Anna Karénine (trad. Bienstock)/III/01

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 1-7).

ANNA KARÉNINE
ROMAN EN HUIT PARTIES


(1873 — 1876)





TROISIÈME PARTIE

I


Serge Ivanovitch Koznichev résolut de se reposer de ses travaux intellectuels ; au lieu d’aller, comme d’habitude, à l’étranger, il partit, à la fin de mai, pour rejoindre son frère dans son domaine. Rien ne valait, selon lui, la vie des champs et il venait en jouir auprès de son frère. Constantin Lévine fut très heureux de cette visite, d’autant plus qu’il n’attendait pas Nicolas cette année-là. Mais, malgré son affection et son estime pour son frère, Constantin ne se sentait pas à l’aise auprès de lui, à la campagne ; la façon même dont son frère l’envisageait lui était désagréable. Pour Constantin la campagne était le centre même de la vie, c’est-à-dire des joies, des souffrances et des labeurs ; pour Serge, au contraire, elle n’était, d’une part, qu’un lieu de repos, et d’autre part qu’un remède utile contre le surmenage épuisant de la ville, remède que d’ailleurs il acceptait avec plaisir, conscient qu’il était de son efficacité.

Constantin aimait la campagne parce qu’elle offrait un but à des travaux d’une utilité incontestable ; tandis que Serge la trouvait agréable parce qu’il y rencontrait l’occasion de vivre dans l’oisiveté.

En outre, la façon dont Serge Ivanovitch regardait les paysans offensait un peu Constantin. En effet, il se vantait de les aimer et de les connaître ; il causait souvent avec eux sachant bien faire, sans affectation ni pose, et, de chacune de ces conversations, toutes sur le même modèle, il tirait des conclusions générales à l’avantage du peuple, prouvant ainsi qu’il le connaissait bien. Cette attitude déplaisait à Constantin Lévine. Pour lui, le paysan n’était que le facteur principal dans le travail commun ; certes il éprouvait du respect et de l’amour pour les paysans et ces sentiments il les avait probablement sucés, il le disait lui-même, avec le lait de sa nourrice, qui était une paysanne ; mais bien qu’il participât avec eux au travail commun, bien qu’il fût parfois enthousiasmé de la force, de la douceur et du bon sens de ces gens, il lui arrivait fréquemment, lorsque le travail commun réclamait d’autres qualités, de s’emporter contre eux par suite de leur insouciance ou de leur négligence, de leur ivrognerie ou de leur manque de franchise. Si l’on avait demandé à Constantin Lévine s’il aimait le peuple, il eût été absolument incapable de répondre d’une façon catégorique. Il aimait les paysans sans les aimer positivement, comme en général, tous les hommes. Naturellement doué d’un bon cœur, il éprouvait plutôt de l’affection que de la haine envers le genre humain, et ce même sentiment s’étendait aux paysans. Mais se prononcer pour ou contre eux, comme, en général, éprouver un sentiment bien défini envers quoi que ce fût, il ne le pouvait pas, parce que, non seulement, il vivait avec ces gens auxquels étaient liés tous ses intérêts, mais parce que lui-même se regardait comme une partie du peuple, et il ne voyait en celui-ci, pas plus qu’en lui-même, aucune qualité ni aucun défaut bien spécial ; en sorte qu’il ne pouvait prendre parti contre le peuple. En outre, bien qu’étant depuis longtemps, par sa vie même, en rapports très étroits avec les paysans, en qualité de maître, d’intermédiaire, et, principalement, de conseiller, (les paysans avaient confiance en lui, et venaient de quarante verstes à la ronde pour le consulter), il n’avait sur eux aucune opinion définie ; et il eût été aussi embarrassé de dire s’il connaissait le peuple que de dire s’il l’aimait. Pour lui, connaître le peuple c’était connaître les hommes.

Sans cesse en observation, il entrait en relations avec des gens de toutes sortes, et également avec des paysans qu’il considérait comme des hommes bons et intéressants ; mais il remarquait toujours en eux de nouveaux traits qui modifiaient son ancienne opinion à leur égard et en faisaient naître une nouvelle. Serge Ivanovitch, au contraire, de même qu’il aimait et vantait la vie rurale, comme offrant un contraste avec la vie urbaine qu’il n’aimait pas, éprouvait de l’amitié pour les paysans en opposition à cette classe de gens du monde qu’il avait en antipathie ; pareillement, sa connaissance du peuple se basait sur ce principe qu’il représentait une classe différente des autres.

