Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/28

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 433-439).


XXVIII

Quand Alexis Alexandrovitch parut aux courses, Anna était déjà à côté de Betsy, au milieu de toute la haute société. Deux hommes, son mari et son amant, étaient pour elle deux centres de la vie, et sans les voir, elle sentait leur proximité. Bien qu’il fût encore loin, elle perçut l’approche de son mari et, involontairement, elle le suivait dans les ondes de la foule où il se déplaçait. Elle sentait quand il s’approchait de la tribune, tantôt répondant avec indifférence aux saluts flatteurs, tantôt saluant amicalement, distraitement, ses égaux, tantôt attendant les regards des puissants de ce monde et soulevant le grand chapeau rond qui lui rabattait le haut des oreilles. Elle connaissait tous ses procédés, et tous l’écœuraient. « L’ambition, rien que l’ambition, le désir d’arriver, voilà tout ce qu’il y a dans son âme, pensait-elle ; et les hautes considérations, l’amour du progrès, de la religion, tout cela ce ne sont que des armes pour réussir. »

Par ses regards dans la tribune des dames (il regardait juste de son côté mais ne reconnaissait pas sa femme dans les flots de volants, de rubans, de plumes, d’ombrelles et de fleurs), elle comprenait qu’il la cherchait, mais exprès elle ne le regardait pas.

— Alexis Alexandrovitch, lui cria la princesse Betsy, vous ne voyez sans doute pas votre femme, elle est là.

Il sourit de son sourire froid.

— Tout ici est si brillant que les yeux ne peuvent se fixer, dit-il.

Et il alla dans la tribune. Il sourit à sa femme comme doit sourire le mari qui rencontre sa femme qu’il ne vient que de quitter, et salua la princesse et les autres personnes de connaissance, en rendant à chacune ce qui lui était dû, c’est-à-dire en disant un mot aimable aux dames, et saluant les messieurs. En bas, près de la tribune, se trouvait un général aide de camp très estimé d’Alexis Alexandrovitch et connu par son esprit et son instruction.

Entre les différentes courses il y avait des repos et rien n’empêchait la conversation. Le général aide de camp critiquait les courses. Alexis Alexandrovitch les défendait. Anna entendait sa voix fine, régulière, sans perdre une seule de ses paroles, et chacune lui semblait fausse et lui agaçait péniblement l’oreille.

Quand commença la course de quatre verstes avec obstacles, elle se pencha en avant et ne quitta pas des yeux Vronskï qui s’approchait du cheval et le montait, et en même temps elle écoutait la voix odieuse de son mari qui parlait toujours. Elle était saisie de crainte pour Vronskï mais elle était encore plus troublée des sons de la voix de son mari, dont elle connaissait les intonations et qui semblait ne pas vouloir s’arrêter. « Je suis une mauvaise femme, je suis une femme perdue, pensa-t-elle, mais je n’aime pas mentir, je ne supporte pas le mensonge, et sa nourriture à lui (son mari), c’est le mensonge. Il sait tout, il voit tout. Que sent-il donc s’il peut parler si tranquillement ? S’il me tuait, s’il tuait Vronskï, je le respecterais, mais non, il ne connaît que le mensonge et les convenances. » Elle ne savait au juste ce qu’elle voulait de son mari, quelle attitude elle désirait qu’il prît, elle ne comprenait pas que ce besoin de parler d’Alexis Alexandrovitch qui l’agaçait tant, n’était que l’expression de son trouble et de son inquiétude intérieurs. Un enfant qui s’est fait mal en sautant agite ses muscles pour étourdir sa douleur, de même l’exercice intellectuel était nécessaire à Alexis Alexandrovitch pour éviter de songer à sa femme, en sa présence et en celle de Vronskï, dont le nom revenait à chaque instant. Et de même qu’il est très naturel pour l’enfant de sauter, pour lui il était naturel de parler.

Il disait :

— Le danger dans les courses de cavalerie est la condition nécessaire. Si l’Angleterre peut citer dans son histoire militaire les actes les plus brillants de la cavalerie, c’est exclusivement pour avoir développé cette force des bêtes et des hommes. Les sports, selon moi, ont une grande importance, et comme toujours nous n’en voyons que le côté superficiel.

— Pas si superficiel que cela, dit la princesse Tverskaia. On dit qu’un officier s’est cassé deux côtes.

Alexis Alexandrovitch sourit de son sourire sans expression qui découvrait seulement les dents.

