Ange Pitou/34

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Legrand et Crouzet (p. 269-275).


XXXIV

DÉCISION


Pour la première fois, la reine parut profondément touchée. Était-ce du raisonnement, était-ce de l’humilité du docteur ?

D’ailleurs, le roi s’était levé d’un air décidé. Il songeait à l’exécution.

Cependant, par cette habitude qu’il avait de ne rien faire sans consulter la reine :

— Madame, lui dit-il, approuvez-vous ?… — Il le faut bien. Monsieur, répondit Marie-Antoinette. — Je ne vous demande pas l’abnégation. Madame, dit le roi avec impatience. — Que demandez-vous donc alors ? — Je vous demande une conviction qui fortifie la mienne. — Vous me demandez une conviction ? — Oui. — Oh ! si ce n’est que cela, je suis convaincue. Monsieur. — De quoi ? — Que le moment est arrivé qui va faire de la monarchie l’état le plus déplorable et le plus avilissant qui existe au monde. — Oh ! dit le roi, vous exagérez. Déplorable, je le veux bien, mais avilissant, c’est impossible. — Monsieur, il vous a été légué un sombre héritage par les rois vos aïeux, fit tristement Marie-Antoinette. — Oui, dit Louis XVI, un héritage que j’ai la douleur de vous faire partager, Madame. — Veuillez permettre, sire, repartit Gilbert, qui s’apitoyait au fond du cœur sur la profonde infortune de ces souverains déchus ; je ne crois pas qu’il y ait lieu, pour Votre Majesté, de voir l’avenir si effrayant qu’elle le dit. Une monarchie despotique a cessé, un empire constitutionnel commence. — Eh ! Monsieur, dit le roi, suis-je donc l’homme qu’il faut pour fonder un pareil empire en France ? — Mais pourquoi non, sire ? fit la reine, un peu reconfortée par les paroles de Gilbert. — Madame, reprit le roi, je suis un homme de bon sens et un homme savant. Je vois clair au lieu de chercher à voir trouble, et je sais précisément tout ce que je n’ai pas besoin de savoir pour administrer ce pays. Du jour où l’on me précipite du haut, de l’inviolabilité des princes absolus, du jour où on laisse à découvert en moi l’homme simple, je perds toute la force factice qui, seule, était nécessaire au gouvernement de la France, puisqu’à bien dire Louis XIII, Louis XIV et Louis XV se sont parfaitement soutenus grâce à cette force factice. Que faut-il aux Français aujourd’hui ? un maître. Je ne me sens capable que d’être un père. Que faut-il aux révolutionnaires ? Un glaive. Je ne me sens pas la force de frapper. — Vous ne vous sentez pas la force de frapper ! s’écria la reine, de frapper des gens qui enlèvent les biens de vos enfants, et qui veulent briser sur votre front, et les uns après les autres, tous les fleurons de la couronne de France ? — Que répondrai-je ? dit Louis XVI avec calme ; répondrai-je non ? Je soulèverai encore chez vous des orages qui me gênent dans ma vie. Vous savez haïr, vous. Oh ! tant mieux pour vous. Vous savez même être injuste, je ne vous le reproche pas, c’est une immense qualité chez les dominateurs. — Me trouveriez-vous injuste envers la révolution, par hasard, dites ? — Ma foi ! oui. — Vous dites, oui, sire ; vous dites oui ! — Si vous étiez simple citoyenne, ma chère Antoinette, vous ne parleriez pas comme vous faites. — Je ne le suis pas. — Voilà bien pourquoi je vous excuse, mais cela ne veut pas dire que je vous approuve. Non, Madame, non, résignez-vous, nous sommes venus au trône de France dans un moment de tourmente ; il nous faudrait la force de pousser en avant ce char armé de faux qu’on appelle la révolution, et la force nous manque. — Tant pis ! s’écria Marie-Antoinette, car c’est sur nos enfants qu’il passera. — Hélas ! je le sais, mais enfin nous ne le pousserons pas. — Nous le ferons reculer, sire. — Oh ! fit Gilbert avec un accent profond, prenez garde, Madame, en reculant il vous écrasera. — Monsieur, dit la reine avec impatience, je remarque que vous poussez loin la franchise de vos conseils. — Je me tairai, Madame. — Eh ! mon Dieu ! laissez-le dire, fit le roi, ce qu’il vous annonce là, s’il ne l’a pas lu dans vingt feuilles qui le disent depuis huit jours, c’est qu’il n’a pas voulu le lire. Sachez-lui gré au moins de ne pas envelopper d’amertume la vérité de sa parole.

