André (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 15

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 77-80).
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XV.

Geneviève rentra chez elle très-lasse et un peu calmée. Joseph retourna tous les jours auprès d’André, et tous les soirs il vint donner de ses nouvelles à Geneviève. La guérison du jeune homme fit des progrès rapides, et quinze jours après il commençait à se promener dans le verger, appuyé sur le bras de son ami. Mais, pendant cette quinzaine, Geneviève avait lu clairement dans sa destinée. Elle n’avait jamais soupçonné jusque-là l’horreur que son mariage avec André inspirait au marquis ; elle avait entrevu confusément des obstacles dont André essayait de la distraire. L’accueil cruel du marquis dans cette triste nuit ne l’affecta d’abord que médiocrement ; mais quand ses anxiétés cessèrent avec le danger de son amant, elle reporta ses regards sur les incidents qui l’avaient conduite auprès de son lit. La figure, les menaces et les insultes de M. de Morand lui revinrent comme le souvenir d’un mauvais rêve. Elle se demanda si c’était bien elle, la fière, la réservée Geneviève, qui avait été injuriée et souillée ainsi. Alors elle examina sa conduite exaltée, sa situation équivoque, son avenir incertain ; elle se vit, d’un côté, perdue dans l’opinion de ses compatriotes si elle n’épousait pas André ; de l’autre, elle se vit méprisée, repoussée et détestée par un père orgueilleux et entêté, qui serait son implacable ennemi si elle épousait André malgré sa défense.

Une prévision encore plus cruelle vint se mêler à celle-là. Elle crut deviner les motifs de la conduite d’André : elle s’expliqua ses longues absences, son air tourmenté et distrait auprès d’elle, son impatience et son effroi en la quittant ; elle frémit de se voir dans une position si difficile, appuyée sur un si faible roseau, et de découvrir dans le cœur de son amant la même incertitude que dans les événements dont elle était menacée. Elle jeta les yeux avec tristesse sur sa gloire et son bonheur de la veille, et mesura en tremblant l’abîme infranchissable qui la séparait déjà du passé.

Calme et prudente, Geneviève, avant de s’abandonner à ces terreurs, voulut savoir à quel point elles étaient fondées. Elle questionna Joseph. Il ne fallait pas beaucoup d’adresse pour le faire parler. Il avait une finesse excessive pour se tirer des embarras qu’il trouvait à la hauteur de son bras et de son œil ; mais les susceptibilités du cœur de Geneviève n’étaient pas à sa portée. Il l’admirait sans la comprendre et la contemplait tout ravi, comme une vision enveloppée de nuages. Il se confia donc au calme apparent avec lequel elle l’interrogea sur les dispositions du marquis et sur le caractère d’André. Il crut qu’elle savait déjà à quoi s’en tenir sur l’obstination de l’un et sur l’irrésolution de l’autre, et il lui donna sur ces deux questions si importantes pour elle les plus cruels éclaircissements. Geneviève, qui voulait puiser son courage dans la connaissance exacte de son malheur, écoutait ces tristes révélations avec un sang-froid héroïque, et quand Joseph croyait l’avoir consolée et rassurée en lui disant : « Bonsoir, Geneviève ; il ne faut pas que cela vous tourmente : André vous aime ; je suis votre ami ; nous combattrons le sort, » Geneviève s’enfermait dans sa chambre et passait des nuits de fièvre et de désespoir à savourer le poison que la sincérité de Joseph lui avait versé dans le cœur.

Joseph, de son côté, commençait à prendre un intérêt singulier à la douleur de Geneviève, et il éprouvait une étrange impatience. Il guettait le moment où il pourrait parler d’elle avec André ; mais André semblait fuir ce moment. À mesure que ses forces physiques revenaient, son vrai caractère reprenait le dessus, et de jour en jour la crainte remplaçait l’espoir que son père lui avait laissé entrevoir un instant. Il ne savait pas que Geneviève était venue auprès de son lit, il ne savait pas à quel point elle avait souffert pour lui. Il se laissait aller paresseusement au bien-être de la convalescence, et s’il désirait sincèrement de voir arriver le jour où il pourrait aller la trouver, il est certain aussi qu’il craignait le jour où son père enflerait sa grosse voix pour lui dire : D’où venez-vous ?

