André (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 18

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 91-95).

XVIII.

Le bon Joseph retourna à la ville d’un pied leste et le cœur léger. Arriver vers des amis malheureux et leur apporter une bonne nouvelle à laquelle ils ne s’attendent pas, c’est une double joie. Il trouva Geneviève seule et contemplant, à la lueur de sa lampe, une branche artificielle de boutons de fleurs d’oranger. Il était entré sans frapper, comme il lui arrivait souvent de le faire par précipitation ou par étourderie ; il entendit Geneviève qui parlait seule et qui disait à ces fleurs : « Bouquet de vierge, j’ai été forcée de te porter le jour de mon mariage ; mais je t’ai profané, et mon front n’était pas digne de toi. J’étais si honteuse de ce sacrilège que je t’ai caché bien avant dans mes cheveux, que je t’ai couvert de mon voile. Cependant tu ne t’es pas effeuillé sur ma tête ; pour t’en remercier, je veux t’emporter dans ma tombe.

— Qu’est-ce que vous dites, Geneviève ? » dit Joseph, épouvanté de ces paroles qu’il comprenait à peine. Geneviève fit un cri, jeta le bouquet, et devint pâle et tremblante.

« Je vous apporte une bonne nouvelle, dit Joseph en s’asseyant à son côté : André est réconcilié avec son père ; le marquis est réconcilié avec vous ; il vous attend, il veut vous voir tous deux, tous trois près de lui.

— Ah ! mon ami, dit Geneviève, ne me trompez-vous pas ? comment le savez-vous ?

— Je le sais parce qu’il me l’a dit, parce que je viens de le quitter et que je lui ai fait donner sa parole.

— Ah ! Joseph ! repondit Geneviève, embrassez-moi ; grâce à vous, je mourrai tranquille.

— Mourir ! dit Joseph en l’embrassant avec une émotion qu’il eut bien de la peine à cacher ; ne parlez pas de cela, c’est une idée de femme enceinte. Où est André ?

— Il se promène tous les soirs au bord de la rivière, du côté des Couperies.

— Pourquoi se promène-t-il sans vous ?

— Je n’ai pas la force de marcher, et puis nous sommes si tristes que nous n’osons plus rester ensemble.

— Mais vous allez vous égayer, de par Dieu ! dit Joseph ; je vais le chercher et lui apprendre tout cela. »

Il courut rejoindre André. Celui-ci fut moins joyeux que Geneviève à l’idée d’un rapprochement entre lui et son père. Il désirait le voir, obtenir son pardon, l’embrasser, lui présenter sa femme, et rien de plus. Demeurer avec lui était un projet qui l’effrayait extrêmement. Au milieu de ses hésitations et de ses répugnances, Joseph fut frappé de l’indolence et de l’inertie avec laquelle il envisageait sa position et la pauvreté où se consumait Geneviève.

« Malheureux ! lui dit-il, tu ne songes donc pas que l’important n’est pas de jouer une scène de comédie sentimentale, mais d’avoir du pain pour ta femme et l’enfant qu’elle va te donner ! Il faut bien se garder d’accepter cette première proposition de ton père sans arracher de son avarice quelque chose de mieux : une pension alimentaire au moins, et une moitié de ton revenu, s’il est possible.

— Mais par quel moyen ? dit André ; je ne puis avoir recours aux lois sans que Geneviève en soit informée ; tu ne connais pas sa fermeté : elle est capable de me haïr si je viole sa défense.

— Aussi, reprit Joseph, faut-il lui cacher soigneusement mes démarches et me laisser faire. »

André s’abandonna à la prudence et à l’adresse de son ami, trop faible pour combattre son père et trop faible aussi pour empêcher un autre de le combattre en son nom. Toujours effrayé, inerte et souffrant entre le bien et le mal, il retourna auprès de sa femme, feignit de partager son contentement, et s’endormit fatigué de la vie, comme il s’endormait tous les soirs.

