Angéline Guillou/21

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 59-66).

XXI


À midi, le Jour de l’An, Ambroise Comeau, conteur de peurs, d’histoires de loups-garous, de feux-follets, etc., frappa à la porte des Guillou pour leur demander l’hospitalité, qui n’est d’ailleurs jamais refusée sur la Côte. Ambroise fut invité à fumer une pipe dans la cuisine avant le dîner. Cet homme vivait ainsi du Jour de l’An à la Saint-Sylvestre et passait toujours trois ou quatre jours dans la même maison une fois qu’il avait été agréé. Il était toujours le bienvenu partout et les enfants en particulier raffolaient de ses histoires dont le répertoire se composait d’une centaine. Il ne finissait jamais une séance sans qu’on lui demandât de raconter la belle histoire d’Évangéline immortalisée par Longfellow.

— Racontez-nous donc la belle histoire d’Évangéline, s’empressa de dire Jude Guillou, âgé de huit ans.

— J’ai l’habitude de réserver cette histoire pour la fin ; mais puisque vous le désirez ! Ça vous va tous ?

— Oui,… oui,… répondirent à l’unisson tous les enfants.

— Moi, je me mets tout près du père Ambroise pour mieux entendre, dit la blonde petite Agathe.

— Viens t’asseoir sur mes genoux, lui proposa André.

— Ça y est ? dit le père Ambroise.

Le vieux conteur prenait bien son aplomb, puis les deux coudes sur les genoux, commençait toujours ainsi son récit :

— Il y « avé » une « foa ! » dans notre belle Acadie, qui était autrefois un domaine de la vieille France, sous les grands rois (le père Ambroise essuyait toujours une larme à ce point de son récit), un village qui se « dénommait » Grandpré. Ce village était situé au bord de la mer, comme vous le verrez d’ailleurs dans un instant. On y vivait content, heureux. La campagne verdoyante des alentours était peuplée de nos gens, de bons Acadiens comme nous, qui prospéraient sur des terres fertiles. On y entendait du matin jusqu’au soir le chant du laboureur pendant que la charrue, dont le soc déchirait le sol, était tirée par deux bons bœufs paisibles et doux.

— Évangéline était-elle sur une de ces fermes ? interrompit Thomas, âgé de sept ans.

— Fais « moa » pas perdre le fil de mon histoire, nom d’un nom ! Où est-ce que j’en étais rendu ?

— Deux bœufs paisibles et doux, dit Thomas timidement pour réparer sa gaucherie.

— Or il y avait, dans le village de Grandpré, la plus belle fille qui ne se fût jamais vue. Elle était taillée au ciseau, comme on dit, et avec ça une belle chevelure, blonde comme une gerbe de blé. Ah ! puis les deux beaux grands yeux bleus qu’elle avait ! Aussi fallait-il voir les garçons faire la roue autour d’elle le dimanche après la grand’messe quand elle sortait de l’église ; c’était à qui lui ferait de l’œil. C’était elle Évangéline (pointant vers Thomas qui l’avait interrompu). C’était la fille à Benoît Bellefontaine que courtisait Gabriel, le fils de Bazile, le forgeron du village. Leur demeure n’était pas loin de celle d’Évangéline, et quand celle-ci allait traire sa « caillette », il manœuvrait toujours pour la rencontrer ; de son côté, « elle ne se faisait pas tirer l’oreille », car elle l’aimait bien et avec raison, parce que c’était un fameux beau garçon, planté comme un chêne et doué de la force de son père, qui se faisait fort de maîtriser le cheval le plus fringant qu’on pût lui amener à ferrer.

Ha ! ha ! ha ! Il y « avé » une « foa » un Anglais qui lui avait lancé un défi et il a cassé la patte de son cheval avec son bras de fer. « Ya pas » revenu celui-là.

Or, comme ça faisait déjà assez longtemps que les « jeunesses » se courtisaient, il fallut bien songer à les marier. On fixa donc le mariage pour le six juin et il fut convenu que le vieux notaire Leblanc viendrait passer le contrat deux jours avant le mariage.

