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André Chénier. De la poésie lyrique à la fin du XVIIIe siècle

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ESQUISSES LITTÉRAIRES.




ARTICLE TROISIÈME.
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André Chénier. — De la Poésie lyrique à la fin du XVIIIe Siècle.


Cette esquisse devrait être l’expression complétée de l’idée littéraire dont nous avons apprécié les deux premières parties ; mais à défaut d’une réussite inespérée, nous serions heureux que nos lecteurs voulussent bien y reconnaître l’essai consciencieux d’une trilogie raisonnée, si ce n’est dans sa forme réelle, du moins dans son but ; car, nous ne saurions trop le répéter, l’idée, beaucoup plus que le fait, sert de base à nos études restreintes. Vouloir analyser les diverses phases du génie de Chénier, serait une vaine présomption que nous avons écartée de notre pensée. Des hommes illustres à juste titre dans la science critique ont depuis longtemps accompli cette tâche difficile.

Il s’agirait en effet de deviner, pour ainsi dire, dans le trésor des fragments précieux échappés à l’oubli, la richesse et l’éclat des œuvres demeurées inconnues. Si nous osons prononcer ici un nom douloureux et célèbre, c’est que, ce nous semble, la réaction littéraire fondamentale que déjà nous avons essayé de faire entrevoir à la même époque en Allemagne et en Angleterre, s’y rattache puissamment en France. Notre seule ambition serait donc de déterminer cette influence par l’aperçu rapide de la poésie prise d’abord dans sa plus large et sa plus primitive acception, puis enfin de la poésie lyrique, à la fin du XVIIIe siècle.

La poésie, inspiration créatrice et spontanée, sentiment inné du grand et du vrai, n’existait plus alors, nous le croyons. — Elle était morte dans les dernières années du xviie siècle. À l’énergie avait succédé l’inerte timidité académique, à la spontanéité du génie la lente réflexion, à Corneille Racine ! — Car la poésie, telle que nous la concevons, telle que nous l’avons apprise de voix géantes et, harmonieuses, la poésie ne saurait être ce qu’ont écrit Malherbe ou Boileau. Comme poètes, avons-nous jamais compris ces hommes ? — Nous les avons oubliés. — L’intelligence primitive qui enfanta le Cid et Polyeucte n’eut pas de successeur. Lui était-il possible d’en avoir ? — Connaît-on un autre Shakespeare ? — Phèdre et Athalie elles-mêmes, ces deux magnifiques expressions antiques, ne révèlent qu’une prodigieuse puissance de forme, rien de plus : Athalie fut écrite en douze ans. Cette conviction dit assez combien nous sommes loin de nous concentrer dans cette même forme, quoiqu’elle rende notre tâche aussi délicate qu’audacieuse ; — mais notre foi profonde fait notre sauvegarde. — Non, la poésie n’existait plus alors : Corneille emporta son secret sublime avec lui, et tout un siècle de silence pesa sur la poésie spontanée. Qu’on ne s’y méprenne pas, nous savons qu’un esprit ardent et facile a rempli ce long siècle de ses œuvres innombrables et surtout de son nom ; mais pour ceux qui conservaient religieusement les saintes traditions de la véritable poésie, il a passé inaperçu ou justement méprisé. Le XVIIIe siècle a donné naissance à des faits qui resteront immortels sans doute, mais comme une torche immense et cachée, il n’a jeté deux puissants et magiques éclats qu’à son agonie : la réaction politique et la réaction littéraire. La première semble avoir fécondé la seconde tout en fermant pour jamais les lèvres harmonieuses qui réveillaient la poésie de sa longue léthargie. Nous le croyons donc, Corneille et André Chénier se touchent comme intelligences primitives, spontanées, originales. Pour la poésie lyrique, nous la voyons naître délicate, naïve, mélodieuse, brillante avec Ronsard, le seul poète du xvie siècle, que le Tasse proclamait son maître et qui a conquis la gloire de n’avoir pas été compris de Boileau ; — puis, cette inspiration, jeune et féconde agonise jusqu’à J.-B. Rousseau qui l’abandonne pâle, mutilée et n’étant plus elle-même. Elle s’éteint alors. De longues, de stériles années s’écoulent, et l’enfant du ciel grec, le pur, l’harmonieux, le splendide Chénier la réveille pleine de sève et de feu, mille fois plus fraîche et plus vibrante qu’elle ne l’avait jamais été ! Car, en vérité, ce doux nom nous semble, vers les derniers moments du XVIIIe siècle, l’immortel déshérité de tant de richesses rejetées par lui-même, l’admirable écho de chants merveilleux et séculaires, le phare sauveur qui rappelle à son jeu poétique les étincelantes visions du passé et les intelligences de l’avenir. Et pourtant, André Chénier, ce conservateur de la poésie, ce messie littéraire, André Chénier n’a pas accompli son œuvre tout entière, s’il nous est permis d’en juger par le peu qui nous reste de lui.