Quelques jours s’écoulèrent avant que Joseph put revoir le marquis. Une foire considérable avait appelé le seigneur de Morand à plusieurs lieues de chez lui et il ne revint qu’à la fin de la semaine. Il rentra un soir, s’enferma dans sa chambre, et déposa dans une cachette à lui connue quelques rouleaux d’or provenant de la vente de ses bestiaux. « Ceux-là, dit-il en refermant le secret de la boiserie, on ne me les arrachera pas de si tôt. » Il revint s’asseoir dans son fauteuil de cuir et s’essuya le front avec la douce satisfaction d’un homme qui ne s’est pas fatigué en vain. En ce moment ses yeux tombèrent sur une petite lettre d’une écriture inconnue qu’on avait déposée sur sa table ; il l’ouvrit, et après avoir lu les cinq ou six lignes qu’elle contenait, il se frotta les mains avec une joie extrême, retourna vers son argent, le contempla, relut la lettre, serra l’argent, et sortit pour commander son souper d’un ton plus doux que de coutume. Comme il entrait dans la cuisine, il se trouva face à face avec Joseph, qui attendait son retour depuis plusieurs heures, et qui était venu pour lui porter le dernier coup ; mais cette fois toutes les batteries du brave diplomate furent déjouées.

« Eh bien ! mon cher, lui dit le marquis en lui donnant amicalement sur l’épaule une tape capable d’étourdir un bœuf, nous sommes sauvés ; tout est réparé, arrangé, terminé, tu sais cela ? c’est toi qui as apporté la lettre ?

— Quelle lettre ? dit Joseph renversé de surprise.

— Bah ! tu ne sais pas ? dit le marquis : les enfants ont entendu raison ; ils se confessent, ils s’humilient ; c’est à tes bons conseils que je dois cela, j’en suis sûr ; tiens, lis. »

Joseph prit avidement le billet et tressaillit en reconnaissant l’écriture.

« Monsieur,

Notre excellent ami, Joseph Marteau, nous a appris avant-hier que vous aviez la bonté de pardonner à l’égarement de notre amour, et que vous tendiez les bras à un fils repentant. Dans l’impatience de voir s’opérer une réconciliation que j’ai demandée à Dieu tous les jours depuis six mois, je viens vous supplier de hâter cet heureux instant. J’espère que Joseph vous dira combien mon respect pour vous est sincère et désintéressé. Si André avait jamais eu la pensée de vous vendre sa soumission, j’aurais cessé de l’estimer et j’aurais rougi d’être sa femme. Permettez-nous bien vite d’aller pleurer à vos pieds ; c’est tout, absolument tout ce que je vous demande,

Votre respectueuse servante,
Geneviève. »

« Tout est perdu pour ces malheureux enfants romanesques, pensa Joseph ; ce qu’il me reste à faire, c’est de réparer de mon mieux le tort que j’ai pu faire à André dans l’esprit de son père par mes abominables mensonges. »

Il y travailla sur-le-champ, et n’eut pas de peine à faire oublier au marquis les prétendues menaces qui l’avaient effrayé. Le hobereau était si content de ressaisir à la fois ses terres et son argent qu’il était dans les meilleures dispositions envers tout le monde ; il se grisa complètement à souper, devint tendre et paternel, et prétendit qu’André était ce qu’il avait de plus cher au monde.

« Après votre argent, papa ! lui répondit étourdiment Joseph, qui, par dépit, s’était grisé aussi.

— Qu’est-ce que tu dis ? s’écria le marquis ; veux-tu que je te casse une bouteille sur la tête pour t’apprendre à parler ? »

La querelle n’alla pas plus loin ; le marquis s’endormit, et Joseph se sentait une mauvaise humeur inquiète et agissante qui lui donnait envie d’être dehors et de faire galoper François à bride abattue. Avant de le laisser partir, M. de Morand lui fit promettre de revenir le lendemain avec André et Geneviève.