Les « jeunesses » avaient le cœur gai comme de bonne ; mais les vieux avaient l’air plutôt triste. « Y avé » une chose qui intriguait la population du village : depuis deux jours, deux corvettes anglaises ancrées au large tenaient leurs canons braqués sur Grandpré comme si elles eussent voulu le bombarder. « Y avé » même un canon qui avait l’air pointé sur l’église quand on se mettait en ligne entre le bateau et l’église. Ça nous paraissait comme ça du moins.

— Étiez-vous là, père Comeau ? interrompit le petit espiègle Thomas.

— Tiens ! tiens ! quand je dis nous, c’est pour vous faire mieux comprendre ! c’tarrivé il y a cent cinquante ans et je n’ai pas encore cet âge !

— Ça inquiétait bien le père Bazile qui était mauvais et avec ça qu’il pouvait battre quatre hommes à la fois. C’est vous dire que le sang y bouillait dans les veines. Quand il vint passer le contrat il en parla au père Bellefontaine et au notaire. Quant au notaire, qui était un homme craintif, ayant déjà eu maille à partir avec les Anglais, il ne disait pas grand chose ; mais le père d’Évangéline était de l’opinion de Bazile : que ça ne sentait pas bon et, hasarda ce dernier : ça sent la poudre anglaise !

Les jeunes, Gabriel et Évangéline, écoutaient les vieux, et ils eurent comme un pressentiment que ça dérangerait leur mariage. On signa tout de même le contrat. Les vieux allumèrent leur pipe avec le notaire et causèrent à voix basse. À tout instant, Bazile sursautait et regardait par la fenêtre, puis il se rasseyait, pendant que les fiancés luisaient des projets d’avenir.

Gabriel disait à Évangeline que ce n’était pas qu’une seule « caillette » qu’elle aurait, mais deux et plus tard trois. Il lui disait aussi qu’il lui donnerait un beau ménage et qu’ils auraient des enfants, beaux comme leur mère, et en abondance. Évangéline dont la figure rayonnait de bonheur, répondait qu’elle aurait bien soin de tout cela, qu’elle lui ferait une bonne cuisine et qu’elle n’épargnerait rien pour le rendre heureux.

Le père Bazile était toujours moins qu’à son aise. En sortant sur le perron, il regarda vers la mer et vit que les frégates anglaises étaient toujours là. Il leur lança un regard de défi et murmura entre ses lèvres : Force pour force et homme pour homme, j’aurais tôt fait leur affaire à ces effrontés-là. Si ses yeux eussent été des canons, il les aurait bien coulées toutes les deux, les corvettes anglaises ; mais il n’avait même pas le droit de garder un fusil de chasse dans sa maison. La main crispée sur la clenche de la porte, il regardait dans le lointain, quand il vit une lumière s’allumer sur le bateau. Dans sa colère, il arracha sans s’en rendre compte la clenche de la porte.

— Mais laisse-moi ma porte au moins, dit doucement le père Bellefontaine.

— Ça en fera moins aux Anglais à emporter, répondit Bazile, prophétisant sans s’en rendre compte.

Gabriel donna un baiser sur le beau front d’Évangéline et chacun rentra chez soi.

Après qu’il fut couché, le père Bazile ne dormit pas. Il se levait à tout moment pour aller voir à la fenêtre qui donnait sur la mer.

— As-tu des vers ? que lui dit sa bonne femme, que tu n’es pas capable de rester en place.

— Nom d’un nom ! je n’ai pas de vers, mais je voudrais bien avoir l’arquebuse qu’avait mon grand’père à la bataille de Port-Royal ! J’en décamperais toujours une demi-douzaine, avant le déjeuner, de ces Anglais-là ! La vieille, qui connaissait le caractère de son vieux, fit semblant de dormir pour le reste de la nuit, mais elle dormait un œil ouvert de crainte que Bazile ne fasse des frasques.