Nous ne lui connaissons, il est vrai, qu’un petit nombre d’ébauches et de fragments ; le précieux ensemble de ses œuvres est perdu pour toujours sans doute ; mais en admirant quelques morceaux plus ou moins complétés, il est facile de démontrer quelle était la première et constante portée de son intelligence. Né sous le ciel immortel de la Grèce, nourri depuis l’enfance d’études enthousiastes et sérieuses, il s’était laissé éblouir par le glorieux éclat du passé. La sublime et douloureuse tristesse de la Grèce chrétienne échappait à ses regards : la patrie antique et libre l’emportait en attraits irrésistibles sur la patrie esclave des siècles modernes. Pourquoi cet aveuglement coupable ou incompréhensible du poète ? Pourquoi chanter toujours le bonheur passé en oubliant les nobles consolations qu’il eût été doux et beau d’offrir à la glorieuse martyre ? — On ne saurait le dire. Ses traditions innées remontaient trop haut. Il lui appartenait peut-être de s’écrier en vers contemporains :


— « Paganisme immortel ! es-tu mort ? — On le dit ;
   Mais Pan tout bas s’en moque et la Syrène en rit. »


Pindare et Anacréon étaient demeurés ses dieux et son foyer de lyrisme intérieur. Les rêves sublimes du spiritualisme chrétien, cette seconde et suprême aurore de l’intelligence humaine, ne lui avaient jamais été révélés. Nous ne pensons même pas qu’il les eût compris. André Chénier était païen de souvenirs, de pensées et d’inspirations ; mais il a été le régénérateur et le roi de la forme lyrique, mais un autre esprit puissant et harmonieux lui a succédé pour la gloire de notre France ! le doux et religieux génie nous a révélé un Chénier spiritualiste, disciple du Christ, ce sublime libérateur de la pensée ; un Chénier, grand par le sentiment comme par la forme, M. de Lamartine !

