Angéline Guillou/24

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 68-72).


III


Comme dans tous les romans, après l’hiver ce fut le printemps ; non pas le printemps de nos verdoyantes campagnes où tout renaît dans la nature, où l’oiseau migrateur vient à votre fenêtre annoncer son arrivée par son chant matinal ; mais le printemps de la Côte qui, sans faire reverdir les arbres d’essence résineuse et éternellement verts, apporte quand même une certaine gaieté à ceux qui sont coutumiers de sa venue tardive.

Le premier bateau de la poste fut accueilli avec des cris de joie quand il fit son apparition, un beau soir de mai, après l’exercice du mois de Marie, au moment où les fidèles sortaient de l’église. On fêta gaiement ce premier signe de vie extérieure, et nombreuses furent les barques de pêcheurs qui allèrent à la rencontre du bateau, chargées de jeunes gens et de jeunes filles, simplement, comme disait un « loustic », pour voir si le bateau se portait bien.

Angéline, qui avait revêtu une toilette de demi-deuil, s’était mêlée aux autres villageois, quoiqu’elle refusât de prendre place à bord des barques qui se rendirent au large, de crainte d’éveiller en elle de trop cuisants souvenirs.

Sa beauté ne faisait que s’accroître au contact de la froide bise du nord, et l’air salin lui avait redonné ses couleurs d’enfant. Le temps, grand guérisseur, faisait son œuvre. Elle avait recouvré sa gaieté et faisait souvent de longues promenades sur la grève en compagnie de jeunes filles qui, comme elle, étaient l’image de la santé. Souvent seule aussi, quand la température était belle et que les soins de la maison lui en donnaient le loisir, elle se coiffait d’un bonnet breton et faisait de longues promenades, ayant l’air de méditer sur quelque sujet inconnu des villageois. Elle errait ainsi de longues heures sur la grève, s’asseyant pour se reposer sur un rocher escarpé, contemplant cette grande nature sauvage et muette pour les étrangers, mais qui dit cependant de si jolies choses aux habitants du pays qui lui sont attachés par les fibres les plus intimes de leur être.

Un jour qu’Angéline faisait seule l’un de ces pèlerinages méditatifs par une belle après-midi ensoleillée, elle tourna ses regards vers le sud-ouest et crut distinguer les deux ailes d’un aéroplane qui se dirigeait en droite ligne sur la Rivière-au-Tonnerre. Elle resta un moment stupéfiée, se demandant si elle était victime d’une hallucination. Elle se frotta les yeux, ajusta sa lunette et vit qu’elle ne rêvait pas.

Que venait faire dans cette galère ce grand oiseau mécanique à cette saison de l’année ?

— Je vais aller prévenir Monsieur le Curé ! se dit-elle à elle-même, parlant presqu’à haute voix.

Elle partit d’un pas précipité vers le presbytère et entra même sans frapper, toute confuse de sa gaucherie.

— Je vous demande bien pardon, Monsieur le Curé, mais… venez donc voir…

— Vous avez l’air bien surexcitée, Angéline, y aurait-il quelqu’un de malade chez vous ?

— Non,… non,… Monsieur le Curé ; mais il y a un aéroplane qui semble se diriger en droite ligne sur le village ; il est même à une vingtaine de milles d’ici.

— Saprelotte ! serait-ce déjà le capitaine ?… marmotta le curé entre ses dents, tout en se précipitant à l’extérieur.

— Vous attendez un capitaine, Monsieur le Curé ? reprit Angéline toute nerveuse.

— Non,… non,… je n’attends personne, mais ça pourrait bien être… Saprelotte ! je vais me rendre sur la grève en tout cas pour voir qui ça peut bien être.

— Je vais avertir Antoinette, Monsieur le Curé ?

— C’est ça,… c’est ça, reprit vivement le curé, comme soulagé du départ d’Angéline.

Elle a failli me faire compromettre, mais heureusement elle est partie. Pourvu que ce ne soit pas déjà lui !

