Anna Karénine (trad. Bienstock)/III/20

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 147-152).


XX

Vronskï avait organisé son existence de la façon la plus heureuse : il s’était composé, pour son usage personnel, un code de lois qui définissait nettement ce qu’il fallait faire et ne pas faire. À vrai dire, ce code n’embrassait qu’un cercle peu étendu, mais en revanche ses lois étaient si explicitement définies, que sans jamais s’en écarter il n’avait, en quelque circonstance que ce fût, aucune hésitation. Ce code lui prescrivait en effet : qu’on doit acquitter une dette contractée envers un joueur indélicat, mais qu’il n’est pas nécessaire de solder la note de son tailleur ; que le mensonge défendu envers les hommes est permis au contraire envers les femmes ; qu’on ne doit tromper personne hormis un mari ; qu’une offense ne se pardonne pas, mais que l’insulte est permise, etc. Toutes ces lois n’étaient peut-être pas conformes à la raison ni à la morale, elles étaient néanmoins fermement établies et, en les observant, Vronskï y gagnait la tranquillité et se sentait le droit de porter haut la tête. Mais les derniers temps, ses relations avec Anna l’incitèrent à s’apercevoir qu’il y avait dans son code quelques lacunes et il entrevit dans l’avenir des difficultés et des doutes, en présence desquels il ne saurait quel parti adopter.

Jusqu’à présent ses rapports avec Anna et son mari lui paraissaient simples et naturels ; ils étaient nettement et clairement définis par des principes dont il s’était fait une règle de conduite. Une femme honnête lui avait donné son amour, lui l’aimait en retour, la jugeant aussi estimable, sinon plus encore, que ne l’aurait été une épouse légitime. Il se serait laissé couper la main plutôt que de prononcer un mot ou de faire une allusion capables non seulement de l’offenser, mais encore de porter l’atteinte la plus légère au respect qu’il lui devait en sa qualité de femme.

Ses rapports envers la société étaient aussi clairement déterminés : il accordait à tout le monde le droit de connaître sa liaison avec Anna, ou tout au moins de la soupçonner, mais non celui d’en parler, résolu à fermer la bouche aux indiscrets ; il ne se dissimulait pas qu’il avait causé lui-même le déshonneur de cette femme qu’il aimait, mais il n’aurait pas supporté qu’en raison même de sa déchéance, quelqu’un s’arrogeât le droit de lui manquer de respect.

Vis-à-vis du mari, sa position était plus nette encore ; du moment qu’Anna l’avait aimé, il se croyait un droit imprescriptible sur elle, considérant le mari comme un être inutile et gênant ; certes il sentait combien était ridicule la situation de cet homme, mais il n’y pouvait rien. Le seul droit qu’il lui reconnaissait était d’exiger une réparation par les armes, exigence à laquelle d’ores et déjà il était tout disposé à se soumettre.

Cependant, les derniers temps avaient surgi entre les amants de nouveaux liens moraux, dont l’imprécision même n’était pas sans effrayer Vronskï. La veille, Anna lui avait appris qu’elle était enceinte, et il sentait que cette révélation devait l’inciter à prendre une résolution quelconque, mais rien dans son code personnel ne s’appliquait exactement à cette circonstance. Il fut donc pris à l’improviste et, au premier moment, quand elle lui avoua sa position, il lui sembla qu’il était d’une absolue nécessité pour elle d’abandonner son mari. Il lui fit part de cette opinion. Pourtant, après réflexion, la réalisation de ce vœu de la première heure ne lui semblait plus aussi désirable, mais il n’osait se l’avouer à lui-même, craignant de découvrir que cette nouvelle manière de voir lui était suggérée par l’égoïsme.