Marie-Antoinette se tut.

Puis avec un soupir douloureux :

— Je me résume, dit-elle, ou plutôt je me répète ; aller à Paris de votre propre mouvement, c’est sanctionner tout ce qui s’est fait. — Oui, fit le roi, je le sais bien. — C’est humilier, c’est renier votre armée qui s’apprêtait à vous défendre. — C’est épargner le sang français, dit le docteur. — C’est déclarer désormais que l’émeute et la violence pourront imprimer aux volontés du roi telle direction qu’il conviendra aux émeutiers et aux traîtres. — Madame, je crois que vous avez eu la bonté d’avouer tout à l’heure que j’avais eu le bonheur de vous convaincre ? — Oui, tout à l’heure, je l’avoue, un coin du voile s’est levé devant moi. Maintenant, oh ! Monsieur, maintenant, je redeviens aveugle, comme vous dites, et j’aime mieux voir au-devant de moi-même les splendeurs auxquelles m’ont accoutumée l’éducation, la tradition, l’histoire : j’aime mieux me voir toujours reine, que de me sentir une mauvaise mère pour ce peuple qui m’outrage et me hait. — Antoinette ! Antoinette ! dit Louis XVI effrayé de la pâleur subite qui venait d’envahir les joues de la reine, et qui n’était autre chose que le présage d’une violente tempête de colère. — Oh ! non, non, sire, je parlerai, répondit la reine. — Faites attention, Madame.

Et du coin de l’œil le roi montrait le docteur à Marie-Antoinette.

— Eh ! Monsieur, s’écria la reine, sait tout ce que je vais dire… Il sait même tout ce que je pense, ajouta-t-elle avec un souvenir amer de la scène qui venait d’avoir lieu entre elle et Gilbert ; ainsi pourquoi me contraindrais-je ? Monsieur, d’ailleurs, a été pris par nous pour confident, et je ne sais pourquoi je redouterais quelque chose ! je sais qu’on vous emporte, sire, je sais qu’on vous entraîne, pareil au malheureux prince de mes chères ballades allemandes. allez-vous ? Je n’en sais rien. Mais vous allez, vous allez, d’où vous ne reviendrez jamais ! — Eh ! non, Madame, je vais tout bonnement à Paris, répondit Louis XVI.

Marie-Antoinette haussa les épaules.

— Me croyez-vous folle, dit-elle d’une voix sourdement irritée. Vous allez à Paris ; bien. Mais qui vous dit que Paris n’est pas ce gouffre que je ne vois pas, mais que je devine ? Pourquoi, dans le tumulte qui se fera nécessairement autour de vous, pourquoi ne vous tuerait-on point ? Qui sait d’où vient la balle perdue ? qui sait parmi cent mille poings menaçants, quel est celui qui a poussé le couteau ? — Oh ! de ce côté-là, Madame, ne craignez rien, ils m’aiment ! s’écria le roi. — Oh ! ne me dites pas cela, vous me feriez pitié, sire. Ils vous aiment, et ils tuent, ils égorgent, ils massacrent ceux qui vous représentent sur la terre, vous, un roi ! vous, l’image de Dieu ! Eh bien ! le gouverneur de la Bastille, c’était votre représentant, c’était l’image du roi. Croyez-le bien, je ne me ferai pas taxer d’exagération : s’ils ont tué de Launay, ce brave et fidèle serviteur, ils vous eussent tué, sire, s’ils vous eussent tenu à sa place ; et cela bien plus facilement que lui, car ils vous connaissent, et ils savent qu’au lieu de vous défendre vous eussiez tendu le flanc. — Concluez, dit le roi. — Mais je croyais avoir conclu, sire. — Ils me tueront ? — Oui, sire. — Eh bien ? — Et mes enfants ! s’écria la reine.

Gilbert pensa qu’il était temps d’intervenir.