Voici venir notre tâche réelle. — Commençons par avouer que le mouvement poétique que nous désirons apprécier ne se rattache pas tant à une nouvelle vie imprimée par André Chénier à la pensée fondamentale, qu’à la régénération de la forme. Les quelques lignes qui précèdent démontrent assez qu’il lui était peut-être impossible de prêter un aide plus profond, une impulsion plus prononcée à une réaction dont il ne devinait pas lui-même toute la portée littéraire et religieuse. Ainsi, quelque grandes que fussent ses facultés poétiques, il n’a réellement et sérieusement fait revivre que la forme éteinte, que l’expression oubliée. Là, toutes les ressources brillantes de son génie se déploient. La facture des vers, la coupe et la phrase pittoresque et énergique que tout un siècle avait bannie, — ont fait de ses poèmes et de ses élégies une œuvre nouvelle et savante, d’une mélodie entièrement ignorée, d’un éclat d’autant plus saillant qu’il était inattendu et plus hardi. Pour s’en convaincre, qu’on veuille bien jeter un rapide regard sur la pensée et la forme lyrique au moment où s’éleva Chénier. L’art n’est plus qu’une méprisable routine, un absurde mélange des traditions païennes et des croyances modernes. — Chute inouïe ! — De la naïveté admirable et primitive du XVIe siècle, on tombe d’abord pour ne s’arrêter qu’à Jean-Baptiste Rousseau ! Puis, viennent la sécheresse, l’emphase, le faux goût, la fadeur et la nullité : Lebrun-Pindare, Lefranc de Pompignan, Lamotte, Marmontel et Dorat ! — Était-ce assez d’humiliations ! — Ces hommes avaient-ils jeté assez de honte et de médiocrité sur l’inspiration lyrique ? — Incapables ou insensés qu’ils étaient, égarés peut-être par de faux prophètes, avaient-ils dépouillé l’œuvre sacrée de ses richesses intimes et extérieures ? — Les quelques fidèles adorateurs qui lui restaient ne voyaient-ils pas tomber comme autant de feuilles fanées, sa grâce, sa délicatesse, son énergie, sa sublime beauté, sous les profanations ineptes ou méditées de l’ignorance et de la fausseté ?… — C’est donc au milieu de cette époque entachée, de cette conflagration générale des médiocrités et des nullités, de ce pêle-mêle littéraire où rien ne surnageait de beau, de grand et de vrai, que parut soudainement un jeune poète aux vierges aspirations, toutes païennes qu’elles fussent, au cœur ardent et sincère, à la parole hardie, neuve et harmonieuse ; — ce fut au milieu de ce chaos sans principe et sans forme que s’éleva André Chénier ! — Comment avait-il donc deviné, ce moderne enfant de la vieille Grèce, que la poésie lyrique attendait un rayon de soleil, plongée qu’elle était depuis deux siècles dans l’ombre de l’oubli ?… Comment avait-il deviné que la France intelligente demandait un libérateur ?… Nul ne le sait sans doute ; mais sait-on bien ce que Chénier a fait de ces morceaux de fadeur, froids et vides, que le XVIIIe siècle appelait des élégies ? Il veut bien nous le faire connaître dans un seul vers, harmonie et délicatesse vivantes !


— « Le baiser, dans mes vers, étincelle et respire ».


Mais sait-on ce qu’il a fait de l’amour, de l’enthousiasme et de l’énergie, des trois rayons de la poésie spontanée ignorés avant lui ?… — Il en a fait Lamartine, Hugo, Barbier : le sentiment de la méditation ou de l’harmonie, l’ode, l’iambe !

Il a légué à notre avenir poétique un fécond et glorieux héritage ; il a bien mérité de notre littérature actuelle si étincelante, si mobile, si profonde aussi, quoiqu’on en dise ; car elle n’a d’autre passé, d’autre sève primitive que lui. Nous avons évité de le présenter au lecteur comme un esprit complet ; et, en effet, il ne l’était pas ; mais sans lui peut-être nous ne posséderions pas aujourd’hui ce qui fait l’envie du monde contemporain. — Que serait-ce donc si les deux principaux recueils de ses poésies étaient connus ! Tout le monde sait qu’il ne nous est parvenu que des esquisses à peine déterminées, que des fragments de poèmes tronqués, des ébauches imparfaites, des élégies, quelques iambes et quelques projets littéraires. — Le tout fut publié pour la première fois en 1819. André, en montant à l’échafaud, savait seul qu’un grand poète allait mourir.

Nous terminerons ici notre travail résumé sur cette secousse intelligente qui remue encore aujourd’hui l’Europe littéraire. Croyant que nous sommes en ses résultats sauveurs et salutaires pour l’avenir, nous regrettons de n’avoir pu la développer au point que demandait son importance ; mais du moins notre but serait atteint si nous l’avions présentée dans son véritable jour. — Nous entreprendrons maintenant d’examiner successivement le Théâtre français depuis son origine jusqu’à Corneille et Molière, et le Théâtre italien, depuis le XVIe siècle. Cette seconde appréciation, pour être plus étendue, n’en offrira peut-être pas moins d’intérêt, car là, nous entrerons en pleine improvisation. — Délicatesse, finesse et souvent excès d’une imagination enthousiaste et exaltée ; — peu de profondeur sans doute, mais beaucoup d’esprit ; — plus de propension à peindre en traits saillants le bizarre et le ridicule, que de mûres réflexions, que de caractères fortement dessinés, que de graves tableaux de mœurs ; — telles seront les principales manières de voir qui donneront lieu à une nouvelle série d’esquisses littéraires.

C. Leconte de Lisle


— Ce travail sera fait alternativement par nous
et notre collaborateur et ami M. N. MILLE.