Andromaque/Édition Mesnard, 1865/Première préface

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Andromaque (éd. Mesnard, 1865), Texte établi par Paul Mesnard, Librairie de L. Hachette et Cie (Les Grands Écrivains de la France)Tome deuxième (p. 33-36).

PREMIÈRE PRÉFACE[1].




VIRGILE

au troisième livre

DE L’ÉNÉIDE[2].

C’est Énée qui parle.

Littoraque Epeiri legimus, portuque subimus
Chaonio, et celsam Buthroti ascendimus urbem.
Solemnes tum forte dapes et tristia dona
Libabat cineri Andromache, Manesque vocabat
Hectoreum ad tumulum, viridi quem cespite inanem,
Et geminas, causam lacrymis, sacraverat aras…
Dejecit vultum, et demissa voce locuta est :
« O felix una ante alias Priameïa virgo,
Hostilem ad tumulum, Trojæ sub mœnibus altis
Jussa mori ! quæ sortitus non pertulit ullos,
Nec victoris heri tetigit captiva cubile.

Nos, patria incensa, diversa per æquora vectæ,
Stirpis Achilleæ fastus, juvenemque superbum,
Servitio enixæ, tulimus, qui deinde secutus
Ledæam Hermionem, Lacedæmoniosque hymenæos…
Ast illum, ereptæ magno inflammatus amore
Conjugis, et scelerum Furiis agitatus, Orestes
Excipit incautum, patriasque obtruncat ad aras. »


Voilà, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie. Voilà le lieu de la scène, l’action qui s’y passe, les quatre principaux acteurs, et même leurs caractères[3]. Excepté celui d’Hermionne, dont la jalousie et les emportements sont assez marqués dans l’Andromaque d’Euripide.

Mais véritablement mes personnages sont si fameux dans l’antiquité, que pour peu qu’on la connoisse, on verra fort bien que je les ai rendus tels que les anciens poètes nous les ont donnés. Aussi n’ai-je pas pensé qu’il me fut permis de rien changer à leurs mœurs. Toute la liberté que j’ai prise, ç’a été d’adoucir un peu la férocité de Pyrrhus, que Sénèque, dans sa Troade[4], et Virgile, dans le second[5] de l’Énéide, ont poussée beaucoup plus loin que je n’ai cru le devoir faire.

Encore s’est-il trouvé des gens qui se sont plaints qu’il s’emportât contre Andromaque, et qu’il voulût épouser cette captive[6] à quelque prix que ce fût. J’avoue qu’il n’est pas assez résigné à la volonté de sa maîtresse, et que Céladon a mieux connu que lui le parfait amour. Mais que faire ? Pyrrhus n’avoit pas lu nos romans. Il étoit violent de son naturel. Et tous les héros ne sont pas faits pour être des Céladons.

Quoi qu’il en soit, le public m’a été trop favorable pour m’embarrasser du chagrin particulier de deux ou trois personnes qui voudroient qu’on réformât tous les héros de l’antiquité pour en faire des héros parfaits. Je trouve leur intention fort bonne de vouloir qu’on ne mette sur la scène que des hommes impeccables. Mais je les prie de se souvenir que ce n’est pas à moi de changer les règles du théâtre. Horace nous recommande de dépeindre[7] Achille farouche, inexorable, violent[8], tel qu’il étoit, et tel qu’on dépeint son fils. Et Aristote, bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c’est-à-dire ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants[9]. Il ne veut pas qu’ils soient extrêmement bons, parce que la punition d’un homme de bien exciteroit plutôt[10] l’indignation que la pitié du spectateur ; ni qu’ils soient méchants avec excès, parce qu’on n’a point pitié d’un scélérat. Il faut donc qu’ils aient une bonté médiocre, c’est-à-dire une vertu capable de foiblesse, et qu’ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester.



  1. Cette première préface est celle des éditions de 1668 et de 1673. Elle n’y porte pas le titre de Préface, mais est seulement précédée des mots : Virgile, au troisième livre, etc. — Les éditeurs des Œuvres de Racine qui depuis l’ont réimprimée en ont tous, à commencer par Luneau de Boisjermain (1768), retranché le début jusqu’aux mots : « mes personnages sont si fameux… », c’est-à-dire la partie que Racine a reproduite en tête de sa seconde préface.
  2. Vers 292-332. — « Nous côtoyons les rivages d’Épire, nous entrons dans un port de la Chaonie, et nous montons jusqu’à la haute ville de Buthrote… Il se trouva qu’en ce jour Andromaque portait aux cendres d’Hector les libations solennelles et les tristes offrandes ; elle invoquait les Mânes auprès du tertre verdoyant, vain cénotaphe, qu’elle avait consacré en même temps que deux autels, sujets de ses larmes… Elle baissa la tête, et parlant à voix basse : « Ô heureuse avant toutes, dit-elle, la vierge fille de Priam, condamnée à mourir sur la tombe d’un ennemi, au pied des hautes murailles de Troie, elle qui échappa au partage ordonné par le sort, et n’approcha point, captive, du lit d’un maître vainqueur ! Nous, après l’incendie de notre patrie, traînées de mer en mer, il nous fallut, enfantant dans l’esclavage, souffrir l’insolence du sang d’Achille, et ce jeune guerrier superbe, qui s’attacha bientôt à Hermione, race de Léda, et à un hymen spartiate… Lui cependant se laisse surprendre à la trahison : Oreste, qu’enflamme un violent amour de l’épouse ravie, et que poursuivent les Furies des crimes, l’immole au pied des autels paternels. »
  3. Nous suivons ici la ponctuation de l’édition originale. Voyez la note 4 de la page 394 du tome I.
  4. Le titre de Troades, « les Troyennes, » paraît être vraiment celui de la tragédie de Sénèque, et est aujourd’hui le plus généralement adopté. Par cette raison, nous l’avons préféré dans les notes d’Andromaque. Cependant plusieurs éditeurs et commentateurs du tragique latin, entre autres Juste Lipse, donnaient à cette tragédie le titre de Troas, la Troade ; quelques-uns aussi la nomment Hécube. Une tragédie de Pradon est intitulée la Troade.
  5. Tel est le texte de l’édition originale et de celle de 1673. Les éditeurs modernes ont ajouté livre.
  6. Les éditions de 1768, de 1807, de 1808 et celle de M. Aimé-Martin ont : « une captive. »
  7. Peindre, dans l’édition de M. Aimé-Martin.
  8. · · · · · · · · Si forte reponis Achillem,
    Impiger, iracundus, inexorabilis, acer, etc.

    (Horace, Épitre aux Pisons, vers 120 et 121.)
  9. Poétique, chapitre xiii.
  10. L’édition de 1808 et celle de M. Aimé-Martin ont plus, au lieu de plutôt.