Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/01

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 247-253).


DEUXIÈME PARTIE


I


Vers la fin de l’hiver les Stcherbatzkï se concertèrent sur le parti à prendre au sujet de la santé de Kitty, qui avait besoin de rétablir ses forces affaiblies. Elle était malade, et, à l’approche du printemps, son état s’aggravait. Le médecin de la famille lui avait ordonné successivement de l’huile de foie de morue, du fer, puis du nitrate d’argent ; mais aucune amélioration ne s’était produite, et maintenant il conseillait de partir au printemps pour l’étranger. Un célèbre médecin fut appelé en consultation ; l’éminent docteur, un très bel homme, encore jeune, exigea un examen minutieux de la malade. À son avis, et il insistait avec complaisance sur cette idée, la pudeur des jeunes filles n’était qu’un reste de barbarie et rien n’était plus naturel pour un jeune médecin que d’examiner une jeune femme nue. Cela lui semblait d’autant plus naturel qu’il le faisait chaque jour comme un acte ordinaire de la vie et, sans penser à mal, de sorte que la pudeur d’une jeune fille, qu’il attribuait à un reste de barbarie, lui faisait l’effet d’une offense personnelle.

Il fallut se soumettre. Tous les médecins cependant fréquentent la même école, étudient les mêmes livres et connaissent les mêmes sciences, de l’avis même de certaines gens le célèbre docteur n’était pas aussi habile qu’on voulait bien le dire, néanmoins et malgré toutes ces raisons, dans la maison de la princesse et dans tout son entourage, il était considéré, on ne sait pourquoi, comme l’unique médecin capable, et tous faisaient dépendre de lui seul le salut de Kitty. Ayant examiné sérieusement et avec soin la malade, toute confuse et accablée de honte, le célèbre médecin se lava minutieusement les mains et passa dans le salon pour causer avec le prince. Celui-ci fronçant les sourcils et toussotant, écoutait le médecin. En homme qui a beaucoup vécu, et n’a jamais été malade, il ne croyait point à la médecine, et, en lui-même, il était à la fois fâché et honteux de cette comédie, d’autant plus que lui seul peut-être comprenait la véritable cause de la maladie de Kitty : « Voilà un chasseur qui m’a tout l’air de rentrer bredouille », pensait-il en appliquant cette expression du langage cynégétique au célèbre médecin, dont il écoutait distraitement le bavardage sur les indices de la maladie de sa fille.

Le docteur, tout en s’efforçant de ne pas laisser paraître son mépris pour ce vieux gentilhomme, n’essayait que faiblement de lui faire comprendre ses explications. Il comprenait qu’avec le vieux prince il perdait sa peine et que la mère était vraiment la tête de la maison. C’est devant elle qu’il comptait développer ses arguments. À ce moment la princesse entra au salon avec le médecin de la famille. Le prince s’éloigna, cherchant à dissimuler combien toute cette comédie lui semblait ridicule. La princesse était troublée et indécise : elle se sentait coupable envers Kitty.

— Eh bien, docteur, décidez de notre sort, dit-elle, ne me cachez rien. « Y a-t-il de l’espoir ? » voulait-elle dire, mais ses lèvres tremblaient et elle ne put articuler cette question. — Eh bien ! docteur, quelle est votre opinion ?

— Un moment, princesse ; je vais m’entretenir avec mon confrère et ensuite j’aurai l’honneur de vous exposer mon opinion.

— Alors il faut que nous vous laissions ?

— S’il vous plaît.

La princesse sortit en soupirant.

Quand les docteurs furent seuls, le médecin de la famille commença timidement à exprimer son opinion : il diagnostiquait un commencement de tuberculose… etc. Le célèbre docteur l’écoutait ; soudain au milieu de son discours il regarda sa montre d’or.

— Ah ! dit-il, mais…

Le médecin de la famille, respectueusement, s’interrompit.

— Définir le commencement de la tuberculose, comme vous le savez, c’est impossible ; avant l’apparition des cavernes il n’y a rien de certain ; mais nous pouvons faire des hypothèses. Nous avons des indices : le manque d’appétit, l’excitation nerveuse, etc. La question se pose ainsi : Si nous soupçonnons la tuberculose que faut-il faire pour relever l’appétit ?

— Mais vous le savez, il y a toujours quelque cause morale… dit avec un fin sourire le médecin de la famille se permettant d’interrompre son éminent confrère.