Son esprit méthodique se représentait clairement et d’une façon définie les phases de la vie des paysans, qu’il déduisait en partie de l’existence même de ceux-ci, mais, principalement, des divers contrastes qu’elle présentait avec la vie des autres classes. Son opinion sur les paysans et ses sympathies pour eux étaient immuables.

Dans les discussions qui s’élevaient sur ce sujet entre les deux frères, Serge Ivanovitch avait toujours le dessus, précisément parce qu’il avait des conceptions très nettes sur le peuple, sur son caractère, sur ses qualités et ses goûts, tandis que Constantin Lévine n’avait aucune opinion précise ni arrêtée, en sorte qu’il était invariablement pris en flagrante contradiction avec lui-même.

Pour Serge Ivanovitch, son frère cadet était un brave garçon, au cœur bien placé (ainsi qu’il le disait en français) ; tout en lui reconnaissant une certaine vivacité d’esprit, il lui reprochait de se laisser trop aisément influencer par les impressions du moment et d’être par cela même, plein de contradictions. Avec l’indulgence d’un frère aîné, parfois il lui expliquait l’importance de certaines choses, mais il ne pouvait trouver de plaisir à discuter avec lui, parce qu’il avait trop facilement raison de cet adversaire.

Constantin Lévine regardait son frère comme un homme d’esprit très large et de vaste érudition, noble dans la meilleure acception du mot et doué de la capacité d’agir pour le bien commun. Mais au fond de son âme, plus il avançait en âge et plus il connaissait son frère, plus il pensait que cette capacité d’agir pour le bien commun, dont il se sentait lui-même totalement dépourvu, n’était peut-être pas une qualité mais bien un défaut ; ce n’était pas, selon lui, l’absence de désirs et de sentiments bons, honnêtes et élevés, mais un manque de cette force vitale qu’on appelle le cœur, de cette aspiration qui pousse un homme à choisir une voie de préférence à toute autre parmi la multitude de celles qu’oflre la vie et à ne pas s’écarter de celle-ci. Plus il étudiait son frère, plus il remarquait que Serge Ivanovitch, ainsi que la plupart des champions du bien général, était entraîné vers ce but non par le cœur mais par la raison qui lui dictait cette conduite, et que c’était uniquement là la cause de l’intérêt qu’il portait au bien général. En outre, le fait que son frère ne prenait pas plus à cœur les questions relatives au bien de tous et à l’immortalité de l’âme que les combinaisons d’une partie d’échecs ou l’ingéniosité du mécanisme d’une nouvelle machine, achevait de confirmer Lévine dans ses suppositions.

Le malaise que Constantin Lévine éprouvait en compagnie de son frère, à la campagne, s’augmentait encore du fait que celui-ci restait à ne rien faire, tandis que lui, dans la belle saison surtout, avait tant de besogne pour l’exploitation, que les longues journées d’été étaient encore trop courtes. Mais si Serge Ivanovitch se reposait, c’est-à-dire ne travaillait pas à son livre, il était tellement habitué à l’activité intellectuelle, qu’il aimait à exprimer les idées qui lui venaient sous une forme nette et concise, en sorte qu’il lui fallait un auditeur. Or l’auditeur tout indiqué était naturellement son frère. C’est pourquoi, malgré la liberté amicale de leurs relations, Lévine se sentait gêné pour le laisser seul. Serge Ivanovitch aimait à s’allonger dans l’herbe, au soleil, et restait ainsi à bavarder paresseusement.

— Tu ne saurais croire, disait-il à son frère, quel plaisir me procure cette oisiveté. Je ne pense plus, ma tête est vide comme une boule.

Mais Constantin Lévine s’ennuyait de rester assis à l’écouter ; il pensait que pendant ce temps-là on fumerait le champ et que ce travail serait mal fait, s’il n’était pas là pour surveiller ; que les paysans profiteraient de son absence pour dévisser les charrues afin de dire ensuite qu’elles constituent une mauvaise invention et que les vieux araires sont bien préférables, etc.

— Mais n’es-tu pas las de rester ainsi à cette chaleur ? lui demandait Serge Ivanovitch.

— Nullement, répondait Lévine mais attends-moi, je ne serai qu’un instant, le temps d’aller jusqu’au bureau ; et il se sauvait dans les champs.