Anna Karénine (trad. Bienstock)/I/03

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 12-19).


III

Une fois habillé, Stépan Arkadiévitch se parfuma, d’un geste habituel tira ses manchettes, mit dans sa poche ses cigarettes, son portefeuille, ses allumettes, sa montre et sa chaîne double à breloques, déplia son mouchoir, et, se sentant propre, parfumé, bien portant et physiquement gai malgré son malheur, tout en traînant un peu les jambes passa dans la salle à manger où l’attendaient, à côté de son café, les lettres et les papiers du ministère.

Il lut les lettres : L’une d’elles, fort désagréable, était d’un marchand qui voulait acheter la forêt et le domaine de sa femme. Il était nécessaire de vendre, mais, avant sa réconciliation avec sa femme, il n’y pouvait plus penser, et le plus désagréable c’était qu’un intérêt d’argent se mêlât à cette réconciliation. La pensée qu’il pouvait être incité à se réconcilier avec sa femme par une question d’argent, le blessait.

Après avoir lu les lettres, Stépan Arkadiévitch rapprocha de lui les papiers du ministère, feuilleta rapidement deux dossiers, écrivit au crayon quelques notes et, repoussant les dossiers, prit son café. Tout en buvant, il déplia le journal du matin encore humide et se mit à lire. Stépan Arkadiévitch recevait et lisait un journal libéral non d’opinions extrêmes mais de cette moyenne où se tient la majorité. Bien que ni la science, ni l’art, ni la politique proprement dite ne l’intéressassent il avait une opinion arrêtée sur tous ces sujets : celle de la majorité et de son journal, et il n’en changeait qu’avec la majorité, ou, pour mieux dire il n’en changeait point, mais c’était les opinions elles-mêmes qui se modifiaient insensiblement en lui. Stépan Arkadiévitch ne choisissait ni la direction ni les opinions, elles venaient à lui d’elles-mêmes, de même qu’il ne choisissait pas la forme d’un chapeau ou d’un vêtement mais se conformait à la mode. Avoir des opinions, pour cet homme qui vivait dans un certain milieu, avec le besoin d’une certaine activité de pensée dont le développement s’effectue généralement à l’âge mûr, c’était aussi nécessaire que d’avoir un chapeau. S’il préférait l’opinion libérale à la conservatrice, à laquelle se rangeaient beaucoup de personnes de son monde, c’était moins parce qu’il trouvait l’opinion libérale plus raisonnable que parce qu’elle était plus en rapport avec son train de vie. Le parti libéral disait qu’en Russie tout allait mal, et, en effet Stépan Arkadiévitch avait beaucoup de dettes et manquait d’argent. Le parti libéral affirmait que le mariage est une institution démodée et bonne à réformer, et en effet, la vie familiale procurait peu de plaisirs à Stépan Arkadiévitch et le forçait à mentir et à feindre, au mépris de sa franchise naturelle. Le parti libéral disait, ou plutôt laissait entendre, que la religion n’est qu’un frein pour la classe illettrée de la population, et, en effet, Stépan Arkadiévitch ne pouvait écouter, sans avoir mal aux jambes, la messe la plus courte et ne pouvait comprendre l’utilité de toutes ces paroles pompeuses et terribles sur l’autre monde quand la vie ici-bas peut être si gaie. En outre, Stépan Arkadiévitch, qui aimait la plaisanterie gaie, prenait parfois plaisir à étonner un homme pacifique quelconque, en disant que si l’on s’enorgueillit de la race, il ne faut cependant pas s’arrêter au prince Rurik et renier ce premier ancêtre : le singe. Ainsi la direction libérale devenait une habitude pour Stépan Arkadiévitch, et il aimait son journal, comme un cigare après dîner, pour le léger brouillard qu’il produisait en sa tête.

Il lut le premier article. « De notre temps, y disait-on, l’on crie vainement que le radicalisme menace d’engloutir tous les éléments conservateurs et que le gouvernement est obligé de prendre des mesures pour la suppression de l’hydre révolutionnaire. Au contraire, selon nous, le danger n’est pas dans l’hydre imaginaire de la révolution mais dans l’obstacle des traditions qui entravent le progrès, etc. » Il lut ensuite un article financier où étaient cités les noms de Bentham, de Mill, etc., et qui contenait des pointes à l’adresse du ministère. Avec sa vivacité habituelle d’assimilation, il saisissait le sens de chaque allusion, il voyait de qui elles venaient, à qui elles s’adressaient, au sujet de quoi, et, d’ordinaire, il en éprouvait un certain plaisir. Mais ce jour-là ce plaisir était empoisonné par le souvenir des conseils de Matriona Philémonovna et du désarroi de sa maison où tout allait si mal. Il lut aussi que le comte de Beust, comme le bruit en avait couru, était parti pour Wiesbaden ; qu’il n’existait plus de cheveux gris ; il lut l’annonce de la vente d’une voiture légère, et la demande d’emploi d’une jeune personne, mais ces renseignements ne lui procuraient pas, comme d’habitude, un plaisir doux, ironique. Ayant terminé son journal, il but une deuxième tasse de café, mangea un croissant beurré, puis il se leva et secoua les miettes tombées sur son gilet ; ensuite, dilatant sa large poitrine, il sourit joyeusement, non qu’il eût en l’âme quelque sentiment particulièrement agréable : la bonne digestion seule était cause de ce joyeux sourire.

