Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/07

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 288-296).


VII

Des pas se firent entendre près de la porte d’entrée et la princesse Betsy, sachant que c’était madame Karénine, regarda Vronskï. Lui se tourna vers la porte et son visage prit une expression nouvelle et étrange. Il regardait fixement, — avec une joie mêlée de timidité, celle qui entrait, et il se leva lentement. Anna entra au salon, très droite, comme toujours, sans changer la direction de son regard ; de son pas rapide, ferme et léger, qui distinguait son allure de celle de toutes les autres femmes du monde, elle franchit le court espace qui la séparait de la maîtresse de la maison, lui serra la main, sourit, et, avec ce même sourire, regarda Vronskï. Celui-ci la salua cérémonieusement et lui avança un siège.

Elle ne répondit que par un salut de la tête, rougit et fronça les sourcils, mais aussitôt, saluant rapidement de la tête ses connaissances et serrant les mains tendues, elle s’adressa à la maîtresse de la maison.

— Je voulais venir plus tôt, mais j’étais chez la comtesse Lydie et me suis attardée chez elle. J’y ai rencontré sir John, un homme très intéressant.

— Ah ! ce missionnaire ?

— Oui, il a raconté des choses curieuses sur la vie des Indiens.

La conversation, interrompue par son arrivée, reprit bientôt, comme la flamme d’une lampe qu’on souffle.

— Sir John ! Oui, sir John, je l’ai vu. Il parle bien. Madame Vlassieva est tout à fait amoureuse de lui.

— Est-ce vrai que la cadette des Vlassieva épouse Topov ?

— Oui, on dit que c’est décidé.

— Cela m’étonne des parents. On dit que c’est un mariage d’amour.

— D’amour ? Quelle idée antédiluvienne ! Qui parle aujourd’hui d’amour ? dit la femme de l’ambassadeur.

— Que voulez-vous, cette vieille mode stupide n’est pas encore désuète, dit Vronskï.

— Tant pis pour ceux qui la gardent. Je ne connais d’heureux que les mariages de raison.

— Oui, mais que de fois le bonheur de tels mariages se disperse-t-il en poussière, précisément par suite de l’apparition de cet amour que nous n’admettons pas ! dit Vronskï.

— Mais ce que nous appelons mariages de raison, ce sont ceux dans lesquels les deux partis sont déjà blasés de l’amour. C’est comme la scarlatine, il faut y passer.

— Alors, il faut trouver un vaccin pour l’amour comme il en existe un pour la variole.

— Dans ma jeunesse, j’ai été amoureuse d’un chantre, dit la princesse Miagkaia. Je ne sais pas si cela m’a aidée.

— Non, sans plaisanterie, je pense que pour connaître l’amour il faut se tromper et ensuite se raviser, dit la princesse Betsy.

— Même après le mariage ? demanda en plaisantant la femme de l’ambassadeur.

Le diplomate plaça un proverbe anglais :

« Il n’est jamais tard pour se repentir. »

— Précisément, opina Betsy, il faut se tromper et se corriger. Qu’en pensez-vous ? s’adressa-t-elle à Anna qui, avec un léger sourire sur les lèvres, écoutait cette conversation.

— Je pense, dit-elle en jouant avec ses gants qu’elle avait retirés, je pense que si, comme l’on dit, plus il y a de tête plus il y a d’esprit, de même, plus il y a de cœur, plus il y a de sortes d’amour.

Vronskï regardait Anna, attendant avec un battement de cœur ce qu’elle allait dire. Il soupira, comme après un danger évité, quand elle eut prononcé ces paroles.

Tout d’un coup, elle s’adressa à lui :

— J’ai reçu une lettre de Moscou, dit-elle, on m’écrit que Kitty Stcherbatzkï est très malade.

— Vraiment ! fit-il en fronçant les sourcils.

Anna le regardait sévèrement.

— Cela ne vous intéresse pas ?

