Angleterre. - Administration locale/03
ADMINISTRATION LOCALE.
LETTRE iii.
Nous avons terminé notre dernière lettre en parlant de la composition du corps des Magistrats, nous nous proposons à présent de faire connaître quelles sont les garanties que les lois anglaises accordent contre l’illégalité de leurs actes.
On peut, en général, appeler des petty sessions aux quarter sessions, et des quarter sessions aux juges de Westminster. On peut aussi, dans tous les degrés de juridiction, faire évoquer une cause devant la cour du banc du roi, en obtenant de cette cour ce qu’on appelle un writ of certiorari.
Dans la plupart des affaires administratives, l’évocation, comme l’appel, est interdite. Le jugement des quarter sessions en ces matières est déclaré définitif, du moins, pour le fond ; car il paraît que l’appel peut toujours avoir lieu pour défaut de forme.
Il serait sans doute à désirer que l’on donnât ici plus de détails sur cette importante question ; mais on sait quel épouvantable dédale offrent la jurisprudence et le système judiciaire anglais, et l’on reconnaîtra que pour éclaircir ce point d’une manière tout-à-fait satisfaisante, il eût fallu se livrer à des recherches très-longues, très-pénibles et peut-être infructueuses. D’ailleurs les frais de justice sont tellement excessifs en Angleterre, que l’évocation ou l’appel des cours des Magistrats à celles des juges royaux n’a lieu que fort rarement, et pour le grand nombre des causes, on ne dépasse pas la juridiction des petty et quarter sessions.
Si la composition d’un tribunal doit être le garant de son impartialité, il faut avouer que sous ce rapport la composition des quarter sessions laisse beaucoup à désirer. C’est devant les collègues de son premier juge que l’appelant doit venir réclamer la cassation de l’arrêt par lequel il se croit injustement condamné. Il peut redouter avec raison l’indulgence mutuelle d’hommes liés entre eux par l’amitié ou les relations de société, et la susceptibilité inquiète de l’esprit de corps, toujours effrayé de proclamer les erreurs ou les torts d’un collègue. Le Magistrat même qui a prononcé en première instance peut prendre place parmi les juges en appel, et cette possibilité se réalise quelquefois.
Il y a, en outre, une circonstance qui tend beaucoup à diminuer dans les quarter sessions la contrainte salutaire de la responsabilité morale. C’est qu’elles sont censées se composer de la totalité des Magistrats du comté, quoique, dans le fait, il n’y en ait qu’un petit nombre qui prennent part à leurs délibérations. Ceux-ci rendent leurs arrêts au nom de la cour, et quelle que soit leur décision, elle ne les compromet pas personnellement.
Il est singulier que les Anglais, qui, dans leur jurisprudence, ont si souvent adopté le principe de l’unité du juge, parce qu’ils regardent l’immense responsabilité qui pèse alors sur lui comme la meilleure garantie de son équité, aient si complètement abandonné ce principe dans la constitution de leurs quarter sessions.
« Voyez, dit M. Brougham, la différence de responsabilité entre les quarter sessions et une des hautes cours du royaume. Au banc du roi, le nom du juge qui prononce le jugement est connu ; le vénérable Magistrat s’offre en personne aux regards de son pays ; il est toujours placé à la barre de l’opinion publique. Ici est lord Tenterden ; ici est M. le juge Bailey, chacun en son nom… Là vous trouvez simplement la cour des quarter sessions, qui n’est le nom de personne, comme dit Swift. Jamais il n’est question individuellement des Magistrats qui la composent, leurs noms ne sont pas même publiés. C’est un corps sans cesse variable ; si du moins il se composait toujours des mêmes individus, il y aurait quelque chose d’approchant une responsabilité ; mais à présent il n’y en a aucune, et où la responsabilité n’existe pas, l’injustice existera aussi long-temps que les hommes seront hommes. »
Voilà pour ce qui est du recours par voie d’appel contre les actes des Magistrats, appel toujours judiciaire, comme vous voyez ; car l’administration centrale n’a point de compétence pour connaître des griefs qui s’élèvent contre les fonctionnaires de l’administration locale. Elle ne peut réformer les actes d’un Magistrat, quoiqu’elle puisse le punir d’une certaine façon, en rayant son nom de la commission de la paix pour le comté. Mais les exemples d’une pareille sévérité sont extrêmement rares, et lord Eldon, le dernier chancelier, s’était imposé la loi, dont nulle force au monde, disait-il, ne pourrait le faire départir, quels que fussent les torts d’un Magistrat, soit dans sa conduite privée, soit dans sa conduite politique, de ne jamais le retrancher de la commission, tant qu’une condamnation judiciaire n’aurait pas été portée contre lui.
