Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/06

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 279-287).


VI

La princesse Betsy partit du théâtre sans attendre la fin du dernier acte. À peine avait-elle eu le temps de passer dans son cabinet de toilette pour se couvrir le visage de pâte et de poudre puis rajuster sa toilette et d’ordonner de servir le thé dans le grand salon, que déjà l’une après l’autre s’arrêtaient les voitures devant son vaste hôtel de la grande Morskaia. Les invités gravissaient le large perron, et le suisse monumental, qui lisait le matin les journaux derrière la porte vitrée, ouvrait sans bruit l’énorme porte, s’effaçant pour laisser passer les invités.

La maîtresse de la maison, recoiffée et le visage rafraîchi, entra par une porte au même instant que de l’autre les invités pénétraient dans le grand salon aux tentures sombres, aux tapis moelleux. Sur la table, brillamment éclairée, à la lumière des bougies resplendissaient le samovar d’argent et la porcelaine transparente du service à thé. La maîtresse s’assit devant le samovar et ôta ses gants. Les invités prirent des sièges, avec l’aide des valets qui se tenaient dissimulés, et s’installèrent en deux groupes : les uns près du samovar, à côté de la maîtresse du logis, et les autres, à l’autre bout du salon, autour de la jolie femme d’un ambassadeur, vêtue d’une robe de velours noir et dont les sourcils foncés offraient une courbe délicate. Dans les deux groupes, la conversation, comme il arrive toujours, fut d’abord très vague, interrompue par les saluts, par l’offre de thé, comme si l’on cherchait sur quoi s’arrêter.

— Elle est remarquablement belle comme actrice ; on dit qu’elle a étudié Kaulbach, disait un diplomate dans le groupe de l’ambassadrice. Avez-vous remarqué comme elle est tombée !

— Ah ! s’il vous plaît, ne parlez pas de Nilsonn on ne peut rien dire de nouveau sur elle, reprit une grosse femme blonde, rouge, sans sourcils ni chignon, vêtue d’une vieille robe de soie. C’était la princesse Miagkaia, connue pour la simplicité, la vulgarité de ses manières et surnommée l’enfant terrible.

La princesse Miagkaïa était assise entre les deux groupes et se mêlait à la conversation de l’un et de l’autre.

— Aujourd’hui trois personnes m’ont dit cette même phrase sur Kaulbach, comme s’ils s’étaient donné le mot. Je ne sais pourquoi cette phrase leur a tant plu.

La conversation étant interrompue par cette observation, il fallait de nouveau trouver un thème.

— Racontez-nous quelque chose d’amusant mais de pas méchant, dit la femme de l’ambassadeur, grande virtuose de cette conversation élégante, que l’on surnomme en anglais small-talk ; elle s’adressait au diplomate qui ne savait lui non plus par quoi commencer.

— On dit que c’est très difficile, que seules les choses méchantes sont drôles, fit-il avec un sourire ; cependant j’essayerai, donnez-moi un sujet. Tout est dans le sujet ; si le canevas est donné, broder est déjà facile. Je pense souvent que les célèbres causeurs du siècle passé seraient maintenant fort embarrassés de causer avec esprit. Toutes les choses spirituelles sont maintenant si ennuyeuses…

— On l’a dit depuis longtemps, l’interrompit en riant la femme de l’ambassadeur.

La conversation commençait d’une façon charmante, mais précisément, parce qu’elle l’était trop, elle cessa de nouveau. Il fallut avoir recours à un moyen infaillible, la médisance.

— Vous ne trouvez pas que Toutchevitch a quelque chose de Louis XV ? dit-il en désignant des yeux un beau jeune homme blond près de la fenêtre.

— Oh ! oui, il est de même style que le salon, c’est pourquoi il vient si souvent ici.

Cette conversation se poursuivit par des allusions à ce dont, précisément, on n’aurait pas dû parler dans ce salon : les relations de Toutchevitch avec la maîtresse du logis.

Autour du samovar et de l’hôtesse, la conversation avait hésité pendant un moment entre trois thèmes inévitables : les derniers potins, le théâtre et la médisance ; finalement, elle s’était arrêtée à ce dernier.

— Savez-vous que madame Maltistchev, pas la fille, la mère, se fait un costume de diablotin rose ?

— Pas possible ! Non, c’est délicieux !

— Je m’étonne qu’avec son intelligence elle ne s’aperçoive pas qu’elle est ridicule.

Chacun disait son mot sur la malheureuse madame Maltistchev, et la conversation pétilla gaîment comme un bûcher qui s’enflamme.

Le mari de la princesse Betsy, un bon gros collectionneur, passionné de gravures, apprenant que sa femme avait des invités, entra au salon avant de se rendre au club. Sans bruit, sur le tapis moelleux, il s’approcha de la princesse Miagkaia.

— Comment avez-vous trouvé la Nilsonn ? lui demanda-t-il.

— Ah ! peut-on glisser ainsi ! Vous m’avez effrayée, répondit-elle. Ne me parlez pas d’opéra, je vous prie, vous n’entendez rien à la musique ; mieux vaut que je descende jusqu’à vous et vous parle de majoliques et de gravures. Eh bien ! quel dernier trésor avez-vous acheté au bric-à-brac ?

— Si vous le voulez, je vous le montrerai ! Mais vous n’y connaissez rien.

— Montrez toujours. J’ai fait mon apprentissage chez ces… comment appelle-t-on ces banquiers… ils ont de magnifiques gravures. Ils nous les ont montrées.

— Comment ! Vous êtes allée chez Schutzbour ? demanda la maîtresse de la maison qui était près du samovar.

