Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/02

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 254-260).


II

Après le départ du docteur, Dolly arriva. Elle savait qu’une consultation devait avoir lieu ce jourlà ; aussi, bien que récemment remise de la naissance d’une fille et malgré tous ses soucis et ses ennuis personnels, elle avait laissé à la maison la nourrice avec la petite fille malade et elle venait s’informer du sort de Kitty qui devait se décider ce jour-là.

— Eh bien ! quoi de nouveau ? dit-elle en entrant dans le salon et sans ôter son chapeau. — Vous êtes tous gais, c’est signe que tout va bien ?

On essaya de lui raconter ce qu’avait dit le docteur, mais bien que celui-ci eût parlé avec sagesse et très longuement, personne ne fut capable de répéter ses paroles. Une seule chose importante avait été décidée : le départ à l’étranger.

Dolly soupira involontairement : Sa meilleure amie, sa sœur allait partir, et sa vie n’était pas gaie. Ses rapports avec Stépan Arkadiévitch, après la réconciliation, étaient devenus humiliants ; le raccommodage fait par Anna n’était pas solide et le lien familial cédait de nouveau à la même place. Elle n’avait aucune certitude, mais Stépan Arkadiévitch n’était jamais à la maison, l’argent aussi manquait sans cesse, et le soupçon d’infidélité hantait toujours Dolly ; elle le chassait par crainte des souffrances de la jalousie. Une fois le premier accès de jalousie passé, il ne pouvait revenir et même la découverte de l’infidélité ne pouvait agir sur elle comme la première fois ; une telle découverte la priverait seulement de ses habitudes familiales ; et elle lui permettait de la tromper en le méprisant et surtout se méprisant elle-même pour cette faiblesse.

En outre, les soucis d’une nombreuse famille l’assaillaient sans cesse : tantôt l’allaitement du nourrisson ne marchait pas ; tantôt c’était une bonne qui la quittait ; tantôt, comme maintenant, l’un des enfants tombait malade.

— Eh bien ! comment cela va-t-il chez toi ? demanda la mère.

— Ah ! maman, nous avons aussi nos peines ; Lili est tombée malade et je crains une scarlatine. Je suis sortie pour prendre des nouvelles de Kitty ; mais si c’est une scarlatine — Dieu nous en préserve — je m’installe près de ma petite malade et je n’en bouge plus.

Le vieux prince, après le départ du médecin, sortit aussi de son cabinet ; il embrassa Dolly, lui dit quelques mots puis s’adressant à sa femme :

— Eh bien, qu’avez-vous décidé ? Partez-vous ? Que faites-vous de moi ?

— Je crois que tu devrais rester, Alexandre, dit la princesse.

— Comme vous voudrez.

— Maman, pourquoi donc papa ne partirait-il pas avec nous ? dit Kitty, ce serait plus gai pour lui et pour nous.

Le vieux prince se leva, caressa de la main la chevelure de Kitty. Elle leva la tête, et s’efforça de sourire en le regardant. Il lui semblait toujours que son père, le meilleur de la famille, la comprenait, bien qu’il lui parlât peu. En sa qualité de cadette elle était la préférée du père et il lui semblait que son affection pour elle le rendait perspicace. Quand son regard rencontrait maintenant ses bons yeux bleus qui la fixaient, il lui semblait qu’il lisait en elle et comprenait tout ce qui s’y passait de mauvais. En rougissant elle se pencha vers lui pour un baiser, mais il caressa seulement ses cheveux et dit :

— Quelle mode inepte que ces chignons ! On ne peut même pas toucher la tête de sa propre fille, on caresse les cheveux de quelque femme défunte ; puis, s’adressant à sa fille aînée : Eh bien, Dolenka, comment vas-tu ? Ton atout, que fait-il ?

— Rien, papa, répondit Dolly, comprenant qu’il s’agissait de son mari. — Il est toujours dehors, je le vois à peine, ajouta-t-elle avec un sourire railleur.

— Comment ! il n’est pas encore parti à la campagne vendre la forêt ?

— Non, il s’y prépare toujours.

