Anecdotes normandes (Floquet)/Encore un procès

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Texte établi par Charles de BeaurepaireCagniard (p. 285-302).


Encore un Procès


ANECDOTE NORMANDE


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En 1744, il n’était bruit, dans Rouen, que d’un grand procès en instance depuis plusieurs années au Parlement de Paris, mais qui, regardant notre cité, y préoccupa longtemps et vivement tous les esprits. Il s’agissait du testament fait en faveur de la ville par le docte et pieux abbé Le Gendre, Chanoine de Notre-Dame de Paris, auteur de nombre d’ouvrages d’histoire, dont plusieurs sont recherchés encore aujourd’hui.

Enfant de Rouen, Le Gendre, à son heure suprême, s’était souvenu de sa ville natale. Né pauvre, instruit par charité dans nos collèges, il avait toujours ressenti profondément un si grand bienfait, que son cœur le pressait de reconnaître. Il devait aux Lettres toute sa fortune ; il la leur voulut rendre en les faisant ses héritières. Et, comme on s’étonnait, en France, qu’au milieu du XVIIIe siècle, Rouen, une si grande ville (la ville de Corneille) n’eût point encore d’Académie, il lui avait légué, en mourant, ce qu’il fallait pour en établir une.

Que, sur cela, on n’eût cessé depuis dix ans de contester, de disputer, de plaider et d’écrire, vous l’allez aisément comprendre tout à l’heure. C’est qu’après la mort du savant et généreux chanoine, était venue s’abattre et fondre sur Paris une épaisse nuée de Le Gendre, réclamant à grands cris son riche et désirable héritage. Ils étaient tous Normands, assuraient-ils ; et, de vrai, ce point n’a jamais été contesté ; mais, de plus, à les entendre, ils étaient tous très proches parents du défunt ; et, à cet égard, on avait des scrupules. Tous ces Le Gendre, quoi qu’il en soit, criant bien haut à la spoliation, à la suggestion, à la captation, avaient attaqué le testament de l’abbé ; si bien que, dix années durant, la grand’chambre du Parlement de Paris devait ne voir, n’entendre qu’eux, et, si elle les en eût voulu croire, n’aurait eu souci d’aucune autre affaire.

Mais, à Rouen, du moins, tous, d’un commun accord, devaient (supposerez-vous) désirer la validation d’un legs si honorable pour le testateur, si avantageux au pays. Il ne fallait, à la vérité, pour cela, que regarder autour de soi ; il ne fallait que se souvenir de ce qu’avaient fait, de ce que faisaient chaque jour encore pour la cité les modestes et laborieux habitués d’un petit jardin, caché, pour ainsi dire, dans un recoin du faubourg Bouvreuil ; étroit réduit, fréquenté assidûment par quelques hommes d’étude, auxquels il appartenait en commun.

Ces réunions dataient déjà de loin. Là, d’abord, il ne fut parlé que de plantes, d’arbres et de fleurs. Mais aux botanistes s’étaient, bientôt, venu joindre de doctes médecins, d’habiles opérateurs, des chimistes, des physiciens, des astronomes. Puis, avec le temps, à peine aurait-on su imaginer chose dont quelqu’un de ces fervents travailleurs ne pût disertement parler. En sorte que, chaque jour, maintenant, on s’occupait là, avec bonheur et succès, de toutes matières touchant aux Sciences, aux Lettres et aux Arts. Car les Arts, les Lettres, invités dans la suite à ces sérieuses assemblées, étaient venus, de bonne grâce, en accroître l’intérêt et le charme. Après avoir entendu un mémoire de Le Cat, de Tiphaigne de la Roche, on aimait à contempler quelque belle esquisse de Descamps ; souvent, Cideville et son ami Formont y firent applaudir des vers heureux et faciles, de petits poèmes que Voltaire prisait, et que, même, il avait corrigés quelquefois. Or, n’était-ce pas là, pour Rouen, une Académie qu’il ne s’agissait plus que de reconnaître ; et que tardait-on de le faire ? À de tels hommes, sans doute, revenait de droit le legs de Le Gendre ; c’était bien à eux, à eux seuls assurément, qu’en testant il avait songé, et, enfin, pour que Rouen eût une Académie, que restait-il que de gagner le malencontreux et interminable procès de Paris ?