Geneviève attendait, pour le juger et prendre un parti, la conduite qu’il tiendrait avec elle ; mais il demeurait dans l’indécision. Chaque jour elle demandait à Joseph s’il lui avait parlé d’elle, et Joseph répondait ingénument que non. Enfin un jour il crut lui apporter une grande consolation en lui racontant qu’André lui avait ouvert son cœur, qu’il avait parlé d’elle avec enthousiasme, et de la cruauté de son père avec désespoir.

« Et qu’a-t-il résolu ? demanda Geneviève.

— Il m’a demandé conseil, répondit Joseph.

— Et c’est tout ?

— Il s’est jeté dans mes bras en pleurant, et m’a supplié de l’aider et de le protéger dans son malheur. »

Geneviève eut sur les lèvres un sourire imperceptible. Ce fut toute l’expansion d’une âme offensée et déchirée à jamais.

« Et j’ai promis, reprit Joseph, de donner pour lui mon dernier vêtement et ma dernière goutte de sang ; pour lui et pour vous, entendez-vous, mademoiselle Geneviève ? »

Elle le remercia d’un air distrait qu’il prit pour de l’incrédulité.

« Oh ! vous ne vous fiez pas à mon amitié, je le sais, dit-il. André doit vous avoir raconté que dans les temps j’étais un peu contraire à votre mariage ; je ne vous connaissais pas, Geneviève ; à présent je sais que vous êtes un bon sujet, un bon cœur, et je ne ferais pas moins pour vous que pour ma propre sœur.

— Je le crois, mon cher monsieur Marteau, dit Geneviève en lui tendant la main. Vous m’avez donné déjà bien des preuves d’amitié durant cette cruelle quinzaine. À présent je suis tranquille sur la santé d’André, et, grâce à vous, j’ai supporté sans mourir les plus affreuses inquiétudes. Je n’abuserai pas plus longtemps de votre compassion ; j’ai une cousine à Guéret qui m’appelle auprès d’elle, et je vais la rejoindre.

— Comment ! vous partez ? dit Joseph, dont la figure prit tout à coup, et à son insu, une expression de tristesse qu’elle n’avait peut-être jamais eue. Et quand ? et pour combien de temps ?

— Je pars bientôt, Joseph, et je ne sais pas quand je reviendrai.

— Eh quoi ! vous quittez le pays au moment où André va être guéri et pourra venir vous voir tous les jours ?

— Nous ne nous reverrons jamais ! dit Geneviève pâle et les yeux levés au ciel.

— C’est impossible, c’est impossible ! s’écria Joseph. Qu’a-t-il fait de mal ? qu’avez-vous à lui reprocher ? Voulez-vous le faire mourir de chagrin ?

— À Dieu ne plaise ! Dites-lui bien, Joseph, que c’est une affaire pressée… ma cousine dangereusement malade, qui m’a forcée de partir ; que je reviendrai bientôt, plus tard. Dites d’abord dans quelques jours, et puis vous direz ensuite dans quelques semaines, et puis enfin dans quelques mois. D’ailleurs j’écrirai ; je trouverai des prétextes ; je lui laisserai d’abord de l’espérance, et puis peu à peu je l’accoutumerai à se passer de moi… et il m’oublira.

— Que le diable l’emporte s’il vous oublie ! dit Joseph d’une voix altérée ; quant à moi, je vivrais cent ans, que je me souviendrais de vous !… Mais enfin dites-moi, Geneviève, pourquoi voulez-vous partir, si vous n’êtes pas fâchée contre André ?

— Non, je ne suis pas fâchée contre lui, dit Geneviève avec douceur. Pauvre enfant ! comment pourrais-je lui faire un reproche d’être né esclave ? Je le plains et je l’aime ; mais je ne puis lui faire aucun bien, et je puis lui apporter tous les maux. Ne voyez-vous pas que déjà ce malheureux amour lui a causé tant d’agitations et d’inquiétudes qu’il a failli en mourir ? ne voyez-vous pas que notre mariage est impossible ?

— Non, mordieu ! je ne vois pas cela. André a une fortune indépendante ; il sera bientôt en âge de la réclamer et de se débarrasser de l’autorilé de son père.

— C’est un affreux parti, et qu’il ne prendra jamais, du moins d’après mon conseil.

— Mais je l’y déciderai, moi ! dit Joseph en levant les épaules.