L’appel à un tribunal ou à une autorité supérieure suffit, pour le redressement des erreurs involontairement commises par le Magistrat dans l’exercice de ses fonctions. Mais s’il a violé la loi de dessein prémédité ; si dans sa conduite il s’est laissé entraîner par des motifs coupables, une nouvelle sorte de recours doit être ouverte contre lui. Le citoyen lésé par son arrêt a droit de réclamer une indemnité pour le dommage qu’il a éprouvé, et d’appeler sur le prévaricateur la vengeance de la société.
En France, l’autorisation du conseil d’état est nécessaire pour traduire en justice un fonctionnaire public. Une pareille restriction n’existe pas en Angleterre ; mais il en est d’autres équivalentes.
« Les fonctions amoncelées sur nos juges de paix, dit Blackstone, sont tellement nombreuses, que peu d’hommes aiment à s’en charger, et qu’un plus petit nombre encore sont capables de les remplir. Le pays a d’immenses obligations à celui qui, sans vues intéressées, entreprend ce pénible service ; aussi lorsqu’un Magistrat, d’ailleurs bien intentionné, erre involontairement dans l’exercice de ses fonctions, il est traité avec indulgence par les cours supérieures, et de nombreux statuts ont été faits pour le protéger. »
Voici les dispositions de ces statuts, dont parle Blackstone :
1o Nulle action ne peut être intentée contre un Magistrat, pour aucun acte relatif à l’exercice de ses fonctions, si elle ne lui est notifiée un mois à l’avance (24 G. ii, ch. 44, § 1).
2o Le Magistrat peut offrir des dommages et intérêts à la partie lésée, dans le mois qui suit la notification (§ 2).
3o Le plaignant n’est admis à faire la preuve que des faits contenus dans la notification (§ 5).
4o L’action doit être commencée, dans les six mois qui suivent l’acte dont il est porté plainte (§ 7).
5o Si le plaignant obtient un jugement en sa faveur, et que le Magistrat soit déclaré avoir agi méchamment et de dessein prémédité, le plaignant obtiendra doubles frais (§ 8).
6o Mais si le plaignant est débouté, soit faute de preuves suffisantes, soit faute d’avoir rempli les formalités préalables, soit parce que des dommages et intérêts suffisans avaient été offerts, alors le Magistrat obtiendra doubles frais (7. Jac. ch. 5).
7o Si l’action a lieu en raison d’une sentence au criminel, le plaignant ne pourra, en tout cas, recouvrer que le montant des peines pécuniaires, et deux deniers de dommages et intérêts, sans frais, à moins que le Magistrat ne soit déclaré avoir agi méchamment (43, G. iii, ch. 141, § 1).
8o Enfin, le Magistrat doit avoir gain de cause, quand même la sentence attaquée aurait été cassée subséquemment, s’il peut établir que l’accusé était réellement coupable, et que la peine prononcée n’était pas plus forte que celle portée par la loi (§ 2).
Quelque favorables que soient aux Magistrats les dispositions précédentes, la partialité de la cour du banc du Roi, à la juridiction de laquelle ils sont soumis, est pour eux une égide encore bien plus puissante.
Cette cour a trois manières de procéder contre un Magistrat : ou elle lui envoie une admonition, ce que l’on appelle un mandamus, pour le rappeler à son devoir, ou elle institue contre lui une poursuite d’office (information), ou elle permet au plaignant de lui intenter, devant elle, une action au criminel (indictement)…. Mais la cour se montre également avare de ces trois modes de répression, alors même que toutes les formalités légales que nous avons énumérées ont été remplies.