Ce procès, l’Hôtel-de-Ville de Rouen l’avait vivement pris à cœur. Même, deux Échevins, envoyés exprès à Paris, tenant tête aux Le Gendre, y protégeaient avec ardeur la cause des Lettres ; et n’était-ce pas là faire encore les affaires de la cité ? — Mais, longtemps avant eux, était arrivé le conseiller Cideville (l’une des gloires du Parlement de Normandie), homme plein de dévoûment et d’ardeur, qui, en une telle rencontre, ne s’épargnait pas, on peut le croire ; Cideville, le confrère, l’ami, le député des doctes habitués du petit jardin de Bouvreuil ; magistrat ami des Lettres, qu’il cultivait avec amour et succès ; estimé de Fontenelle ; cher à Voltaire ; ajoutons : le plus serviable de tous les mortels, « un homme se levant chaque jour, à quatre heures du matin, pour les affaires des autres. » (Voltaire, lui-même, nous en a laissé ce portrait, qui fera toujours aimer sa mémoire.) Ici, du reste, ce n’eût pas été pour lui le cas de dormir ; ces affamés et âpres Le Gendre, tous debout, chaque jour, de grand matin, assiégeaient, dès l’aube, avocats, procureurs, présidents et juges. Ce nom de Le Gendre, cette parenté dont ils faisaient grand bruit, avaient pu leur concilier la faveur. Et puis, de longues et obscures clauses du testament de l’abbé semblaient (disait-on) d’une exécution impossible. En somme, la cause de Rouen paraissait bien aventurée, déjà perdue, autant vaut dire ; et la décision, cependant, ne pouvait plus se faire attendre longtemps.

Dans de telles circonstances, les dernières lettres de Cideville à ses doctes amis de Rouen avaient été courtes et tristes ; aussi, tout était-il en émoi, depuis quelque temps, au petit jardin de Bouvreuil. Nos savants, éperdus, laissant là, dans leur anxiété, plantes, analyses, prose, vers, compas et lunettes, n’avaient plus aujourd’hui l’esprit qu’à la procédure ; la procédure (ai-je dit) qui, elle aussi, est bien une science, si vous le voulez, et même une science des plus vastes et des plus fécondes, mais dont il paraît que ces messieurs parlaient tous très peu pertinemment, n’en ayant pas fait peut-être une étude assez approfondie jusqu’à cette heure.

Chaque jour, au reste, leur étaient prodigués, en toutes rencontres, de touchants témoignages de sympathie. Le Parlement, la Chambre des comptes, le Barreau, le Chapitre, les Notabilités du négoce s’étaient, tout d’abord, déclarés en leur faveur, et n’avaient cessé de faire hautement des vœux pour l’heureuse issue de l’interminable procès.

Faut-il l’avouer, néanmoins, et le voudra-t-on croire ? hélas ! ce n’était point là, dans Rouen, le sentiment de tous. Il m’en coûte assurément de le dire ; peut-être ferais-je mieux de me taire ; mais est-il permis, après tout, de rien dissimuler dans une histoire ! Disons donc, puisque la vérité nous y contraint, disons qu’il y avait alors dans notre cité quelques bonnes âmes peu favorables aux Sciences, aux Arts, à la Littérature, si même elles ne leur avaient pas voué une implacable haine. Or, le péril imminent que couraient, dans la conjoncture, ces choses, objet de leur aversion profonde, était pour elles, sachez-le, une consolation sensible, j’ai presque dit une ineffable douceur. Et, de vrai, rarement verrez-vous un ignorant prendre en gré celui qui s’évertue avec ardeur pour cesser de l’être. Le paresseux hait le travail (c’est chose qui va toute seule) ; mais, avec le travail, il hait parfois aussi le travailleur, et s’appliquera alors à le poursuivre, à le traverser de tout son pouvoir.

