Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/32

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 458-464).


XXXII

Anna, avant le départ de Vronskï pour les élections, s’étant dit que les scènes qui se répétaient chaque fois qu’il devait s’absenter pouvaient le refroidir plutôt que l’attacher, avait résolu de faire les plus grands efforts pour supporter avec calme la séparation. Mais le regard froid et impérieux avec lequel il lui annonça qu’il s’absentait, la blessa, et à peine était-il parti que ses bonnes résolutions s’évanouirent. Restée seule, elle commenta ce regard, y vit l’affirmation de son droit à la liberté, et, comme toujours, elle arriva à la même conclusion : à la conscience de sa déchéance. « Il a le droit de partir où et quand il veut, et même de me quitter. Il a tous les droits ; moi, je n’en ai aucun. Mais sachant cela il ne devrait pas agir ainsi… Et qu’a-t-il fait ? Il m’a regardée d’un œil froid, sévère. Évidemment c’est peu, c’est vague…, cependant, il ne me regardait pas ainsi autrefois ; et ce regard signifie beaucoup… Il se refroidit à mon égard… » pensa-t-elle.

Malgré cette conviction, elle ne pouvait rien faire : elle ne pouvait en rien modifier leurs relations. Maintenant comme autrefois, elle ne pouvait le retenir que par l’amour et l’attrait. En accumulant les occupations dans la journée, en prenant de la morphine la nuit, elle chercha à chasser la terrible vision de ce qu’il arriverait s’il cessait de l’aimer.

Il est vrai qu’il y avait encore un moyen, non pour le retenir — pour cela elle ne voulait que son amour — mais pour être liée à lui de façon qu’il ne la puisse pas quitter ; c’était le divorce et le mariage. Et elle résolut de ne plus résister sur ce point et d’y consentir dès que lui ou Stiva lui en parlerait.

Elle vécut avec de telles pensées pendant les cinq premiers jours de son absence.

Les promenades, les conversations avec la princesse Barbe, les visites à l’hôpital et principalement la lecture remplissaient ses journées. Mais le sixième jour, quand le cocher revint seul, elle sentit qu’elle n’avait plus la force d’étouffer ses pensées sur lui et sa vie loin d’elle. Sur ces entrefaites sa fille tomba malade. Elle se mit à la soigner ; mais cela non plus ne parvenait pas à la distraire, la maladie de la fillette était, il est vrai, très légère. D’ailleurs Anna avait beau faire, elle ne pouvait aimer cette enfant, ni même feindre de l’aimer.

Le soir du sixième jour, la crainte de l’abandon de Vronskï devint si grande qu’elle voulut partir ; mais après avoir réfléchi, elle se contenta d’écrire ce billet étrange, que Vronskï reçut, et sans le relire, l’envoya par un exprès.

Le lendemain matin, elle reçut sa lettre et regretta de lui avoir écrit. Aussitôt elle fut prise de la crainte de revoir ce regard froid et sévère, qu’il avait jeté sur elle en partant, surtout quand il apprendrait que sa fille n’avait pas été sérieusement malade. Malgré tout, elle était contente de lui avoir écrit. Maintenant Anna s’avouait qu’il se refroidissait à son égard, qu’il abandonnerait à regret sa liberté pour retourner près d’elle, néanmoins elle était heureuse de son retour. Qu’il soit froid, mais qu’il soit ici, près d’elle, qu’elle connaisse chacun de ses mouvements !

Assise, au salon, sous la lampe, elle lisait un livre nouveau de Taine, écoutant au dehors les rafales du vent, et croyant à chaque instant entendre la voiture. Après s’être trompée plusieurs fois, elle entendit distinctement la voix du cocher et le roulement de la voiture sous le péristyle. La princesse Barbe, qui faisait une patience, l’entendit également. Anna se leva en rougissant. Mais au lieu de courir à sa rencontre comme elle le faisait d’habitude, par deux fois elle s’arrêta. Soudain elle se sentit honteuse de son mensonge, et se demanda avec inquiétude comment il la recevrait. Toutes ses susceptibilités s’étaient évanouies et elle ne redoutait plus que le mécontentement de Vronskï. Elle se rappela que depuis deux jours sa fille était tout à fait bien portante, et elle en voulait presque à l’enfant de s’être rétablie au moment même où elle envoyait sa lettre. Mais à l’idée qu’elle allait le revoir, voir ses mains, ses yeux, entendre sa voix, oubliant tout, joyeuse, elle courut à sa rencontre.

