Aller au contenu

Anecdotes historiques et morales/10

La bibliothèque libre.

LES TRIBUNS DE ROME.

La nation romaine était divisée en patriciens et en plébéiens. Primitivement, tous les pouvoirs politiques se trouvaient entre les mains des premiers : à eux, appartenait le droit d’exercer les magistratures, de composer le Sénat, de proposer des lois et même de les voter ; car si les plébéiens prenaient une certaine part à la législature, on peut dire qu’elle était à peu près illusoire.

Plus tard, les plébéiens obtinrent le pouvoir de choisir dans leurs rangs des magistrats nommés tribuns du peuple, chargés de défendre leurs intérêts contre la classe patricienne. Peu à peu, ils arrivèrent à partager tous les pouvoirs avec celle-ci ; en sorte qu’au bout de quelque temps, patriciens et plébéiens furent égaux en droits ; et, la haute classe de Rome, au lieu d’être seulement composée comme autrefois de patriciens, s’augmenta de tous ceux d’entre les plébéiens qui acquirent de l’importance par leurs services, leurs talents, ou leur fortune.

La classe inférieure, formée de tous ceux d’entre les plébéiens que leurs professions purement manuelles, leur ignorance ou leur goût pour l’oisiveté, empêchaient de s’élever dans l’État, fut naturellement l’adversaire de la classe supérieure ; adversaire redoutable, car elle était puissante par le nombre, et avait le droit de faire, avec le concours de ses tribuns, des lois qu’elle votait seule, mais qui n’en étaient pas moins obligatoires pour toute la nation.

Il va sans dire que les tribuns étaient en quelque sorte les oracles et les maîtres de cette foule ; aussi, pour quiconque voulait faire parler de lui, remuer le peuple, en un mot, jouer un rôle, le tribunat avait beaucoup de prix. Il arrivait souvent que des patriciens ambitieux recherchaient cette magistrature, comptant se donner ainsi une importance qu’ils désespéraient d’obtenir en restant dans leur classe.

Quiconque voulait être porté au tribunat, devait avant tout flatter le peuple, ce qui se faisait de deux façons ; d’abord, en accusant et en injuriant la haute classe, ensuite en faisant à la classe populaire le plus séduisant portrait d’elle-même, en la représentant comme ayant droit à tout par ses mérites, et comme déshéritée de tout grâce à ses oppresseurs. Mais il ne suffisait pas de satisfaire la vanité de ses électeurs, il fallait leur faire espérer le triomphe de leurs intérêts ; pour cela on n’avait rien de plus efficace que la promesse des lois agraires et frumentaires, et de l’abolition des dettes.

Pour expliquer ce que c’était que les lois agraires, il faut nous écarter un peu du sujet.

Les biens possédés par les grands propriétaires romains, ou faisaient partie de leur patrimoine, ou appartenaient à ce qu’on appelait le domaine de la République, c’est-à-dire, à la masse des terres conquises sur les autres peuples d’Italie. Cette dernière espèce de biens avait été primitivement considérée comme inaliénable, et, en conséquence, comme pouvant toujours être reprise par l’état lorsqu’il le jugerait à propos. Or, un tribun, nommé Tiberius Gracchus, homme honnête mais trop jeune pour apprécier les difficultés des choses, avait une fois proposé qu’on retirât ces terres à ceux qui les possédaient en leur en payant le prix, et qu’on les distribuât aux pauvres. Son but était d’arracher ceux-ci à l’indigence et aux habitudes turbulentes qu’entretenait chez eux un désœuvrement souvent forcé ; nous disons forcé, parce qu’à Rome, pays où il n’y avait ni commerce, ni industrie, celui qui ne cultivait pas le sol, se trouvait à peu près sans profession.