Il est vrai qu’on peut encore procéder contre un Magistrat par voie d’accusation devant la chambre des communes. Mais cette chambre est elle-même, en grande majorité, composée de Magistrats, et l’indulgence si naturelle envers des collègues, offre peu d’espoir au sujet opprimé qui vient demander justice. Rappelons encore, à cet égard, le témoignage de M. Brougham ; voici comme il s’exprimait à la chambre des communes :
« Quelle garantie possédons-nous contre les abus de pouvoir d’un Magistrat ? On me dira que nous pouvons procéder contre lui par voie d’accusation, ou d’action au criminel. Mais par le temps qui court, quel homme serait assez déraisonnable pour venir accuser un Magistrat devant cette chambre ? autant vaudrait attaquer un ministre. Reste l’action au criminel !… Mais pour obtenir seulement une prise en considération, ne faut-il pas apporter la preuve que le Magistrat s’est laissé déterminer par de coupables motifs, et se fonder, non pas seulement sur les assertions des témoins, mais sur des faits qui établissent irrésistiblement la prévarication.
» La difficulté de prouver la corruption est presque insurmontable, parce que le Magistrat, pour se débarrasser de toute responsabilité, n’a qu’à adopter le parti bien simple de ne pas motiver sa décision, de ne dire absolument rien, et de garder pour lui ses raisons. Si vous ne pouvez pas faire voir qu’il a lui-même expliqué ses motifs, ou s’il n’y a pas quelques circonstances tout-à-fait accablantes contre lui, il ne vous est pas possible d’obtenir même une instruction sur l’affaire.
» La corruption dans un Magistrat, disait dernièrement un des recueils périodiques le plus estimés de l’Angleterre,[1], n’est pas seulement de la vénalité. L’amour de la vengeance, l’amour de l’oppression, sont aussi de la corruption. Cependant, dans beaucoup de cas d’une injustice si criante, que toute personne douée d’une dose ordinaire de raison et de sentiment eût déclaré que le Magistrat était le plus grand tyran du monde, la cour du banc du Roi s’est contentée d’absoudre le Magistrat, mais sans lui accorder de dépens, c’est-à-dire, chaque partie payant les siens. C’est une chose bien connue de tous les gens du palais, que la cour ne prend jamais une pareille décision, que lorsque l’opinion des juges est tout-à-fait contraire au Magistrat ; et dans le fait, on en parle toujours comme d’une condamnation formelle. Mais quel dédommagement est-ce au malheureux plaignant, qui doit toujours être, en général, un homme d’une condition peu élevée, d’apprendre qu’il doit s’estimer fort heureux de n’avoir pas à payer aussi les dépens de l’autre partie, pour s’être permis de commencer des poursuites contre un gentleman, qui consacre gratuitement ses services à son pays ? »
Le même écrivain cite l’exemple d’un Magistrat (c’était un ecclésiastique), qui fut dernièrement impliqué dans un procès criminel devant la cour du banc du roi, pour avoir, méchamment et contre l’évidence des faits, mis un individu en prévention. Ce qui suit suffira pour vous faire apprécier la conduite qu’il avait tenue dans cette affaire. Interrogé pourquoi il n’avait pas confronté les témoins avec l’accusé, il répondit qu’il avait l’habitude de laisser tous les comparans, hors celui qu’il interrogeait actuellement, à la porte de son salon, parce qu’il n’aimait pas à sentir l’odeur de tant de gens du commun. Le dénonciateur à la requête duquel les poursuites avaient eu lieu, fut déclaré coupable de faux témoignage, et condamné à des dommages et intérêts considérables. Le Magistrat fut renvoyé en payant moitié des dépens ; il échappa à tout châtiment judiciaire, mais non pas à l’exécration du comté où il réside.
