Anna Karénine (trad. Bienstock)/III/19

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 141-146).


XIX

Malgré sa vie mondaine et frivole en apparence, Vronskï détestait le désordre. Dans sa jeunesse, étant au corps des pages, il se trouva un jour endetté, voulut emprunter de l’argent et essuya un refus ; depuis lors, il s’était toujours arrangé pour éviter de se trouver en pareille posture. Dans ce but, quatre ou cinq fois par an, selon les circonstances, il mettait de l’ordre dans ses affaires ; il appelait cela faire ses comptes ou sa lessive.

Le lendemain des courses, Vronskï s’éveilla tard et sans se raser ni prendre son bain, il endossa un costume de treillis, puis, installant sur sa table son argent, ses comptes et ses papiers, il se mit au travail. Petritzkï savait par expérience que dans ces circonstances-là son ami était de mauvaise humeur, aussi dès qu’en s’éveillant il l’aperçut devant la table, il s’habilla sans bruit et sortit pour ne pas le déranger.

Tout homme dont l’existence comporte quelque complication, s’imagine volontiers qu’il est le seul qui soit obligé de faire face à ces difficultés ; il ne pense pas que les autres sont en butte à des embarras aussi complexes que ceux dont lui-même déplore la rencontre. Tel était l’état d’esprit de Vronskï ; celui ci en effet était persuadé, et cette conviction, bien qu’assez juste, n’était pas exempte d’une certaine pointe d’orgueil, que tout autre, à sa place, se serait égaré depuis longtemps pour sombrer finalement sur les écueils d’une situation aussi embrouillée. Cependant il sentait le moment opportun pour faire ses comptes et tirer au clair sa situation.

Il s’attaqua d’abord à la question d’argent, la jugeant plus facile. Il transcrivit de sa petite écriture fine, sur une feuille de papier, tout ce qu’il devait, il en fit le compte et se trouva débiteur de dix-sept mille et quelques centaines de roubles, qu’il laissa de côté pour avoir un chiffre rond. Ayant totalisé d’autre part son argent liquide et son carnet de chèques, il se rendit compte qu’il disposait, à l’heure actuelle, de dix-huit cents roubles ; or, jusqu’au nouvel an, il ne prévoyait pas de rentrées. Il se mit alors à étudier attentivement ses dettes qu’il transcrivit en les classant en trois catégories. Dans la première il plaça les plus pressantes, celles qu’il fallait se tenir prêt à payer au premier avis, celles en un mot qu’il ne pourrait remettre lorsqu’on en exigerait le paiement. Ces dettes s’élevaient à près de quatre mille roubles, dont quinze cents pour le cheval et deux mille cinq cents dont il s’était porté garant pour un jeune camarade nommé Vinievski, lequel avait perdu cette somme en jouant avec un escroc. Vronskï avait offert de payer sur-le-champ (il disposait alors des fonds nécessaires), mais Vinievskï et Iachvine avaient insisté pour se libérer eux-mêmes, alléguant que Vronskï n’ayant même pas joué, ne pouvait être responsable. Tout cela était fort bien, en vérité, néanmoins Vronskï ne s’illusionnait pas, il savait que pour cette vilaine histoire, à laquelle il n’avait participé qu’à titre de répondant de Vinievski, il devait avoir sous la main deux mille cinq cents roubles ; il pourrait ainsi, en cas de réclamation, les jeter au grec qui les avait escroqués et du même coup se débarrasser de lui. Ainsi, pour cette catégorie, la plus urgente, il lui fallait quatre mille roubles. Les dettes de la deuxième catégorie se montaient à huit mille roubles ; c’étaient de beaucoup les plus importantes. Elles avaient trait aux dépenses de l’écurie : approvisionnement d’avoine et de foin, appointements de l’Anglais, fournitures du sellier, etc. De ce côté encore il fallait distribuer deux mille roubles pour être à peu près tranquille. La dernière catégorie comprenait les notes des fournisseurs, de l’hôtel, du tailleur ; celles-ci pouvaient attendre. Il lui fallait donc immédiatement environ six mille roubles ; or, il n’en avait pas dix-huit cents.

Pour un homme à qui l’on attribuait un revenu de cent mille roubles, il semblait que ce dût être un jeu que de réunir une pareille somme ; mais en réalité la situation était bien différente : Vronskï était loin d’avoir ces cent mille roubles. La grosse fortune de son père, qui représentait une rente annuelle de deux cent mille roubles, était indivise entre les deux frères. Quand le frère aîné, criblé de dettes, avait épousé Varia Tchirkova, fille du décembriste, qui n’avait aucune fortune, Alexis avait abandonné à son frère tous les revenus des propriétés paternelles, ne se réservant de ce fait qu’un revenu de vingt-cinq mille roubles par an. Il avait alors dit à son frère que cette somme lui suffirait amplement jusqu’à ce qu’il se mariât, ce qui probablement n’arriverait jamais. Et celui-ci qui commandait l’un des régiments les plus brillants et qui venait précisément de se marier, ne put refuser ce cadeau. Sa mère, sur sa fortune personnelle, donnait à Alexis un supplément de vingt mille roubles et le jeune homme dépensait le tout. Or, ces derniers temps, la vieille comtesse, mécontentée par sa liaison et son brusque départ de Moscou, avait cessé de lui envoyer de l’argent et en conséquence, Vronskï, habitué depuis quelque temps à vivre sur le pied de quarante-cinq mille roubles par an, s’était vu réduit à son revenu de vingt-cinq mille roubles, d’où le déficit. Recourir à sa mère, il n’y pouvait songer : sa dernière lettre, qu’il avait reçue la veille, l’avait particulièrement irrité ; elle était prête à tous les sacrifices, y disait-elle, dans le but de favoriser son succès dans le monde et son avancement, mais s’il persistait à scandaliser toute la bonne société, il ne devait, en aucune façon, compter sur elle. Ce procédé, qui consistait à le prendre par l’argent, l’offensait particulièrement ; aussi se sentait-il plus refroidi que jamais à son endroit. Cependant il ne pouvait revenir sur la généreuse décision qu’il avait prise à l’égard de son frère, bien que dans les circonstances présentes et en raison de sa liaison avec madame Karénine, il commençât à entrevoir que ce don généreux avait été fait à la légère et que tout en étant célibataire, il pouvait avoir besoin d’un revenu de cent mille roubles. Mais il était impossible de revenir là-dessus. Il lui suffisait de penser à la femme de son frère, de se souvenir que cette bonne et charmante Varia ne manquait jamais l’occasion de lui dire qu’elle n’oubliait pas sa générosité et savait l’apprécier, pour comprendre l’impossibilité dans laquelle il se trouvait de reprendre la parole donnée. Cette perspective lui semblait aussi inadmissible que celle de battre une femme, de voler ou de mentir. Un seul moyen lui restait, et c’est sans la moindre hésitation qu’il décida d’y recourir : il lui fallait, chose facile en somme, emprunter dix mille roubles chez un usurier, réduire ensuite ses dépenses, enfin vendre son écurie de courses. Cette décision une fois prise, Vronskï écrivit aussitôt un mot à M. Rolandaki, qui, plusieurs fois, lui avait fait des propositions pour l’achat de ses chevaux ; puis il envoya chercher l’Anglais et l’usurier, et fit une répartition de l’argent qui lui restait. Ses affaires ainsi réglées, il écrivit à sa mère un mot très froid ; il tira alors de son portefeuille trois billets d’Anna qu’il relut, et qu’ensuite il brûla puis, se souvenant de leur conversation de la veille, il devint pensif.