Angéline Guillou/14

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 41-43).

XIV


Les morts subites ne sont pas très fréquentes sur la Côte et la croyance existe encore chez quelques-uns que, quand une famille est ainsi frappée, c’est une malédiction directe du bon Dieu. Aussi, pendant que la morte reposait en chapelle ardente, fallait-il voir l’air que prenaient les bonnes vieilles quand elles passaient devant la maison en se signant, ou, si elles entraient, les regards qu’elles jetaient sur le père Guillou et Angéline.

Un groupe de quatre bonnes commères s’acheminant lentement vers la demeure des Guillou attirait particulièrement l’attention. Une écharpe de laine sur la tête en plein été, les mains sur les hanches, elles tenaient une conversation animée.

— Tu sais, disait Catherine Mélanson, des malheurs de mort subite, ça n’arrivions pas pour rien.

— La Pierre Guillou étions pourtant une morue de bonne femme, répliqua Varsovie Sainfoin, mais j’aimions pas la nouvelle arrivée avec son petit air de reine, comme si elle étions pas la fille de Pierre Guillou comme les autres !

— Non ! qu’il y « avâ » pas de sang royal dans « c’ta » famille-là, continua Joséphine Leblanc. Pourquoi aussi qu’elle avâ « c’t’air là » ?

— Moi, j’étions de l’opinion de Catherine, ajouta Angélique Brochu. Quand arrive un malheur comme celui-ci dans une famille, y « avâ » une cause, eh bien ! je ne l’aimions pas cette petite reine, « moa ».

— « Entrons-ti ? » interrompit Catherine Mélanson qui écoutait distraitement la conversation, essayant d’épier par la fenêtre ce qui se passait à l’intérieur.

— Entrons quand même, répondit Varsovie Sainfoin, y pourront toujours pas nous manger !

— On dira un Ave pour les âmes du purgatoire, répliqua Catherine. Comme ça, y aurions moins de danger.

Les deux plus hardies entrèrent furtivement et se glissèrent près de la morte. Les deux autres passèrent outre en se signant. Celles qui étaient entrées restèrent longtemps immobiles, examinant attentivement la morte et jetant de temps en temps un regard inquisiteur sur Angéline. Celle-ci s’approcha des bonnes commères et leur adressa la parole :

— Vous connaissiez ma bonne mère, Mesdames ?

— Écoutions ! dit Catherine à sa compagne, elle nous appelle madame !

Les deux commères se tâtèrent pour voir si c’était bien à elles qu’Angéline s’adressait.

— Oui,… oui,… qu’on la connaissions la mère Guillou, ma belle Demoiselle, et que « c’étâ » une morue de bonne femme !

— Oui,… et dire qu’elle est morte sans avoir pu me dire une seule parole, répondit Angéline, puis elle ajouta : Aimeriez-vous à réciter le chapelet avec moi ?

— Oh que oui ! ma belle Demoiselle ! et deux si vous « voulà ».

Elles s’agenouillèrent et répondirent dévotement au chapelet dit par Angéline.

— Elle « n’avâ » pas l’air trop malheureuse, dit Catherine, rompant la première le silence et poussant sa compagne du coude.

— Que non, répondit Varsovie, on « s’étâ » peut-être trompées. La petite reine avions pas l’air trop méchante non plus, elle nous « avâ » appelées madame.

— En effet, vous « avâ » raison. Ça n’a pas l’air aussi pire que je pensions.

— C’est Joséphine et Angélique qui vont regretter de n’être pas entrées quand nous leur dirons que la demoiselle nous a appelées madame, mais je t’avouons que je n’étions pas grosse quand j’avions ouvert la porte !

— Moi non plus, répondit Varsovie ! Le curé « avâ » bien raison de dire dimanche dans son sermon qu’il faut pas faire de jugements téméraires.

— Comme de bonne, on sait rien encore, mais si elle a fait des mauvais coups ailleurs, elle en fera bien d’autres ici. On sera toujours pas responsables de leurs malheurs. Disons un autre chapelet… Je crois en Dieu… Notre Père des Cieux… Je vous salue, Marie… Gloire soit au Père…