Anglicismes et canadianismes/L’Électeur du 18 février 1888
De l’Électeur du 18 février.
Je sais bien que j’ai entrepris une tâche difficile, presque impossible à accomplir. À mesure que les innombrables difformités, vices, défauts et ridicules de notre langage se développent dans mes chroniques aux yeux du lecteur qui croyait sans doute que j’en aurais fini, après deux ou trois expositions faites pour le simple plaisir de l’amuser, tout en lui ouvrant un peu les yeux, on commence à sentir du découragement, une certaine épouvante, et l’on a abandonné tout espoir d’une réforme de notre langage et de notre style, telle que nous en arrivions enfin à parler comme du monde. Oh ! mon Dieu ! je n’en suis encore qu’à mon début et je n’ai presque encore rien dit. J’ai à peine entamé mon sujet, je n’ai fait que l’effleurer d’un doigt rapide, retenu par toutes sortes de considérations et de condescendances. Je ne me suis attaché qu’à un certain nombre d’anglicismes, de canadianismes, d’expressions vicieuses, à quelque origine qu’elles appartiennent, de tournures de phrase ridicules ou baroques qu’il est comparativement aisé de faire disparaître, si l’on veut bien se corriger de ses prétentions et admettre qu’on a beaucoup à apprendre. Que serait-ce si j’abordais le fond même des choses, si je faisais voir le galimatias dans lequel nous pataugeons sous le nom de style, dans quel vide absolu d’idées flottent bon nombre de ces choses qu’on appelle des écrits et qui nous arrivent sous toutes les formes connues de la publicité, depuis la brochure de dix pages jusqu’au volume de quatre cents ! J’en aurais pour toute une année de chroniques quotidiennes de trois colonnes chacune.
Je ferais voir le grand nombre de périls qui nous entourent, et jusqu’à quel point les défauts de notre langage résultent d’un défaut moral, d’un excès de prétention et d’outrecuidance qui nous empêche d’admettre notre insuffisance, et de nous corriger.
Ce défaut moral est poussé si loin chez les canadiens que toute critique littéraire est impossible, et que nous sommes affligés annuellement de productions qui ne sont que d’écœurants bousillages. Que dis-je ! Ce n’est pas seulement la critique qui est impossible, mais une simple analyse le devient également si elle est consciencieuse, raisonnée et dégagée de funestes complaisances. Funestes, non pas seulement parce qu’elles empêchent de prétendus écrivains de retourner à leur véritable métier de maçons, mais surtout parce qu’elles pervertissent l’esprit et le goût public, parce qu’elles dégoûtent les hommes de valeur, parce qu’elles ouvrent les portes toutes grandes à l’incapacité présomptueuse et à la suffisance couronnée de prix de collège, parce qu’elles mènent droit à la flagornerie, à la hâblerie, au charlatanisme qui sont un des fléaux du journalisme moderne, enfin, à l’absence complète d’examen, laquelle provient de celle du raisonnement.
Dans le cours de notre éducation toute de surface, nous avons si peu appris à raisonner, à faire des analyses réfléchies et serrées, à faire des comparaisons, à exercer le discernement, que cela devient plus tard le moindre de nos soucis. Aussi accepte-t-on, sans faire de différences, tout ce qui se présente. On n’examine et on ne juge rien en soi, et, pour ne parler que d’un moindre mal, l’à peu près, la routine, l’adoption aveugle du convenu trônent dans les choses imprimées comme dans l’agriculture, comme dans les constructions, comme dans la cuisine, où il est impossible d’introduire le raisonnement et de faire sortir les gens des sentiers battus, des manières de faire convenues et en usage de temps immémorial, ce qui les exempte d’exercer leur intelligence.
Mais voilà assez de considérations préalables pour aujourd’hui. Il y a tant à dire que je n’en finirais plus ; et je ne tarderais pas à m’entendre appeler « vieillard grincheux, » n’étant pas encore vieillard suffisamment malfaisant pour devenir conseiller législatif. Passons donc de nouveau à la démonstration et faisons comme les Spartiates qui, pour dégoûter à jamais leurs enfants de l’ivrognerie, leur faisaient voir des esclaves ivres de vin.
Je lisais il n’y a pas longtemps des choses comme celles-ci :
Les agents de sûreté ont été heureux dans leurs recherches d’à peu près 80 pour cent.
Le témoignage des personnes plus haut nommées est unanime à reconnaître la fausseté des assertions……
Nos rues sont d’un mal tenu remarquable pour le principe……Partout une boue que ça fait plaisir à voir pour la quantité.