Un même argument est toujours mis en usage par ceux qui prétendent soustraire les Magistrats à une juste responsabilité. « Après tout, c’est un service gratuit ; nous n’avons pas le droit d’être trop sévères. » M. Brougham s’est aussi chargé de répondre à cet argument. « Justice à bon marché est une bonne chose, dit-il ; mais justice à haut prix vaut mieux qu’injustice à bon marché. Si je voyais clairement le moyen de payer les Magistrats, et d’assurer ainsi un accomplissement plus consciencieux des devoirs de la magistrature, je préférerais certainement les rétribuer en argent que de les laisser se payer de leurs propres mains par des bassesses et la violation de leurs devoirs. » Et ici M. Brougham rapporte les divers expédiens auxquels ont recours certains Magistrats pour s’indemniser indirectement des sacrifices qu’ils font à la chose publique avec une si noble apparence de désintéressement. Il y en a, par exemple, qui sont de moitié avec leurs greffiers pour le partage des honoraires, etc. Mais il est juste de dire que ces vils trafics sont une chose rare parmi les Magistrats anglais ; on ne peut guère les reprocher qu’aux Magistrats dans les villes de corporation, qui forment, comme on l’a vu au commencement de cette lettre, une classe tout-à-fait à part. Les véritables juges de paix, les juges de paix de comté, sont la plupart, en raison de leur fortune même, au-dessus de pareilles petitesses. Beaucoup d’entre eux paient eux-mêmes leurs greffiers, et ne leur permettent pas de recevoir d’honoraires. Il n’en est pas moins vrai que leurs services sont loin d’être sans rémunération effective, et l’on a justement observé que, s’il n’en était pas ainsi, il n’y aurait peut-être pas un Magistrat sur cent qui se vouât à ses fonctions, uniquement par amour du bien public. « Indépendamment de tout avantage pécuniaire, dit un écrivain que j’ai déjà cité, il y a une foule de motifs qui doivent faire désirer à un gentleman demeurant à la campagne la place de magistrat : elle lui donne influence, importance, pouvoir ; elle lui fournit mille moyens d’obliger un ami, de désobliger un ennemi ; il peut, avec l’aide d’un collègue complaisant, faire détourner un sentier qui gêne la vue du salon de son ami, refuser une patente à un aubergiste qui lui déplaît, mettre lui-même en prévention ou juger les braconniers de son propre gibier ; il peut enfin, sans prendre beaucoup de peine, se donner les airs d’un grand personnage dans le district où il réside. »
L’institution des Magistrats, avec des avantages éminens, est profondément viciée par l’absence complète de responsabilité. Ils sont irresponsables par les clauses légales qui les protégent, par la partialité avouée de la cour du banc du roi en leur faveur, parce qu’ils n’ont au-dessus d’eux aucun contrôle administratif, et enfin parce qu’ils ne sont point élus. Quand on songe qu’un magistrat a le droit de faire arrêter un des sujets du roi (car tel est encore le terme d’usage en Angleterre), de le mettre en prévention, de le juger correctionnellement en petty sessions, criminellement en quarter sessions, en appel, après l’avoir condamné en première instance ; de le juger, dans ses démêlés trop fréquens avec le fisc, dans ses contestations avec les diverses administrations locales ; de le surveiller dans l’exercice de son industrie ; de régler sa taxe des pauvres, sa taxe des routes, sa taxe pour le comté ; de lui appliquer la loi lorsqu’il est pauvre, pour le faire admettre dans la paroisse ou pour l’en faire exclure, et mille autres petits moyens de vexation que la loi met entre ses mains ; qu’il prend, en outre, une part active à plusieurs branches importantes de l’administration locale ; lorsqu’on pense que tous ces pouvoirs sont exercés sans aucune responsabilité ; que la décision du magistrat, souvent dans les petty sessions, et presque toujours dans les quarter sessions, est définitive et irrévocable ; qu’il n’est contrôlé ni par les tribunaux, qui se font une loi de repousser la plainte, ni par les citoyens dont il n’est pas le mandataire : on se demande s’il est question de l’Angleterre, ou bien de ce que nous nous imaginons être la Turquie.