Bref, le legs du bon chanoine de Paris avait chagriné, dans Rouen, et même scandalisé (pouvons-nous dire) tous ceux qui faisaient profession un peu déclarée de haïr sincèrement, et de tout leur cœur les livres, les arts et les travaux de l’esprit. « Eh quoi ! (disaient-ils), ne nous sommes-nous pas bien passés jusqu’ici d’une Académie ? Et puis, fallait-il déshériter ainsi toute une famille ? Un prêtre, un chanoine en user de la sorte ! Et cela pour établir des Jeux floraux, des Jeux olympiques, et je ne sais quels autres jeux encore, dont on n’avait jamais entendu parler avant lui ! Sacrifier, pour ce beau dessein, onze cents bonnes livres de rentes ! Et ces Messieurs de l’Hôtel-de-Ville, cependant, accueillant de pareilles billevesées, destinent tout cet argent à ces dix ou douze songe-creux du petit jardin de Bouvreuil ! L’avantageux placement, n’est-il pas vrai ? Mais, patience ; les parents ont fait du bruit ; la justice est là ; et comptez que nous verrons beau jeu, sous peu de jours. »

Ainsi devisaient, chaque soir, à la Bourse découverte, de vieux patriarches, habitants de père en fils de la rue de l’Estrade, de celle des Roquois, et autres régions circonvoisines ; tous ignorants comme des enfants nouveaux-nés ; tous ennemis, et ennemis irréconciliables, non pas seulement de l’étude, mais aussi de quiconque ils auraient soupçonné de l’aimer, si peu que ce pût être ; ayant, au surplus, médité Barême et le pratiquant encore chaque jour, non même sans quelque succès ; mais, d’un commun accord, ils avaient dès longtemps mis à l’index, comme entièrement superflus, tous autres livres, quel qu’en fut le titre, et de quoi qu’il s’y pût agir, assez hommes de bien, au demeurant, bons compagnons même, aimant la joie, le mot pour rire, et attirés, tous, insensiblement, avec le temps, les uns vers les autres, par une entière conformité d’humeurs, d’inclinations, d’antipathies, qui, à la longue, avait établi entre eux l’union la plus étroite et la plus touchante.

Que le procès de Paris, au point où vous le voyiez tout-à-l’heure, allât entièrement au gré de ces bons amis, est-il besoin de vous le dire ? Les dernières nouvelles surtout les avaient comblés. Tout annonçait que M. de Cideville en serait pour ses frais de voyage et de séjour. Mais aussi, qu’était-il allé faire à Paris, surtout son grand ami, M. de Voltaire, n’y étant pas, et n’y devant même, assurait-on, revenir de longtemps ! Quant à M. de Fontenelle, qu’en attendre, âgé comme il était, et valétudinaire ! Peu enthousiaste, d’ailleurs, et payant peu de grands mots et de manières, le philosophe avait tranquillement promis à M. de Cideville « les secours qui ne demanderaient pas de mouvement. » N’était-ce pas lui avoir conseillé, en termes assez clairs, de ne rien espérer de lui ? Et, sur cela, Messieurs de la Bourse découverte entrant en joie, il les faisait beau voir et entendre (croyez-le), bravant, raillant, faisant rage ; enfin, tombant sus, sans pitié aucune, à toutes les Académies et Sociétés savantes de la France et de l’étranger.