Le lendemain matin, de grands officiers anglais se promenaient dans le village en lisant une proclamation qui disait que : leur bon roy George ordonnait aux hommes de se rendre à l’église pour y entendre lire l’autre proclamation de ce qu’ils appelaient leur bon roy. Tout le monde se rendit à l’église pour voir ce qu’il s’y passerait, Bazile le premier, puis Gabriel son fils, le père Bellefontaine, le notaire Leblanc et tous les autres. Évangéline n’était pas faraude quand elle les vit tous partir ; avec ça qu’elle se méfiait des Anglais elle aussi ! Y sont si traîtres ! Toujours que, rendus à l’église d’où le curé avait heureusement eu la précaution « d’ôter » le Saint-Sacrement, le grand capitaine efflanqué se met à lire la proclamation de ce qu’il appelait son bon roy ! Bazile ne fait ni un ni deux, il t’agraffe un soldat et le « fronde » par-dessus la balustrade, le gas se ramasse du mieux qu’il peut et puis désigne au capitaine celui qui l’a « frondé si raide », qu’il se croyait parti sur un boulet de canon.

La chicane commença pour de bon. Bazile prit un autre soldat par les jambes et commençait à « faucher avec », quand le curé arriva sur les « entrefaites ».

— Que faites-vous là, mes bons amis ? Est-ce la charité que je vous prêche tous les dimanches ? de rendre le bien pour le mal, et de présenter votre joue droite si on vous frappe sur la gauche ?

Tout le monde devint paisible comme des agneaux à ces simples paroles du curé.

Le grand capitaine, tout blême de peur, finit de lire sa proclamation qui disait que : le roi, dans sa bonté et pour n’avoir pas à les exterminer tous pour leur manque de loyauté envers lui, allait les déporter sur les bateaux qui les attendaient au large ; que leurs terres seraient confisquées au profit du roi pour le dédommager des dépenses encourues par cette expédition.

On était venu à bout de maîtriser Bazile, de sorte qu’on fit avertir les femmes de se « gréer » pour le lendemain, pendant qu’on retiendrait les hommes à l’église.

Si vous aviez vu ça comme c’était triste ! Des femmes avec leurs enfants dans les bras qui traînaient leurs paillasses ! Des vieillards qui avaient de la peine à marcher, et qu’on conduisait comme un troupeau vers la grève. Évangéline, qui accompagnait son vieux père, rencontra Gabriel entre deux soldats : ils ne voulurent même pas les laisser s’embrasser avant de les embarquer sur leur bateau. Pas un petit brin d’adieux où ils auraient pu se dire à l’oreille où se rencontrer.

Le père d’Évangéline, qui fit comme la femme de Loth et regarda en arrière, vit sa maison en feu de même que tout le village et les maisons et dépendances des fermes environnantes. À la vue de ce spectacle, il lâcha un grand cri et tomba mort ! On l’enterra sur la grève après que le curé, qui lui aussi suivait le cortège, eût récité des prières.

On embarqua les hommes sur un bateau et les femmes sur l’autre. La paillasse de l’un était mise à bord du « bateau contraire ». Les femmes étaient séparées de leurs maris et les mères de leurs enfants ; et vogue la galère pendant que leur village brûlait encore.

Les cruels officiers, sur les ordres de leurs maîtres, dispersèrent les pauvres victimes depuis Boston, dans la Nouvelle-Angleterre jusque sur les confins de la Louisiane. Évangéline fut laissée quelque part en Floride, pendant que le bateau qui transportait Gabriel avec son père entra dans le golfe du Mexique et les conduisit quelque part sur le Mississipi où ils furent débarqués.

— Donne-moi un verre d’eau, le petit, j’commence à avoir la gorge sèche, dit le conteur en s’interrompant lui-même.

Toujours qu’une fois débarquée, Évangéline ne vivait plus. Elle voulait partir pour aller rejoindre Gabriel ; mais où le prendre ? Elle consulta le Père Félicien, son curé, qui lui conseilla d’attendre quelques jours pour prendre des renseignements et qui lui promit de l’accompagner ensuite.

