Anna Karénine (trad. Bienstock)/I/04

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 20-28).


IV

Daria Alexandrovna, vêtue d’une matinée, sa maigre chevelure, autrefois si belle et si épaisse, nouée en tresse sur le sommet de la tête, le visage fané, amaigri, les yeux effrayés, encore agrandis par la maigreur, était debout, entourée d’objets en désordre devant un chiffonnier ouvert dont elle triait d’autres objets. Au bruit des pas de son mari elle s’arrêta et regarda la porte en s’efforçant, en vain, de donner à son visage une expression sévère et méprisante. Elle sentait qu’elle avait peur de lui et redoutait une explication. Pour la dixième fois depuis trois jours, elle venait de se mettre à faire le triage de ce qui lui appartenait à elle et aux enfants pour l’emporter chez sa mère ; mais, de nouveau, elle ne pouvait s’y résoudre. Cependant, la fois précédente, elle s’était dit qu’il fallait en finir ; elle avait décidé qu’elle devait agir sans hésitation, le punir, l’humilier, au moins se venger un peu du mal qu’il lui avait fait. Elle continuait à dire qu’elle allait le quitter, mais, au fond, elle se rendait compte que c’était impossible. C’était impossible parce qu’elle ne pouvait se déshabituer de le regarder comme son mari et de l’aimer. En outre, elle sentait que si chez elle, dans sa maison, elle arrivait à peine à soigner ses cinq enfants, cela lui serait encore plus difficile là où elle voulait s’en aller. Depuis trois jours le plus jeune était souffrant parce qu’on lui avait mal préparé sa bouillie, et la veille, les autres avaient à peine pu dîner. Elle sentait que son départ ne pouvait avoir lieu ; néanmoins, se leurrant elle-même, elle continuait ses préparatifs, s’en donnant ainsi l’illusion.

Quand elle aperçut son mari, elle plongea les mains dans le tiroir du chiffonnier comme pour y chercher quelque chose et se retourna seulement quand il fut très près d’elle. Son visage auquel elle s’efforcait de donner une expression de sévérité n’exprimait que la souffrance et l’abattement.

— Dolly ! fit-il d’une voix douce et timide. Et enfonçant sa tête dans les épaules, il cherchait une contenance humble et soumise, mais ne parvenait pas à atténuer son apparence de fraîcheur et de parfaite santé.

D’un regard rapide, elle le toisa des pieds à la tête.

— « Oui, pensa-t-elle, il est heureux et satisfait. Mais moi… Et cette bonté exaspérante, qui lui vaut l’amitié et les louanges de tous, m’inspire au contraire de la haine pour lui ! »

Ses lèvres se serrèrent, sa joue droite fut prise d’un tremblement convulsif, son visage devint pâle et se contracta.

— Que voulez-vous ? dit-elle d’une voix grave et brève que l’émotion rendait méconnaissable.

— Dolly, répéta-t-il la voix tremblante. Anna arrive aujourd’hui…

— Eh bien, que m’importe ? Je ne puis la recevoir, s’écria-t-elle.

— Mais cependant, Dolly, il le faut…

— Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! cria-t-elle sans le regarder et comme sous l’empire d’une douleur physique.

Stépan Arkadiévitch avait pu être tranquille tant qu’il avait pensé à sa femme ; il avait pu croire que, suivant l’expression de Matthieu, tout s’arrangerait, et il avait lu tranquillement le journal et bu son café, mais quand il vit ce visage tourmenté de martyre, quand il entendit le son de cette voix accablée et désespérée, ces soupirs étouffés, sa gorge se serra et ses yeux s’emplirent de larmes.

— Mon Dieu, qu’ai-je fait ? Dolly ! Au nom de Dieu !… s’écria-t-il ; mais il ne put continuer, les sanglots étouffaient sa voix.

Elle ferma brusquement le chiffonnier et le regarda.