Un jour, cependant, au plus fort de leurs ébats, joyeux devis et bruyants éclats de rire, voilà qu’ont retenti, soudain, à leurs oreilles, trois mots qui les pénètrent d’effroi ; trois mots sinistres, que vient de leur jeter brusquement une voix, hélas ! bien connue d’eux tous, une voix amie, sincère, et ayant parmi eux pleine créance. « Tout est perdu a dit cette voix, perdu sans ressource. » C’était un des leurs, maître Lasnon, vieux procureur au Parlement, fervent praticien, ne connaissant au monde d’autre livre que le Style du Chatelet, et même, disait-on, ne le sachant lire qu’à grand peine ; du reste, ancien et très digne compagnon de tous ces Messieurs, dont il dirigeait de son mieux les affaires. Pâle, essoufflé, aux abois, Lasnon était accouru leur annoncer en hâte les scènes affligeantes dont il venait d’être témoin au palais. « Et comment cela, tout perdu ? s’étaient-ils écriés aussitôt, M. de Cideville aurait-il donc écrit depuis peu ? » — « M. de Cideville ! répond Lasnon avec humeur, et vous ne savez donc pas qu’il arriva ici, hier soir, en poste, gagnant ainsi deux grandes journées sur le Carosse de voiture ? » — « Mais enfin (objectaient-ils), ce procès ne peut être jugé encore ? » — « Le procès ? perdu, vous dis-je ; ou gagné (si vous l’aimez mieux ainsi), gagné donc, et même avec dépens, mais pour ces Messieurs du petit jardin. — Le legs de cet abbé, validé de tous points ! » — « Mais cependant, reprenait-on, les droits des parents… » — « Eh ! les parents, les parents ne sont point des parents ( à ce qu’on a décidé là-bas) ; ces Le Gendre n’étaient rien, à ce qu’il paraît, au feu chanoine de Paris ; M. de Cideville se vante ici de les avoir démasqués. » — « Bon ! reprit un de la bande ; mais, tant qu’il n’y aura point de lettres patentes… » — « Eh ! interrompit Lasnon, les lettres patentes ; c’est bien là vraiment le pis de l’affaire. Sachez donc que M. de Cideville les apporta hier soir de Paris, scellées du grand sceau, en due forme ; et tenez, ils viennent tout présentement de les enregistrer à la Grand’chambre : j’y étais ; vous me voudrez bien croire ! De longtemps on n’avait vu tant d’apprêts : discours de l’avocat-général, en requérant, avec louanges à ne pas finir ; compliment du premier président en prononçant l’arrêt ; et tous, sur cela, d’applaudir jusqu’au scandale ; puis, une affluence dans la Grande salle, pour les voir sortir de la Chambre dorée ; et de là, les échevins, avec Messieurs les vingt-quatre, ne sont-ils pas allés en cérémonie les installer à l’Hôtel-de-Ville, dans une salle disposée exprès, où ils seront comme chez eux ! Mais j’oubliais que cette Académie donnera des prix ; M. le duc de Luxembourg en prend sur lui la dépense. C’est pourtant M. de Fontenelle qui a mené à fin cette grande affaire, et sans bouger, seulement, de son fauteuil ? Eussiez-vous jamais pensé cela de lui ? Un homme de cet âge, et qui semble n’avoir pas le souffle ! Mais qu’est-ce encore ? Il leur a rédigé des règlements, des statuts ! Que vous dirai-je ? Il est membre de leur Académie, associé (comme ils appellent cela ! ) Et, quant à M. de Voltaire, ne voilà-t-il pas qu’il était aussi de la partie ? On montre par la ville des emblèmes, des devises qu’il a composés pour eux ; une Diane, je crois, ou, selon d’autres, un temple à trois portes, avec des vers latins ; on ne sait ce qu’il a voulu dire ; et, par dessus tout cela, des vers, des compliments à leur tourner la tête à tous ! Mais quoi, vous ne m’écoutez plus ! » — Atterrés, il est vrai, par ce récit, et comme étourdis sous le coup, Messieurs de la Bourse découverte s’allaient séparer sans rien dire. — « Mais attendez donc ! leur criait Lasnon, ils n’en sont, peut-être, pas encore où ils pensent. Ignorez-vous donc ce qu’on dit : que M. Descamps, cet habile peintre s’en va ces jours-ci en Angleterre pour y demeurer toujours ? M. Le Cat, de son côté, a reçu, de Paris des propositions magnifiques ; en voilà déjà deux qui vont tout laisser là. Quant à M. de Cideville, croyez-moi, je le vis toujours s’ennuyer au palais ; qu’on lui donne des lettres d’honoraire, il s’en va aussi : et de trois. D’autres, soyez en sûrs, ne tarderont guère à les suivre ; et le chapelet se défilant ainsi… D’ailleurs, on se raille par la ville de cette Académie ; il a circulé des vers, des couplets, des épigrammes ; et vous savez… le ridicule… Allons, allons, après la pluie, le beau temps ; il ne faut pas ainsi jeter le manche après la cognée. » — Mais, hélas ! c’étaient paroles perdues ; tous ces Messieurs, secouant la tête, sortirent soucieux et songeurs, n’envisageant plus pour eux, dans l’avenir, qu’affronts, mortifications, sensibles déboires ; et, de vrai, ils n’étaient pas au bout de leurs peines.

