Angéline Guillou/02

La bibliothèque libre.
Maison Aubanel père, éditeur (p. 11-17).


ii


Le départ de Québec en bateau, toujours pittoresque et grandiose, avait un air de grandeur inaccoutumé par ce beau matin du 24 juin, jour de la Saint-Jean-Baptiste, fête patronale des Canadiens français.

La vieille cité de Champlain avait en effet revêtu ses habits de fête ce jour-là. Le drapeau fleurdelisé flottait à côté du drapeau anglais sur les bâtisses avoisinant la citadelle, rappelant au peuple la noblesse de ses origines et son allégeance. La haute silhouette de la tour du château Frontenac était drapée de décorations multicolores et chatoyantes.

La vénérable basilique, encore debout, témoin d’un passé qui persiste à ne pas vouloir s’effacer, attendait, les portes de son portique grandes ouvertes, le commencement de l’office religieux.

Champlain sur son piédestal, chapeau à plumes de la main droite et appuyant la gauche sur son épée, semblait, d’un geste gracieux, remercier la société Saint-Jean-Baptiste de l’hommage qu’elle venait de lui rendre en déposant des fleurs à ses pieds.

Le monument de Monseigneur de Laval paraissait aussi s’animer dans un geste de bénédiction, sous le souffle patriotique de la foule massée à ses pieds, regardant passer le défilé de la Saint-Jean-Baptiste.

Lentement le petit navire quitta la pointe à Carcy, traversa le fleuve gris qui coule si majestueusement entre deux promontoires, puis contourna la Pointe Lévis en face de l’Île d’Orléans, saluant au passage le clocher de Sainte-Pétronille, perché sur une colline.

Tous, même les habitués qui semblaient y trouver un charme nouveau, contemplaient le spectacle charmant qui s’offrait à leurs yeux, en voyant disparaître tranquillement derrière les caps de Lévis, la vieille cité accrochée au Cap Diamant qui surplombe ce panorama incomparable.

Continuant sa course, le petit vapeur égrenait un à un les coquets villages situés en bordure du grand fleuve, encore tout empreint de l’âme de la vieille France de François Ier.

Oh ! âme de la France d’autrefois ! Viens-tu quelque fois la nuit planer au-dessus de la France nouvelle, sortie de ton sein glorieux ? Oui tu y viens, et tu appelles tes enfants qui répondent toujours aux doux noms que tu leur donnas quand tu les tins sur les fonts baptismaux : Saint-Laurent de l’Île, Saint-Jean et Saint-François d’Orléans.

Dans tes pérégrinations nocturnes, frôle de ton aile le clocher des églises qui bordent les rives du grand fleuve que tu baptisas toi-même du nom de Saint-Laurent, pour y sentir vibrer dans leur cœur d’airain le doux son des cloches venues de France, qui rappellent, dans un éternel refrain, un passé qui ne meurt point. Si, t’attardant jusqu’au matin, tu reçois les premiers échos de l’Angélus, rappelle-toi que du beffroi de nos églises sont partis nos soupirs, l’annonce de nos joies et de nos peines. Aux jours de réjouissances ou de deuils, soit qu’elles carillonnent ou qu’elles tintent, c’est toujours le même passé qu’elles évoquent, les mêmes souvenirs qu’elles rappellent.

Écoute la voix des canotiers qui chantent en traversant le grand fleuve et tu saisiras l’écho des anciennes chansons françaises :


C’est la belle Françoise
Lon… gué…
C’est la belle Françoise
Qui veut s’y marier,
Maluron, lurette
Qui veut s’y marier
Maluron, luré.


Mais voici Beaumont avec sa vieille église historique cachée dans la verdure des arbres : Saint-Michel-de-Bellechasse doué d’une église portant la trace du temps ; Saint-Vallier avec le clocher élancé de son église surmonté du coq gaulois ; puis c’est Berthier-en-Bas, et Montmagny, ville importante, fière de la majesté des deux tours de son église toute neuve ; Cap-Saint-Ignace et, en aval, les deux clochers étincelants du vieux sanctuaire de L’Islet. En amont, sur la rive gauche, la croix celtique du cimetière de la Gosse-Isle, rappelant l’épidémie de typhus qui ravagea des milliers d’immigrants irlandais qui venaient chercher asile au Canada. À la suite de la Gosse-Isle, l’Île-aux-Grues et l’Île-aux-Oies agrémentaient la vue des voyageurs.

Tout le monde sur le pont était muet, tant les choses à contempler étaient ravissantes. De temps en temps, un Américain hasardait une question en anglais, soit aux passagers, soit aux officiers du bord, pour se renseigner sur les choses du pays. Ceux-ci leur répondaient dans leur langue, et tous étaient étonnés de voir avec quelle facilité ils alternaient du français à l’anglais et vice versa, quand tout à coup deux cris stridents de la sirène vinrent les tirer de leurs rêveries. C’était le salut habituel du capitaine à sa vieille mère chaque fois qu’il passait à L’Islet. De son côté, cette bonne vieille, femme et mère de marins, malgré la certitude de n’être pas vue et encore moins entendue de son fils, sortait à chaque fois de sa demeure, agitait son grand mouchoir ronge et disait de sa voix la plus tendre :

— Que Dieu te garde, mon fils, et bon voyage !

Le capitaine, devinant sans doute le geste de sa vieille mère, se découvrait, faisait un geste d’adieu et ajoutait :

— Merci, la mère ! Que Dieu vous le rende !

Ce bel acte de piété filiale de la part du capitaine faisait le sujet de la conversation ; l’admiration des Américains surtout était à son comble, quand, soudain, sonna l’appel pour le dîner.

— Le dîner est servi ! criait le garçon de table de sa plus belle voix, répétant la même chose en anglais pour le bénéfice des Américains.