— Madame, dit-il, le roi sera tellement respecté à Paris, et sa présence y causera de tels transports, que si j’ai une crainte, ce n’est pas pour le roi, mais pour les fanatiques capables de se faire écraser sous les pieds de ses chevaux, comme les faquirs indous sous les roues du char de leur idole. — Oh ! Monsieur, Monsieur ! s’écria Marie-Antoinette. — Cette marche à Paris sera un triomphe. Madame. — Mais, sire, vous ne répondez pas. — C’est que je suis un peu de l’avis du docteur, Madame. — Et vous êtes impatient, n’est-ce pas, s’écria la reine, de jouir de ce triomphe ? — Le roi, en ce cas, aurait raison, et cette impatience prouverait le sens profondément droit avec lequel Sa Majesté juge les hommes et les choses. Plus Sa Majesté se hâtera, plus le triomphe sera grand. — Oui, vous croyez cela, Monsieur ? — J’en suis sûr, car le roi en tardant peut perdre tout le bénéfice de la spontanéité. On peut prendre, songez-y bien. Madame, on peut prendre ailleurs l’initiative d’une demande qui alors changerait, aux yeux des Parisiens, la position de Sa Majesté, et le ferait en quelque sorte obtempérer à un ordre. — Voyez-vous ! s’écria la reine, le docteur avoue : on vous ordonnerait. — Oh ! sire, mais voyez donc ! — Le docteur ne dit pas qu’on ait ordonné, Madame. — Patience, patience ! perdez le temps, sire, et la demande ou plutôt l’ordre arrivera.

Gilbert crispa légèrement sa lèvre avec un sentiment de contrariété que la reine saisit aussitôt, si rapidement qu’il eût passé sur son visage.

— Qu’ai-je dit ! murmura-t-elle, pauvre folle que je suis, j’ai parlé contre-moi-même. — En quoi ? Madame, demanda le roi. — En ceci que, par un délai, je vous ferai perdre le bénéfice de votre initiative, et que, cependant, j’ai à vous demander un délai. — Ah ! Madame ! Madame ! demandez tout, exigez tout, excepté cela. — Antoinette, dit le roi en secouant la tête, vous avez juré de me perdre. — Oh ! sire, fit la reine avec un accent de reproche qui décela toutes les angoisses de son cœur, pouvez-vous bien me parler ainsi ! — Pourquoi essayer de retarder ce voyage, alors ? demanda le roi. — Songez-y, Madame, en pareille circonstance, l’opportunité, c’est tout. Songez quel poids ont les heures qui passent en de pareils moments, quand tout un peuple furieux les compte au fur et à mesure qu’elles sonnent. — Pas aujourd’hui, monsieur Gilbert. Demain, sire ; oh ! demain ; accordez-moi jusqu’à demain, et je vous jure que je ne m’opposerai pas à ce voyage. — Un jour perdu ! murmura le roi. — Vingt-quatre longues heures, dit Gilbert ; songez-y, songez-y. Madame. — Sire, il le faut, dit la reine suppliante. — Une raison au moins ? dit le roi. — Rien que mon désespoir, sire, rien que mes larmes, rien que mes supplications. — Mais d’ici à demain qu’arrivera-t-il ? le sait-on ? dit le roi, tout bouleversé à la vue du désespoir de la reine. — Que voulez-vous qu’il arrive ? demanda la reine en regardant Gilbert d’un air suppliant. — Oh ! dit Gilbert, là-bas, rien encore ; un espoir, fût-il vague comme un nuage, suffira pour les faire attendre jusqu’à demain, mais… — Mais c’est ici, n’est-ce pas ? dit le roi.

— Oui, sire, c’est ici. — C’est l’Assemblée ?

Gilbert fit un signe de tête.

— L’Assemblée, continua le roi, qui, avec les hommes comme monsieur Monnier, monsieur Mirabeau, monsieur Siéyès, est capable de m’envoyer quelque adresse qui m’ôtera tout le bénéfice de ma bonne volonté. — Eh bien ! alors, s’écria la reine avec une sombre fureur, tant mieux, parce qu’alors vous refuserez, parce qu’alors vous garderez votre dignité de roi, parce que vous n’irez pas à Paris, et que, s’il’faut soutenir ici la guerre, eh bien ! nous la soutiendrons ; parce que s’il faut mourir ici, eh bien ! nous y mourrons, mais en gens illustres et intacts que nous sommes ; en rois, en maîtres, en chrétiens qui se fient au Dieu duquel ils tiennent la couronne.

En voyant cette exaltation fiévreuse de la reine, Louis XVI comprit qu’il n’y avait en ce moment rien autre chose à faire que d’y céder.