Le dommage causé par la destruction de la chaussée est d’environ $1200, indépendamment du temps d’arrêt des manufactures.
On dit que la compagnie du Pacifique, qui emploie déjà 150 hommes dans les usines de Farnham, offre de les agrandir et de donner de l’emploi à au moins 250 ouvriers.
Le Dr Montague et M. Cimon proposeront et seconderont l’adresse en réponse au discours du trône.
Cette limite exclura les pêcheurs américains de pénétrer dans les baies canadiennes……
« Il a dû lui falloir une grande dose de patience……
« L’Ordre serait-il prêt à aller aussi loin dans le support de M. Ross ?
« Un tel a été envoyé en prison sur conviction de vol……
« Conspiration pour faux ; au lieu de complicité de.
« Je me rappelle qu’en 1843 ou 1844, le Dr Nelson et l’honorable D. B. Viger contestèrent le comté » pour se disputèrent le comté. En voilà un comté qui n’a pas de chance, ma parole d’honneur !
En finira-t-on une fois avec des formules comme celle-ci ?
« On a reçu des informations, disant…… Pourquoi ne pas dire simplement : On a reçu la nouvelle que…… On nous apprend que…… Nous apprenons que……
Ce serait une manière de nous débarrasser de l’éternel et invariable « Information, » mis à la place de renseignement.
« Nous sommes informés » est une des plus horribles expressions que je connaisse. Dites donc plutôt que vous êtes informes, et ça sera beaucoup plus juste.
Une autre expression impayable, prise toute crue de l’anglais, c’est celle-ci que l’on emploie par exemple à la fin d’un admirable discours : « Avec ces quelques remarques, je termine…… » Cela veut dire : Pour me résumer, je dirai……
Où a-t-on pris « présider à l’orgue, se noyer accidentellement, plaider des circonstances atténuantes pour invoquer, devenir en force » pour venir en vigueur ? Il n’y a que nous, les canadiens du pays, qui puissions comprendre ce mauvais anglais-là.
Et dire que la plupart des fois qu’on se sert de ces expressions baroques, inexorablement prises de l’anglais, on a dans le français des expressions toutes faites, qu’on emploie tous les jours et que tout le monde connaît. Mais quand on se fait imprimer, ce n’est plus la même chose. Vous comprenez bien, présider à l’orgue ! ça n’est pas du commun, cela !…
Je lisais encore : « Le Herald publie une entrevue avec M. Morin, membre de la législature de Terreneuve, décrivant la nullité complète des pêcheries sur les côtes de Terreneuve et du Labrador. »
Hein ! Qu’en dites-vous, de celle-là ? Nos pêcheries sont nulles sur les côtes de Terreneuve et du Labrador ! Voilà pourquoi nous nous donnons tant de mal (de trouble !) pour en éloigner les américains. Le pauvre hère qui a écrit cela voulait dire sans doute « l’insuccès complet de la pêche cette année » ou quelque chose d’analogue ; mais il ne l’a pas dit, voilà toute la différence.
Quand cessera-t-on d’écrire « Le prince héritier allemand, » pour le prince héritier d’Allemagne ? Il y a beaucoup de princes héritiers allemands, mais il n’y a qu’un prince héritier d’Allemagne.
De même, ambassadeur « français » ne signifie pas du tout ambassadeur « de France. » Il faudrait voir à se donner la peine d’ajouter une simple préposition : ça n’est pas si difficile après tout. Mais on ne sait pas quoi imaginer pour s’épargner le plus petit travail. C’est pour cela que l’on voit se glisser dans les journaux des négligences comme celles-ci :
« Toutes les couleurs de la voûte, pour de la vérité ;
« Voie tachée pour voie lactée……
Dans l’intérêt de ses provisions pour de ses paroissiens.
Et ainsi de suite, tant qu’on voudra. Oh ! Dieu nos pères !
Quand finiront nos misères ?
« Après avoir disposé des affaires de routine » jour après avoir réglé les……
« Au désir de la constitution, » « Suivant le désir de la loi » pour aux termes de la constitution, Suivant les prescriptions de la loi……
« Personnes anxieuses de connaître le résultat, » pour désireuses, impatientes, curieuses, etc……
« Le colonel Staaf a fait un long règne, » pour un long séjour en France.
Et le conditionnel invariablement employé à la place du présent, comme dans ce cas-ci : « Il paraîtrait que, » pour Il paraît que……
L’éternel « incorporé, » pour constitué, organisé. « En masse, » pour en nombre.
