Angéline Guillou/34

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 96-103).

XIII


Le capitaine, qui était parti le mercredi, avait fixé son retour pour le vendredi, croyant avoir le temps de parcourir tout le terrain qu’il s’était assigné au moyen d’une carte géographique qu’il avait apportée avec lui de Québec ; mais le samedi passa sans que l’avion si impatiemment attendu parût à l’horizon.

— Bien sûr qu’un malheur est arrivé, pensaient tous les habitants du village.

Le curé seul avait confiance ; mais se doutant bien de l’anxiété que devait éprouver Angéline, il alla la rassurer.

— Ce n’est qu’un contretemps, disait-il. Vous verrez qu’il ne sera pas tard demain qu’il aura amerri.

Angéline ne répondait rien aux paroles du curé, rassurée par ses paroles d’encouragement ; mais son âme était trop troublée pour trouver une réponse ou un argument qui eût pu la rassurer elle-même.

L’aurore du samedi matin surprit Angéline à la fenêtre de sa chambre donnant sur le nord. Elle avait prié une partie de la nuit les bras en croix, croyant saisir, au clair de la lune, le moindre petit point noir ou une lumière lui annonçant que l’avion de Jacques s’avancait vers la Rivière-au-Tonnerre. Elle se tint ainsi pendant de longues heures scrutant l’horizon, malgré la fatigue que lui causait cette longue attente, quand, vers les trois heures de l’après-midi, elle crut distinguer le bruit d’un aéroplane, mais qui venait dans la direction opposée d’où elle l’attendait. Ayant tout de même reconnu l’avion de Jacques elle courut, plus morte que vive, au rivage. Ce dernier, qui la croyait chez elle, alla survoler deux fois la maison pour lui annoncer son arrivée et fut très surpris de ne pas la voir sortir pour le saluer. Il continua son chemin et alla amerrir à la même place que lors de sa première arrivée à la Rivière-au-Tonnerre.

La même jeune fille était sur le rivage ; mais avec quelle différence de sentiments elle accueillit celui qu’elle croyait perdu sans retour. Saisissant une chaloupe, elle rama elle-même pour aller au-devant de Jacques qui lut, dans ses yeux encore rougis, toute l’anxiété qu’elle avait ressentie au sujet du retard qu’un contretemps lui avait fait subir.

— Que faites-vous ici, seule ? ne put s’empêcher de lui dire avec bonté celui qui avait été la cause de son anxiété ?

— Je ne sais trop, répondit Angéline un peu embarrassée par cette question.

— Je vous demande pardon, dit Jacques, en voyant le trouble que sa question avait créé chez son amie ; mais n’ai-je pas été fidèle à ma parole ? Suis-je si en retard ? Une journée compte peu dans une randonnée comme celle que je viens de faire.

— Pardonnez-moi, Jacques ! ne put que balbutier Angéline, mais j’étais si inquiète ! J’ai craint que vous n’ayez péri ou que vous ne fussiez tombé aux mains de quelque tribu sauvage.

— Jacques sourit tendrement à son amie en constatant quel amour elle nourrissait pour lui. Je vous avoue, ajouta-t-il, que la peur n’est pas ma conseillère habituelle.

— Vous êtes brave, Jacques ! et je suis faible, mais que voulez-vous ? je suis femme.

— Et c’est pour cela que je vous aime, Angéline, et je ne puis refuser l’honneur de prendre place avec une si jolie canotière ; mais souffrez que je prenne les rames pendant que vous causerez avec mon compagnon.

— Vous avez retrouvé les aviateurs ? dit Angéline enthousiasmée.

— Non, mais je ramène quand même quelqu’un à la civilisation.

À ce moment, un homme d’âge moyen, miné par la maladie, sortit de l’hydravion, enleva son casque de cuir et salua respectueusement Angéline.

— Mademoiselle Guillou, permettez que je vous présente Monsieur Antoine Marcheterre, arpenteur au compte du gouvernement de Québec.

L’arpenteur salua de nouveau Angéline et alla s’asseoir dans la chaloupe. Sa démarche et les traits imprimés sur sa figure indiquaient qu’il avait passé par de terribles angoisses au cours de sa maladie.

— Vous vous demandez sans doute la raison de ma présence sur l’avion du capitaine Vigneault ? dit l’arpenteur en portant sa main sur son côté droit et semblant réprimer une douleur interne.

— En effet, le capitaine ne m’a encore rien dit, et je brûle de tout savoir.

— Vous sentez-vous un peu remis ? interrompit Jacques en s’adressant à l’arpenteur.

— Je me sens beaucoup mieux, merci, et j’espère que la crise est passée.

— Pendant que je ramerai au rivage, Monsieur Marcheterre vous racontera lui-même comment je l’ai recueilli, dit Jacques en s’adressant à Angéline.