Mais soudain tout lui revint à la mémoire et il devint pensif.

Deux voix d’enfants se firent entendre derrière la porte. Stépan Arkadiévitch reconnut la voix de Gricha, son jeune fils, et celle de Tania, sa fille aînée. Ils traînaient quelque chose qu’ils laissèrent tomber.

— Je te disais bien de ne pas mettre les voyageurs sur l’impériale, cria la fillette, en anglais. Voilà ! maintenant, ramasse !

« Tout va de travers, pensa Stépan Arkadiévitch. Maintenant les enfants ne sont plus surveillés ! »

Il s’approcha de la porte et les appela. Ils quittèrent la boîte qu’ils avaient transformée en chemin de fer et vinrent près de leur père.

La fillette, favorite du père, accourut hardiment. Il l’embrassa. Toute rieuse, elle resta suspendue à son cou, ravie comme toujours de l’odeur des parfums qui se dégageait des favoris de son père. Ayant enfin embrassé son visage congestionné par la position inclinée où elle le maintenait et illuminé par la tendresse, la fillette détacha ses bras et voulut s’en aller. Son père la retint.

— Que fait maman ? demanda-t-il en caressant le petit cou délicat et doux de sa fille. Puis s’adressant à son fils. « Bonjour, » lui dit-il. Il reconnaissait qu’il aimait moins le garçon et il s’efforcait toujours d’être juste ; mais l’enfant sentait cette préférence, et il ne répondit pas au sourire de son père.

— Maman, répondit la fillette, elle est levée.

Stépan Arkadiévitch soupira.

« Elle n’a encore pas dormi de la nuit », pensa-t-il.

— Eh bien, est-elle gaie ? poursuivit-il.

La fillette savait qu’une querelle avait eu lieu entre ses parents et que sa mère ne pouvait être gaie ; elle comprit que son père dissimulait en posant cette question si délibérément et elle rougit pour lui. Il s’en aperçut aussitôt et rougit aussi.

— Je ne sais pas, dit-elle. Elle ne nous a pas ordonné d’étudier ; elle nous a dit d’aller chez grand’mère avec miss Hull.

— Eh bien, va, ma petite Tanioucha. Ah, attends, dit-il, la retenant encore et caressant sa petite main délicate.

Il prit sur la cheminée une petite boîte de bonbons qu’il y avait placée la veille et lui en donna deux, en choisissant ceux qu’elle préférait : un chocolat et un fondant.

— Celui-ci est pour Gricha ? demanda la fillette en montrant le chocolat.

— Oui, oui, répondit-il ; et, caressant encore sa petite épaule, il lui embrassa les cheveux et le cou, puis la laissa partir.

— La voiture est avancée ! dit Matthieu. Ah ! il y a une solliciteuse, ajouta-t-il.

— Depuis longtemps ?

— À peu près une demi-heure.

— Combien de fois t’ai-je ordonné de m’avertir aussitôt.

— Il faut au moins vous donner le temps de prendre votre café, dit Matthieu d’un ton amical et familier contre lequel on ne pouvait se fâcher.

— Eh bien, dépêche-toi de faire entrer ! dit Oblonskï en fronçant les sourcils de dépit.

La solliciteuse, veuve d’un capitaine d’état-major nommé Kalinine, demandait une chose impossible et insensée. Mais Stépan Arkadiévitch, comme il en avait coutume, la pria de s’asseoir, l’écouta attentivement sans l’interrompre et lui indiqua exactement la marche à suivre ; il lui écrivit même, de sa belle écriture longue et lisible, un petit mot pour quelqu’un qui pouvait lui être utile.

Aussitôt la solliciteuse partie, Stépan Arkadiévitch prit son chapeau et s’arrêta, se demandant s’il n’avait point oublié quelque chose : il n’avait rien oublié, sauf ce qu’il voulait principalement oublier : sa femme.

— Ah ! oui ! s’écria-t-il en baissant la tête, et son joli visage prit une expression de mélancolie. Dois-je y aller ou non ?

Une voix intérieure lui disait de n’y pas aller, que tout ce qu’il dirait ne serait que feinte et mensonge, que la situation était irréparable parce qu’il était aussi impossible de rendre à sa femme le charme et l’attrait de la jeunesse que de faire de lui un vieillard inaccessible à l’amour. Maintenant le mensonge et l’hypocrisie pouvaient seuls le tirer de ce mauvais pas, et ces moyens répugnaient à sa franchise naturelle.

— « Cependant, il faudra bien en arriver là. On ne peut laisser les choses en cet état », se dit-il en tâchant de se donner du courage.

Il se redressa, prit une cigarette, l’alluma, aspira deux bouffées et la jeta dans un cendrier de nacre ; puis, à pas rapides, il traversa le salon et ouvrit la porte de la chambre de sa femme.