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Anecdotes historiques et morales/02

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BERNARDIN DE SAINT-PIERRE ET LE PAYSAN.

On a remarqué que les hommes qui vivent en face des œuvres de la nature, comme les cultivateurs et les marins, sont plus religieux que les autres. C’est qu’en effet, lorsqu’on voit la grandeur et l’ordre des éléments, les merveilles de la végétation, le retour invariable des saisons, le cours éternellement régulier des astres, il est difficile de ne pas croire à l’existence d’un être supérieur à tous les autres, créateur et ordonnateur de tout.

Bernardin de Saint-Pierre, auteur d’un des plus beaux livres de notre langue[1], raconte que, parmi les paysans, il avait toujours rencontré des gens croyants et pieux. Un jour cependant, il en trouva un qui était ce qu’on appelle esprit-fort, c’est-à-dire, qui ne croyait pas ce que nous enseigne la religion et ce qu’ont admis tant d’hommes d’une science et d’un génie supérieur. Bernardin de Saint-Pierre le laissa exposer toutes ses idées, et les raisons pour lesquelles il ne croyait pas à l’existence de Dieu ; ce que le paysan fit d’un air vaniteux et fort content de lui-même. Ensuite, il lui dit : « Eh bien, maintenant, êtes-vous devenu plus heureux que vos pareils en perdant la foi qu’ils ont conservée ? »

Cette parole est d’une profonde sagesse. En effet, pour son bonheur, qu’est-ce que cet homme avait gagné à devenir incrédule ? S’il faisait une heureuse récolte, s’il avait une bonne santé, si sa femme et ses enfants lui donnaient des sujets de satisfaction, en quoi l’idée que Dieu n’était pour rien dans tout ce bonheur, pouvait-elle l’augmenter ? Et si, au contraire, le sol le payait mal de ses travaux, s’il était malade, si sa famille lui causait des soucis, en quoi était-il moins malheureux, parce qu’il ne pensait pas, comme les autres, que Dieu pourrait l’en dédommager dans l’autre monde. La seule jouissance qu’il pût trouver dans son impiété, était une jouissance d’orgueil. Sa raison, disait-il, n’admettait que ce qu’il comprenait ; et il s’imaginait, à cause de cela, avoir beaucoup plus d’esprit que ses semblables. Mais, sur ce point, il se faisait une étrange illusion ; et l’idée qu’il avait de sa supériorité, était singulièrement fausse. En effet, depuis qu’il ne croyait plus à Dieu, était-il arrivé à mieux comprendre qu’auparavant toutes les choses qui l’entouraient, même les plus ordinaires ? Quelle explication satisfaisante lui en avaient donnée les livres où il avait puisé son incrédulité ? Ces choses, il les voyait sans doute, mais concevait-il comment elles existaient, comment elles s’opéraient ? Il ne croyait plus qu’un Dieu eût fait de rien le ciel et la terre, parce qu’il ne se l’expliquait pas ; mais comprenait-il que ce ciel et cette terre eussent pu se faire elles-mêmes, ou toujours exister ? Par la même raison, il ne croyait plus que Dieu fît naître ses moissons ; mais comprenait-il que la chaleur ou l’humidité pût faire germer, grandir le grain de blé et le changer en épi ? Quand ses livres lui avaient dit : « Cela arrive par telle ou telle cause, » lui expliquaient-ils comment ces causes agissaient, comment elles avaient été primitivement mises en action ? Il avait beau faire, il lui fallait toujours arriver à un point où son intelligence ne comprenait plus. Et pour être d’accord avec lui-même, ce paysan qui ne croyait pas à Dieu, aurait dû ne pas croire non plus à l’existence de la terre, du soleil, aux mouvements de la mer, à la naissance des moissons, parce qu’en définitive, s’il voyait toutes ces choses, sa raison ne pouvait s’expliquer comment elles avaient lieu.

Ainsi, en devenant esprit-fort, cet homme n’était pas arrivé à être plus heureux dans la prospérité, moins malheureux dans l’adversité. En réalité, il n’était pas arrivé non plus à en savoir plus que ceux dont il méprisait la simplicité ; car il restait toujours environné de mystères inexplicables ; et s’il croyait moins qu’un autre, il n’avait pas la gloire de comprendre plus qu’un autre.

Bernardin de Saint-Pierre avait donc raison de lui demander en quoi son incrédulité le rendait plus heureux. Il aurait pu lui demander aussi en quoi elle le rendait plus savant.


  1. Paul et Virginie.