— Ce sera en pure perte, répondit Geneviève avec fermeté. De telles résolutions deviennent quelquefois inévitables pour les âmes les plus honnêtes ; mais, pour qu’elles n’aient rien d’odieux, il faut que toutes les voies de douceur et d’accommodement soient épuisées, il faut avoir tenté tous les moyens de fléchir l’autorité paternelle, et André ne peut que désobéir en cachette à son père ou le braver de loin.

— C’est vrai ! dit Joseph, frappé du bon sens de Geneviève.

— Pour moi, ajouta-t-elle, je ne saurai ni descendre à implorer un homme comme le marquis de Morand, ni m’élever à la hardiesse de diviser le fils et le père. Si je n’avais pas de remords, j’aurais certainement des regrets, car André ne serait ni tranquille ni heureux après un pareil démenti à la timidité de son caractère et à la douceur de son âme. Il est donc nécessaire de renoncer à ce mariage imprudent et romanesque ; il en est temps encore… André n’a contracté aucun engagement envers moi. »

En prononçant ces derniers mots, le visage de Geneviève se couvrit d’une orgueilleuse rougeur, et Joseph, l’homme le plus sceptique de la terre lorsqu’il s’agissait de la vertu des grisettes, sentit sa conviction subjuguée ; il crut lire tout à coup sur le front de Geneviève son inviolable pureté.

« Écoutez, lui dit-il en se levant et en lui prenant la main avec une rudesse amicale, je ne suis ni galant ni romanesque ; je n’ai, pour vous plaire, ni l’esprit ni le savoir d’André. Il vous aime d’ailleurs, et vous l’aimez… Je n’ai donc rien à dire… »

Et il sortit brusquement, croyant avoir dit quelque chose. Geneviève, étonnée, le suivit des yeux, et chercha à interpréter l’émotion que trahissaient sa figure et son attitude ; mais elle n’en put deviner le motif, et reporta sur elle-même ses tristes pensées. Depuis bien des jours elle n’avait plus le courage de travailler. Elle s’efforçait en vain de se mettre à l’ouvrage ; de violentes palpitations l’oppressaient dès qu’elle se penchait sur sa table, et sa main tremblante ne pouvait plus soutenir le fer ni les ciseaux. La lecture lui faisait plus de mal encore. Son imagination trouvait à chaque ligne un nouveau sujet de douleur. « Hélas ! se disait-elle alors, c’était bien la peine de m’apprendre ce qu’il faut savoir pour sentir le bonheur ! »

Elle pleurait depuis une heure à sa fenêtre lorsqu’elle vit venir Henriette. Elle eut envie de se renfermer et de ne pas la recevoir ; mais il y avait longtemps qu’elle évitait son amie, elle craignit de l’offenser ou de l’affliger ; et, se hâtant d’essuyer ses larmes, elle se résigna à cette visite.

Mais au lieu de venir l’embrasser comme de coutume, Henriette entra d’un air froid et sec, et tira brusquement une chaise, sur laquelle elle se posa avec roideur. « Ma chère, lui dit-elle après un instant de silence consacré à préparer sa harangue et son maintien, je viens te dire une chose. »

Puis elle s’arrêta pour voir l’effet de ce début.

« Parle, ma chère, répondit la patiente Geneviève.

— Je viens te dire, reprit Henriette en s’animant peu à peu malgré elle, que je ne suis pas contente de toi : ta conduite n’est pas celle d’une amie. Je ne te parle pas de tes devoirs envers la société : tu foules aux pieds tous les principes ; mais je me plains de ton ingratitude envers moi, qui me suis employée à te servir et à te rendre heureuse. Sans moi tu n’aurais jamais eu l’esprit de décider André à t’épouser ; et si tu deviens jamais madame la marquise, tu pourras bien dire que tu le dois à mon amitié plus qu’à ta prudence. Tout ce que je te demande, c’est de rester avec lui et de me laisser Joseph.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? demanda Geneviève avec un dédain glacial.