« Assistant » pour adjoint, etc… « Suggérer » pour « Proposer. »
Un journaliste canadien aimerait mieux être brûlé vif que de se servir une seule fois du mot « proposition, » quand le sens de ce qu’il écrit l’indique. « Suggestion, » à de très rares exceptions près, est toujours pris en mauvaise part. « C’est une insinuation mauvaise, dit Littré. Suggestion et instigation ont cela de commun qu’ils attachent un sens mauvais à l’impulsion que l’on communique à autrui. Suggestion exprime quelque chose qui s’insinue, et instigation quelque chose qui aiguillonne. »
Y êtes-vous ? Allez-vous encore me suggérer de recevoir 1200 dollars de rente ? Allez-vous me suggérer de prendre des actions de la banque de Montréal ?…… J’en suis bien certain. Ce n’est pas en un jour qu’on se corrige de suggérer.
Je suis décidé à faire une guerre implacable à « comme, » qui a reparu dernièrement dans nos journaux, avec redoublement d’insolence, et plus insupportable que jamais. Lisez-moi ceci :
« Messieurs X. X. ont cru devoir faire, au Sénat, la cause de nos adversaires. Comme facture, comme intérêt pour le public, comme rancunes personnelles, ils ont pu avoir raison. »
Est-ce que ce n’est pas effrayant ?
« En France, chaque personne condamnée deux fois pour ivresse, ne sera nommée comme juré à aucune fonction publique. »
« Monsieur X, qui a été battu comme conseiller »……
Cela veut dire, en bon français, pas autre chose que ceci : Monsieur X, qui a reçu une bonne raclée, en sa qualité de conseiller municipal. Il ne peut pas être défait comme conseiller municipal, puisque, précisément, il n’a pas été élu conseiller.
Et encore : « Comme résultat de ces négociations, un traité a été conclu »……
Parce qu’il y a dans l’anglais As a result of those negociations, on s’est dépêché, bien entendu, de mettre dans la traduction : Comme résultat de…… Pour bien faire, il faut traduire ainsi : « Un traité, résultant de ces négociations, a été conclu. »
Je suis presque au désespoir de faire adopter « Soutenir, appuyer » un gouvernement, au lieu de Supporter……
Figurez-vous que, voulant me familiariser ces jours-ci avec le fonctionnement de nos institutions publiques, je me procurai un livre intitulé Y, Y.
Arrivé à la page 21, je lis : Le règlement de la dette laissée aux provinces d’Ontario et de Québec, et son assomption par le gouvernement fédéral…
« Son assomption » était mis là pour l’anglais Its assumption. C’est ainsi que nos traductions ressemblent fort souvent à des transformations de l’anglais faites par des Anglais, tant les constructions de phrases et les locutions sont les mêmes ?
Malgré ma grande habitude de ces massacres, « Son assomption » était réellement trop fort pour moi, et je tombai en une forte syncope. Cinq minutes après, on me fit revenir à la vie au moyen d’un peu de " castor oil, " médicament provenant d’une plante appelée ricin, et que les canadiens appellent communément « huile de castor. »
" Castor oil " se traduit par « huile de castor, » de même que beaver se traduit par « beaver ; » c’est absolument la même chose. Et dire que les médecins eux-mêmes, au lieu d’employer le véritable mot qui est huile de ricin, ne rougissent pas de céder à l’empire de l’habitude et de dire eux aussi : « huile de castor ! » Cela me couvre de confusion depuis la nuque jusqu’au tibia.
Un journal de Montréal faisait l’autre jour l’énumération des compagnies de colonisation qui s’étaient formées dans le Nord-Ouest, et appelait l’une d’elles « compagnie de la Ceinture fertile, » pour Fertile Belt qui est dans l’anglais. Ça, au moins, c’est amusant, et si l’on n’était jamais barbare que de cette façon-là, j’en aurais des coliques, mais je ne serais jamais capable de me fâcher.
Items pour « Articles » du budget. « Contribuer » une somme pour contribuer pour une somme de……
« Espace » très-souvent employé pour « Intervalle »
« Augurer » mis à tout propos pour présager.
« Présager, » à son tour, devient indépendant en diable et se passe de tout le monde. Ainsi, l’on dit : « Rien, dans les territoires, ne présage des troubles, pour « ne fait présager…… »
« Carte complimentaire » pour « Carte de faveur. »
J’ai lu l’autre jour dans un journal : « Échapper un contrat »……Je ne comprends pas, ni vous non plus.
Assez, assez………