Angleterre. - Administration locale/01

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ANGLETERRE.

ADMINISTRATION LOCALE.

LETTRE i[1].


ATTRIBUTIONS DU POUVOIR ROYAL.


En Angleterre la séparation est complète entre l’administration locale et l’administration centrale. Chacune se meut dans un cercle distinct et conserve à peine avec l’autre quelques points de contact.

À l’origine des monarchies européennes, la féodalité ne donnait au pouvoir royal que deux sortes de fonctions ; l’exercice de la puissance militaire, pour la défense de l’État, et l’administration de la justice, pour la protection des droits des sujets. Quant aux affaires diverses des localités, une administration locale était seule chargée d’y pourvoir.

Sur le continent, la lutte entre les diverses classes de la société, entre les communes et l’aristocratie, entre le serf et seigneur, appela bientôt la royauté à une nouvelle mission. Chargée de maintenir la paix entre ces classes ennemies, elle les subjugua les unes par les autres, et pour les rendre inoffensives, les dépouilla de tout pouvoir. Sa volonté suprême régenta jusqu’aux intérêts locaux.

L’extension du pouvoir royal dans les divers États du continent ne fut pas moins favorisée, par le développement qu’il fallut donner à la puissance militaire de ces États.

En Angleterre, des circonstances différentes prévinrent un pareil accroissement de l’autorité royale.

La sûreté du pays étant suffisamment garantie par sa position insulaire, l’action militaire n’y prit jamais une grande importance.

Les communes et l’aristocratie, effrayées de l’ascendant que le pouvoir royal avait acquis à la suite de la conquête normande, se liguèrent et firent cause commune contre lui, afin de résister à ses empiétemens.

Aussi, la royauté, même aujourd’hui en Angleterre, n’a guère dépassé les anciennes limites de la royauté féodale. Son influence s’est prodigieusement étendue, surtout depuis la restauration, par l’accroissement de l’armée, de la marine, du revenu public ; par la multitude des places dont elle dispose dans ces divers services. Cependant le cercle de ses attributions est demeuré ce qu’il était primitivement.

Le pouvoir royal est chargé de tout ce qui intéresse la sûreté et la puissance extérieure de l’État. Il a entre ses mains l’administration de la justice. À ces antiques attributions, la réformation a encore ajouté la souveraineté spirituelle et le titre de chef de l’Église ; mais quant aux affaires des localités, il n’a pas plus que par le passé le droit de s’y immiscer. La prérogative royale de Georges iv n’est pas plus étendue à cet égard que ne l’était celle d’Édouard Ier.

Passez en revue les nombreux départemens du ministère anglais, vous y verrez figurer les divers services qui se lient à l’administration de la justice, ou bien au développement de la puissance extérieure de l’État. Vous y trouverez encore les administrations financières, qui lèvent et gèrent la portion du revenu public, consacrée aux dépenses de ces divers services, ou au paiement de l’intérêt de la dette, dont ces services ont précédemment nécessité la création. Quant à l’infinie variété des affaires locales, vous trouverez qu’elles n’y occupent aucune place.

Il existe, il est vrai, dans le ministère anglais, un secrétaire pour le département de l’intérieur (the secretary for the home department) ; et, trompés par la ressemblance des dénominations, nous sommes portés à croire que ces fonctions correspondent à celles du ministre de l’intérieur en France. Cependant cette supposition n’est point justifiée par les faits.

Les ministres français dont les fonctions présentent le plus d’analogie avec celles du secrétaire pour l’intérieur, sont le ministre de la justice et celui des affaires ecclésiastiques. Il faudrait ajouter le ministère de la police, si ce ministère particulier existait encore.

Ainsi le secrétaire pour l’intérieur nomme à certains bénéfices ecclésiastiques, dans le petit nombre de ceux qui sont à la disposition du Roi. Il correspond avec les chapitres des cathédrales pour la nomination des évêques, ou plutôt il leur fait connaître le choix du Roi, auquel on se conforme toujours. Comme chef de la justice, il nomme les juges des cours de Westminster. Il propose au Roi d’accorder ou de refuser les commutations de peines. Il a un droit de contrôle assez vague, il est vrai, sur toutes les prisons du royaume. C’est comme chef de la justice que M. Peel a présenté au parlement ces réformes des lois criminelles et des lois du jury, qui marquèrent les premiers pas de l’administration anglaise dans la carrière des améliorations[2].

Comme chef de la police, le secrétaire de l’intérieur est chargé de ce qu’on appelle la police générale. Mais il ne faut point entendre par là une surveillance constante étendue à toutes les parties du royaume. Rien de pareil n’existe en Angleterre. Ces mots, appliqués aux attributions du secrétaire pour l’intérieur, signifient seulement l’aptitude à s’occuper, dans l’occasion, de matières relatives à la police ; par exemple, s’il fallait proposer au parlement de changer quelque chose dans la police des auberges, ou quelque autre mesure semblable, le secrétaire pour l’intérieur devrait, avant tout autre, présenter un bill pour cet objet. Il est chargé en outre de la police des étrangers, et de la surintendance de celle de Londres.