On me parlera de la puissance des mœurs, des habitudes, de l’opinion, comme servant de correctifs à ce système. Cela est vrai jusqu’à un certain point : en petty sessions, en quarter sessions, occupés à rendre la justice, ou bien à délibérer sur les affaires du comté, les Magistrats sont toujours en présence du public. Même lorsqu’ils exercent dans leurs propres maisons, ils n’ont pas le droit de s’y soustraire à la publicité, bien que je n’affirme pas que dans la pratique il n’en soit pas autrement. S’ils se permettent quelque chose d’irrégulier ou d’illégal, la presse est là pour les rappeler à leur devoir. En l’absence de toutes les autres garanties, la publicité seule a pu protéger les sujets contre l’arbitraire des Magistrats : elle l’a modéré du moins et l’a empêché de se détruire par ses propres excès. C’est grâce à elle que l’institution des Magistrats, malgré sa nature éminemment despotique, a pu traverser tant de siècles, et prendre même un nouveau développement dans l’époque qui a suivi la révolution, époque de liberté pour l’Angleterre, quoique d’une liberté moindre qu’on ne le pense communément. Toutefois dans un village, la puissance de l’opinion est peu de chose, et le malheureux paysan qu’on opprime peut difficilement se faire jour jusqu’au public, à travers le mur d’airain qui l’environne de toutes parts. Les exemples ne manquent pas, d’actes arbitraires, de persécutions odieuses, exercés par des Magistrats. Mais est-il nécessaire de recourir aux faits pour assurer que de graves abus doivent être la conséquence de la cumulation de tant de pouvoirs, jointe à une entière absence de responsabilité ? Avec la moindre connaissance du cœur humain, peut-on croire qu’il en soit autrement ?
Quelques écrivains parlent sans cesse des hautes vertus, du noble caractère des Magistrats anglais ; tirés comme ils le sont de l’élite de la société, comment pourraient-ils ne pas mériter une partie au moins des éloges qu’on leur distribue ? Comme individus, leurs adversaires même se plaisent à leur rendre justice. Mais en possession d’un si vaste pouvoir, et affranchis de toute responsabilité, il est impossible que parfois ils ne se laissent point aller à en abuser.
Cette multiplicité peut être envisagée sous deux points de vue principaux :
1o Le pouvoir excessif qu’elle donne aux Magistrats ; les considérations auxquelles nous nous sommes livrés dans le paragraphe précédent, nous dispensent d’entrer ici dans de nouveaux développemens à ce sujet.
2o L’impossibilité pour un même individu de réunir les connaissances et les qualités nécessaires à l’exercice consciencieux de tant de fonctions diverses. Quant à ce dernier inconvénient, quoiqu’il soit incontestable, il y a, dans la constitution du corps des Magistrats, une circonstance particulière qui tend à l’atténuer.
Comme les Magistrats sont fort nombreux dans chaque comté, la division du travail s’établit entre eux jusqu’à un certain point. L’un s’occupe des affaires du comté en général ; l’autre, pour le district où il habite, des routes paroissiales ; un autre, des routes à barrière ; un autre, des pauvres et de la maison de travail, etc. Je ne dis pas qu’il en soit toujours ainsi, mais enfin cela se voit souvent. L’autorité des Magistrats s’étendant à tout le comté indifféremment, sans distinction de districts, il y a même entre eux cette espèce de concurrence qui existe entre les hautes cours judiciaires anglaises[2], et que Bentham et son école voudraient, avec raison peut-être, établir dans tous les degrés de la judicature. Les relations naturelles de voisinage, et surtout l’institution des petty sessions pour les divers districts, modifient beaucoup sans doute ce principe de concurrence. À la rigueur cependant chacun est maître de s’adresser, dans quelque affaire que ce soit, au Magistrat dont il a la meilleure opinion, et dans les localités où résident plusieurs Magistrats, c’est une faculté dont on fait constamment usage.
