Angéline Guillou/56

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 162-164).

XIII


La nouvelle de la découverte de cette mine d’or, qui avait apporté à Jacques une telle fortune, se répandit dans tout le Canada et aux États-Unis, et une armée de « prospecteurs », chercheurs d’or, se rua sur la Côte le printemps suivant.

Comme beaucoup de ces aventuriers se rendaient sur la Côte, sans les préparatifs nécessaires pour voyager dans cette forêt infinie, où aucune habitation ne pouvait leur donner asile, plusieurs revenaient malades et demandaient refuge au dispensaire, soit de la Rivière-au-Tonnerre, soit de la Rivière-Saint-Jean.

Les deux dispensaires furent agrandis aux frais d’Angéline, qui y voyait un moyen efficace de soulager la misère de ces chercheurs d’or, en qui elle revoyait un peu de son cher Jacques.

— Ah ! comme il aurait été heureux, disait-elle souvent, de trouver asile dans un endroit aussi confortable.

Les deux dispensaires étant venus à déborder, Angéline en fonda de nouveaux un peu partout et on eut recours au gouvernement pour avoir des gardes-malades supplémentaires ; mais l’appel du gouvernement pour les gardes-malades étant demeuré presque sans résultat, les dispensaires végétaient, faute de personnes compétentes pour en prendre charge. Le médecin avait beau se multiplier, il ne pouvait suffire à sa tâche.

Tout en travaillant, Angéline suivait un cours régulier de gardes-malades, et elle fut bientôt en état de graduer. Plusieurs jeunes filles de la Côte, se joignirent à elle et en peu de temps une petite communauté unie par les liens de fraternelle charité, faisait l’admiration des habitants.

— Pourquoi n’adopteriez-vous pas le costume religieux ? leur suggéra un jour le curé.

— Nous serions ridicules, Monsieur le Curé, répondirent-elles presque à l’unisson.

— Pas tant que cela, mes enfants. Mais vous pourriez au moins accepter une règle de vie religieuse ?

— La règle nous va mieux que l’habit, Monsieur le Curé, répondit Angéline, au nom de ses compagnes. Pour porter l’habit il faudra d’abord s’en rendre digne !

— Vous avez raison, mes enfants, vous avez raison.

Les petites Sœurs vivant en communauté modifièrent graduellement leur habit, qui fut bientôt transformé en habit religieux, sans que la transition leur fût trop sensible.

Le vieux curé qui achevait son pèlerinage sur cette terre d’exil, où la persécution du « petit Père Combes » l’avait jeté, voyait sa longue carrière couronnée par ce qui avait été le rêve de sa vie de missionnaire au Canada : fonder une communauté de Sœurs pour le soin des malades.

Angéline, de son côté, méditait souvent sur la prédiction de sa bonne Mère Supérieure de Sillery, lui disant qu’elle ferait une Sœur de Charité ; mais son humilité l’empêchait d’en parler au curé, qui, lui, voyait grandir son œuvre et attendait que le fruit fût mûr pour le cueillir.

Un jour qu’il visitait le dispensaire, au cours de ses très rares sorties, il dit à brûle-pourpoint à Angéline :

— Mère directrice, je vous salue et vous apporte la bénédiction de Monseigneur, pour votre œuvre.

L’émotion fit monter le rouge au front d’Angéline et elle répondit bien humblement :

— Je suis bien reconnaissante à Monseigneur pour sa bienveillance ; mais je me demande en quoi j’ai pu mériter cette faveur. Je vous prie de reporter le mérite de notre couvre sur mes compagnes, sans lesquelles j’aurais été bien impuissante à faire tant de bien.

— Ce n’est pas tout, dit le bon curé, qui pleurait de joie, en lui annonçant cette nouvelle ; Monseigneur veut bien, si vous y consentez, demander l’autorisation à Rome de vous ériger en communauté régulière.

— Nous sommes pourtant bien indignes d’une telle marque de confiance, ne put que balbutier Angéline.

— Et sous quelle protection mettrons-nous votre communauté, Révérende Mère ?

— Que Notre-Dame de la Garde nous protège ! si telle est la volonté du bon Dieu.

— Vous tombez absolument d’accord avec Monseigneur, qui a bien voulu m’en parler encore hier ; ce qui prouve le côté providentiel de la chose. Si la réponse de Rome à la demande du Vicaire Apostolique est favorable, il a bien voulu fixer la cérémonie de l’investiture au 15 août, fête de l’Assomption, et, par surcroît, fête des Acadiens. C’est un hommage que nous devons à la Reine du Ciel pour les faveurs insignes qu’elle a toujours prodiguées à ce petit peuple béni, vers lequel la Providence m’a dirigé pour y laisser le meilleur de ma vie et de mon cœur.

— Je vous demande encore quelques jours de réflexion et de prières avec mes Sœurs, Monsieur le Curé. Quant à moi, je donne ma vie et ma fortune pour le soulagement de la misère dans ce cher pays que je n’aurai plus désormais à quitter !