Comme le grand oiseau, les deux ailes déployées, approchait rapidement, on distingua bientôt la forme d’un hydravion. Les commères ne tardèrent pas à faire leur apparition sur la grève pour être témoins du spectacle peu banal qui s’offrait à elles.

— « Queulle » sorte de bête que « c’étâ ? » dit Marguerite Brindamour à sa compagne.

— C’est un marsouin des airs ! cria un gamin de toute la force de ses poumons.

— N’en faisions pas de cas, dit Marguerite à sa compagne. « C’étà » un polisson.

— Demande donc à Monsieur le Curé, dit Varsovie Sainfoin.

— C’est un marsouin des airs ! continua de crier le gamin dans les oreilles des commères.

— Laissions faire, dit Varsovie Sainfoin, yétions comme sa mère, y manquions un bardeau.

— Si c’est un marsouin des airs, ça marchions pas sur la terre, reprit Marguerite.

— Tiens, la v’là qui cré le gamin à Bernard, elle !

L’immense oiseau, qui s’était approché du rivage, décrivit deux courbes harmonieuses et vint se poser tranquillement, en fendant l’eau de sa quille, dans la petite anse en face de l’église.

— Yétions tombé à l’eau ! s’écria Marguerite Brindamour. Pour sûr qu’il allions se noyer.

Un jeune homme hâlé et de haute stature, portant le costume d’aviateur, sortit de l’hydravion et fit signe qu’on aille à sa rencontre.

En moins de temps qu’il faut pour le dire, deux solides rameurs étaient en route pour aller à la rencontre de l’aviateur. Après avoir jeté l’ancre, il prit place sur l’embarcation et se dirigea vers la grève. Mettant le pied à terre, il pressa le pas vers Monsieur le Curé en lui tendant la main.

— Vous ne m’attendiez pas si tôt, Monsieur le Curé ?

— Non, capitaine, et votre hangar n’est pas encore prêt, le bois de charpente n’est pas encore arrivé de Québec.

— C’est un simple contretemps, Monsieur le Curé ; d’ailleurs il est peut-être préférable que j’en surveille moi-même l’érection et c’est même ce qui a hâté mon départ de Québec.

— Nous verrons à cela, demain, répondit le curé. Votre machine est à l’abri du vent. Elle ne craint pas la pluie, je suppose ?

— Capitaine Jacques Vigneault, je vous présente Monsieur Pierre Guillou, maire de notre village.

— Mon père m’a souvent parlé de vous, Monsieur Guillou.

— Oui, en effet, j’avions souvent cassé la croûte ensemble.

— Eh bien ! comme les temps sont changés, nous allons tâcher de casser autre chose si le temps peut se bien comporter !

Après les compliments d’usage, on se sépara et le curé pria le jeune aviateur de l’accompagner chez lui.

Le mystère qui semblait entourer cet événement extraordinaire, les paroles du curé en accueillant le jeune homme, la réponse de celui-ci indiquant qu’il était attendu, intriguaient vivement la population.

Jacques Vigneault qui était beau jeune homme avait immédiatement attiré, l’attention des jeunes filles. Il avait surtout pris l’œil d’Antoinette Dupuis.

— Voici le genre d’homme que j’aimerais pour époux, dit-elle.

— Tu as beau ! fais-lui de l’œil ! répondit Angéline, qui ne laissa pas percer ce qui s’était passé en elle quand, un instant auparavant, il donnait la main à son père. Sa sagesse lui interdisait de se prononcer ; mais ses sentiments intimes n’en étaient pas moins vifs. Antoinette Dupuis allait-elle devenir sa rivale, d’amies qu’elles étaient ? En tous cas, en ce qui la concernait, elle laisserait faire les événements. Le cœur du jeune homme était peut-être déjà pris et il ne fallait pas faire de faux pas, sachant que la prudence est encore la mère de la sûreté.