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Anecdotes historiques et morales/01

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ANECDOTES
HISTORIQUES ET MORALES

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CATON ET LE SOPHISTE.

Marcus Porcius Caton[1] était ce qu’on peut appeler un Romain de la vieille école. Il avait des manières un peu rustiques, une économie qui frisait l’avarice, et il était grand ennemi de toute élégance nouvelle ; mais, au milieu de ses idées un peu trop arriérées, comme on dirait aujourd’hui, il ne manquait ni de bon sens, ni d’esprit. Un jour, par curiosité, il alla écouter un sophiste très en vogue. On appelait sophistes des hommes qui faisaient métier de traiter des questions de philosophie, et de prouver les choses les plus contraires. Ces hommes, en réalité, n’avaient aucune conviction ; mais, parler d’une manière subtile sur tout, et tout prouver, les faisait vivre et cela leur suffisait. Caton l’entendit d’abord discourir sur la vertu, et rien ne lui parut plus beau que la vertu. Il l’entendit ensuite parler sur le crime ; et, c’est lui-même qui nous l’apprend, rien ne lui parut plus grand, plus beau que le crime. Cependant, bien qu’incapable de réfuter les raisonnements du sophiste, bien qu’ébloui même par ses belles phrases, il n’en conserva pas moins toute sa sympathie pour la vertu, toute sa haine pour le crime ; car il ne savait quelle voix secrète, quel instinct lui disait que tout ce beau discours n’était que mensonge.

Dans cette vie, nous nous trouvons parfois dans la même position que le vieux Caton. Les doctrines fausses ou coupables sont souvent présentées avec tant de talent et d’adresse, que nous sommes bien embarrassés pour démontrer aux autres, ou à nous-mêmes en quoi elles pèchent. Cependant, il y a une sorte de voix en nous, un nous ne savons quoi, qui nous fait sentir qu’elles sont mauvaises ; seulement, cette voix est quelquefois un peu étouffée par celle de notre intérêt ou de nos penchants, et elle parle bien bas, si bas, qu’il faut toute notre bonne volonté pour l’entendre, toute notre bonne foi pour ne pas nous figurer qu’elle ne dit rien.


  1. Caton vivait deux cents ans avant Jésus-Christ. Il exerça la censure, fonction qui avait pour but de maintenir la discipline et les bonnes mœurs, avec une rigidité passée en proverbe. De là vient qu’on dit un Caton, pour exprimer un homme de mœurs très sévères. Il s’occupait beaucoup d’agriculture, et on a de lui un écrit sur cette matière.