de la netteté de ses idées. Elle comprenait rapidement ; il y avait des instants où André, transporté, lui croyait des facultés extraordinaires, et d’autres où il croyait parler à un enfant. Quand ils furent arrivés aux premières maisons de la ville, Henriette descendit de voiture et dit qu’elle se chargeait de reconduire Geneviève chez elle. André n’osa pas aller plus loin ; il prit congé d’elle, et, se dérobant aux instances de Joseph, qui voulait l’emmener boire du punch, il reprit légèrement le chemin de son castel. Tout ce qu’il désirait désormais, c’était de se trouver seul et de n’être pas distrait de ses pensées. Elles se pressaient tellement dans son cerveau, qu’il s’assit bientôt sur le bord du chemin, et posant son front dans ses mains, il resta ainsi jusqu’à ce que le froid de la nuit le saisit et l’avertit de reprendre sa marche.