— Dites plutôt comment vous m’avez sauvé la vie, répliqua l’arpenteur ; car, sans votre secours, je n’avais qu’à attendre la mort au fond de la forêt avec mon guide sauvage, seul compagnon qui me restait et dont je commençais à saisir les mouvements d’impatience. Quand un sauvage commence à faire des reproches à son maître, il n’est pas prudent de prolonger sa nervosité, car on peut s’attendre aux pires conséquences ; mais puisque le capitaine désire que je vous raconte comment il m’a sauvé la vie…

— Je n’insiste pas, interrompit Jacques ; mais mon action n’est pas tout à fait un acte héroïque.

— Peut-être ? mais sauver la vie de son semblable est toujours quelque chose de méritoire, et il n’y a personne pour l’apprécier comme celui qui est le bénéficiaire d’un tel acte de charité.

— Continuez, dit anxieusement Angéline. Pour ma part je suis persuadée qu’il vous a sauvé la vie, car votre apparence dénote que vous vous ressentez de votre maladie, et que sans ce secours inattendu, vous seriez certainement resté au fond des bois avec votre sauvage.

— Eh bien ! je continue, an risque de blesser la modestie de notre ami commun, puisque cela vous fait plaisir, Mademoiselle.

J’étais parti au commencement de mai, de Québec, pour faire de l’arpentage au compte du ministère des Terres et Forêts qui voulait connaître la nature du terrain, de même que l’étendue de bois résineux au nord du cinquante-cinquième degré de latitude. Partis de Québec en bateau, nous débarquions à Natashquan quatre jours plus tard, quatre aides-arpenteurs et moi. Là nous nous assurions les services de deux guides sauvages, répondant aux noms de Sawi-Sawa et Wei-Sawa ; deux frères renommés pour leur connaissance de cette région où se trouvait situé leur territoire de chasse. Nous étions munis de provisions pour quatre mois. Ayant acheté sur les lieux quatre canots d’écorce, nous partîmes sur la rivière Natashquan qui conduit à l’endroit que nous devions atteindre. Après avoir ramé pendant trois semaines, fait de nombreux portages, nous arrivions au terme de notre voyage.

Malencontreusement, nous avions perdu, au cours d’un portage, la trousse contenant les médicaments nécessaires au cours de ces sortes d’incursions dans les forêts lointaines du Nord.

— Mais vous n’aviez pas de médecin, interrompit Angéline, pour vous prescrire vos remèdes ?

— Non, continua l’arpenteur ; mais avec certaines connaissances rudimentaires de la médecine et les indications contenues dans un livre, nous trouvons presqu’infailliblement le bon remède quand un compagnon tombe malade ; mais, quand c’est le médecin improvisé qui succombe, le cas est plus dangereux.

Inutile de vous dire qu’à quatre cents milles dans les bois, nous sommes tous frères ; même le guide sauvage est de la famille, car ces gens sont très fiers et, si le chef de l’expédition témoignait moins d’égards à lui qu’aux blancs, on pourrait s’attendre aux pires conséquences ; soit qu’il cache vos provisions ou les détruise par le feu, après en avoir pris une bonne partie pour lui seul.

Je disais donc que nous étions au terme de notre voyage. Tout allait pour le mieux, dans le meilleur des mondes. L’harmonie la plus parfaite régnait autour de nous et l’ouvrage avançait rapidement. Trois mois s’écoulèrent ainsi et, malgré la solitude qui nous entourait, le temps passait rapidement, lorsque je fus soudainement pris de douleurs intestinales atroces. D’après mes faibles connaissances médicales je constatai que je souffrais de l’appendicite, et je dus prendre le lit. Mes compagnons étaient tout découragés de me voir ainsi invalidé sans secours de médecin et sans remèdes. Dans ma condition, il m’était impossible de sortir du bois, vu les nombreux portages que nous avions à faire. Un sauvage s’était bien offert à me porter sur son dos, mais je ne voulus pas lui imposer cette fatigue.

— Moi connaît bon « lemède », dit un des guides. Mon père malade comme toi ! Moi guérit mon père.

— Si tu y peux quelque chose, Sawi, vas-y. Fais de ton mieux, je te récompenserai.

Le sauvage fronça les sourcils.

— Sauvage, pas besoin de récompense ; soigner bon maître pour rien. Moi content si bon maître revient mieux.

— Je n’insistai pas. Sawi qui, comme tous les sauvages, était herboriste, alla cueillir des herbes sauvages, enleva l’écorce de différents arbres et en fit un bouillon qu’il me présenta tout joyeux. Force me fut d’accepter ce breuvage qui, en effet, me procura quelque soulagement, au grand contentement de mon médecin improvisé ; mais le mal recommença plus violemment le lendemain.

Après avoir tenu conseil, nous décidâmes que les quatre aides et un sauvage retourneraient en canots d’écorce à Natashquan, pour aller chercher du secours en cométique aussitôt que la neige tomberait en assez grande abondance pour permettre de faire le trajet, et que j’attendrais leur retour avec l’autre guide.