Le lendemain de bonne heure, Joseph, reposé et dégrisé, alla trouver ses amis. Il avait bien envie de les gronder ; mais la candeur et la noblesse de Geneviève, au milieu de ses perfidies obligeantes, le forçaient au silence. Ils montèrent tous trois en patache, et arrivèrent au château de Morand sans s’être dit un mot durant la route. André était triste, Joseph embarrassé ; Geneviève était absorbée dans une rêverie douce et mélancolique. Les embrassements du marquis et de son fils furent convulsivement froids. La douce figure de Geneviève, son air souffrant, ses respectueuses caresses, firent une certaine impression sur la grossière écorce du marquis. Il ne put s’empêcher de lui témoigner des égards et des soins qu’il n’avait peut-être jamais eus pour aucune femme, hors les cas d’amour et de galanterie, où il se piquait d’être accompli. Le jeune couple fut installé au château assez convenablement, et richement en comparaison de l’état misérable dont il sortait. Le marquis eut l’air de faire beaucoup, quoiqu’il ne fît que prêter une chambre et céder deux places à sa table. André ne se plaignit pas ; Geneviève était reconnaissante des plus petites attentions. Joseph venait de temps en temps ; il était mécontent et découragé d’avoir manqué sa grande entreprise. La conduite sordide du père le révoltait, la résignation indolente du fils l’impatientait ; mais il ne pouvait que se taire et boire le vin du marquis.

Tout alla bien pendant quelques jours. Quand les premiers moments de satisfaction d’un côté et d’allégement de l’autre furent passés, quand le marquis se fut accoutumé à ne rien craindre de la part de son fils, et André à ne rien espérer de la part de son père, l’antipathie naturelle qui existait entre eux reprit le dessus. Le marquis était méfiant maladroitement, comme un vieux campagnard. Il croyait avoir maté André ; mais il ne pouvait croire à l’excessive noblesse de sa femme, et n’était pas tranquille sur l’abandon qu’elle faisait de toute prétention d’argent. Il consulta Joseph, qui, ennuyé de cette affaire, et près d’éclater en injures et en reproches contre le marquis, refusa de s’en occuper, et répondit laconiquement que Geneviève était la plus honnête femme qu’il connût. Cette réponse redoubla la méfiance du marquis. Il trouvait une contradiction évidente dans les manières de Joseph avec lui. Il commença à se tourmenter et à tourmenter André pour qu’il signât un désistement complet de la gestion et de la jouissance de sa fortune. André fut indigné de cette proposition et l’éluda froidement. Le marquis s’inquiéta de plus en plus. « Ils m’ont trompé, se disait-il ; ils ont fait semblant de se soumettre à tout, et ils se sont introduits dans ma maison dans l’espérance de me dépouiller. »

Dès que cette idée eut pris une certaine consistance dans son cerveau, son aversion contre Geneviève se ranima, et il commença à ne plus pouvoir la cacher. Une grosse servante maîtresse, qui depuis longtemps gouvernait la maison, et qui avait vu avec rage l’introduction d’une autre femme dans son petit royaume, mit tous ses soins à envenimer, par de sots rapports, ses actions, ses paroles et jusqu’à ses regards. Elle n’eut pas de peine à aigrir les vieux ressentiments du marquis, et l’infortunée Geneviève devint un objet de haine et de persécution.

Elle fut lente à s’en apercevoir : elle ne pouvait croire à tant de petitesse et de méchanceté ; mais quand elle s’en aperçut, elle fut glacée d’effroi, et, tombant à genoux, elle implora la Providence, qui l’avait abandonnée. Elle supporta un mois l’oppression, le soupçon insultant et l’avarice grossière avec une patience angélique. Un jour, insultée et calomniée à propos d’une aumône de quelques francs qu’elle avait faite dans le village, elle appela André à son secours et lui demanda aide et protection. André, pour tout secours, lui proposa de prendre la fuite.

Geneviève approchait du terme de sa grossesse ; elle ne possédait pas un denier pour subvenir aux frais de sa délivrance ; elle se sentait trop malade et trop épuisée pour nourrir son enfant, et elle n’avait pas de quoi le faire nourrir par une autre. Elle ne pouvait plus rien gagner, son état était perdu ; André n’avait pas l’industrie de s’en créer un. Elle sentit qu’elle était enchaînée, qu’il fallait vivre ou mourir sous le joug de son beau-père. Elle se soumit et sentit la douleur pénétrer comme un poison dans toutes les fibres de son cœur.