— Dolly, que puis-je te dire ? Rien, sinon implorer mon pardon ! Souviens-toi des neuf années que nous avons vécues ; ne peuvent-elles racheter un moment, un moment…

Les yeux baissés elle écoutait, attendant ce qu’il allait dire pour la fléchir, la rassurer.

— Un moment d’entraînement ?… prononça-t-il.

Il voulut continuer, mais à ce mot, les lèvres de Dolly se crispèrent comme sous l’aiguillon d’une douleur physique, et, de nouveau, le côté droit de son visage tressaillit.

— Allez-vous-en ! Sortez d’ici ! cria-t-elle encore plus fort, et ne me parlez pas de vos entraînements et de vos turpitudes.

Elle voulut s’éloigner, mais elle chancela et s’appuya au dossier d’une chaise. Son visage se détendit, ses lèvres se gonflèrent et ses yeux s’emplirent de larmes.

— Dolly, prononça-t-il en sanglotant. Au nom de Dieu, pense aux enfants, ils ne sont pas coupables, eux ! Moi seul suis coupable ; punis-moi, ordonne-moi de racheter ma faute par n’importe quel moyen. Je suis prêt à tout ! Je suis coupable, il n’y a pas de mots pour exprimer combien je suis coupable, mais, Dolly, pardonne-moi !

Elle s’était assise. Il entendait sa respiration profonde et pénible et il la plaignait sincèrement. Plusieurs fois elle voulut parler, mais elle ne le put. Il attendait.

— Tu te souviens des enfants pour en jouer, mais moi j’y pense sérieusement, je sais qu’ils sont perdus maintenant.

Pendant ces trois derniers jours, elle avait dû se répéter fréquemment cette phrase.

Elle l’avait tutoyé ; il la regarda avec reconnaissance et s’avança pour lui prendre la main, mais elle s’écarta de lui avec dégoût.

— Oui, dit-elle, je me souviens des enfants, c’est pourquoi je ferai tout au monde pour les sauver, mais je ne sais pas moi-même de quelle façon m’y prendre pour cela : dois-je les éloigner de leur père ou les laisser vivre près d’un débauché… Voyons, après ce qui s’est passé, dites s’il nous est possible de vivre ensemble ? Est-ce possible, répétait-elle en élevant la voix, quand mon mari, le père de mes enfants, a une liaison avec leur gouvernante ?…

— Mais que faire ? que faire ? dit-il d’un ton navré, ne sachant lui-même ce qu’il disait et baissant de plus en plus la tête.

— Vous êtes vil, et vous m’inspirez du dégoût ! s’écria-t-elle, s’emportant davantage. Vos larmes ne sont que de l’eau ! Vous ne m’avez jamais aimée, vous n’avez ni cœur, ni fierté ! Vous êtes un homme méprisable et vil ; vous n’êtes plus pour moi qu’un étranger, oui, tout à fait un étranger !

Elle prononça avec une expression de souffrance et de colère ce mot étranger, auquel elle attachait un sens si terrible.

Il la regardait, et la colère qui se lisait sur son visage l’effrayait et l’étonnait tout à la fois. Il ne comprenait pas que sa pitié pour elle l’exaspérait. De son côté elle voyait qu’il la plaignait mais qu’il ne l’aimait plus.

« Non, elle me hait, pensa-t-il, elle ne me pardonnera jamais ! »

— C’est affreux, affreux ! s’écria-t-elle.

À ce moment, dans une chambre voisine, un des enfants, qui probablement venait de tomber, se mit à crier. Daria Alexandrovna l’entendit, et soudain, son visage s’adoucit.

Pendant quelques secondes elle parut se ressaisir et se demander ce qu’elle devait faire, puis brusquement elle se leva et se dirigea vers la porte.

« Elle aime mon enfant, pensa-t-il, en remarquant le changement de son visage aux cris de l’enfant, mon enfant… Comment donc peut-elle me haïr ? »

— Dolly, encore un mot, dit-il en la suivant.

— Si vous me suivez, j’appellerai les domestiques, les enfants, afin que tout le monde sache que vous êtes un lâche ! Je pars aujourd’hui. Vous pouvez rester ici avec votre maîtresse !