Partout, d’ailleurs, le principe de la concurrence agit en ce sens, qu’au bout d’un certain temps les hommes habiles finissent toujours par mettre leurs collègues moins capables entièrement de côté. Ceux-ci se contentent de les voir faire, et beaucoup même s’abstiennent entièrement d’exercer.
La concurrence dans la judicature et l’administration, dont nous voyons une faible ébauche dans l’institution des Magistrats, est un principe d’une haute importance, à peine entrevu de nos jours, mais sur lequel il est bon d’appeler pour l’avenir les méditations des hommes d’état.
Sous ce titre, je comprends la police judiciaire et les différentes sortes de juridictions en matière correctionnelle et criminelle, qui appartiennent aux Magistrats. Ce n’est pas une des particularités les moins remarquables du développement social en Angleterre, que ce pouvoir judiciaire exercé par de simples particuliers, succédant à l’ancienne juridiction des cours féodales, tandis que, dans le reste de l’Europe, l’héritage de ces cours passa au corps des gens de loi. Ce fut, comme je l’ai déjà dit, sous le règne d’Édouard iii, que les conservateurs de la paix reçurent d’abord des fonctions judiciaires, et prirent le titre de juges ; mais il paraît qu’ils devaient toujours être assistés d’un homme de loi, et qu’ils prononçaient avec le concours d’un jury. Peu à peu ils supplantèrent les anciennes cours du comté, du hundred et du manoir. Toute cette classe de crimes que les Anglais appellent felonies, fut jugée par les quarter sessions. Quant à la juridiction sommaire des Magistrats pour les délits et contraventions, juridiction qui a été successivement constituée et augmentée par une multitude de statuts, on n’en connaît pas la première origine. Il est très-singulier qu’une pareille juridiction, si directement contraire à l’article de la grande Charte qui garantit à tous les sujets le droit d’être jugés par leurs pairs, ait fixé si peu l’attention des publicistes, qu’ils ne se soient pas même donné la peine d’en constater les premières traces. On voit seulement que ces pouvoirs ne leur furent distribués qu’avec une grande réserve, durant la lutte long-temps prolongée entre la royauté et le peuple, entre le pouvoir et la liberté ; ils furent beaucoup augmentés, lorsque les droits de l’un et de l’autre eurent été mieux fixés à l’époque de la révolution ; ils reçurent enfin un nouvel accroissement après l’accession de la maison de Hanovre[3].
C’est surtout dans l’exercice de leur pouvoir judiciaire que les Magistrats sont maintenant en Angleterre l’objet de plaintes universelles, et il faut le dire, c’est avec raison. À quel titre, en effet, ces hommes acquièrent-ils le pouvoir de prononcer sur la fortune et la liberté de leurs concitoyens ? La plupart ont passé leur vie dans les occupations de l’agriculture, du commerce, ou le plus souvent dans l’oisiveté. Lorsqu’ils entrent en fonctions, et quelquefois même long-temps après, ils n’ont jamais ouvert un livre de droit, n’ont aucune connaissance des lois dont ils doivent faire l’application, et portent dans leurs fonctions de juges, leurs préjugés et leurs passions habituelles. Tels sont cependant les hommes qu’on investit de pouvoirs judiciaires si étendus.