C’était fête, au contraire, maintenant, fête chaque jour et fête à jamais parmi nos fortunés savants du petit jardin Bouvreuil. Là, désormais, plus de chagrin, plus de procès…, et partant plus de procédure ; mais, en revanche, force dissertations, force mémoires ; des vers, des discours à perte d’haleine ; car ne fallait-il pas regagner le temps perdu ? Du reste, à peine les vit-on reconnus avec tant d’éclat, qu’aussitôt s’était venu joindre à eux tout ce qui, dans notre ville, était désireux de travailler, de s’instruire et de bien faire. Les rieurs, bientôt, les rieurs, eux aussi, en ayant voulu être, y furent reçus de bonne grâce sous la seule condition d’être sages. Puis, ainsi en nombre, encouragés, unis et forts, anciens, nouveaux, s’étaient mis ensemble à l’ouvrage avec ardeur. Le Cat, en dépit des sinistres prédictions, était demeuré à Rouen, le Parlement ne l’ayant point voulu laisser partir. Le peintre Descamps, regretté à Paris, sollicité par l’Angleterre, mais retenu dans nos murs par Cideville, créa alors parmi nous une école dont on parle encore avec estime. Il écrivait en même temps l’Histoire des célèbres peintres flamands, riche et intéressante galerie, où, lui-même, devait un jour figurer avec honneur.

Les Muses, maintenant, avaient un temple dans notre ville, et leur culte parmi nous ne devait plus cesser jamais. L’Académie, dans ses séances solennelles, décerna des palmes, vivement disputées, enviées au loin. Plusieurs illustres dont le monde savant devait à bon droit s’enorgueillir un jour, virent alors l’Académie de Rouen encourager leurs premiers pas, récompenser leurs premiers efforts. Ici, nos fortunés devanciers, nos pères (ce mot me plaît mieux), nos pères, donc ont donné des couronnes à Gaillard, pour avoir dignement loué notre grand Corneille ; à La Harpe, qui avait célébré en de beaux et nobles vers les Chevaliers normands et leurs merveilleux exploits dans la Sicile ; à une jeune femme, née dans notre ville, madame Du Bocage, que la France et l’Italie devaient plus tard honorer à l’envi.

Tout cela, dans le temps, fit bruit plus qu’il ne nous appartient de le dire. Fontenelle, le centenaire, était vraiment fier de son ouvrage et heureux de son titre d’associé, « titre après lequel, écrivait-il à nos pères, je n’en prévois ni n’en désire plus d’autres. »

De Ferney, Voltaire avait applaudi aux généreux efforts de l’Académie, aux triomphes de nos lauréats, dont il prophétisa les brillantes destinées, aux doctes mémoires de Le Cat, aux poésies de Formont, à celles de Cideville. « Il ne se faisait plus de bons vers qu’à Rouen, écrivait-il. Je viens d’en recevoir qui auraient fait honneur à Sarrasin et à l’abbé de Chaulieu. Mais pourquoi donc n’avez-vous point de mois de mai en Normandie ? Si Rouen avait d’aussi beaux jours que de bons esprits, je vous avoue que je voudrais m’y fixer. » — C’étaient là, croyez-le, de vives et intimes joies pour ce qui restait encore alors des anciens et rares habitués du petit jardin de Bouvreuil. Au reste, cet étroit réduit n’aurait pu désormais suffire à tant de plantes, à tant d’arbres et d’arbustes, apportés chaque jour, à grands frais, de loin ; et, alors, le Conseil de ville donna, spontanément, à l’Académie un plus vaste emplacement auprès du Cours Dauphin ; sacrifiant avec joie les revenus qu’on en avait tirés jusqu’à ce jour. Bienfait signalé, dont nos pères voulurent perpétuer le souvenir par un usage singulier et touchant, qu’attestent les vieux mémoriaux de nos Archives. Chaque année, à un jour fixé, dans la grande salle de l’Hôtel-de-Ville, le maire, les échevins et MM. du Conseil des vingt-quatre étant tous là en séance, on annonçait une députation de l’Académie, introduite aussitôt avec honneur. Alors, était apporté en cérémonie, et déposé sur le bureau, un vase somptueux, rempli de fleurs belles et rares, du milieu desquelles s’élançait un ananas, le plus mûr, le plus beau qu’on pût voir. C’étaient d’exquises productions du nouveau jardin de l’Académie, offertes par elle en tribut aux bienveillants magistrats de la cité. L’Académie remerciait la ville de ses bontés ; la ville promettait de les lui continuer toujours.