Quand son parti fut pris, quand elle se fut détachée de la vie par un renoncement volontaire et complet à toute espérance de bonheur, elle retrouva la forte patience et le calme extérieur qui faisaient la base de son caractère. Une grande passion pour son mari l’eût rendue capable de porter joyeusement le poids d’une si rude destinée et de se conserver pour des jours meilleurs, mais ces jours-là n’étaient pas à espérer avec une âme aussi débile que celle d’André. Geneviève n’était pas née passionnée, elle était née honnête, intelligente et ferme. Elle raisonna avec une logique accablante, et toutes ses conclusions tendaient à la désespérer. Un instant elle avait entrevu une vie d’amour et d’enthousiasme, elle l’avait comprise plutôt que sentie ; pour lui inspirer l’aveugle dévouement de la passion, il eût fallu un être assez grand, assez accompli pour la convaincre avant de l’entraîner. Elle avait vu cet être-là dans ses livres, et elle avait cru le voir encore derrière l’enveloppe douce, gracieuse et caressante d’André ; mais à la première occasion elle avait découvert qu’elle s’était trompée.



À genoux, André, dit Geneviève à son mari. (Page 94.)

Elle continua de l’aimer et le traita dans son cœur, non comme un amant, mais comme elle eût fait d’un frère plus jeune qu’elle. Elle s’efforça de lui épargner la souffrance en lui cachant la sienne ; elle s’habitua à souffrir seule, à n’avoir ni appui, ni consolation, ni conseil. Sa force augmenta dans cette solitude intellectuelle ; mais son corps s’y brisa, et elle sentit avec joie qu’elle ne devrait pas souffrir longtemps.

André la vit dépérir sans comprendre qu’il allait la perdre. Elle souffrait extrêmement de sa grossesse, et attribuait à cet état toutes ses indispositions, et toutes ses tristesses.

André la soignait tendrement, et s’imaginait qu’elle serait délivrée de tous ses maux le jour où elle deviendrait mère.

Geneviève, se sentant près de ce moment, songea à l’avenir de cet enfant qu’elle espérait léguer à son mari. Elle s’effraya de l’éducation qu’il allait recevoir et des maux qu’il aurait à endurer : elle désira lui procurer une existence indépendante, et, pensant qu’elle avait assez fait pour montrer sa soumission et son désintéressement personnel, elle décida en elle-même que le moment du courage et de la fermeté était venu.

Elle déclara donc à André qu’il fallait demander à son père une pension alimentaire qui mit leur enfant, en cas d’événement, à couvert du besoin, et qui pût, par la suite, lui assurer un sort indépendant. Elle fixa cette pension à douze cents francs de rente, le strict nécessaire pour quiconque sait lire et écrire, et ne veut être ni soldat ni domestique.

André laissa voir sur son visage l’émotion pénible que lui causait cette nécessité ; il promit néanmoins de s’en occuper. Geneviève comprit qu’il ne s’en occuperait pas. Elle s’arma de résolution et alla trouver le marquis. Elle lui exposa sa demande dans les termes les plus doux, et fut accueillie mieux qu’elle ne s’y attendait. Le marquis espéra acheter à ce prix modeste la signature d’André à un acte de renonciation, et il promit à cette condition d’acquiescer à la demande de Geneviève ; mais celle-ci, qui en toute autre situation se fût engagée à tous les sacrifices possibles, comprit qu’elle n’avait pas le droit de le faire en ce moment : elle allait mourir et laisser un orphelin ; car André n’était pas plus propre au rôle de père qu’à celui de fils et d’époux. Elle frémit à l’idée de dépouiller son enfant et de le sacrifier à un sentiment d’orgueil et de dédain. Elle essaya de faire comprendre à son beau-père ce qui se passait en elle ; mais ce fut bien inutile : le marquis insista. Geneviève fut forcée de résister franchement. Alors le marquis entra dans une fureur épouvantable et l’accabla d’injures. La gouvernante, qui avait écouté à la porte, dans la crainte que son maître ne se laissât persuader par cet entretien, entra et joignit ses reproches et ses insultes à celles du marquis. Geneviève avait supporté les premières avec résignation ; elle répondit aux secondes par une seule parole de ce froid mépris qu’elle savait exprimer, dans l’occasion, d’une manière incisive. Le marquis prit le parti de sa maîtresse, et, ayant épuisé tout le vocabulaire des jurons et des gros mots, leva le bras pour frapper Geneviève. En cet instant, André, attiré par le bruit, entrait dans la chambre. Personne n’était plus violent que lui quand une forte commotion le tirait de sa léthargie habituelle : dans ces moments-là il perdait absolument la tête et devenait furieux. À la vue de Geneviève enceinte, à demi terrassée par le bras robuste du marquis, tandis que l’odieuse servante s’avançait, une chaise dans les mains, pour la jeter sur elle, André s’élança sur un couteau de chasse qui était ouvert sur la table, prit d’une main son père à la gorge, et de l’autre le frappa à la poitrine.