— Ah ! dit le prince. Puis s’asseyant et s’adressant à sa femme : Alors il me faut boucler les malles ! J’obéis. — Et toi Kitty, voilà ce que tu devrais faire : Éveille-toi un beau jour et dis-toi : « Je suis tout à fait bien portante et gaie, reprenons avec papa, de bon matin, sous la gelée, nos grandes promenades. » Hein ?

Cela semblait très simple, mais à ces mots Kitty se troubla comme une criminelle prise en faute. « Mais il sait tout, il comprend tout, se dit-elle, et par ces paroles il me fait entrevoir que tout cela est honteux et qu’il faut vaincre sa honte. » Dans son trouble elle ne put répondre, puis, tout à coup, elle fondit en larmes, et s’enfuit de la chambre.

— Voilà bien tes plaisanteries ! s’écria la princesse. Toujours tu… et elle éclata en reproches contre son mari.

Le prince l’écouta assez longtemps en silence, mais son visage s’assombrissait de plus en plus.

— Elle est si malheureuse la pauvre enfant, si malheureuse ! Et tu ne sens pas qu’elle souffre de chaque allusion à la cause de son chagrin. Ah ! se tromper ainsi sur les hommes ! — s’exclama la princesse et au changement du ton de sa voix, Dolly et le prince comprirent qu’elle voulait parler de Vronskï. — Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas de lois contre des hommes si vils, si ingrats !

— Ah ! je ferai mieux de ne pas t’écouter, dit d’une voix sombre le prince, en se levant de sa chaise pour s’en aller : mais s’arrêtant dans la porte il ajouta : Il y a des lois, ma chère, et si tu m’y forces, je te dirai que la seule coupable en toute cette affaire, c’est toi. Des lois contre de tels gaillards il y en eut et il y en a toujours. Oui, il s’est indignement conduit ; moi je suis un vieillard mais je le mettrai au pas, ce freluquet. Oui, et maintenant soignez-la, consultez vos charlatans…

Le prince paraissait avoir encore beaucoup à dire, mais aussitôt que la princesse entendait que son mari le prenait de haut comme il arrivait toujours dans les questions sérieuses, elle redevenait soumise et repentante.

— Alexandre, Alexandre ! gémit-elle en s’avançant toute en larmes.

Aussitôt le prince se tut. Il s’approcha d’elle :

— Eh bien ! dit-il, en voilà assez ! C’est pénible aussi pour toi, je le sais. Mais que faire ? Ce n’est pas un malheur irréparable, Dieu est miséricordieux…

— Merci… disait-il, ne sachant plus lui-même ce qu’il disait et répondant au baiser mouillé de larmes de la princesse qu’il sentait sur sa main. Le prince sortit de la chambre. Au moment où Kitty en larmes était partie, Dolly, avec ses habitudes maternelles et familiales, comprit qu’il y avait là du travail pour une femme, et elle se disposa à l’accomplir.

Elle ôta son chapeau et, se prépara à agir. Pendant la discussion entre ses parents, elle essaya, autant que le respect filial le lui permettait, de retenir sa mère : puis, quand le prince s’emporta, elle se tut, ressentant de la honte pour sa mère et de la tendresse pour son père dont la bonté sautait aux yeux. Mais dès que le prince sortit elle sentit que son devoir était d’aller près de Kitty et de la calmer.

— Il y a longtemps que je voulais vous dire quelque chose, maman… Savez-vous que Lévine voulait demander la main de Kitty quand il est venu à Moscou la dernière fois ? Il en a parlé à Stiva.

— Eh bien, mais ? je ne comprends pas…

— Alors, Kitty l’a peut-être éconduit ? Elle ne vous a rien dit ?

— Non, elle ne m’a parlé ni de l’un ni de l’autre ; elle est trop fière. Mais je sais tout cela, parce que…

— Mais vous comprenez que si elle a refusé Lévine, c’est à cause de l’autre, je le sais… Et celui-ci l’a déçue si cruellement.

La princesse avait horreur de s’avouer combien elle était coupable envers sa fille. Elle se fâcha.

— Ah ! je n’y comprends plus rien ! Maintenant tout le monde veut vivre à sa guise, on ne dit rien à sa mère et après, voilà ce qui arrive…

— Maman, je vais aller la trouver.

— Vas-y, je ne t’en empêche pas, dit la princesse.