Dans l’exercice de leur juridiction sommaire, la loi autorise continuellement les Magistrats à prononcer des amendes qui s’élèvent jusqu’à 5, 10, et même 20 liv. st. et un emprisonnement qui va jusqu’à trois et six mois. Souvent ils sont parties intéressées dans l’affaire qu’ils doivent juger, ce qui arrive constamment, par exemple, pour les contraventions aux lois de la chasse. Un propriétaire juge lui-même le braconnier qui tue son gibier ; et vous pouvez penser de quelle manière cette justice est administrée. « Il n’est pas, dit M. Brougham, sur la face de la terre, un pire tribunal, pas même le tribunal d’un cadi, que celui devant lequel sont jugées journellement les contraventions de chasse : je veux dire une paire de Magistrats chasseurs. Loin de moi l’idée que leurs motifs soient criminels ; mais ils sont entraînés à leur insu par l’horreur qu’ils ont de ce caput lupinum, de cet hostis humani generis, comme l’appelait une fois un de mes honorables amis ici présent, de ce feræ naturæ, un braconnier. Les mêmes abus existent dans tout ce qui est soumis à leur juridiction sommaire, dans les jugemens des petits délits contre la propriété, dans les causes de voies de fait, principalement contre des officiers de police, dans les causes de non-paiement de dîmes ; enfin dans une multitude d’autres matières qui intéressent la liberté et la fortune des sujets. La manie de mettre en prévention sans motifs bien fondés a aussi beaucoup augmenté dans ces derniers temps. Un Magistrat met son amour-propre à envoyer aux assises un grand nombre de prévenus : cela lui vaut la gloire d’être cité devant le juge du roi, le shérif et le grand jury. Dans ce jour solennel, il a le plaisir d’entendre ces mots qui volent de bouche en bouche : Quel homme ! quel terrible magistrat ! Personne ne nous envoie tant de monde. »
Dans les quarter sessions, les Magistrats peuvent condamner à l’emprisonnement, au fouet, à l’amende, à la déportation pour sept et quatorze ans. « J’ai frémi, dit M. Brougham, en voyant de quelle manière ces terribles pouvoirs sont quelquefois exercés par une juridiction non responsable de ses actes. » Toute personne qui assiste pour la première fois à des quarter sessions ne saurait se défendre du même sentiment, et on se demande, lorsqu’on a fréquenté ces cours, si elles étaient bien connues de ceux qui ont tant exalté la plénitude des tribunaux anglais. Si l’accusé n’a pas le moyen de payer lui-même un défenseur, il doit s’en passer ; il ne lui en est point nommé d’office. Deux Magistrats suffisent pour former la cour, et le nombre de ceux qui siègent n’est ordinairement pas plus considérable. L’un des deux est le président. Il devrait être élu par ses collègues à chaque session, mais l’usage est de continuer en charge le même individu : c’est presque toujours lui seul qui prononce la peine sans consulter ses collègues ; et ce pouvoir n’aurait aucun inconvénient, si le président l’exerçait sous sa propre responsabilité, et non pas en se couvrant de celle de la cour. D’après ce que j’ai vu, je suis persuadé que, pour un accusé, la condamnation à quelques jours de prison, ou bien à sept années de déportation, est une alternative qui dépend bien souvent de la manière dont le président a passé la nuit. En condamnant un homme, jamais on ne s’abaisse à lui dire en vertu de quelle loi il est condamné ; mais vous entendez des allocutions dans le genre de celle-ci : « Mon ami, vous êtes dans une mauvaise voie ; vous vous ferez pendre ! puissent quelques mois de prison vous rendre plus sage ! » Ou bien : « Mon ami, nous sommes fâchés d’être si sévères ; mais il faut que nous fassions un exemple de vous : vous aurez sept années de déportation. » Enfin les boutades d’esprit aristocratique, d’intolérance, de bigotisme, dont on est témoin dans les quarter sessions, sont faites pour donner une idée peu favorable de la justice qui s’y distribue. Telle est cependant l’importance que les Anglais attachent à l’indépendance pécuniaire comme garantie de l’équité du juge, que, malgré l’inaptitude évidente des Magistrats pour les fonctions judiciaires, beaucoup de personnes hésiteraient à les en dépouiller. Les traitemens qu’on croirait convenables d’allouer aux hommes de loi qui les remplaceraient, afin de les mettre au-dessus de la corruption, et de leur offrir des avantages équivalens à ceux que présente le barreau, seraient si élevés, qu’ils formeraient une addition notable aux charges publiques.
Il est impossible cependant que, tôt ou tard, on n’adopte pas ce parti. Le président des quarter sessions au moins devrait être un homme de loi salarié. Tel est déjà celui du comté de Lancaster, avec un traitement de 800 liv. st. (20,000 fr.) par an.