— Au contraire, beaucoup ? Que vous écrit-on de particulier ? Peut-on savoir ? demanda-t-il.

Anna se leva et s’approcha de Betsy.

— Donnez-moi une tasse de thé, dit-elle en s’arrêtant derrière sa chaise.

Pendant que Betsy versait le thé, Vronskï s’approcha d’Anna.

— Que vous écrit-on ? répéta-t-il.

— Je pense souvent que les hommes ne comprennent pas ce qui n’est pas noble, bien qu’ils en parlent toujours, dit Anna sans répondre à sa question. Je voulais vous le dire depuis longtemps, ajouta-t-elle et, faisant quelques pas, elle s’assit près de la table du coin, où étaient les albums.

— Je ne comprends pas ce que signifient vos paroles, dit-il en lui donnant sa tasse.

Elle regarda près d’elle le canapé ; il s’assit aussitôt. — Oui, j’ai voulu vous dire, commença-t-elle sans le regarder, que vous avez mal agi, très mal agi.

— Je le sais ! Mais qui en est cause ?

— Pourquoi me dites-vous cela ? fit-elle en le regardant sévèrement.

— Vous le savez, répondit-il hardiment et joyeusement, en supportant son regard sans baisser les yeux.

Ce ne fut pas lui, mais elle qui se troubla.

— Cela prouve seulement que vous n’avez pas de cœur, dit-elle.

Mais son regard démentait ses paroles, et disait qu’elle n’avait peur de lui qu’à cause de cela.

— Ce dont vous parliez tout à l’heure était une erreur, et non de l’amour.

— Rappelez-vous que je vous ai défendu de prononcer ce mot, ce vilain mot, dit Anna en tressaillant ; — mais immédiatement elle sentait qu’avec ce seul mot défendu, elle avouait certains droits sur lui et, par cela même, l’encourageait à parler de l’amour. — Je voulais vous dire cela depuis longtemps, continua-t-elle en le regardant résolument en face et toute brûlante de la rougeur qui couvrait son visage, et aujourd’hui je suis venue exprès, sachant vous rencontrer. Je suis venue pour vous dire qu’il faut briser là ; je ne rougis jamais devant personne et vous me feriez rougir à me sentir coupable de quelque chose.

Il la regardait et s’étonnait de la nouvelle beauté de son visage.

— Que voulez-vous de moi ? dit-il simplement, et sérieusement.

— Je veux que vous alliez à Moscou, et demandiez pardon à Kitty, dit-elle.

— Vous ne le voulez pas.

Il voyait qu’elle faisait effort pour dire cela, mais qu’au fond d’elle-même, elle ne le voulait pas.

— Si vous m’aimez comme vous le dites, murmura-t-elle, faites que je sois tranquille.

Son visage rayonnait.

— Ne savez-vous pas que vous êtes toute ma vie ; mais la tranquillité je ne sais pas… Je ne puis pas vous la donner, je suis à vous tout entier, oui ; mon amour vous appartient, je ne puis imaginer de séparation entre nous, car vous et moi ne sommes qu’un. Il ne saurait y avoir de calme, ni pour vous, ni pour moi, mais au contraire, le désespoir, le malheur… au lieu du bonheur… et quel bonheur ! N’est-il pas possible ? ajouta-t-il très bas ; mais elle l’entendit.

Elle concentra toutes les forces de son esprit pour lui répondre ainsi qu’elle l’aurait dû faire, mais au lieu de cela, elle arrêta sur lui son regard plein d’amour et ne répondit pas.

« Voilà ! pensa-t-il avec enthousiasme. Alors que je désespérais et croyais tout fini, voilà ! Elle m’aime ! Elle l’avoue ! »

— Allons, faites cela pour moi ; ne me dites jamais ce mot et nous serons amis, prononça-t elle ; mais son regard disait tout autre chose.

— Nous ne serons pas amis, vous le savez vous-même, mais nous serons les êtres les plus heureux ou les plus malheureux ? Cela dépend de vous.