Il fit un signe à Gilbert, et, s’avançant vers Marie-Antoinette dont il prit la main :

— Calmez-vous, Madame, il sera fait comme vous le désirez. Vous savez, chère épouse, que, pour ma vie, je ne voudrais rien faire qui vous fût désagréable, car j’ai l’affection la plus légitime pour une femme de votre mérite et surtout de votre vertu.

Et Louis XVI appuya sur ces mots avec une inexprimable noblesse, relevant ainsi de toutes ses forces la reine tant calomniée, et cela aux yeux d’un témoin capable de rapporter au besoin ce qu’il avait vu et entendu.

Cette délicatesse toucha profondément Marie-Antoinette, qui, serrant entre ses deux mains la main que lui tendait le roi :

— Eh bien ! jusqu’à demain, sire, pas plus tard, c’est le dernier délai ; mais celui-là je vous le demande en grâce, à genoux ; demain, à l’heure que vous voudrez, c’est moi qui vous le jure, vous partirez pour Paris. — Prenez garde. Madame, le docteur est témoin, dit le roi en souriant. — Sire, vous ne m’avez jamais vue manquer à ma parole, répliqua la reine. — Non, seulement j’avoue une chose. — Laquelle ? — C’est qu’il me tarde, résignée au fond comme vous paraissez l’être, de savoir pourquoi vous me demandez vingt-quatre heures de retard. Attendez-vous quelque nouvelle de Paris, quelque nouvelle d’Allemagne ? S’agit-il ?

… — Ne m’interrogez pas, sire.

Le roi était curieux, comme Figaro était paresseux, avec délices.

— S’agit-il d’une arrivée de troupes, d’un renfort, d’une combinaison politique ? — Sire ! sire ! murmura la reine d’un ton de reproche.

— S’agit-il ?… — Il ne s’agit de rien, répondit la reine. — Alors c’est un secret ? — Eh bien ! oui ; secret de femme inquiète, voilà tout. — Caprice, n’est-ce pas ? — Caprice, si vous voulez. — Loi suprême. — C’est vrai. Que n’en est-il pas en politique comme en philosophie ! Que n’est-il permis aux rois d’ériger leurs caprices politiques en suprêmes lois ! — On y viendra, soyez tranquille. Quant à moi, c’est déjà fait, dit le roi en plaisantant. Ainsi, à demain. — À demain, reprit tristement la reine. — Gardez-vous le docteur, Madame ? demanda le roi. — Oh ! non, non, dit la reine avec une sorte de vivacité qui fit sourire Gilbert. — Je l’emmènerai donc.

Gilbert s’inclina une troisième fois devant Marie-Antoinette, qui cette fois lui l’endit son salut plutôt en femme qu’en reine. Puis Gilbert s’acheminant vers la porte, il suivit le roi.

— Il me semble, dit le roi en traversant la galerie, que vous êtes bien avec la reine, monsieur Gilbert ? — Sire, répondit le docteur, c’est une faveur dont je suis redevable à Votre Majesté. — Vive le roi ! s’écrièrent les courtisans déjà affluents dans les antichambres. — Vive le roi ! répéta dans la cour une foule d’officiers et de soldats étrangers qui se pressaient aux portes du palais.

Ces acclamations se prolongeant et grossissant firent au cœur de Louis XVI une joie que jamais peut-être il n’avait sentie en des occasions si nombreuses cependant.

Quant à la reine, assise comme elle était près de la fenêtre, où elle venait de passer de si terribles instants, lorsqu’elle entendit les cris de dévouement et d’amour qui accueillaient le roi à son passage et qui s’en allaient mourir au loin, sous les portiques et au plus épais des ombrages :

— Vive le roi ! dit-elle. Oh ! oui, vive le roi ! Il vivra, le roi, et cela malgré toi, infâme Paris, gouffre odieux, abîme sanglant, tu n’ engloutiras pas cette victime !… Je te l’arracherai, moi, et cela, tiens, avec ce bras si faible, si maigre, qui te menace en ce moment, et te voue à l’exécration du monde et à la vengeance de Dieu !

Et, disant ces mots avec une violence de haine qui eût effrayé les plus furieux amis de la révolution, s’il leur eût été donné de voir et d’entendre, la reine étendit vers Paris son bras faible et resplendissant sous la dentelle comme une épée qui jaillit de son fourreau.

Puis elle appela madame Campan, celle de ses femmes en laquelle elle avait le plus de confiance, et s’enferma dans son cabinet, en consignant la porte pour tout le monde.