— Oui, naturellement, répondit celui-ci en regardant de nouveau sa montre. — Pardon, savez-vous si le pont de Jaousa est réparé ou bien est-il toujours nécessaire de faire un détour ? demanda-t-il. Ah ! il est réparé, eh bien, dans ce cas j’y serai en vingt minutes. Alors nous disions que la question se pose ainsi : relever l’appétit et calmer les nerfs, l’un s’unit à l’autre, il faut agir des deux côtés.

— Mais le voyage à l’étranger ? demanda le médecin de la famille.

— Je suis un ennemi des voyages à l’étranger. Remarquez du reste que s’il y a commencement de tuberculose, ce que nous ne pouvons savoir, un voyage à l’étranger n’y fera rien. Il faut trouver un moyen pour ramener l’appétit sans nuire d’autre part.

Et le célèbre médecin exposa son plan ; il était d’avis d’une saison d’eaux de Soden dont le mérite principal à ses yeux, était, évidemment, d’être absolument inoffensives.

Le médecin de la famille écoutait attentivement, respectueusement, puis il objecta :

— En faveur du voyage à l’étranger, je ferai observer l’influence du changement d’habitudes, l’éloignement des conditions coutumières qui avivent le souvenir, et enfin le désir de la mère.

— Ah ! Eh bien, en ce cas, soit, qu’ils aillent à l’étranger, seulement qu’ils se méfient de ces charlatans d’Allemands. Il est nécessaire qu’elle suive mes prescriptions. Eh bien, soit, qu’elle y aille.

De nouveau il regarda sa montre.

— Oh ! il est l’heure ! et il se dirigea vers la porte.

Le célèbre médecin déclara à la princesse (un sentiment de convenance le lui dictait) qu’il désirait voir encore une fois la malade.

— Comment ! Examiner encore mon enfant ! s’écria avec effroi la mère.

— Oh ! non, princesse, seulement quelques détails.

— Alors, c’est bon.

Et la mère accompagna le docteur dans le salon de Kitty.

La jeune fille amaigrie, toute rouge encore, les yeux empreints de cet éclat particulier que provoque la honte, se tenait debout au milieu de la chambre. Quand le docteur entra, elle rougit encore davantage, et ses yeux s’emplirent de larmes.

Sa maladie et tous les soins qu’on lui donnait, tout cela lui semblait sot et ridicule ; que signifiaient ces traitements ? N’était-ce pas aussi puéril que de vouloir rajuster les morceaux d’un vase brisé ! Son cœur était brisé et ils voulaient la guérir avec des pilules et des cachets ! Mais elle ne pouvait attrister sa mère, d’autant plus que celle-ci se sentait coupable.

— Veuillez vous asseoir, princesse, dit le célèbre médecin.

Avec un sourire il s’assit en face d’elle, lui tâta le pouls et, de nouveau, se mit à lui poser des questions gênantes. Elle lui répondit d’abord, mais tout-à-coup, elle se leva impatientée.

— Excusez-moi, docteur, mais vraiment tout cela ne mène à rien. Voilà trois fois que vous me demandez la même chose.

Le célèbre docteur ne s’offensa point. — Irritation maladive, — dit-il à la princesse quand Kitty fut sortie. — Du reste, j’avais fini.

Et le docteur, devant la princesse qu’il considérait comme une femme excessivement intelligente, exposa sérieusement la situation de la jeune malade et, comme conclusion, donna une ordonnance sur la façon de prendre ces eaux, qui, pour lui, n’étaient pas nécessaires.

Sur la question du voyage à l’étranger, le docteur se mit à réfléchir, comme s’il se fût trouvé en présence d’un cas embarrassant : Il prononça enfin sa décision : « Allez à l’étranger, mais ne vous fiez pas aux charlatans et, en tous les cas, adressez-vous à moi. »

Comme après quelque événement heureux, aussitôt que le docteur fut parti, la princesse se sentit plus joyeuse ; elle alla retrouver sa fille et celle-ci s’efforça de paraître plus gaie ; il lui fallait maintenant souvent dissimuler :

— Vraiment, je me porte bien maman ; mais si vous voulez partir, partons, dit-elle, tâchant de montrer qu’elle s’intéressait au voyage ; et elle se mit à causer de leurs préparatifs.