À ces diverses fonctions relatives aux affaires de l’église, de la justice et de la police, le secrétaire pour l’intérieur joint encore la correspondance avec le gouvernement d’Irlande, et c’est là peut-être la partie la plus laborieuse de son ministère.

On voit, dans tout ceci, que rien ne ressemble à ce que nous considérons comme les attributions d’un ministre de l’intérieur. Il n’est question ni d’affaires de comté, ni d’affaires de paroisse, ni de biens communaux, ni de police locale, ni de routes, ni de voirie urbaine, de voirie fluviale, ni de rien enfin qui soit affaire locale. Ces divers objets sont en effet entièrement laissés aux administrations des localités ; le secrétaire pour l’intérieur y reste totalement étranger. Ce n’est l’objet d’aucune correspondance entre lui et les magistrats locaux. Tout au plus, lorsqu’un bill relatif à quelques-unes de ces matières est présenté au parlement, ceux qui sollicitent le bill viennent-ils préalablement en conférer avec le ministre, et demander son appui.

Même, pour des objets qui rentrent directement dans ses attributions, le secrétaire pour l’intérieur évite, dans ses communications avec les magistrats locaux, le ton du commandement. Dernièrement, par exemple, M. Peel, agissant comme chef de la justice, dut écrire aux magistrats de la cité de Londres pour se plaindre du mauvais état de la prison de Newgate. Dans sa lettre il leur rappelle les prescriptions du parlement, mais il ne leur intime aucun ordre. Quoique le ministre s’exprimât avec tant de ménagemens, qu’il fût pleinement dans son droit, et qu’il eût pour lui l’approbation publique, cette démarche causa une profonde sensation. On voyait que c’était quelque chose d’inaccoutumé, un petit coup d’état.

Le gouvernement est si bien exclu de toute participation à l’administration locale, qu’il n’a pas même la prérogative d’en nommer les divers fonctionnaires, toutes les fois du moins qu’à leurs fonctions administratives ils ne joignent point des fonctions ou militaires ou judiciaires.

Ainsi, le gouvernement nomme les lords lieutenans des comtés, parce qu’ils ont le commandement de la milice.

Il nomme les shérifs et les magistrats, ou juges de paix des comtés, parce que ce sont des officiers judiciaires.

Mais il ne prend aucune part à la nomination des chefs de la communauté, par les manoirs et les corporations, ni à celle des marguilliers des paroisses, ni à celle des commissaires pour les routes, ou des commissaires pour la voirie urbaine, etc., etc.

Ces divers fonctionnaires sont nommés par les habitans, par une classe privilégiée peut-être. Mais ceci est une considération à part.

Lors même que le gouvernement a la nomination des fonctionnaires, son choix est toujours restreint aux habitans du comté. Les lords lieutenans, les shérifs, les magistrats, ne sont pas des fonctionnaires de profession, comme peut-être vous pourriez le croire ; ce sont des propriétaires résidant dans le comté ; jamais un étranger, un intrus, n’a droit de venir prendre part à ce qu’on regarde, en quelque sorte, comme une affaire de famille. L’influence locale détermine presque toujours le choix des magistrats ; cette influence peut être bonne, peut être mauvaise ; et, certes, je ne prétends pas qu’elle soit toujours bonne. Trop souvent une aristocratie de notabilités locales a exploité à son profit les fonctions publiques, et fait sentir aux Anglais que son despotisme peut être plus intolérable encore que celui d’une administration centrale, parce qu’elle est à la fois et moins impartiale et moins responsable. Mais enfin l’accès des localités est fermé à l’influence ministérielle ; c’est tout ce que j’ai besoin de faire observer en ce moment.

Le pouvoir royal n’a pas plus à s’occuper du contrôle et de la surveillance des administrations locales qu’il n’a d’ordres à leur donner. On ne lui a point imposé la tâche de vérifier, dans la capitale, les comptes de tous les sols et deniers dépensés administrativement par tout le royaume. Les vérifications de comptabilité se font en Angleterre, soit par les habitans mêmes, ou un comité qu’ils choisissent, soit par les magistrats du comté ; jamais on ne remonte plus haut. Je sais bien que parfois ces vérifications ne se font pas du tout ; mais l’abus ne prouve rien contre le principe bien entendu ; et d’ailleurs, grâce au progrès de l’esprit de réforme, les désordres, malheureusement trop nombreux, qui existaient dans les administrations locales, vont en diminuant tous les jours.