Geneviève s’était élancée entre eux avec un gémissement d’horreur ; elle avait saisi le bras d’André et l’avait contraint à céder. La chemise du marquis fut à peine effleurée par la lame, et Geneviève se coupa les doigts assez profondément en cherchant à s’en emparer. « Ton père ! ton père ! c’est ton père ! » criait-elle à André d’une voix étouffée. André laissa tomber le couteau et s’évanouit.

La servante essaya de jeter sur Geneviève tout l’odieux de cette scène déplorable ; mais le marquis avait vu de trop près les choses pour ne pas savoir très-bien que Geneviève lui avait sauvé la vie, que le sang dont il était couvert était sorti des veines de la pauvre innocente. Il se calma aussitôt et l’aida à secourir André, qui était dans un état effrayant. Quand il revint à lui, il regarda son père et sa femme d’un air effaré, et leur demanda ce qui s’était passé. « Rien, » dit le marquis, dont le cœur n’était pas toujours fermé à la miséricorde à la vue d’un repentir sincère, et qui d’ailleurs se sentait aussi coupable qu’André. « À genoux, André, dit Geneviève à son mari ; à genoux devant ton père ! et ne te relève pas qu’il ne t’ait pardonné. Je vais te donner l’exemple. »

Cette soumission acheva de désarmer le marquis ; il embrassa son fils et Geneviève, et déclara qu’il accordait la pension de douze cents francs. Les malheureux jeunes gens n’étaient guère en état de songer au sujet de la querelle. André eut, pendant trois jours, un tremblement nerveux de la tête aux pieds. Son père radoucit sensiblement ses manières accoutumées, mit sa servante à la porte, et témoigna presque de la tendresse à Geneviève ; mais il n’était plus temps : son enfant était mort ce jour-là dans son sein ; elle ne le sentait plus remuer, et elle attendait tous les jours avec un courage stoïque les atroces douleurs qui devaient la délivrer de la vie.

Le brave médecin qui avait soigné André vint la voir et lui demanda comment elle se trouvait. Geneviève l’emmena dans le verger, et quand ils furent seuls, « Mon enfant est mort, lui dit-elle d’un air triste et calme, et moi je mourrai aussi ; dites-moi si vous croyez que ce sera bientôt. » Le médecin n’eut pas de peine à le croire et vit qu’elle était perdue, mais qu’elle avait du courage.

« Au moins, lui dit-il, vous mourrez sans trop souffrir ; vous n’aurez pas la force d’accoucher. Vous avez un anévrisme au cœur, et vous étoufferez dès les premiers symptômes de délivrance.

— Je vous remercie de cette promesse, dit Geneviève, et je remercie Dieu, qui m’épargne à mon dernier moment. J’ai assez souffert dans cette vie ; il a fini avec moi. »

En effet, pendant ce dernier mois, Geneviève ne souffrit plus : elle n’avait pas la force de quitter son fauteuil ; mais elle lisait l’Écriture sainte ou se faisait apporter des fleurs dont elle parsemait sa table. Elle passait des heures entières à les contempler d’un air heureux, et personne ne pouvait deviner à quoi elle songeait dans ces moments-là. Geneviève souffrait de se voir entourée et surveillée ; elle demandait en grâce à être seule ; alors il lui semblait qu’elle rêvait ou priait plus librement ; elle regardait doucement le ciel et ses fleurs, puis elle se penchait vers elles et leur parlait à demi-voix d’une manière étrange et enfantine. « Vous savez que je vous aime, leur disait-elle ; j’ai un secret à vous dire : c’est que je vous ai toujours préférées à tout. Pendant longtemps je n’ai vécu que pour vous ; j’ai aimé André à cause de vous, parce qu’il me semblait pur et beau comme vous. Quand j’ai souffert par lui, je me suis reportée vers vous ; je vous ai demandé de me consoler, et vous l’avez fait bien souvent ; car vous me connaissez, vous avez un langage, et je vous comprends. Nous sommes sœurs. Ma mère m’a souvent dit que, quand elle était enceinte de moi, elle ne rêvait que de fleurs, et que, quand je suis née, elle m’a fait mettre dans un berceau semé de feuilles de roses. Quand je serai morte, j’espère qu’André en répandra encore sur moi, et qu’il vous portera tous les jours sur mon tombeau, ô mes chères amies ! »