Mais, quand depuis des siècles, des biens ont été tranquillement possédés, quand, par succession ou autrement, ils ont été transmis de génération en génération, il est impossible de songer à les enlever à ceux qui en jouissent, sous prétexte qu’en fouillant dans le passé, on trouve quelque vice dans l’origine de la propriété. « Aussi, comme dit un historien de notre temps[1], en parlant de ces projets de lois agraires ; « une translation universelle de la propriété, qui n’aurait pu s’accomplir qu’en versant des torrents de sang, n’aurait point fini les troubles auxquels donnait lieu l’inégale répartition. »

Tiberius Gracchus et ses successeurs avaient succombé devant les difficultés, ou, pour mieux dire, devant l’impossibilité de leur entreprise. Néanmoins, comme la perspective d’avoir gratuitement des terres, chatouillait toujours agréablement les esprits des prolétaires romains, pour se bien faire venir d’eux, il était fort habile de remettre sur le tapis quelque loi agraire, sauf à n’arriver à aucun résultat.

Les lois appelées frumentaires étaient d’une mise en pratique plus facile ; aussi recevaient-elles souvent leur exécution. Elles avaient pour but de faire vendre à un prix très bas, ou même de faire distribuer gratis au peuple le blé nécessaire à son existence de chaque jour. Quant à l’abolition des dettes, est-il besoin d’expliquer que cela consistait à faire remettre aux débiteurs tout ou partie des obligations contractées envers leurs créanciers ?

Promettre la proposition de ces lois et travailler à les faire passer, était donc le grand moyen employé pour obtenir le tribunat, et pour conserver les bonnes grâces du peuple une fois qu’on se trouvait revêtu de cette fonction. Il y avait encore quelques expédients assez heureux pour rester en bonne intelligence avec ses commettants, entre autres, celui-ci : Quand un magistrat éminent sortait de fonction, on l’accusait à tort ou à raison, et souvent à tort, d’avoir trahi les intérêts du pays, on demandait son exil ou sa condamnation à une forte amende ; ainsi, on flattait l’envie que provoque toujours dans une nation un homme haut placé et qui a, pendant quelque temps, exercé un grand pouvoir.

Avec un peuple ainsi travaillé par ses tribuns, et dénué de ressources, grâce à cette absence de commerce et d’industrie qui était le grand vice de la République romaine, on comprend que la classe appelée alors, fort à tort, aristocratique, avait à lutter continuellement ; mais elle trouvait un auxiliaire puissant là où l’on pouvait s’y attendre le moins, dans le tribunat même. Voici comment :

Il y avait dix tribuns du peuple ; or, pour que les propositions de l’un d’entre eux pussent acquérir force de loi, il fallait le consentement des neuf autres. Un seul tribun, en mettant son veto, c’est-à-dire en déclarant qu’il n’accepterait pas ce que proposaient ses collègues, et ce que voulait le peuple, arrêtait tout. La classe dite aristocratique, lorsqu’elle redoutait les menées d’un tribun, en était quitte pour gagner à prix d’argent ou autrement un autre tribun. C’était un moyen qui lui réussissait presque toujours.

En résumé, le peuple romain, c’est-à-dire, cette partie de la classe plébéienne qui, par ses habitudes oisives, son ignorance, sa pauvreté, menait une existence aussi précaire que misérable, lutta pendant des siècles contre sa rivale, sans pouvoir sortir de sa misère et de son abjection. Elle inquiétait la classe adverse, et troublait le repos de l’État ; ses tribuns satisfaisaient leur ambition et leur haine contre l’aristocratie, faisaient des discours, agitaient la foule ; mais elle n’était pas plus heureuse qu’au temps où les plébéiens se voyaient exclus des honneurs, des magistratures, et de tout pouvoir public.

Que conclurons-nous de là ? Que pour qu’un pays soit heureux et paisible, des droits égaux, accordés à toutes les classes, ne sont pas suffisants. Il faut qu’il y ait, en outre, une forte moralité ; autrement le pauvre arrive bien vite à ne pas se contenter de l’égalité de droits. Au bout de peu de temps, il ne lui suffit plus que la route lui soit ouverte pour arriver au bien-être ; il veut pouvoir ravir ce bien-être au lieu de le gagner ; il se refuse à conquérir laborieusement ce que d’autres, plus favorisés de la fortune, possèdent à ses yeux sans peine et sans travail. Alors s’élève cette guerre, tantôt sourde, tantôt ouverte, du pauvre avec le riche, guerre inique et désastreuse qui ruine l’un sans enrichir l’autre, qui déprave toute une nation, lui enlève à la fois son repos, sa force, sa dignité.


  1. M. Michelet.