André Destouches à Siam/Édition Garnier
ANDRÉ DESTOUCHES
André Destouches[2] était un musicien très-agréable dans le beau siècle de Louis XIV, avant que la musique eût été perfectionnée par Rameau, et gâtée par ceux qui préfèrent la difficulté surmontée au naturel et aux grâces.
Avant d’avoir exercé ses talents il avait été mousquetaire ; et avant d’être mousquetaire, il fit, en 1688, le voyage de Siam avec le jésuite Tachard, qui lui donna beaucoup de marques particulières de tendresse pour avoir un amusement sur le vaisseau ; et Destouches parla toujours avec admiration du P. Tachard le reste de sa vie.
Il fit connaissance, à Siam, avec un premier commis du barcalon ; ce premier commis s’appelait Croutef[3] et il mit par écrit la plupart des questions qu’il avait faites à Croutef, avec les réponses de ce Siamois. Les voici telles qu’on les a trouvées dans ses papiers :
Combien avez-vous de soldats ?
Quatre-vingt mille, fort médiocrement payés.
Et de talapoins ?
Cent vingt mille, tous fainéants et très-riches. Il est vrai que, dans la dernière guerre, nous avons été bien battus ; mais, en récompense, nos talapoins ont fait très-grande chère, bâti de belles maisons, et entretenu de très-jolies filles,
André Destouches, qui était un peu distrait, comme le sont tous les musiciens, répondit au Siamois que la plupart des airs qu’il venait de chanter lui paraissaient un peu discordants, et voulut s’informer à fond de la musique siamoise ; mais Croutef, plein de son sujet, et passionné pour son pays, continua en ces termes :
Il m’importe fort peu que nos voisins qui habitent par delà nos montagnes[6] aient de meilleure musique que nous, et de meilleurs tableaux, pourvu que nous ayons toujours des lois sages et humaines. C’est dans cette partie que nous excellons. Par exemple, il y a mille circonstances où, une fille étant accouchée d’un enfant mort, nous réparons la perte de l’enfant en faisant pendre la mère, moyennant quoi elle est manifestement hors d’état de faire une fausse couche.
Si un homme a volé adroitement trois ou quatre cent mille pièces d’or, nous le respectons et nous allons dîner chez lui ; mais si une pauvre servante s’approprie maladroitement trois ou quatre pièces de cuivre qui étaient dans la cassette de sa maîtresse, nous ne manquons pas de tuer cette servante en place publique : premièrement, de peur qu’elle ne se corrige ; secondement, afin qu’elle ne puisse donner à l’État des enfants en grand nombre, parmi lesquels il s’en trouverait peut-être un ou deux qui pourraient voler trois ou quatre petites pièces de cuivre, ou devenir de grands hommes ; troisièmement, parce qu’il est juste de proportionner la peine au crime, et qu’il serait ridicule d’employer dans une maison de force, à des ouvrages utiles, une personne coupable d’un forfait si énorme.
Mais nous sommes encore plus justes, plus cléments, plus raisonnables, dans les châtiments que nous infligeons à ceux qui ont l’audace de se servir de leurs jambes pour aller où ils veulent. Nous traitons si bien nos guerriers qui nous vendent leur vie, nous leur donnons un si prodigieux salaire, ils ont une part si considérable à nos conquêtes, qu’ils sont sans doute les plus criminels de tous les hommes lorsque, s’étant enrôlés dans un moment d’ivresse, ils veulent s’en retourner chez leurs parents dans un moment de raison[7]. Nous leur faisons tirer à bout portant douze balles de plomb dans la tête pour les faire rester en place après quoi ils deviennent infiniment utiles à leur patrie.
Je ne vous parle pas de la quantité innombrable d’excellentes institutions qui ne vont pas, à la vérité, jusqu’à verser le sang des hommes, mais qui rendent la vie si douce et si agréable qu’il est impossible que les coupables ne deviennent gens de bien. Un cultivateur n’a-t-il point payé à point nommé une taxe qui excédait ses facultés, nous vendons sa marmite et son lit pour le mettre en état de mieux cultiver la terre quand il sera débarrassé de son superflu,
Mais où est le temps, l’heureux temps, où ce tondu faisait égorger une moitié de la nation par l’autre pour décider si Sammonocodom[9] avait joué au cerf-volant ou au trou-madame ; s’il s’était déguisé en éléphant ou en vache ; s’il avait dormi trois cent quatre-vingt-dix jours[10] sur le côté droit ou sur le gauche ? Ces grandes questions, qui tiennent si essentiellement à la morale, agitaient alors tous les esprits : elles ébranlaient le monde ; le sang coulait pour elles : on massacrait les femmes sur les corps de leurs maris ; on écrasait leurs petits enfants sur la pierre[11] avec une dévotion, une onction, une componction angéliques. Malheur à nous, enfants dégénérés de nos pieux ancêtres, qui ne faisons plus de ces saints sacrifices ! Mais au moins il nous reste, grâces au ciel, quelques bonnes âmes qui les imiteraient si on les laissait faire.
- ↑ Ce morceau a été imprimé en 1766, à la suite du Philosophe ignorant, sous ce titre : Supplément au Philosophe ignorant. Voyez la note, page 47.
- ↑ André Destouches, né en 1672, mort en 1749, auteur de l’opéra d’Issé.
- ↑ Barcalon est le titre du premier ministre à Siam. Le nom du premier commis paraît forgé par Voltaire.
- ↑ Sur la confiscation, voyez tome XXV, page 570.
- ↑ Voyez tome XX, pages 313 et 533 ; tome XXV, page 557 ; et, plus loin, l’article xxiv du Prix de la justice et de l’humanité.
- ↑ Les Italiens.
- ↑ Louis XVI abolit la peine de mort pour désertion ; voyez l’article xviii du Prix de la justice et de l’humanité.
- ↑ Depuis la Révolution, on ne connaît plus en France les annates. On appelait annates l’impôt prélevé par le pape, du revenu d’une année, pour les bulles de certains bénéficiers, des évêques, etc. Voyez l’article Annates, t. XVII, page 259.
- ↑ Voyez ce mot dans le Dictionnaire philosophique, tome XX, page 390.
- ↑ Ézéchiel, iv, 4.
- ↑ Psaume cxxxvi, verset 9.