— Oui, ma chère. Ils nous ont invités à dîner, moi et mon mari, et on m’a dit que la sauce, que l’on servit à ce dîner, coûtait mille roubles, dit à haute voix la princesse Miagkaia, sentant que tout le monde l’écoutait. Et cette sauce était très vilaine, d’une couleur verdâtre. Moi, j’ai eu des invités et j’ai fait une sauce pour quatre-vingt-cinq kopeks dont tout le monde était très content. Je ne puis pas servir des sauces de mille roubles.

— Elle est unique ! dit la maîtresse de la maison.

— Admirable ! ajouta quelqu’un.

L’effet produit par les paroles de la princesse Miagkaia était toujours le même ; tout son secret consistait à dire, bien que pas toujours à propos, des choses simples et sensées. Dans la société où elle vivait, ces paroles produisaient l’effet des mots les plus spirituels.

La princesse Miagkaia ne pouvait comprendre pourquoi elle avait autant de succès, mais elle constatait ce fait et en profitait. La conversation de la femme de l’ambassadeur s’étant interrompue pendant les paroles de la princesse Miagkaia que tout le monde avait écoutée, la maîtresse du logis voulut en profiter pour réunir les deux groupes, et s’adressant à la femme de l’ambassadeur :

— Vraiment, vous ne voulez pas de thé ? Venez donc de notre côté ?

— Non, nous sommes très bien ici, répondit celle-ci avec un sourire, et elle reprit la conversation commencée.

Cette conversation était très agréable : on critiquait monsieur et madame Karénine.

— Anna a beaucoup changé depuis son voyage à Moscou ; elle a quelque chose d’étrange, disait son amie.

— Le principal changement, c’est qu’elle a ramené avec elle l’ombre d’Alexis Vronskï, dit la femme de l’ambassadeur.

— Mais qu’est-ce que cela fait ? Vous connaissez la fable de Grimm : L’homme qui a perdu son ombre. Cette perte est pour lui la punition de quelque faute. Je n’ai jamais bien compris pourquoi. Mais pour une femme, ce doit être désagréable d’être sans ombre.

— Oui, mais d’ordinaire la femme qui a une ombre finit mal, dit l’amie d’Anna.

— Que votre langue se dessèche ! fit tout à coup la princesse Miagkaia qui avait entendu ces paroles, madame Karénine est une femme admirable. Je n’aime pas son mari, mais elle, je l’aime beaucoup.

— Pourquoi n’aimez-vous pas son mari ? C’est un homme si supérieur, dit la femme de l’ambassadeur. Mon mari affirme qu’il y a en Europe peu d’hommes comme lui.

— Mon mari me dit aussi la même chose, mais je ne le crois pas, répartit la princesse Miagkaia. Je respecte son opinion, mais, selon moi, Alexis Alexandrovitch est tout simplement un sot. Je dis cela tout bas… C’est vraiment bien simple. Auparavant, quand on m’ordonnait de le trouver intelligent, je cherchais à le trouver tel, me trouvant sotte moi-même de ne pas découvrir son esprit, mais dès l’instant où je me suis dit : c’est un sot, mais tout bas, j’ai cessé d’être aveugle, n’est-ce pas ?

— Comme vous êtes méchante, aujourd’hui ?

— Nullement. Il n’y a pas d’autre issue : l’un de nous deux est sot, voilà tout. Eh bien ! le choix est tôt fait, car on ne peut guère le dire de soi-même.

— Personne n’est content de sa fortune, chacun est satisfait de son esprit, déclara le vieux diplomate.

— Voilà, voilà, précisément ! lui répondit vivement la princesse Miagkaia. Mais Anna, je ne vous l’abandonne pas. Elle est charmante, exquise. Qu’y peut-elle si tous les hommes sont amoureux d’elle et la suivent comme son ombre ?

— Mais je ne songe nullement à la blâmer ! se justifia l’amie d’Anna.

— Si aucune ombre ne nous suit, ce n’est pas une raison suffisante pour avoir le droit de la blâmer.

Et ayant ainsi remis à sa place l’amie d’Anna, la princesse Miagkaia se leva et, avec la femme de l’ambassadeur, se joignit à la table où l’on causait du roi de Prusse.

— De qui avez-vous encore médit ? demanda Betsy.

— Des Karénine. La princesse faisait la caractéristique d’Alexis Alexandrovitch, répondit la femme de l’ambassadeur, avec un sourire, en s’asseyant à la table.

— C’est dommage que nous n’ayons pas entendu, répartit la maîtresse du logis, le regard fixé sur la porte d’entrée.

— Ah ! vous voilà enfin ! dit-elle à Vronskï qui entrait.

Non seulement Vronskï connaissait toutes les personnes présentes, mais il les voyait chaque jour. C’est pourquoi il entra avec l’air indifférent qu’on a en revenant chez des gens qu’on vient de quitter.

— Vous semblez désirer savoir d’où je viens ? fit-il, répondant à la question de la femme de l’ambassadeur. Pas moyen d’inventer, il faut avouer. Des Bouffes. Je crois que c’est pour la centième fois et c’est toujours avec un nouveau plaisir. C’est délicieux. Je sais que c’est honteux, mais à l’Opéra je dors, tandis qu’aux Bouffes je reste jusqu’à la dernière minute et m’y amuse. Aujourd’hui…

Il nomma une actrice française et voulut raconter quelque histoire sur elle, mais avec une horreur plaisante, la femme de l’ambassadeur l’interrompit :

— Je vous en prie, ne racontez pas ces abominations !

— Eh bien ! soit, d’autant plus que tout le monde les connaît.

— Et tous iraient là-bas si c’était aussi admis que l’Opéra, dit la princesse Miagkaia.