Quelquefois elle prenait un lis et l’approchait du visage d’André agenouillé devant elle. « Tu es blanc comme lui, lui disait-elle, et ton âme est suave et chaste comme son calice ; tu es faible comme sa tige, et le moindre vent te courbe et te renverse. Je t’ai aimé peut-être à cause de cela ; car tu étais, comme mes fleurs chéries, inoffensif, inutile et précieux. »

Quelquefois il lui arriva de se surprendre à regretter presque la vie. Le matin, quand la nature s’éveillait riante et animée, quand les oiseaux chantaient dans les arbres couverts de fleurs, quand tout semblait goûter et savourer le bonheur, alors elle éprouvait contre André une sorte de colère sourde ; elle se rappelait les jours calmes et délicieux qu’elle avait passés dans sa petite chambre avant de le connaître, et elle sentait que tous ses maux dataient du jour où il lui avait parlé d’amour et de science. Elle regrettait son ignorance, et le calme de son imagination, et les tendres rêveries où elle s’endormait heureuse, alors qu’elle ne savait la raison de rien dans l’univers. Dans ces moments de tristesse, elle priait André de la laisser seule, et elle attendait, pour le rappeler, que cette disposition eût fait place à sa résignation habituelle ; alors elle le traitait avec une ineffable tendresse, et, pour le récompenser de ses derniers soins, elle emporta dans la tombe le secret de quelques larmes accordées à la mémoire du passé.

Quelques jours avant sa mort, Henriette vint la voir, et lui demanda pardon, à genoux et en sanglotant, de sa conduite folle et cruelle. Geneviève la pressa contre son cœur et lui promit de prier pour elle dans le ciel.

Le dernier jour, Geneviève pria André de lui apporter plus de fleurs qu’à l’ordinaire, d’en couvrir son lit et de lui faire un bouquet et une couronne. Quand il les eut apportées, il s’aperçut qu’il y avait des tubéreuses et voulut les retirer dans la crainte que leur parfum ne lui fit mal ; Geneviève le força de les lui rendre. « Donne, donne, André, lui dit-elle, tu ne sais pas quel bien j’en espère ; le moment de souffrir et de mourir est venu : puissent-elles me servir de poison et m’endormir vite ! » Joseph entra en ce moment ; elle lui tendit la main et le fit asseoir près d’elle ; elle passa son autre bras autour du cou d’André et appuya sa joue froide contre la sienne. Ils voulurent lui parler. « Taisez-vous, leur dit-elle, je pense à quelque chose, je vous répondrai plus tard. » Elle resta ainsi une demi-heure. Joseph sentit alors un léger tressaillement ; il baisa la main qu’il tenait, elle était roide et froide.

« André, dit-il d’une voix étouffée, embrasse ta femme. »

André embrassa Geneviève ; il la regarda : elle était morte.

André fut malade pendant un an. L’infortuné n’eut pas la force de mourir. Joseph ne le quitta pas un seul jour. On les voit souvent se promener ensemble le long des traînes. André marche lentement et les yeux baissés, quelquefois il sourit d’un air étonné ; son père est devenu doux et complaisant pour lui. Depuis qu’il n’a plus ni désirs ni espérances sur la terre, il n’a plus de lutte à soutenir contre ce vieillard obstiné. Henriette ne parle jamais de Geneviève sans un déluge d’éloges et de larmes sincères et bruyantes. Celui qui la regrette le plus vivement, c’est Joseph ; il n’en parle jamais ; il semble aussi insouciant, aussi viveur qu’autrefois ; mais il y a des moments où sa figure trahit une souffrance encore plus longue et plus profonde que celle d’André.