Pour comble de malheur pour nous, l’été semblait se prolonger indéfiniment, là comme sur le littoral, ce qui retardait indéfiniment mon départ et aggravait nécessairement ma maladie.

Comme les rivières ne gelaient pas, je n’ai pu me procurer la glace qui aurait été nécessaire au soulagement de mon mal. Force nous fut donc d’attendre à tout risque. Or, hier après-midi, pendant que je sommeillais, mon guide entre précipitamment dans ma tente et me dit tout effaré : Viens voir le Grand-Esprit qui passe ! Je me traîne tant bien que mal en dehors de ma tente, plantée sur le bord d’un lac et je vois l’avion survoler au-dessus de nos têtes. Je n’ai pas pris le temps d’expliquer au sauvage ce qu’était ce Grand-Esprit, mais je fis immédiatement des signes de détresse qui furent aperçus du capitaine. Il vint à ma grande joie amerrir sur le lac, tout près de ma tente. J’appelai Sawi ; mais il était disparu, s’étant enfui dans la forêt à la vue de l’avion. Je me traînai donc jusqu’au seul canot qui nous restait et, l’ayant délivré de son amarre, je lui donnai une poussée vers l’avion et il fila droit comme une torpille vers le but visé.

— Ne craignez rien, criai-je au capitaine, il n’est pas chargé.

— Tant mieux, me répondit-il, je le chargerai moi-même.

Deux coups d’aviron, et il était revenu à terre.

Angéline porta vers Jacques un regard d’admiration.

— Ne fardez pas la pilule, dit Jacques en badinant.

— Le capitaine, continua l’arpenteur, m’apprit l’objet de ses recherches.

Je suis marri, lui dis-je, de vous avoir détourné de votre but.

— Mais non, me répondit-il ; une vie en vaut une autre ! J’étais venu sur des hypothèses et je me trouve en face d’une réalité. Faites vos préparatifs, et demain matin au petit jour nous partons.

— Et votre guide ? questionna Angéline.

— Mon guide ? Il avait pris la fuite, comme je vous l’ai dit tout à l’heure ; il ne revint que fort tard dans la soirée et entra furtivement sous la tente.

— Pas danger pour sauvage ? Grand-Esprit parti ? me dit-il tout bas.

— Grand-Esprit dort, lui répondis-je en lui montrant le capitaine qui dormait profondément.

Je lui expliquai alors ce qu’était un avion ; mais pour rien au monde ne voulut-il y monter le lendemain matin.

Il attendra le secours des cométiques et a promis de me donner de ses nouvelles aussitôt qu’il sera de retour à Natashquan. Je l’attendrai ici ou aux Sept-Îles si le dernier bateau n’est pas parti.

— Qu’à cela ne tienne, interrompit Jacques. D’abord vous n’êtes pas en état de faire le voyage immédiatement et, si le bateau est parti quand vous serez suffisamment rétabli, vous ferez le voyage avec moi.

— Puisqu’il n’y a pas de limite à votre générosité, j’accepte, capitaine, dit l’arpenteur en essuyant son front ruisselant de sueur.

— Vous vous sentez plus mal, Monsieur, dit Angéline.

— Non, une petite fatigue ; j’ai peut-être un peu trop parlé.

— Et c’est moi qui en suis la cause, dit Angéline toute peinée. Nous allons prévenir Mademoiselle Dupuis.

Il y avait longtemps que l’embarcation avait atteint le rivage quand l’arpenteur Marcheterre eut fini son récit. Les villageois et villageoises qui s’étaient rassemblés sur la grève crurent que le compagnon de Jacques était bel et bien un des aviateurs retrouvés, et il fallut leur raconter avec force détails le récit confié à Angéline, pour les convaincre du contraire.

Le malade fut conduit au dispensaire où il reçut les soins que requérait son état, en attendant son départ.

Jacques offrit son bras à Angéline et l’escorta jusqu’à la maison. Le père Guillou attendait le retour de sa fille sur le seuil de la porte. Il offrit à Jacques de partager leur modeste souper, ce qui fut accepté avec plaisir.

Au cours du repas, il raconta tous les incidents et fit part de ses impressions, du voyage qui l’avait intéressé au plus haut point.

— Quelle impression profonde, disait-il, laisse cette solitude sans nom, au-dessus de cette forêt sans fin, où l’horizon semble toujours reculer à mesure que l’on avance, offrant le spectacle de nouveaux lacs, de nouvelles rivières que l’on découvre toujours et toujours et qui se multiplient à l’infini ; des chutes superbes qui attendent depuis des siècles que la main du progrès les atteigne pour les harnacher et en tirer tous les avantages qui en découlent. Qui dira l’avenir réservé à cette solitude d’aujourd’hui, que demain, l’activité humaine transformera en énergie électrique pour répandre la prospérité où ne règne aujourd’hui qu’un silence de mort ?