Dinner is now being served !

— Le dîner est servi, répétait-il en faisant le tour du bateau, frappant un timbre plus ou moins agréable à entendre.

Les passagers, quittant à regret la vue des rives enchanteresses sur lesquelles leurs yeux étaient rivés depuis le matin, s’acheminèrent lentement vers la spacieuse salle à manger, où les attendaient des tables invitantes, qui leur firent, pour un moment, oublier le beau panorama qui se déroulait devant eux.

Le capitaine fit son entrée en même temps que les passagers. Comme certains Américains ne purent lui taire leur admiration pour l’incident du salut à sa mère, il les remercia bien poliment en anglais, mais ne put retenir ces mots qui lui échappèrent :

— J’crois ben qu’ils n’ont pas d’amour maternel, ces gens-là, pour qu’ils s’étonnent que j’aime ma mère !

Tout le monde était attablé et les sièges tous remplis, excepté le numéro 31 en face du capitaine. Le potage était déjà servi, quand tout à coup sortit de l’un des longs corridors conduisant des cabines à la salle à manger, une belle et grande jeune fille que personne n’avait vue de l’avant-midi et que quelques personnes seulement savaient être à bord, pour l’avoir vue embarquer précipitamment au départ du navire. Ses cheveux châtains légèrement bouclés, tombant élégamment sur ses épaules, contrastaient avantageusement avec les cheveux à la garçonne de la plupart des autres femmes présentes. Un large front surplombant deux yeux limpides, donnait à cette jeune fille un aspect sortant de l’ordinaire. Toute l’âme de l’Acadie martyre se reflétait dans la mélancolie des yeux de cette adolescente, descendante des habitants de Grandpré, sur la figure desquels la longue souffrance a laissé son empreinte ineffaçable.

— Elle ressemble à la petite Thérèse de l’Enfant-Jésus, chuchota une femme du pays.

— Moi, c’est à sainte Cécile que je trouve qu’elle ressemble, répondit sa voisine de table.

What a beautiful girl ! murmuraient les Américains qui avaient laissé retomber leurs cuillers, figés d’admiration devant cette enfant à la mise pourtant bien simple.

Ceux qui ne dirent rien n’en pensèrent certainement pas moins, si on peut en juger par l’attention dont elle fut l’objet.

Avant de prendre son siège que lui désigna le garçon de table, Angéline Guillou fit un grand signe de croix et récita son Benedicite, sans plus d’ostentation ni de respect humain, que si elle eût été attablée avec ses compagnes de pensionnat.

— Contente de retourner chez nous, la petite ? fit le capitaine rompant le premier le silence.

— Ah ! oui, Monsieur le Capitaine ; on est toujours heureuse de revoir son pays, un père chéri, une mère adorée et des frères et sœurs aimés, sans compter les quatre derniers, nés après mon départ, et que j’ai bien hâte de voir. Il y a si longtemps que je les ai vus tous ! Il y aura en effet cinq ans le 28 août, si vous vous rappelez bien, Monsieur le Capitaine, que je quittai la Rivière-au-Tonnerre pour aller compléter mes études au couvent de Sillery.

— Oui, oui, comme le temps passe vite, comme le temps passe vile ! répondit le capitaine d’un air distrait.

— Pauvres et chers parents ! reprit Angéline ; ils ont fait de grands sacrifices pour moi ; mais j’espère n’avoir pas été ingrate à leur égard.

— Tu dois être bien savante ! dit le capitaine d’un air convaincu.

— Pas tant que cela, Monsieur le Capitaine ; mais j’ai pu acquérir quelques connaissances qui me seront peut-être utiles.

— Avez-vous vu mon père dernièrement, Monsieur le Capitaine ?

— Si j’ai vu le père Guillou ? j’te crois, ma belle. Il est toujours au poste. Ça c’est du marin ! C’est régulier comme l’horloge ! Quand on fait escale à la Rivière-au-Tonnerre, qu’il fasse beau ou mauvais temps, que ce soit le jour ou la nuit, le père Guillou est là !

— Comme ça je le verrai certainement en arrivant ? Et maman, avez-vous de ses nouvelles ? Ah ! que j’ai hâte de les voir tous !

— Ça ne sera pas long à présent, ma belle.

— Quand arriverons-nous à la Rivière-au-Tonnerre, Monsieur le Capitaine ?

— T’as ben hâte, hein, la petite ! Eh bien ! ça dépend. Il y a d’abord la marée avec laquelle il faut toujours compter : … les tempêtes,… les retards causés par le déchargement de la marchandise aux différents postes d’escale ; mais enfin je crois que nous serons à la Rivière-au-Tonnerre vendredi vers les quatre heures de l’après-midi.

— Encore trois longs jours, comme ça ! dit Angéline avec un long soupir.

— Mais on a bien attendu cinq ans, on patientera bien trois jours ?

— Il le faudra bien ! répondit la jeune fille d’un air résigné.

Tout le monde avait pris un tel intérêt à ce petit dialogue qu’un silence complet s’était fait dans la salle ; si bien que le capitaine, entendant sa grosse voix résonner dans le vide, s’aperçut de l’intérêt que suscitait sa protégée.

— Le temps est écho ! je crois qu’on va avoir de la pluie, fit le capitaine pour détourner la conversation.

On causa de toutes sortes de banalités et, après le dîner, Angéline Guillou monta sur le pont et se mêla aux autres passagers, distribuant force sourires aux gens du pays, conversant avec eux avec toute la grâce d’une princesse en villégiature ; elle répondait même en anglais avec amabilité aux passagers qui l’interrogeaient dans leur langue, sur son pays, son passé et même ses projets d’avenir.