Gabriel, de son côté, ne pouvait rester en place tant qu’il n’aurait pas retrouvé sa fiancée. Ils partirent chacun de leur côté en canots d’écorce et ramèrent pendant plusieurs jours sans se rencontrer. Or, un bon soir qu’Évangéline était très fatiguée, ayant voyagé toute la journée, elle s’endormit pour la nuit. Pendant qu’elle dormait, Gabriel qui lui aussi avait ramé toute la journée, et qui ramait encore tard dans la soirée pour rejoindre sa fiancée, passa outre où était Évangéline sans l’apercevoir. Elle non plus ne le vit pas passer, mais pendant son sommeil elle eut un songe qui la mit au désespoir, quand elle s’éveilla. Elle avait vu, en songe, passer Gabriel sans qu’elle pût lui parler. Elle avait vu son Gabriel toujours entre les deux soldats anglais.

C’est alors qu’Évangéline arriva chez le père de Gabriel. Bazile, l’ancien forgeron, avait acquis une belle ferme sur laquelle il commandait comme un grand seigneur. Sa ferme était si grande qu’il fallait qu’il aille à cheval quand il voulait en faire le tour en une seule journée. Il apprit à Évangéline que Gabriel était parti la veille et qu’il avait dû les repasser en chemin. On partit à sa poursuite ; mais en vain chercha-t-on à le rejoindre. Quand on arrivait à un endroit, on apprenait qu’il était parti la veille pour un autre. Il n’y avait pas de télégraphe comme aujourd’hui dans ce temps-là, vous savez. Tous les jours il s’enfonçait plus profondément dans les grandes plaines de l’Ouest américain, si bien qu’à la fin Évangéline se découragea et, sur les conseils d’un missionnaire qui connaissait très bien les solitudes de l’Ouest américain (c’était aussi sauvage dans ce temps-là qu’à l’intérieur de la Côte à ct’heure), elle décida de ne pas aller plus loin.

Elle se dévoua aux soins des malades et finalement se fit Sœur de Charité. Elle avait bien vieilli et en se regardant un jour dans son miroir, elle se demandait, si Gabriel la voyait, s’il l’aimerait encore.

Elle continua à soigner les malades dans le Far West américain et c’était comme voir venir un ange quand elle venait vers eux pour soigner leurs plaies.

Un jour, v’là une épidémie qui se déclare ! et l’hôpital qui commence à se remplir de malades. Il y en avait dans tous les corridors et jusque dans la cuisine. Enfin on dut convertir l’église en hôpital.

Parmi les malades, un homme brisé par la misère et la fatigue, portant une longue barbe, requit les soins de la bonne Évangéline. Gabriel ! qu’elle s’écria en le voyant, mais il ne put lui dire une seule parole. Ses yeux cependant firent croire à Évangéline qu’il l’avait reconnue avant de mourir.

Après sa mort, on enterra ce pauvre Gabriel dans le cimetière près du couvent où Évangéline allait souvent prier sur sa tombe.

— Mes enfants, cette histoire d’Évangéline, écrite en anglais par le grand poète américain Longfellow, est aussi l’histoire de la dispersion des Acadiens, ou du grand dérangement, comme on appelait cela dans notre temps.

— Merci, père Comeau ! firent tous les enfants à l’unisson, les yeux pleins de larmes, touchés au récit de cette navrante histoire.

Angéline, tout en raccommodant un filet dans un coin de la maison, n’avait pas perdu un mot de la narration, faite dans le langage du terroir, de cette triste épopée du peuple acadien. Elle descendait elle-même de l’une de ces familles éprouvées qui avaient réussi à force de courage et de persévérance à se rapprocher un peu de leur pays d’origine et qui avaient enfin échoué à la Rivière-au-Tonnerre. Elle se faisait la réflexion en elle-même, que, si pareil malheur lui arrivait, c’est dans le fond d’un cloître qu’elle irait pleurer son malheur.