— Comment va Annie ? demanda-t-il avec inquiétude en regardant Anna qui accourait vers lui.

Il était assis et le valet lui retirait ses bottes fourrées.

— Beaucoup mieux.

— Et toi ? demanda-t-il en se secouant.

Elle lui saisit les deux mains et l’attira vers elle, sans le quitter des yeux.

— J’en suis bien aise, dit-il, en regardant froidement sa coiffure et sa toilette qu’il savait avoir été mise pour lui.

Ces attentions lui plaisaient ; mais elles lui plaisaient depuis trop longtemps. Et cette expression sévère qu’elle redoutait tant s’arrêta sur son visage.

— J’en suis heureux. Et toi, comment vas-tu ? demanda-t-il en lui baisant la main après s’être essuyé la barbe mouillée par le froid.

« Tant pis ! pensa Anna. Pourvu qu’il soit ici, tout m’est égal ; et quand il est là, il ne peut pas, il n’ose pas ne pas m’aimer. »

La soirée se passa gaiement en présence de la princesse Barbe qui se plaignit qu’en son absence Anna prenait de la morphine.

— Que pouvais-je faire ? Mes pensées m’empêchaient de dormir. Quand il est là je n’en prends jamais… presque jamais.

Vronskï parla des élections, et Anna sut le questionner habilement et l’amener à parler de ses succès. À son tour, elle lui raconta ce qui s’était passé en son absence, et ne lui dit que des choses pouvant lui être agréables.

Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls, Anna voyant que de nouveau elle l’avait repris, voulut effacer l’impression désagréable produite par la lettre ; elle dit :

— Avoue que tu as été mécontent de ma lettre et que tu n’y as pas cru ?

Aussitôt elle comprit que malgré la tendresse qu’il lui témoignait, il ne pardonnait pas.

— Oui, dit-il, la lettre était si étrange… Tu disais qu’Annie était malade et cependant tu voulais venir…

— L’un et l’autre étaient vrais.

— Je n’en doute pas.

— Si, tu en doutes. Je vois que tu es fâché.

— Pas du tout. Ce qui me contrarie, c’est que tu ne veuilles pas admettre des devoirs…

— Quels devoirs ? Celui d’aller au concert ?

— N’en parlons plus !

— Pourquoi n’en pas parler ?

— Je veux dire qu’il peut se rencontrer des devoirs impérieux. Ainsi, il faudra que j’aille à Moscou pour la maison… Mais, Anna, pourquoi t’irriter ainsi ? Ne sais-tu pas que je ne puis vivre sans toi ?

— Si c’est ainsi, dit Anna changeant subitement de ton… si cette vie t’ennuie, si tu arrives un jour pour repartir le lendemain comme font…

— Anna, ne sois pas cruelle… tu sais que je suis prêt à te donner ma vie…

Elle ne l’écoutait pas.

— Si tu pars à Moscou, je t’accompagnerai… Je ne reste pas seule ici… Vivons ensemble ou séparons-nous.

— Je ne demande qu’à vivre avec toi, mais pour cela il faut…

— Le divorce ? j’écrirai… Je reconnais que je ne puis continuer à vivre ainsi… mais j’irai avec toi à Moscou…

— Tu dis cela d’un air de menace… mais ne pas me séparer de toi, c’est tout ce que je souhaite, dit Vronskï en souriant.

Mais en prononçant ces paroles affectueuses, le regard froid, méchant d’un homme exaspéré, brilla dans ses yeux.

Elle vit ce regard et le comprit :

« Quel malheur ! » disait-il.

Jamais l’impression qu’elle ressentit en ce moment ne s’effaça de son esprit.

Anna écrivit à son mari pour lui demander le divorce, et vers la fin de novembre, après s’être séparée de la princesse Barbe qui devait aller à Pétersbourg, elle vint s’installer à Moscou avec Vronskï.

Attendant d’un jour à l’autre la réponse d’Alexis Alexandrovitch et en même temps le divorce, elle vivait tout à fait maritalement avec Vronskï.


fin de la sixième partie et du troisième volume
de
Anna Karénine.




FIN DU TOME DIX-SEPTIÈME
DES ŒUVRES COMPLÈTES DU Cte LÉON TOLSTOÏ




ÉMILE COLIN ET Cie — IMPRIMERIE DE LAGNY