Dans les grandes villes, la multiplicité des affaires a également rendu indispensable la nomination de Magistrats salariés. À Londres, il y en a vingt-sept, dont trois possédant une espèce de suprématie sur les autres, constituent le tribunal bien connu de Bow-Street. Il y en a également un à Manchester, qui siège tous les jours. Il est probable qu’avec le temps cette innovation deviendra universelle, et même qu’après avoir d’abord exercé leur juridiction concurremment avec les Magistrats, les hommes de loi finiront par les supplanter et par s’approprier entièrement des fonctions qui s’accordent beaucoup mieux avec leurs habitudes et leur éducation.
Une pareille mesure a été dernièrement encore présentée pour le comté de Chester, et je ne puis m’empêcher de rapporter ici un incident qui s’est passé dans le cours de la discussion, parce qu’il est propre à jeter un nouveau jour sur le sujet, et surtout parce qu’il offre un exemple frappant de la manière dont on entend en Angleterre les droits des localités[4].
À la seconde lecture du bill pour la prévention du crime dans le comté de Chester, un membre de la chambre des communes, M. Leycester, s’opposa à la mesure, comme étant propre, par la création d’une magistrature salariée, à faire naître des préventions défavorables contre les Magistrats du comté. « Dans l’opinion de l’honorable membre, ces Magistrats s’acquittaient de leurs fonctions aussi bien que ceux d’aucun autre comté du royaume ; et il regrettait de voir un très-honorable gentleman (M. Peel) se montrer à la chambre dans une pareille occasion, lorsque sa présence ne pouvait avoir d’autre but que d’exercer une influence ministérielle sur un bill tout-à-fait privé (upon a mere private bill). »
M. le secrétaire d’état Peel répondit « qu’il ne pouvait se résigner à ne voir dans le projet en discussion qu’un simple bill privé… Le titre même lui apprenait que c’était un bill pour faciliter la prévention du crime dans le comté de Chester ; et il pensait qu’il y avait là un motif bien suffisant pour légitimer son apparition à la chambre durant les débats. En sa qualité de secrétaire d’état, il se sentait obligé de prendre part à la discussion, et de déclarer que si le comté de Chester consentait à s’imposer la dépense de cette amélioration, il ne voyait pas pourquoi il lui serait interdit d’en faire l’essai. Il avait été question d’appliquer une mesure à peu près semblable à tous les comtés d’Angleterre… Mais en raison de la difficulté du sujet, et du grand nombre de juridictions concurrentes qu’il s’agissait de régler, on s’était aperçu que les travaux préparatoires seraient fort étendus, et prendraient beaucoup de temps. Lorsqu’il considérait le nombre de requêtes constamment adressées au département de l’intérieur, pour obtenir l’assistance des officiers du bureau général de police à Londres (Bow-Street officers), il devait donner avec empressement son appui à toute mesure ayant pour but d’organiser une bonne police locale.
« Toutefois, en continuant de soutenir que le bill ne devait pas être considéré comme étant purement un bill privé, il était bien aise de déclarer devant la chambre, qu’il renonçait à donner son vote dans cette occasion, afin qu’on ne le put pas soupçonner de vouloir s’immiscer dans une affaire d’intérêt local. »
Voilà donc un comté d’Angleterre qui change de fond en comble la constitution de sa magistrature, d’un corps dans lequel sont concentrés les plus vastes pouvoirs administratifs et judiciaires ; et le secrétaire d’état au département de l’intérieur croit qu’il ne lui est pas permis de donner son vote dans cette occasion, de peur de blesser l’indépendance locale. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que le journal dont j’extrais ces détails, et qui appartient au parti radical, gourmande vivement le ministre de son excessive réserve. Tandis qu’en France l’opinion libérale attaque la centralisation, en Angleterre, la même opinion la réclame pour en faire une arme contre l’aristocratie. Mais on ne doit pas craindre qu’en Angleterre cette tendance aille jamais fort loin ; elle est trop contraire à l’ensemble des institutions du pays : elle n’y a point été préparée, comme elle l’a été chez nous, par une longue suite de siècles.
Il me reste à parler des attributions administrative des Magistrats.