Que, toutefois, cette généreuse concession de terrain, cette redevance de fleurs, ces cérémonies, ces compliments, tout ce bruit pour des vers, pour de la prose, eussent été pris en gré à la Bourse découverte, je vous le dirais, qu’avec quelque raison vous feriez difficulté de le croire. Toutes choses, quoi qu’il en soit, devaient désormais tourner à bien pour cette studieuse compagnie que, naguère, on avait voulu empêcher d’être. Elle était consultée souvent et toujours avec fruit. Ainsi, plusieurs de nos édifices publics furent ornés d’inscriptions qu’on lui avait demandées ; seulement ces inscriptions étaient en langue latine ; ce qui, déplaisant outre mesure à MM. de la Bourse découverte, leur avait été une favorable occasion de fronder et gémir sur nouveaux frais. Tant, néanmoins, qu’ils n’en virent mettre qu’au grand Jardin de Botanique et même à la Douane (quoique déjà si proche d’eux), ils avaient paru prendre patience, non, cependant, sans murmurer quelquefois. Mais, un jour, comme ils arrivaient à la Bourse découverte, quel spectacle inopiné s’offrit tout-à-coup à leurs yeux ! Un immense Méridien venait d’y être posé, tout à l’heure, en lieu très apparent, avec une longue inscription (encore en latin, hélas !) qu’ils jugèrent tous cacher un profond mystère. Il faut renoncer à peindre, en une telle rencontre, leur étonnement, leur indignation et leur colère. Ce ne pouvait être (pensèrent-ils unanimement) qu’une noire vengeance de l’Académie, qui, sachant bien qu’ils ne l’avaient jamais aimée, venait les braver, les insulter jusque dans leurs foyers. Au reste, ce latin (selon ce que conjectura maître Lasnon), devant de toute nécessité être injurieux pour eux, et, de plus, attentoire à leur honneur, c’était le cas d’une prompte action en justice ; sur quoi il importait (disait-il) de consulter sans retard. Tous donc étaient sortis à l’heure même outrés, courroucés et menaçants. Que leur dirent, cependant, deux ou trois sages avocats, qu’ils étaient allés visiter tous ensemble ? c’est ce qu’on n’a jamais pu précisément savoir. Seulement, quoi que maître Lasnon voulût dire, on n’assigna point l’Académie. Plaider est toujours chose scabreuse ; et, dans cette affaire du testament, il y avait eu pour eux tant de mécompte ! c’était à dégoûter pour longtemps des procès ! — Du reste, à dater de ce temps-là, on ne les vit plus si rieurs ni si badins qu’autrefois. Moins favorables que jamais (vous le pouvez bien croire) aux sciences, aux arts, aux lettres, ils s’abstenaient, quoi qu’il en soit, d’en parler (tout haut du moins) ; mais surtout de regarder cette mystérieuse inscription qui naguère leur avait fait tant de mal, qui, aujourd’hui même, les préoccupait encore, et devait, hélas ! les offusquer toujours.

Pour l’Académie, après avoir ainsi glorieusement triomphé de tant d’ennemis du dehors et du dedans, libre, désormais, de tous autres soins, elle s’évertuait de plus en plus et faisait de son mieux. Toujours, donc, et plus que jamais, il y fut lu des vers, de la prose, des dissertations et des mémoires ; toujours il y fut décerné des prix, rédigé des Inscriptions (et, encore, en langue latine, quoique certains esprits chagrins en eussent pu dire ) ; toujours, enfin, on y écrivait, on y discourait, on y délibérait ; — même, si je suis bien informé, on y riait, aussi, quelquefois.