Elle voulut dire quelque chose, mais il l’interrompit : — Je ne demande qu’une chose : le droit d’espérer, de souffrir comme maintenant ; si ce n’est pas possible, ordonnez-moi de disparaître et je disparaîtrai. Vous ne me verrez plus, si ma présence vous est pénible.

— Je ne veux point vous chasser.

— Alors ne changez rien, laissez aller les choses comme elles vont, dit-il d’une voix tremblante. Voici votre mari.

En effet, à ce moment, Alexis Alexandrovitch, de son allure calme et disgracieuse, entrait au salon.

Il aperçut sa femme et Vronskï, et s’approcha de la maîtresse de la maison, s’assit devant une tasse de thé et se mit à parler de sa voix lente, distincte et sur son ton habituel de plaisanterie moqueuse :

— Votre Rambouillet est au complet, dit-il en regardant toute la société : les Grâces et les Muses.

Mais la princesse Betsy détestait son ton sneering, comme elle l’appelait, et, en maîtresse de maison intelligente, elle l’amena aussitôt sur un sujet sérieux : le service militaire obligatoire.

Aussitôt Alexis Alexandrovitch s’anima et se mit à défendre chaleureusement le nouvel ukase qu’attaquait la princesse Betsy.

Vronskï et Anna étaient toujours assis devant la petite table.

— Cela devient inconvenant, chuchota une dame, désignant des yeux Vronskï, Anna et son mari.

— Qu’y pouvons-nous ? répondit l’amie d’Anna.

Non seulement ces dames, mais presque tous ceux qui étaient là, y compris la princesse Miagkaia et Betsy, regardèrent plusieurs fois ceux qui s’éloignaient du cercle commun, comme si cela les gênait. Seul Alexis Alexandrovitch ne regarda pas une seule fois de leur côté et ne fut pas distrait de l’intéressante conversation.

S’apercevant de l’impression désagréable produite sur tous, la princesse Betsy mit à sa place une personne capable de tenir tête à Alexis Alexandrovitch, et s’approcha d’Anna.

— Je m’étonne toujours de la clarté et de la netteté des expressions de votre mari, dit-elle. Les idées les plus transcendantes me deviennent accessibles quand il parle.

— Ah oui ! dit Anna le visage éclairé d’un sourire de bonheur et ne comprenant pas un mot de ce que lui disait Betsy.

Elle passa à la grande table et prit part à la conversation générale.

Alexis Alexandrovitch resta une demi-heure, s’approcha de sa femme et lui proposa de rentrer. Mais sans le regarder, elle lui répondit qu’elle resterait au souper.

Alexis Alexandrovitch salua et sortit.

Le vieux cocher de madame Karénine, un gros Tatar enveloppé d’un tablier de cuir, retenait avec peine le trotteur gris qui piaffait près du perron. Le valet tenait la portière ouverte, et le suisse était debout près de la porte d’entrée. Anna Arkadievna décrochait d’une main habile les agrafes de la manche de sa pelisse et, la tête inclinée, écoutait ce que Vronskï lui disait en l’accompagnant.

— Supposez que vous n’ayez rien dit ; je ne demande rien, mais vous savez que ce n’est pas l’amitié qui m’est nécessaire. Pour moi un seul bonheur est possible, ce mot que vous n’aimez pas, oui, l’amour !

— L’amour !… — répéta-t-elle lentement d’une voix profonde, et, en même temps qu’elle décrochait sa dentelle, elle ajoutait : — Je n’aime pas ce mot parce qu’il signifie trop pour moi, beaucoup plus que vous ne pouvez croire. Et elle le regarda en face. Au revoir !

Elle lui tendit la main, et, d’un pas rapide et ferme, passa devant le suisse et disparut dans la voiture. Son regard, l’attouchement de sa main le brûlaient ; il baisa sa main à l’endroit qu’elle avait touché, et partit chez lui heureux à la pensée de s’être, ce soir-là, plus rapproché de son but que pendant les deux derniers mois.