— Je veux dire, s’écria Henriette en colère, que tu es une petite coquette hypocrite et effrontée ; que tu n’as pas l’air d’y toucher, mais que tu sais très-bien attirer et cajoler les hommes qui te plaisent. C’est un bonheur pour toi d’être si méprisante et d’avoir le cœur si froid ! car tu serais sans cela la plus grande dévergondée de la terre. Sois ce qu’il te plaira, je ne m’en soucie pas ; mais prends tes adorateurs ailleurs que sous mon bras. Je ne chasse pas sur tes terres ; je n’ai jamais adressé une œillade à ton marjolet de marquis. Si j’avais voulu m’en donner la peine, il n’était pas difficile à enflammer, le pauvre enfant, et mes yeux valent bien les tiens… »

Geneviève, révoltée de ce langage, haussa les épaules et détourna la tête vers la fenêtre. « Oui ! oui ! continua Henriette, fais la sainte victime, tu ne m’y prendras plus. Écoute, Geneviève, fais à ta tête, prends deux ou trois galants, couvre-toi de ridicule, livre-toi à la risée de toute la ville, je n’y peux rien et je ne m’en mêlerai plus ; mais je t’avertis que si Joseph Marteau vient encore ici demain passer deux heures tête à tête avec toi, comme il fait tous les soirs depuis quinze jours, je viendrai sous ta fenêtre avec un galant nouveau ; car je te prie de croire que je ne suis pas au dépourvu, et que j’en trouverai vingt en un quart d’heure qui valent bien M. Joseph Marteau… Mais sache que ce galant aura avec lui tous les jeunes gens de la ville, et que tu seras régalée du plus beau charivari dont le pays ait jamais entendu parler. Ce n’est pas que j’aime M. Joseph, je m’en soucie comme de toi ; mais je n’entends pas porter encore le ruban jaune à mon bonnet. Je ne suis pas d’âge à servir de pis-aller.

— Infamie ! infamie ! » murmura Geneviève pâle et près de s’évanouir ; puis elle fit un violent effrort sur elle-même, et, se levant, elle montra la porte à Henriette d’un air impératif, « Mademoiselle, lui dit-elle, je n’ai plus qu’un soir à passer ici ; si vous aviez autant de vigilance que vous avez de grossièreté, vous auriez écouté à ma porte il y a une heure, ce qui eut été parfaitement digne de vous ; vous m’auriez alors entendu dire à M. Joseph Marteau que je quittais le pays, et vous auriez été rassurée sur la possession de votre amant. Maintenant, sortez, je vous prie. Vous pourrez demain couvrir d’insultes les murs de cette chambre ; ce soir elle est encore à moi ; sortez ! »

En prononçant ce dernier mot, Geneviève tomba évanouie, et sa tête frappa rudement contre le pied de sa chaise. Henriette, épouvantée et honteuse de sa conduite, se jeta sur elle, la releva, la prit dans ses bras vigoureux et la porta sur son lit. Quand elle eut réussi à la ranimer, elle se jeta à ses pieds et lui demanda pardon avec des sanglots qui partaient d’un cœur naturellement bon. Geneviève le sentit, et, pardonnant au caractère emporté et au manque d’éducation de son amie, elle la releva et l’embrassa.

« Tu nous aurais épargné à toutes deux une affreuse soirée, lui dit-elle, si tu m’avais interrogée avec douceur et confiance, au lieu de venir me faire une scène cruelle et folle. Au premier mot de soupçon, je t’aurais rassurée…

— Ah ! Geneviève, la jalousie raisonne-t-elle ? répondit Henriette ; prend-elle le temps d’agir, seulement ? Elle crie, jure et pleure ; c’est tout ce qu’elle sait faire. Comment, ma pauvre enfant, tu partais, et moi je t’accusais ! Mais pourquoi partais-tu sans me rien dire ? Voilà comme tu fais toujours : pas l’ombre de confiance envers moi. Et pourquoi diantre en as-tu plus pour M. Joseph que pour ton amie d’enfance ? Car, enfin, je n’y conçois rien !

— Ah ! voilà tes soupçons qui reviennent ? dit Geneviève en souriant tristement.

— Non, ma chère, reprit Henriette ; je vois bien que tu ne veux pas me l’enlever, puisque tu t’en vas. Mais il est hors de doute que cet imbécile-là est amoureux de toi…

— De moi ? s’écria Geneviève stupéfaite.

— Oui, de toi, reprit Henriette ; de toi, qui ne te soucies pas de lui, j’en suis sûre ; car enfin tu aimes André, tu pars avec lui, n’est-ce pas ? Vous allez vous marier hors du pays ?