— Si vous voulez, prineesse, ce n’est pas superficiel, mais intérieur… Mais il ne s’agit pas de cela.

Et de nouveau il s’adressa au général avec qui il causait sérieusement :

— N’oubliez pas que ce sont des militaires qui courent, des hommes qui ont choisi cette carrière, et avouez que dans chaque profession il y a le revers de la médaille ; cela rentre tout simplement dans les devoirs militaires. Le sport hideux de la boxe ou la tauromachie sont des signes de barbarie, mais le sport spécialisé est, au contraire, un indice de développement.

— Non, je n’y reviendrai plus, cela m’émeut trop, dit la princesse Betsy. N’est-ce pas, Anna ?

— Oui, c’est émouvant, mais on ne peut s’en détacher, dit une autre dame. Si j’avais été Romaine, je n’aurais pas manqué une seule représentation du cirque.

Amna ne disait rien et sans quitter la jumelle regardait ailleurs.

À ce moment, un général de haute taille traversa la tribune. Alexis Alexandrovitch s’interrompit hâtivement mais avec dignité, se leva et salua bas l’officier qui passait.

— Vous ne courez pas ? plaisanta l’officier.

— Ma course est plus difficile, répondit avec déférence Alexis Alexandrovitch.

Et bien que la réponse ne signifiât rien, l’officier prit l’air d’avoir reçu la réponse intelligente d’un homme spirituel et d’avoir parfaitement compris la pointe de la sauce.

— Il y a deux partis, continua Alexis Alexandrovitch : les acteurs et les spectateurs, et l’amour de ces spectacles est l’indice le plus sûr de l’infériorité de développement des spectateurs, mais…

— Princesse, voulez-vous parier ? dit Stépan Arkadiévitch en s’adressant à Betsy. Pour qui pariez-vous ?

— Moi et Anna, pour le prince Kouzovlev, répondit Betsy.

— Moi pour Vronskï. Une paire de gants ?

— Ça va.

— Et comme c’est beau, n’est-ce pas ?

Alexis Alexandrovitch se tut pendant qu’on causait autour de lui et aussitôt il se remit à parler.

— Je conviens que si ce ne sont pas des jeux d’hommes…

Mais à ce moment les cavaliers s’élancèrent et toutes les conversations s’arrêtèrent. Alexis Alexandrovitch se tut aussi, et tous, debout, regardèrent du côté de la rivière. Alexis Alexandrovitch ne s’intéressait pas aux courses, aussi ne regardait-il pas les cavaliers et il continuait à promener ses yeux fatigués sur les spectateurs. Son regard s’arrêta sur Anna.

Son visage était pâle et sévère. Évidemment elle ne voyait rien ni personne sauf un seul. Sa main serrait nerveusement l’éventail ; elle ne respirait pas. Il la regarda et détourna hâtivement ses yeux sur d’autres visages. « Oui, voici encore une dame et encore d’autres qui sont très émues. C’est très naturel, » se dit Alexis Alexandrovitch. Il ne voulait pas la regarder, mais, malgré lui, il était attiré vers elle. De nouveau il fixa ce visage, sans y vouloir lire ce qui, si clairement, y était inscrit, et malgré lui, avec horreur, il y découvrait ce qu’il ne voulait pas savoir.

La première chute, celle de Kouzovlev, dans la rivière, avait ému tous les spectateurs, mais Alexis Alexandrovitch vit clairement sur le visage pâle, triomphant d’Anna, que celui qu’elle regardait n’était pas tombé. Quand, après que Makhotine et Vronskï eurent franchi la grande barrière, un autre officier tomba sur la tête et se tua net et qu’un frisson d’horreur parcourut tout le public, Alexis Alexandrovitch aperçut qu’Anna ne le remarquait même pas et comprenait à peine ce qui se disait autour d’elle. Il la regardait de plus en plus souvent et obstinément fixait sur elle son regard. Anna, tout absorbée par Vronskï, sentait de côté le regard froid de son mari fixé sur elle. Elle se retourna pour un instant, le regarda interrogativement et, fronçant un peu les sourcils, elle se détourna de nouveau.

« Maintenant, tout m’est égal, » semblait-elle dire, et elle ne se tourna plus une seule fois vers lui. La course était malheureuse. Sur dix-sept cavaliers il en tomba plus de la moitié. À la fin de la course, tous étaient émus et cette émotion était encore plus vive parce que l’empereur était mécontent.