Elle sortit en frappant la porte.

Stépan Arkadiévitch soupira, essuya son visage, et sortit à pas lents.

« Matthieu a dit que tout s’arrangera. Mais comment ? Je n’en vois même pas la possibilité. Hélas ! quel ennui ! Et, dans sa colère, comme elle s’est servie d’expressions vulgaires, se dit-il se rappelant ses cris et les mots lâche et maîtresse. Et la femme de chambre aura peut-être entendu. C’est mal, c’est vulgaire ; oui, c’est très mal ! »

Stépan Arkadiévitch s’arrêta pendant quelques secondes, puis essuya ses yeux, soupira, et, se redressant, sortit de la chambre.

C’était un vendredi ; dans la salle à manger, l’horloger, un Allemand, remontait la pendule. Stépan Arkadiévitch se rappela une plaisanterie qu’il avait faite un jour sur cet horloger chauve et que lui avait inspirée la régularité de cet homme.

— On a dû le remonter pour toute sa vie, avait-il dit, afin qu’il puisse remonter les pendules.

Ce souvenir le fit sourire. Stépan Arkadiévitch aimait fort la plaisanterie.

— Et puis cela s’arrangera peut-être, conclut-il. Un joli mot : s’arrangera. Il faut raconter cela.

— Matthieu ! s’écria-t-il. Installe le divan avec Marie pour Anna Arkadiévna.

Le domestique accourut.

— Bien, dit-il.

Stépan Arkadiévitch revêtit sa pelisse et sortit sur le perron.

— Vous ne dînerez pas à la maison ? demanda Matthieu qui l’accompagnait.

— Je ne sais pas. Tiens, voici pour la dépense, dit-il en prenant dix roubles dans son portefeuille. Est-ce assez ?

— Assez ou pas assez, il faut évidemment s’en contenter, dit Matthieu en remontant le perron après avoir fermé la portière.

Pendant ce temps, Daria Alexandrovna avait consolé l’enfant. Au roulement de la voiture, elle comprit que son mari était parti et elle revint dans sa chambre. Là seulement elle se sentait à l’abri des soucis de famille qui l’accablaient dès qu’elle en sortait. L’Anglaise et la bonne avaient profité des quelques instants qu’elle avait passés dans la chambre des enfants pour lui poser certaines questions auxquelles seule elle pouvait répondre : comment habiller les enfants pour la promenade ? Fallait-il leur donner du lait ? Ne devait-on pas envoyer chercher un autre cuisinier ?

— Ah ! laissez-moi, laissez-moi ! dit-elle en se réfugiant dans sa chambre. Elle s’assit à cette même place qu’elle occupait en causant avec son mari, joignit ses mains osseuses dont les doigts amaigris laissaient glisser les bagues, et se remémora la conversation qu’elle venait d’avoir quelques instants auparavant.

— Parti ! s’écria-t-elle, mais a-t-il rompu avec elle ? La voit-il encore ? Pourquoi ne le lui ai-je pas demandé ? Non, non, toute réconciliation est impossible. Si même nous restons sous le même toit, nous serons des étrangers pour toujours, répétait-elle de nouveau, attachant à ce mot une signification particulièrement terrible pour elle. Ah ! comme je l’aimais ! Mon Dieu, comme je l’aimais ! Et maintenant, est-ce que je ne l’aime pas encore ? Est ce que je ne l’aime pas plus, même, qu’auparavant ? Voilà bien le plus terrible.

Elle n’acheva pas. Matriona Philémonovna apparut à la porte.

— Madame devrait donner l’ordre d’envoyer chercher mon frère, dit-elle, il préparerait le dîner ; autrement ce sera comme hier ; les enfants resteront jusqu’à six heures sans manger.

— Bien, bien, répondit-elle, je sortirai tout à l’heure et je donnerai des ordres. A-t-on envoyé chercher du lait frais ?

Et Daria Alexandrovna, se plongeant dans les soucis quotidiens, y noya momentanément sa douleur.