De même, les fautes et méfaits des fonctionnaires de l’administration locale ne sont de la compétence, ni du secrétaire pour l’intérieur, ni d’aucun autre membre du gouvernement… Une accusation devant le parlement, une action judiciaire devant la cour du banc du roi, sont les voies de redressement ouvertes aux sujets lésés par les actes de ces fonctionnaires.

On ne concevrait pas cependant qu’un système d’administrations locales pût se passer d’un régulateur suprême, de qui elles reçussent au besoin les pouvoirs additionnels réclamés par de nouvelles circonstances, et qui fût juge dans l’occasion entre elles et leurs subordonnés. Mais on sait que ce pouvoir est exercé par le parlement ; et, quoique cette assemblée soit loin de remplir, à l’entière satisfaction de ses commettans, les devoirs de sa haute prérogative, cependant il était utile, indispensable même au maintien du système anglais, que cette prérogative fût exercée par le parlement, plutôt que par l’administration centrale. Une assemblée élective, non permanente, nombreuse, n’a pas pu profiter de son droit d’arbitrage, pour établir son pouvoir à demeure au sein des localités. Ce qu’on appelle le gouvernement n’eût pas laissé échapper une si belle occasion de s’arrondir.

Telles sont les observations que j’avais à présenter sur l’intervention du pouvoir royal dans l’administration intérieure de l’Angleterre. Ma tâche a été courte, parce qu’elle était négative, pour ainsi dire. Elle se réduisait à montrer combien cette intervention était limitée, et si, pour en définir tout d’abord l’étendue, j’avais dit, en un mot, qu’elle était nulle, cette définition eût été, je crois, l’expression plus rigoureuse de la vérité ; mais elle eût paru si étrange, qu’on eût révoqué en doute son exactitude.

Nous pouvons maintenant passer à l’examen des divers pouvoirs qui composent le système administratif local, et voici dans quel ordre nous allons procéder.

Nous nous occuperons d’abord de la grande circonscription judiciaire et administrative du comté (shire), subdivisé en centaines et dixaines (hundreds and tithing). Il est administré, je dirai presque souverainement, par les magistrats ou juges de paix, qui dirigent et surveillent en outre les différentes administrations inférieures, et sont juges des contestations qui naissent entre elles et les habitans.

Nous traiterons ensuite de la communauté politique élémentaire, qui est encore aujourd’hui la communauté féodale, c’est-à-dire le manoir ou la corporation. Là nous trouverons le chef de la communauté et l’administration des biens communaux.

En troisième lieu, viendra la communauté ecclésiastique ou paroisse, avec ses divers officiers et son assemblée, avec les affaires de l’église et celles des pauvres.

Enfin, à côté de ces trois classes d’administrations, il y en a une quatrième, chargée de la direction des travaux publics. Elle consiste dans un système de commissions locales.

Les grandes routes, la voirie fluviale, la voirie urbaine, les édifices publics, forment autant de branches distinctes, dont chacune est exclusivement confiée, dans chaque localité, à une commission de cette espèce.

Transportez-vous sur un point quelconque du territoire anglais, vous y verrez ces quatre classes d’administrations agir simultanément. Choisissez un quartier de Londres, Westminster par exemple ; la haute police et le pouvoir judiciaire administratif y sont exercés par les juges de paix de la métropole. Le baillif, ou premier officier du manoir, y préside l’assemblée publique, comme représentant le chef de la communauté ; et le constable, nommé par le même manoir, y veille au maintien de la paix publique. Les officiers et l’assemblée de la paroisse s’y occupent des affaires de l’église et des pauvres ; une commission d’habitans y dirige la voirie. Passez à un autre quartier de Londres, à la Cité ; vous y retrouverez les mêmes pouvoirs. La forme seule de la communauté politique a changé ; au lieu d’un manoir, c’est une corporation. Si nous gagnons la campagne, le manoir va reparaître ; mais au lieu d’une commission de voirie, nous aurons une commission de grande route.

Nous passerons successivement en revue chacun de ces divers pouvoirs. D’un côté, absence totale d’intervention de la part du gouvernement ; de l’autre, influence de l’aristocratie autrefois absolue, illimitée, aujourd’hui de plus en plus réduite par la force de l’opinion publique, et une législature moins complaisante ; tels sont les caractères que présentera le système administratif local de l’Angleterre.

d’E…
  1. Cette lettre fera partie d’un travail important, et qui nous a paru rempli de détails entièrement neufs sur le système administratif local en Angleterre ; il doit être publié prochainement.
  2. En vertu de l’initiative parlementaire, ces réformes eussent pu être proposées par tout autre membre du parlement. Il était de bienséance d’en laisser le soin au secrétaire pour l’intérieur, dès qu’il consentait à s’en charger.