— Oui, oui, Henriette ; tu sauras tout cela plus tard ; aujourd’hui il m’est impossible de t’en parler ; ce n’est pas manque de confiance en toi, mon enfant. Je t’écrirai de Guéret, et tu approuveras toute ma conduite… Parlons de toi ; tu as donc des chagrins aussi ?

— Oh ! des chagrins à devenir folle ; et c’est toi, ma pauvre Geneviève, qui en es cause, bien innocemment sans doute ! Mais que veux-tu que je te dise ? je ne peux pas m’empêcher d’être bien aise de ton départ ; car enfin tu vas être heureuse avec ton amant, et moi je retrouverai peut-être le bonheur avec le mien.

— Vraiment, Henriette, je ne savais pas qu’il fût ton amant. Tu m’as toujours soutenu le contraire quand je t’ai plaisantée sur lui. Tu te plains de n’avoir pas ma confiance ; que te dirai-je de la tienne, menteuse ? »

Henriette rougit ; puis, reprenant courage : « Eh bien ! c’est vrai, dit-elle, j’ai eu tort aussi ; mais le fait est qu’il m’aimait à la folie il n’y a pas longtemps, et, malgré toute ma prudence, il s’y est pris si habilement, le sournois ! qu’il a réussi à se faire aimer. Eh bien ! le voilà qui pense à une autre. Le scélérat ! depuis cette maudite promenade que vous avez faite ensemble au clair de la lune pour aller voir André qui se mourait, M. Joseph n’a plus la tête à lui : il ne parle que de toi, il ne rêve qu’à toi, il ne trouve plus rien d’aimable en moi. Si je crie à la vue d’une souris ou d’une araignée : « Ah ! dit-il, Geneviève n’a peur de rien ; c’est un petit dragon. » Si je me mets en colère : « Ah ! Geneviève ne se fâche jamais ; c’est un petit ange. » Et « Geneviève aux grands yeux… » et « Geneviève au petit pied… » Tout cela n’est pas amusant à entendre répéter du matin au soir ; de sorte que j’avais fini par te détester cordialement, ma pauvre Geneviève.

— Si je revois jamais M. Joseph, dit Geneviève, je lui ferai certainement des reproches pour le beau service que m’a rendu son amitié ; mais je n’en aurai pas de si tôt l’occasion. En attendant, il faut que je lui écrive ; donne-moi l’écritoire, Henriette.


Et elle s’appuya en chancelant contre la croix. (Page 75.)

— Comment ! il faut que tu lui écrives ? s’écria Henriette, dont les yeux étincelèrent.

— Oui vraiment, répondit Geneviève en souriant ; mais rassure-toi, ma chère, la lettre ne sera pas cachetée, et c’est toi qui la lui remettras. Seulement, je te prie de ne pas la lire avant de la lui donner.

— Ah ! tu as des secrets avec Joseph !

— Cela est vrai, Henriette, je lui ai confié un secret ; il te le dira, j’y consens.

— Et pourquoi commences-tu par lui ? Tu n’as donc pas confiance en moi ? tu me crois donc incapable de garder un secret ?

— Oui, Henriette, incapable, répondit Geneviève en commençant sa lettre.

— Comme tu es drôle ! dit Henriette en la regardant d’un air stupéfait. Enfin, il n’y a que toi au monde pour avoir de pareilles idées ! écrire à un jeune homme ! tu trouves cela tout simple ! et me donner la lettre, à moi qui suis sa maîtresse ! et me dire : La voilà ; elle n’est pas cachetée, tu ne la liras pas.

— Est-ce que j’ai tort de croire à ta délicatesse ? dit Geneviève écrivant toujours.

— Non, certes ; mais enfin c’est une commission bien singulière ; et moi qui viens de faire une scène épouvantable à Joseph, quelle figure vais-je faire en lui portant une lettre de toi ? une lettre !…

— Mais, ma chère, dit Geneviève, une lettre est une lettre ; qu’y a-t-il de si tendre et de si intime dans l’envoi d’un papier plié ?

— Mais, ma chère, répondit Henriette, entre jeunes gens et jeunes filles on ne s’écrit que pour se parler d’amour. De quoi peut-on se parler, si ce n’est de cela ?

— En effet, je lui parle d’amour, répondit Geneviève, mais de l’amour d’un autre. Va, Henriette, emporte ce billet, et ne le remets pas demain avant midi. Embrasse-moi. Adieu ! »