« Lui faire quitter son mari, se disait-il, c’est unir sa vie à la mienne. Y suis-je préparé ? Comment fuir tous deux sans argent ? Admettons même que je puisse m’en procurer… Pourrais-je m’en aller avec elle ? Ne suis-je pas lié par le service ? Aucune hésitation n’est possible ; en lui faisant cette proposition, je dois me tenir prêt à me procurer l’argent nécessaire et à donner ma démission. »

Tout en réfléchissant et en envisageant l’alternative de démissionner ou de rester au service, il sentait s’éveiller en lui un autre sentiment qu’il était seul à connaître et qui était peut-être celui qui exerçait sur sa vie la principale influence.

L’ambition avait été le rêve de son enfance et de sa jeunesse, et même à l’heure actuelle, bien qu’il ne voulût pas en convenir, ce sentiment était de force à contrebalancer son amour.

Ses premiers pas dans le monde et dans la carrière militaire avaient été heureux ; cependant, deux ans auparavant, il avait commis une forte maladresse : dans le but d’afficher son indépendance, il avait refusé l’avancement qu’on lui proposait, espérant se faire valoir par cette attitude. Loin d’en tirer quelque profit, il ne réussit qu’à se faire passer pour un prétentieux et ceux-là même qui lui avaient porté quelque intérêt, l’abandonnèrent ; bon gré mal gré il garda donc sa réputation d’indépendant. Il sut faire contre mauvaise fortune bon cœur, il ne parut en vouloir à personne, ne se montra nullement offensé et sembla n’ambitionner que la liberté de s’amuser en paix. En réalité, depuis une année, c’est-à-dire depuis son départ de Moscou, il avait cessé de s’amuser. Il comprenait qu’il cessait d’être l’homme indépendant dont la puissance d’action n’est limitée que par la volonté. Ce rôle s’effacait peu à peu, et dépouillé de cette auréole, il apparaissait aux yeux du monde comme un incapable dont tout le mérite se bornait à être un brave et honnête garçon.

Sa liaison avec madame Karénine, qui avait fait beaucoup de bruit et attiré l’attention générale, par le nouvel éclat qu’elle lui donnait, avait momentanément calmé sa fièvre d’ambition. Mais depuis une semaine, elle le brûlait avec une nouvelle ardeur. Son ami d’enfance, Serpoukhovskoï, qui appartenait au même monde que lui, son camarade de promotion, son condisciple au corps des cadets, où ils rivalisaient dans les études et les exercices physiques, le compagnon qui avait partagé ses aventures et ses rêves ambitieux, revenait d’Asie Centrale, où il avait gagné deux grades et une distinction rarement conférée aux généraux si jeunes. À peine était-il rentré à Pétersbourg que tout le monde parlait de lui ; on le considérait unanimement comme un astre de première grandeur apparaissant à l’horizon. Bien que du même âge que Vronskï, dont il était le camarade, il était général et sur le point d’être promu à un poste important.

Auprès de lui, Vronskï, tout indépendant et brillant qu’il était et malgré qu’il fut aimé d’une femme charmante, n’était qu’un simple capitaine auquel on laissait la liberté de rester indépendant tout à son aise.

« Certes, se disait-il, je ne suis pas jaloux du succès de Serpoukhovskoï, néanmoins, son avancement me prouve qu’il suffit d’attendre et qu’un homme comme moi peut faire rapidement son chemin. Il y a seulement trois ans, il en était au même point que moi. En donnant ma démission, je brûle mes vaisseaux ; en restant au contraire au service, je ne perds rien. D’ailleurs ne m’a-t-elle pas dit qu’elle ne voulait rien changer à sa situation ? Et possédant son amour, puis-je envier le sort de Serpoukhovskoï ! »

Tout en tortillant lentement ses moustaches, il quitta la table et fit le tour de la chambre. Ses yeux brillaient d’un éclat particulier ; il se sentait l’esprit net, calme et joyeux, résultat habituel de la mise à jour de ses affaires. Satisfait d’y voir clair dans son esprit comme dans ses comptes, il se rasa, s’habilla, prit un bain froid et se disposa à sortir.